Notes
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[1]
Citation d’Horace : « Aucune astreinte ne m’a contraint de jurer sur les paroles d’un maître » (Épitres, I, 1, 14, Paris, Belles Lettres, 1964, p. 37).
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[2]
E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, in Œuvres philosophiques, vol. 3, Paris, © Éditions Gallimard, 1986, Ire partie, I, 59, p. 1046. Les italiques sont de l’auteur. L’autre référence majeure est un paragraphe de la Critique de la faculté de juger, « Analytique du sublime », § 40, trad. Alexis Philonenko, Paris, © Librairie philosophique J. Vrin, 1993, dont nous citons ensuite les extraits.
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[3]
Je paraphrase la description de la logique formelle dans l’introduction à la logique transcendantale, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale des éléments, 2e partie, Introduction (Œuvres philosophiques, op. cit., t. 1, p. 814).
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[4]
J.-P. Sartre, Les mots, Paris, © Éditions Gallimard, 1977, p. 125 et suiv.
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[5]
Sur le déploiement de la vérité dans la méditation cartésienne, cf. M. Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu », Dits et écrits. 1954-1988, vol. 1 : 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994, p. 1113 et suiv.
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[6]
Voyez a contrario la démarche de Heidegger dans les premières pages de son Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1987.
-
[7]
Voyez la belle remarque de J. Trouillard, dans la préface de sa traduction de Proclos, Éléments de théologie(Aubier-Montaigne, 1965, p. 12) : « Une pensée qui a été élaborée comme une raison de vivre ne peut être restituée sans que soit réinventée son unité dans la même optique. » L’énoncé justifie à la fois le néoplatonisme de Proclos et l’approche philosophique de J. Trouillard.
-
[8]
« Rabbi » est le surnom de Rabbi Juda Hanassi qui vécut au début du IIIe siècle et qui est l’auteur de la Michna ; Rabbi Méïr appartenait à la génération précédente et était l’un de ses maîtres. Beit Chéan est une localité de Galilée, située à proximité de Tibériade où résidaient Rabbi et son tribunal.
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[9]
Extrait du traité ’Houlïn 6 b-7 a ; notre traduction (simplifiée) et notre analyse reposent sur le commentaire de Rachi.
-
[10]
Cf. ’Houlïn 7 a.
-
[11]
Dans les termes du Talmud (ibid.), la « sanctification initiale de la terre a été perdue » au moment de l’exil ; les lois et règlements bibliques liés à la terre d’Israël ne dépendent donc plus des frontières antiques.
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[12]
Cf. Erouvïn 27 a et Kidouchïn 34 a.
-
[13]
J’emprunte cette expression à Hasdai Crescas, philosophe juif du XVIe siècle (Or Hachem, III, 3, 3 ; cf. ma traduction française, Lumière de l’Éternel, Paris, Hermann, 2010, p. 1031 et 1063) : « Les prémisses universelles, dans le Talmud, tirent leur force de leur indétermination. »
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[14]
Il n’est pas sûr non plus qu’Aristote aurait adhéré à cette croyance en l’universel. Voir les réflexions de J.-C. Milner dans Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Lagrasse, Verdier, 2003, p. 17 et suiv.
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[15]
E. Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, in Œuvres philosophiques, © Éditions Gallimard,op. cit., t. 3, p. 436. Les italiques sont de Kant.
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[16]
Ibid., p. 438.
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[17]
Baba Métsia 23 b-24 a.
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[18]
E. Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, op. cit., p. 439.
-
[19]
Baba Batra 130 b.
1Au regard de l’histoire de la pensée, certains principes importent plus que d’autres parce qu’ils emportent une décision, souvent pour longtemps. Il est notoire que la philosophie des Lumières a bouleversé les conditions de l’activité de penser. Pour la raison majeure que la décision philosophique des Lumières, stipulant des « commandements » intellectuels (le mot est de Kant), a instauré une législation de l’esprit qui a déterminé complètement ce que l’on a nommé depuis la « raison classique », mais qu’en leur temps les philosophes appelaient tout simplement et absolument la « Raison ». « Penser en accord avec soi-même » est l’un de ces commandements. La maxime est empruntée à Kant qui l’évoque à plusieurs reprises. Elle n’est pas un principe isolé, elle appartient à un ensemble qui s’articule et se déploie comme une axiomatique. « Penser en accord avec soi-même » constitue le sommet d’un triangle de maximes, destinées à édifier l’intelligence et la vie de l’esprit. L’énoncé le plus concis figure dans l’Anthropologie :
« Pour la classe des penseurs, on peut faire des maximes suivantes […] des commandements immuables.
1. Penser par soi-même.
2. Se mettre (dans la communication avec les humains) en pensée à la place de tout autre.
3. En tout temps, penser en accord avec soi-même.
Le premier principe est négatif (nullius addictus iurare in verba magistri [1]), c’est celui de la pensée libre de contrainte ; le second est positif, celui de la pensée libérale, s’accommodant aux concepts d’autrui ; le troisième, celui de la pensée conséquente (logique) [2]. »
3Le troisième commandement présuppose les deux premiers. Dans laCritique de la faculté de juger, dont l’exposé est plus long et plus riche, Kant explique que « la troisième maxime, celle de la pensée conséquente, est celle à laquelle il est le plus difficile d’obéir ; on ne peut y parvenir qu’en liant les deux premières et après les avoir pratiquées assez souvent pour en avoir acquis la maîtrise ». Tenir ensemble les deux premières maximes par une pratique soutenue, c’est s’exercer à la vie intellectuelle selon la méthode des Lumières. On reconnaît la démarche cartésienne dans cette série de maximes ou de commandements. Une attitude volontaire, s’imposant des règles pour la direction de l’esprit, au sens où l’essentiel n’est pas d’être doué de raison et d’entendement mais de savoir en user. Mais le parallèle s’arrête là. Car les commandements kantiens ne sont pas destinés à l’usage de la science, ils ne prétendent pas être productifs de savoir, ils ne promettent même pas de certitude. Ils visent tout autre chose. Dans l’Anthropologie, l’énoncé des maximes conclut une enquête, courant sur plusieurs chapitres, explorant les différents talents intellectuels, les diverses formes européennes du Geist (Esprit d’un peuple), et la nature du « génie ». L’exposé des maximes s’achève sur un apologue en faveur de l’Aufklärung, qualifié de « révolution la plus importante qui puisse s’opérer à l’intérieur de l’homme », et par une autocitation du fameux article de Kant répondant à la question Qu’est-ce que les Lumières ? Les « commandements immuables » prescrits aux penseurs sont les règles du perfectionnement de l’esprit, sans autre bénéfice que cette perfection même. Ils font converger, dans une même pratique, les talents intellectuels, la faculté de connaître, l’esprit des peuples, la révolution psychologique et politique des Lumières, et l’imagination créatrice des hommes de génie. L’impératif de ces « commandements » dépasse la sphère ordinaire de la moralité. Car ils ordonnent (à tous les sensdu terme) la tension de l’esprit entier vers son propre bien, sa vraie nature et sa seule finalité. Dans la Critique de la faculté de juger, l’exposé n’est guère plus discret. Ces trois maximes sont convoquées incidemment (Kant parle de « digression »), pour appuyer et développer la notion de « sens commun ». Elles éclairent, en particulier, le critère universel auquel doit se conformer la faculté de juger dans sa réflexion, afin d’éviter l’influence néfaste de l’illusion subjective particulière. La deuxième « maxime du sens commun », requérant un esprit « ouvert », est spécialement convoquée, en tant que « manière de penser et de faire de la pensée un usage conforme à une fin » :
« C’est ce que révèle l’ouverture d’esprit d’un homme – si limités que soient l’ampleur et le degré des capacités propres à nos dons naturels – lorsqu’il est à même de s’élever au-delà des conditions subjectives, d’ordre privé, du jugement, dont restent en quelque sorte prisonniers tant d’autres, et lorsqu’il réfléchit sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer qu’en se mettant à la place des autres). »
5Dans la Critique de la faculté de juger, la référence à l’Aufklärung est aussi insistante : au cœur de l’exposé de la première maxime, une note rappelle à quel point le commandement de « penser par soi-même », commandement purement négatif, « simple négativité qui constitue ce qu’est véritablement l’Aufklärung », est essentiel à la pensée. Sortir de la passivité, se libérer de l’emprise intellectuelle et morale des autres hommes et des traditions, c’est rendre à la raison son autonomie. Kant insiste sur le caractère négatif de cette maxime. « Penser par soi-même » n’est pas une invitation à inventer quelque idée originale que chacun tirerait de son propre fond. C’est une discipline négative qui consiste à n’accepter aucun préjugé :
« L’Aufklärung, c’est se libérer de la superstition (Aberglaube). »
7Chasser l’hétéronomie, c’est n’accepter une assertion que parce qu’elle est vraie et non parce que quelques autres s’en réclament ou s’en font les hérauts. Telle est la devise fondamentale des Lumières. La maxime de la pensée ouverte met en œuvre une autre forme d’émancipation qui n’est pas moins essentielle. « Penser en se mettant à la place de tout autre être humain » est libérateur à l’égard du sujet empirique. Étayer son jugement grâce aux jugements des autres, non pas leurs jugements réels car on risquerait de faire ainsi contradiction avec la première maxime, mais avec :
« leurs jugements simplement virtuels […] en faisant abstraction des limites qui, de manière contingente, affectent notre propre jugement ».
9C’est ainsi que notre esprit peut étayer son jugement, en se soutenant « de la raison humaine dans son entier », et sortir d’une autre forme de préjugé, en s’élevant « au-delà des conditions subjectives, d’ordre privé, du jugement, dont restent en quelque sorte prisonniers tant d’autres ».
Conjuguer ces deux maximes libératrices – « penser par soi-même » et « se mettre en pensée à la place de tout autre » –, les lier ensemble par la pratique, au point d’en avoir acquis la maîtrise, est une entreprise de longue haleine. Cependant, le contenu de la troisième maxime ne résulte pas purement et simplement de la combinaison des deux premières. C’est une maxime distincte et originale. Le commandement « de la pensée conséquente », dont Kant atteste qu’il est le plus difficile, ouvre un autre horizon que les deux autres. Sa conclusion ne laisse pas de doute à cet égard, puisqu’il associe chaque maxime à une faculté intellectuelle distincte :
« On peut dire que la première maxime est celle de l’entendement, la deuxième celle de la faculté de juger, la troisième celle de la raison. »
12Or, la définition de la troisième maxime demande examen, à tout le moins, s’il faut accréditer le parallèle avec les deux autres commandements. En quel sens s’accorder avec soi-même pourrait n’être qu’un problème d’ordre logique ? Et comment « la pensée conséquente » ou « logique » suffirait-elle seule à ordonner les pratiques intellectuelles dans le champ entier de la raison ? On n’attend pas moins de conséquence et de logique dans la pratique de l’entendement et du jugement, que dans celle de la raison. À moins de supposer que la troisième maxime mobilise un usage extensif de la logique à toutesnos pensées, en faisant abstraction du contenu de la connaissance pour ne considérer que la forme de notre pensée en général, sa seule cohérence formelle sans égards à ses objets proprement dits [3]. Est-ce à dire que « penser toujours en accord avec soi-même » consiste à éviter les contradictions, à mettre de l’ordre dans l’ensemble de ses idées et, finalement, à s’efforcer au système ? C’est l’avis de la plupart des commentateurs. Mais il n’est pas sûr alors qu’il s’agisse encore d’une maxime des Lumières, dont l’enjeu éthique et politique est fondamental, alors que la cohérence de nos pensées relève d’un problème formel et ne satisfait qu’une exigence purement intellectuelle, que Kant qualifie souvent de « vide ». Il y aurait même un paralogisme à soutenir ensemble ces trois maximes car, entre la première et la troisième, l’énoncé « soi-même » ne signifie pas la même chose. Les deux premières maximes invitent à un effort concret, à une pratique intellectuelle assidue menée par un sujet volontaire et conscient. « Penser par soi-même » est l’œuvre d’un sujet empirique qui se libère de l’hétéronomie. « Penser en se mettant à la place de tout autre être humain » requiert une discipline pour se libérer de la contingence de ses propres jugements. À quel sujet se réfère la troisième maxime ? Même si « penser en accord avec soi-même » reste l’effort d’un sujet volontaire et conscient pour éviter la contradiction, le pôle intitulé « soi-même » ne seréfère plus à un sujet empirique. La maxime requiert plutôt d’harmoniser des jugements entre eux que d’accorder un sujet avec lui-même. Admettons qu’il soit légitime de dire qu’un sujet se contredit dans un jugement singulier si sa conclusion présente n’est pas cohérente avec ses prémisses. Éviter la contradiction requiert de sa part l’effort de clarifier sa pensée actuelle, puisqu’une contradiction intrinsèque la détruirait irrémédiablement. Mais un sujet nese contredit entre des jugements originaux et différents (entre deux pensées formées séparément) que s’il est requis de les soutenir conjointement. De deux choses l’une : soit ces jugements sont nécessairement (logiquement ou empiriquement) liés entre eux, en sorte que la requête est la même que dans le premier cas, soit ils ne le sont pas. Dans ce dernier cas, pour qu’il y ait contradiction entre des jugements distincts et parfois éloignés dans le temps, il faudrait supposer que le sujet qui forme maintenant telle pensée est en devoir de s’accorder avec celui qui formait (autrefois ou ailleurs) telle autre pensée ; ou, sinon, qu’il serait en devoir de changer d’avis. On requiert ainsi qu’un sujet s’accorde avec lui-même à travers le temps. Ce réquisit peut paraître évident aux yeux de certains, il ne l’est pas du tout. Sartre témoigne sans vergogne qu’il n’y croyait pas :
« Je devins traître et je le suis resté… Faute de m’aimer assez, j’ai fui en avant ; résultat : je m’aime encore moins, cette inexorable progression me disqualifie sans cesse à mes yeux : hier j’ai mal agi puisque c’était hier et je pressens aujourd’hui le jugement sévère que je porterai sur moi demain. Pas de promiscuité, surtout : je tiens mon passé à distance respectueuse… Pour l’autocritique, je suis doué, à la condition qu’on ne prétende pas me l’imposer. On a fait des misères en 1936, en 1945 au personnage qui portait mon nom : est-ce que ça me regarde ? [4] »
14Le problème ne relève pas de la chronologie. Ni la proximité des jugements ou des énoncés dans le temps, ni l’ordre dans lequel ils sont proférés, n’engendrent une liaison conséquente entre eux. La nécessité qui gouverne la pensée conséquente ne s’applique qu’à des énoncés explicitement construits pour former un tout ; par exemple, lorsqu’ils se présentent dans une œuvre soumise à l’empire intemporel de la logique. Et c’est l’œuvre, non le sujet, qui admet et requiert alors que ces énoncés soient pensés ensemble. Mais si le temps est pour la pensée autre chose qu’un simple procès de construction ou d’exposition, il faut une raison nouvelle et contraignante pour requérir de droit une liaison entre des jugements séparés et distincts, formés dans des occasions parfois opposées. Le simple fait historique que le même sujet empirique a formé ces deux jugements ne suffit pas. La non-contradiction entre des pensées séparées et distinctes n’est requise que parce que le discoursentier du sujet est supposé développer une unité. Alors, ses assertions antérieures lui sont renvoyées et il est sommé d’accorder son jugement présent avec ses déclarations anciennes. Certes, un sujet empirique peut vouloir cette unité ; les autres, formant société autour de lui, peuvent réclamer cet accord« avec lui-même ». Mais aussi scandaleux et contraire au bon sens que cela puisse paraître, ces volontés empiriques restent contingentes et particulières tant que la cohérence n’est pas requise de droit. Or, elle ne peut l’être qu’au niveau du système, c’est-à-dire au sein d’un discours dont tous les éléments s’enchaînent. À ce niveau, il n’y a que deux possibilités : soit la consécution s’exerce en aval, soit elle est requise en amont. En aval, par exemple, lorsqu’une œuvre se présente comme un tout dont les parties sont organiquement liées. Cependant, au sein d’une œuvre, seuls les énoncés sont requis de s’accorder entre eux ; l’accord avec le sujet empirique n’est même pas en question. L’agencement formel entre les parties de l’œuvre est certainement nécessaire et exclusif, tandis que l’avis du sujet empirique est toujours contingent. Ainsi les remarques personnelles de Kant ou de Hegel ne sont-elles pas toujours légitimes dans la compréhension de leur système, tandis que Nicolas Bourbaki est la preuve inverse qu’une œuvre mathématique structurée ne requiert ni unité d’auteur ni sujet avec lequel s’accorder.
15Bref, si la maxime vise l’unité logique entre des pensées distinctes, elle ne mobilise que l’accord des pensées entre elles, qui se traduit par l’accord formel entre leurs énoncés. Exiger, en outre, l’accord subjectif du sujet empirique avec le fruit total de ses pensées requerrait une tout autre maxime, dont Kant récuserait sans doute la pertinence puisqu’il s’agirait alors d’une requête pathologique dépourvue de vérité, en quoi Kant serait conséquent avec sa propre pensée. Mais cet esprit de conséquence logique ne préjuge d’aucun accord avec soi-même. Car la conséquence dont s’étaie le système repose précisément sur l’effacement du sujet empirique. Et, dans ce cas, « penser toujours en accord avec soi-même » est une locution trompeuse et inadaptée. Si inversement, on place l’enjeu de la troisième maxime en amont, au fondement du système, comme une requête adressée au sujet empirique de mettre en ordre toutes ses idées dans le champ entier de la raison, la locution n’est pas moins trompeuse pour la même raison. Attendu qu’il serait requis du sujet empirique, inscrit dans une temporalité réelle, qu’il s’efface au profit du « sujet du discours ». Et puisque Kant insiste pour qualifier la maxime de la pensée conséquente « d’accord avec soi-même », la question mérite d’être posée sur le fond : en quoi est-il évident qu’un sujet doive entretenir un système et un discours ? Par les deux autres maximes, l’émancipation est l’œuvre d’un sujet empirique disciplinant sa propre pensée et formant ses propres jugements ; mais le commandement de la pensée conséquente, dans son usage extensif et non particulier à chaque jugement, ne s’applique à rien dont un sujet empirique aurait, lui, le moindre usage. Logique et principe de non-contradiction ne font ici loi qu’au niveau d’un discours organisé, à la condition expresse que celui-ci soit conçu comme une totalité finie. En conséquence, la troisième maxime, s’il se vérifie qu’elle est purement logique, reste forcément la marque du discours intemporel et achevé. Certes, on peut clore une enquête particulière, mais celle-ci ne suppose aucun autre accord que celui de la conclusion avec ses prémisses. Mais au nom de quelimpératif un sujet devrait-il tendre à proférer son dernier mot ? On peut contester en droit qu’un être humain se prête à conclure ce qui deviendrait « son » discours. En outre, sur le plan empirique, la réclamation du bon sens ordinaire (« comment peux-tu dire ceci aujourd’hui alors qu’hier tu disais cela ? ») ne se développe en général que dans le contexte social d’un rôle et d’une position auxquels un sujet est censé se conformer. Le « soi-même » avec lequel il est requis de se mettre en accord ne représente pour le sujet que l’effectuation d’une image. Il lui est demandé d’accorder ses pensées entre elles afin de se transformer ainsi en image vivante d’un « sujet du discours ». Sur ce terrain, on peut légitimement tenir ce « sujet du discours » pour une fiction. Pourquoi parler encore d’un accord avec soi-même ? Serré par la logique, le troisième commandement du sens commun ne peut légiférer sans mobiliser une fiction contestable.
16Il n’est pas déraisonnable d’objecter au sens strictement logique de la maxime kantienne. En mettant en question le système, l’objection suggère, en creux, l’espace décousu d’une pensée en évolution perpétuelle ou bien irrémédiablement fragmentaire, dont on peut légitimement demander ce que signifierait pour elle le commandement de « penser toujours en accord avec soi-même ». Faut-il, au nom de cette troisième maxime, imputer à des penseurs réputés pour leur style aphoristique ou pour les ruptures de leur cheminement intellectuel, qu’ils ne pensent pas en accord avec eux-mêmes ? Ou bien, l’accord recherché est-il d’une autre nature que la cohérence logique ? Lorsque Descartes « médite », il entend bien conduire son esprit, et celui de son lecteur, à un changement et à une évolution [5]. La méditation philosophique sollicite de quitter le périmètre habituel d’une pensée pour la forcer à quelque découverte. Et si la découverte se fait lentement, ou si elles sont plurielles, à quel moment faudrait-il clore pensée et discours et les accorder dans leur unité ? Ai-je besoin d’insister sur ce qu’une maxime de cohérence logique dérobe à l’évolution naturelle d’une pensée et à l’insistance de son questionnement ? Car on ne peut être présent, comme sujet empirique, sur tous les fronts en même temps. Concrètement, soit l’on travaille à systématiser les pensées que l’on a déjà, soit l’on poursuit et prolonge une méditation quitte à formuler des choses inédites. La vie intellectuelle peut parfois conduire à conjuguer les deux, lorsque l’état d’une réflexion pousse à mettre ses idées en ordre. Mais on ne saurait en faire un commandement et une maxime générale de la vie de l’esprit, requérant un usage constant, au même titre que penser par soi-même et en se mettant à la place d’autrui.
17A contrario, il est légitime de supposer que le « soi-même » empirique, avec lequel un sujet est sommé de s’accorder, n’est jamais évident ni transparent. Car une pensée délibérante, dans son mode heuristique, se réfléchit sur le sujet en le modifiant et en l’altérant d’une façon ou d’une autre. Cet état de fait est profondément enraciné dans la méditation philosophique, puisque l’on ne saurait poursuivre un questionnement en profondeur si l’on se refuse d’emblée à accepter une chose nouvelle en sa pensée. Seule une altérationde sa pensée actuelle rend le sujet (je parle ici du sujet empirique, pas du pur cogito) capable d’apprendre et de découvrir, au sens fort de ces termes. Puisqu’en s’efforçant de tenir pour vrai ce qui était auparavant faux ou inexistant, il lui faut parfois modifier la forme spontanée de sa vérité subjective. En sorte que l’activité de penser se traduit en permanence par un mouvement de vacillement/recueillement de soi-même, d’un sujet acquérant des penséesautres. Or, pour respecter l’esprit logique de la maxime kantienne, il faudrait postuler deux choses : primo, que le moment du recueillement prime sur celui du vacillement ; secundo, que ce recueillement est le moment où le sujet reconstruit l’édifice entier de sa pensée pour accorder ses idées entre elles. Qu’une maxime accorde la primauté au recueillement n’est pas gratuit, plus encore si la consistance de ce recueillement est d’essence logique. Il s’ensuit qu’à n’être ni dit ni reconnu, le premier moment, nécessaire à la découverte, perd sa légitimité. Comme si l’altération n’était qu’une médiation neutre et philosophiquement inconsistante [6]. La maxime exclut la possibilité que le sujet philosophant se déclare explicitement vacillant ; sa tâche ne commence que lorsque, se ressaisissant de son trouble, il réunit toutes ses pensées, anciennes et nouvelles, agissant désormais comme sujet concertant. Affirmer que la vérité de la pensée ne se tient que dans ce second moment est davantage qu’une lacune, c’est plus qu’un défaut de formulation. C’est un silence trompeur qui exile une partie de la vérité du sujet empirique, et de son rapport à la pensée, loin de la philosophie et du programme des Lumières, et qui augure des conséquences plus tragiques que le simple romantisme. Il serait pertinent d’épiloguer sur le destin de la philosophie allemande à partir de la « cassure » ainsi produite dans le rapport d’un sujet à sa propre pensée, c’est-à-dire dans la forme subjective de la vérité. Toutefois, ce n’est pas le lieu de le faire, et d’autres s’en chargeront mieux que moi. On objectera qu’il est contradictoire qu’une devise des Lumières fasse barrage à une partie de la vérité empirique d’un sujet ; voire qu’elle retienne un homme de découvrir de nouvelles choses par sa pensée, l’empêchant ainsi d’apprendre. N’est-ce pas paradoxal eu égard à son programme ? Mais, inversement, n’est-ce pas précisément la contradiction inhérente à toute entreprise de non-contradiction systématique ? Si l’on récuse la configuration extensive (logique et systématique) de la maxime, qui tend vers un idéal de la science constitué d’unités de connaissance discrètes et finies, dont on pourrait arguer d’ailleurs qu’il est périmé, et que l’on concède que l’acte de penser produit toujours un trouble dans la calme transparence de l’esprit, alors l’accord d’un sujet avec lui-même ne peut constituer un commandement mais uniquement un problème. Car si apprendre et connaître altèrent le sujet en requérant de lui d’être attentif au dévoilement possible d’une vérité méconnue, rien ne dit que, dans ce mouvement de vacillement/recueillement inhérent à la pensée heuristique, il y aurait lieu de préférer un terme à l’autre ni même de rechercher leur équilibre. Le principe au nom duquel légiférer sur la question mérite en soi une enquête approfondie.
18Je ne m’étendrai pas davantage sur l’exposé philosophique. L’objet du présent exercice est d’explorer le sens de la dernière maxime kantienne dans le cadre de la tradition hébraïque. Cette tentative ne va pas de soi. Primo, le judaïsme est pour Kant une superstition comme les autres, en sorte que l’idée d’un rapprochement pourrait ne pas être en droit légitime. Secundo, évoquer un mode de pensée du judaïsme est une gageure tant les courants du judaïsme sont divers et multiples. En réalité, le dernier point éclaire en retour le premier. Je n’inclus ici dans le mode de pensée du judaïsme que le Talmud et ses commentateurs. La tradition hébraïque est sûrement plus étendue, elle s’applique d’abord à une pratique et à des rites spécifiques ; et du point de vue intellectuel, elle inclut des œuvres de philosophie, de Cabale, de Hassidout, de mystique, etc., et pas uniquement le Talmud. Mais il s’agit de se tenir dans le périmètre du comparable. On peut légitimement comparer des pratiques et des rites différents entre eux, mais on ne saurait confronter des rites avec une pensée philosophique. Qui songerait à comparer kantisme et pratiques alimentaires ? Quant aux autres entreprises intellectuelles du judaïsme, hormis le Talmud, elles ne peuvent pas entrer dans le périmètre du comparable pour deux raisons.
19La première est que leur impact sur la civilisation du judaïsme ne saurait rivaliser avec l’impact de la tradition talmudique. Depuis deux mille ans, le Talmud est l’œuvre civilisatrice par excellence du judaïsme ; aucune des autres disciplines intellectuelles n’a su ni pu le remplacer. Il est le noyau et le fruit, jusqu’à aujourd’hui. Contrairement aux autres, son étude ne s’est jamais démentie ; et lorsque les autres œuvres tombaient dans l’oubli ou la négligence, l’exercice de la pensée talmudique ne s’est jamais interrompu. Il est la source majeure et presque exclusive de toute orthodoxie, de toute pratique, de toute loi, etc. Parler du judaïsme, c’est donc parler essentiellement du Talmud et de ses commentaires. Et s’il faut comparer l’œuvre civilisatrice des Lumières, dont l’impact reste vivant en Europe trois siècles après, avec la force civilisatrice du Talmud, ce dernier l’emporte haut la main sur l’étendue et la durée. Quoi que l’on se plaise à imaginer, il existe peu d’entreprise intellectuelle de cette envergure dans l’histoire des peuples.
20La seconde raison permet de répondre aussi à la première question : qualifier le judaïsme de « religion » ou de « superstition » n’est pertinent qu’à condition d’en juger à partir de la seule imagerie biblique véhiculée par la vulgate. Le Talmud est une entreprise de rationalisation d’envergure (y compris dans l’interprétation des versets bibliques) dont ni Kant ni ses contemporains (ni les nôtres) n’avaient la moindre idée. Et toutes les objections tirées de la sociologie, des idées et opinions des juifs d’hier et d’aujourd’hui, n’y changent rien. Ces sondages sociaux sont aussi pertinents que de qualifier de méditation philosophique la lecture du journal du dimanche. Ce n’est pas parce que les maximes des Lumières sont cellesdu sens commun qu’elles se vérifient socialement auprès de chacun, et les contorsions de Kant à cet endroit montrent assez qu’il n’était pas dupe de la confusion avec les évidences du vulgaire. Prétendre à une comparaison entre le Talmud et les Lumières ne revient pas à nier leurs divergences, et j’espère au contraire pouvoir ici pointer les principales. Mais il s’agit de situer des modes de rationalité comme comparables : ce qui ne revient pas à dire qu’ils sont les mêmes, mais précisément qu’ils sont différents, et que ces différences sont signifiantes. Celles-ci témoignent, en particulier, que le rapport entre un sujet empirique et sa raison peut faire l’objet de choix distincts et divergents, précisément parce que chacun s’efforce de respecter les termes d’un problème particulier.
21Dans ce domaine, j’aurais aimé poser quelques questions fortes. En particulier, demander si l’œuvre talmudique est non seulement civilisatrice mais aussi émancipatrice. Et si c’est le cas, jusqu’à quel point et pourquoi pas au-delà ? Inversement, j’aurai aimé interroger la décision kantienne qui détermine la voie intellectuelle des Lumières, jusque dans la clôture de la pensée dont fait état la maxime de la pensée conséquente, en questionnant l’enjeu de ce choix particulier dans le rapport d’un sujet et de sa raison. Mais dans le cadre de ce court article, ces questions ne seront qu’esquissées. Ma seule ambition est de parvenir à poser correctement les problèmes.
22Commençons par la forme générale de la pensée talmudique. Il est connu que le Talmud n’est pas un discours. Il conserve la forme de l’oralité et, loin de circonvenir la controverse, il en cultive l’art en profondeur. Rares sont les énoncés acquis, au sens où ils seraient reconnus de tous. Ces divergences se prolongent et s’amplifient dans les commentaires. Et même les parties manifestement rédigées du Talmud, les argumentations rigoureusement mises en ordre, manquent le plus souvent singulièrement de conclusion. La littérature talmudique, dans son ensemble, fait entendre des voix plurielles, souvent irréconciliables. Il n’empêche que logique et pensée conséquente sont requises de chacune de ces « voix ». Le Talmud lui-même, puis ses commentateurs, s’efforcent de mettre en accord les penseurs, sinon entre eux, du moins avec eux-mêmes. Cette tension logique traverse toute la dialectique talmudique et répond à sa façon à la requête de la troisième maxime. Toute contradiction entre les jugements d’un même penseur est impitoyablement mise en lumière, pourchassée dans ses conséquences, souvent résolue. Les exemples abondent, des pages entières sont consacrées à ces enquêtes, il n’est pas nécessaire d’y insister. Pourtant, cela ne satisfait pas à proprement parler les attendus de cette maxime. D’abord parce que l’effort de « penser toujours en accord avec soi-même » n’est pas immédiatement une pratique explicite du penseur lui-même, mais de ceux qui le suivent et qui doivent répondre du sens de ses paroles. Du coup, la problématique est déplacée. Car ceux qui mettent ainsi en ordre les jugements d’un penseur ne cherchent pas à systématiser sa pensée dans la forme d’une totalité organisée et cohérente, mais uniquement à comprendre le sens de chacundes jugements singuliers du maître en délimitant leur thème ou leur sujet. L’accord logique entre les énoncés n’est pas requis pour concevoir l’unité d’une pensée conséquente ni pour montrer le déploiement d’une pensée dans chacune de ses différentes manifestations. L’accord conclu ainsi entre les énoncés est rarement positif. En général, il suffit d’une mise en ordre disjonctive séparant les énoncés en délimitant leur terrain précis. L’enquête talmudique conclut que si les jugements x et y d’un penseur se contredisent, c’est parce qu’ils ont été formulés dans des contextes significativement différents et qu’ils ne répondent pas en réalité aux mêmes conditions. La forme logico-rhétorique de cette mise en ordre est généralement la suivante.
Question : tel penseur a jugé ici, dans le cadre de notre discussion, que x. Toutefois, au cours de telle autre discussion, traitant d’un autre sujet, il a jugé que y. Cependant, la différence des sujets n’efface pas un fond commun ou un principe commun, en sorte que logiquement ce penseur aurait dû juger partout soit comme x, soit comme y, exclusivement. Donc ses jugements se contredisent. Réponse : il n’y a pas de contradiction, car les jugementsx et y, malgré leur fond commun ou leur principe commun, ne concernent pas les mêmes domaines. Et chaque domaine implique une considération particulière, qui justifie la différence de jugements.
24Il est remarquable que l’axiome de la pensée conséquente ne produit ici aucune synthèse, il ne génère pas de discours enveloppant la « pensée » du maître, il ne conduit jamais au système. Certes, lorsque deux énoncés paraissent contradictoires, soit en eux-mêmes, soit dans leurs conséquences, soit dans leurs prémisses, ils requièrent une mise en ordre. Il revient donc à ceux sur qui pèse la charge de comprendre la parole du maître, de trouver le moyen d’ordonner ces énoncés. Pour cela, il faut supposer que la pensée du maître est « conséquente ». Mais cela n’implique en rien que la pensée du maître serait logiquement une, toujours et partout. Du postulat de la pensée conséquente ne sort aucune évidence de cohérence systématique. On oublie trop vite que le principe de contradiction est (comme la maxime de penser par soi-même) toujours négatif. En lui-même, il ne produit aucun « accord ». En vertu du principe de contradiction, la simple disjonction logique qui évite à des énoncés apparemment contradictoires de se réfuter effectivement est seule nécessaire et suffisante. Établir que deux jugements ne divergent pas, parce qu’ils traitent respectivement de choses distinctes, ne les fait pas converger. Chaque pensée formée séparément doit être intrinsèquement cohérente, et les différents jugements d’un penseur ne doivent pas se contredire ; mais ces exigences de la pensée rationnelle restent celle d’une pensée fragmentaire qui n’a ni aspiration ni disposition pour la cohérence systématique d’une synthèse ordonnée. Ainsi, entre deux assertions contradictoires, le Talmud ou ses commentateurs peuvent aussi juger que l’antinomie est complète et que ces assertions correspondent aux étapes différentes d’un cheminement intellectuel. Ou bien que le maître ne s’exprimait pas ici en son nom mais répondait à d’autres penseurs, dans leur propre langage et selon leurs termes,qu’il ne reconnaît pas lui-même. Les moyens de résoudre une contradiction sont pluriels, la disjonction logique n’est que l’un d’entre eux.
25On jugera peut-être qu’il n’est pas bon que le Talmud et ses commentaires s’arrêtent en chemin, satisfaits d’avoir uniquement évité la contradiction, au lieu de rechercher l’accord « profond » des pensées du maître et sa cohésion interne. Jamais un philosophe ni un historien de la philosophie ne se seraient arrêtés là [7]. Car l’évidence de la pensée est différente en philosophie. La maxime de la pensée cohérente est un commandement positif, si bien que la philosophie ne s’est jamais satisfaite du seul principe de contradiction. Elle présuppose toujours autre chose : une convergence profonde, un principe constitutif, une cohérence naturelle (évidence subjective, idée vraie, raison suffisante, logique transcendantale, Nature, cosmos, etc.). La philosophie exige que le rapport d’un sujet à sa pensée ne soit pas uniquement réglé par un principe négatif de non-contradiction, mais aussi par un principe positif requérant l’unité d’une profondeur, qui sourd des interstices qu’une simple disjonction laisse béants, et déploie le tout concertant d’une pensée entière et sans reste. C’est par cette profondeur que la philosophie pense échapper aux seules catégories logiques et linguistiques du discours et toucher quelque réel, tandis que cette évidence n’a aucun poids dans la littérature talmudique. La maxime de la pensée cohérente est un commandement uniquement négatif, en sorte que la raison talmudique ne produit aucune œuvre. Auprès de ses lecteurs, elle produit réflexion et pensée, comme une mécanique bien huilée. Mais le cumul de la pluralité des « voix », d’une discursivité fragmentée, et d’un usage strictement disjonctif et négatif du principe de contradiction, n’engendre aucune « philosophie ». On trouvera, évidemment, à l’époque contemporaine, des essais universitaires attachés à pallier ce manque, exposant la philosophie éthique ou politique ou économique de tel ou tel maître du judaïsme, voire du Talmud tout entier. Mais ces recherches sont uniquement conduites par le mode de pensée universitaire en quête du poids de coïncidence intrinsèque dont est lestée l’enquête philosophique. Elles ne touchent pas à la pratique de la pensée talmudique comme telle, puisqu’elle ignore méthodiquement le poids, inversement, de contingence et de mobilité dont est lestée l’enquête talmudique. Non seulement aucune perspective concertante ne comble les lacunes de la disjonction logique, mais la pratique même du jugement est littéralement déconcertante.
« Rabbi Yéhochoua ben Zarouz, fils du beau-père de Rabbi Méïr, témoigna devant Rabbi que Rabbi Méïr avait consommé une feuille de légume dans la localité de Beit Chéan [8] ; et, grâce à lui, Rabbi permit donc [de consommerdes fruits et légumes non rédimés] dans la totalité de Beit Chéan. Les frères et la famille paternelle de Rabbi s’allièrent contre lui en disant : “Un endroit où tes pères et tes ancêtres avaient coutume de respecter un interdit, tu le traiterais comme permis !” Il leur interpréta ce verset : “Ézéchias, fils d’Achaz, roi de Juda, monta sur le trône […] il fit disparaître les hauts-lieux, brisa les stèles, détruisit les Achêra et broya le serpent d’airain érigé par Moïse. Jusqu’à cette époque, en effet, les Israélites lui offraient de l’encens ; on l’appelait Nehouchtân.” (II R., XVIII, 1-4). Peut-on concevoir [leur demanda-t-il] que les rois Assa et Josaphat, qui précédèrent Ézéchias sur le trône, n’avaient pas détruit ce serpent alors qu’ils avaient supprimé tous les lieux de culte païens ? En réalité, ses pères laissèrent à Ézéchias un endroit pour manifester sa grandeur ; moi aussi, mes pères m’ont laissé un endroit pour manifester ma grandeur. On déduit de là que lorsqu’un disciple des sages profère une parole de halakha (règle juridique), on ne l’écarte pas () ; selon d’autres, on ne le repousse pas () ; et selon d’autres encore, on ne le traite pas de vaniteux (). Ceux qui emploient la formule “on ne l’écarte pas ()” s’inspirent du verset “le pectoral ne s’écartera pas)” (Ex., XXVIII, 28) ; ceux qui emploient la formule “on ne le repousse pas ()” s’inspirent du verset “car le Nom ne repousse () pas à tout jamais” (Lam., III, 31) ; et ceux qui emploient la formule “on ne le traite pas de vaniteux ()” s’inspirent d’un enseignement talmudique : “lorsque se multiplièrent les gens vaniteux (), les controverses se multiplièrent en Israël” (Sota 47 b) [9]. »
27Les faits jugés sont les suivants, compte tenu du contexte et de ses implicites. Rabbi, président du Sanhédrin (tribunal suprême), dispose d’un témoignage selon lequel l’un des maîtres de la génération précédente (Rabbi Méïr) aurait consommé un légume dans la localité de Beit Chéan sans prélever la dîme qui revient au Lévi. En conséquence, Rabbi déduit que Beit Chéan n’appartient pas à la terre d’Israël ; et il permet ainsi, par exemple, à tous les habitants de la région de Beit Chéan de consommer fruits et légumes sans prélever la dîme, et de cultiver la terre pendant l’année sabbatique. Le raisonnement suivi par le Talmud découle de deux prémisses générales : (1) le prélèvement de la dîme sur les légumes est une institution rabbinique (le Pentateuque n’impose la dîme que sur les céréales, et sur le produit de l’olivier et de la vigne) ; (2) cette institution n’a été imposée que sur la terre d’Israël, à l’exclusion des autres pays du monde. Le raisonnement consiste à articuler les faits rapportés avec les prémisses précédentes et à déduire la conséquence : puisque Rabbi Méïr connaît parfaitement ces deux prémisses et qu’il a consommé un légume à Beit Chéan sans prélever la dîme, c’est qu’il jugeait que cette localité n’appartenait pas à la terre d’Israël. Il s’ensuit qu’il faut considérer cette région comme extérieure à la terred’Israël, et réglementer en conséquence l’activité agricole et la consommation des produits agricoles à l’égal des autres régions du monde.
28Cette décision provoque un tollé. Rabbi a modifié les frontières du pays alors que celles-ci étaient une tradition ancestrale. Les frontières du pays ne sont pas, en effet, un sujet « politique » dans le Talmud. Elles ne dépendent pas d’une décision législatrice, et le pouvoir exécutif des rois n’existent plus depuis longtemps. Elles sont définies uniquement par l’implantation effective des juifs au retour de l’exil en Babylonie, à l’époque d’Ezra (vers le Ve siècle avant notre ère). Il n’existe donc pas de frontière au sens politique du terme, mais uniquement des lieux épars dans lesquels le courant migratoire venu de Babylonie a trouvé habitation. À l’époque de la Michna, cette implantation est vieille de 700 ans. La « définition » de la terre d’Israël n’est donc pas politique mais historique. Même si le pouvoir politique de l’époque est romain, la prérogative de la terre d’Israël, ainsi que les commandements, institutions et prohibitions qui lui sont liés, dépendent uniquement de la tradition historique reflétée par la coutume. Or, Rabbi rompt avec la coutume ancestrale en excluant la région de Beit Chéan et en l’assimilant au reste du monde. Deux facteurs interviennent dans ce jugement. Le premier est évident : cette décision est contraire à la coutume, seul indicateur positif de la signification historique d’un lieu géographique. Le second est que la maxime de la pensée conséquente est forcément plus importante aux yeux de Rabbi que la tradition historique. Car c’est sur l’esprit de conséquence prêté à Rabbi Méïr, l’un des maîtres du judaïsme de la génération précédente, que Rabbi fonde sa décision. Il requiert cette maxime en deux sens : d’abord en attribuant à Rabbi Méir l’enchaînement entier de ses actes avec ses prémisses et conséquences théoriques nécessaires ; ensuite en se suffisant absolument de cette maxime pour autoriser une décision globale, sans examiner les preuves historiques sur lesquelles se serait appuyé Rabbi Méïr pour agir comme il l’a fait. Aucune enquête n’est menée sur une éventuelle tradition historique justifiant le geste de Rabbi Méïr. La seule expertise à laquelle se livre effectivement le Talmud est de vérifier soigneusement la validité du témoignage rapportant son acte. On apprend simplement que les lieux d’implantation de la vague migratoire à l’époque d’Ezra ne recouvraient pas entièrement ceux de la conquête à l’époque de Josué, et que les « frontières » actuelles de la terre d’Israël ne sont plus celles de l’époque biblique, certaines localités ayant été intentionnellement désinvesties [10]. Pour le reste, le simple geste de Rabbi Méïr associé à la maxime de la pensée conséquente suffisent à fonder la décision d’asseoir les frontières de la terre en contradiction avec la tradition. L’acte du sage (ou du juste, c’est la même chose dans le Talmud), articulé à la maxime de la pensée conséquente, est le fondement suffisant d’une décision juridique globale. On constate, derechef, toutes les béances théoriques laissées ouvertes par ce mode de jugement,et l’emploi uniquement négatif de la cohérence prêtée au sage. Certes, le sage/juste est conséquent dans ses actes et ses pensées, mais cet axiome n’implique aucune « philosophie », il exclut seulement qu’il se contredise ou qu’il n’assume pas les conséquences théoriques et pratiques de ses actes et de ses pensées. Cependant, sur le fond, on ne sait rien de la « pensée » de Rabbi Méïr sur la question des frontières de la terre d’Israël ni sur la particularité de Beit Chéan. Il semble n’en avoir fait part à personne. Cela ne trouble pas le Talmud car c’est ainsi qu’il raisonne : par disjonction. Le geste de Rabbi Méïr ne remet pas en cause l’ensemble de la tradition historique toujours et partout ; inversement, celle-ci ne condamne pas non plus son geste à l’insignifiance. Cependant, nul ne cherche à savoir comment ces deux vérités s’accorderaient au sens philosophique. Rabbi soutient uniquement que la maxime de la pensée conséquente, prise dans sa singularité contingente mais exemplaire, a préséance sur la tradition établie. On peut mesurer sur le vif la différence entre l’esprit philosophique (décrit plus haut) et l’esprit talmudique en matière de cohérence. Non que la philosophie néglige l’expression d’une pensée singulière, mais la nécessité d’une convergence des idées accentue forcément le poids intellectuel donné au système. En sorte que le poids spécifique de l’idée dans sa singularité est transféré au profit de la cohérence du système, seule véritable préoccupation du philosophe, de son critique et de son historien. Il ne revient pas au même de penser une idée dans toutes ses conséquences intrinsèques et nécessaires sur le plan théorico-pratique, que de la penser dans toutes ses connexions extrinsèques, et pas forcément nécessaires, avec les autres idées sur le plan strictement théorique. Dans le Talmud, « penser en accord avec soi-même » implique toujours un sujet empirique, pensant et agissant actuellement, et vivant concrètement toutes les conséquences de sa pensée ou de son geste présents. Et sans doute cette maxime suffit-elle à définir le juste ou le sage si cette cohérence a la rigueur suffisante d’une éthique. Pour le philosophe, tel qu’on en a dessiné le portrait plus haut, cette forme de consécution logico-éthique est à peine pertinente. « Penser en accord avec soi-même », sur le mode philosophique, implique plutôt une consécution logico-symbolique parcourant la pensée dans sa généralité. Il est requis de chaque jugement qu’il s’accorde avec la loi générale expressément soutenue par le même penseur. Privilège est donc donné au général sur le singulier. Au sens où la « vérité » d’un jugement ou d’un acte se trouve dans sa coïncidence avec la généralité de la loi ou de la pensée, non dans son incise originale dans l’espace et le temps. Lorsque le philosophe juge la question des frontières d’un pays, il va toujours du général au particulier. Il n’énonce pas de vérité singulière ; l’histoire même n’est pour lui qu’une loi commune fixant les frontières des peuples selon des principes identiques et universels. Comme en mathématique, il formule la fonction et laisse aux autres le soin d’ajuster les variables. Du coup, l’écriture philosophique est formellement l’inverse de l’écriture talmudique : loin de s’en tenir aux conséquences singulières d’un témoignage, elle s’élève au principe qui en régit le développement logique et se débarrasse des circonstances particulières dans lesquelles ce témoignage et ses conséquences furent formés, comme on ôte l’échafaudaged’un édifice après sa construction. Peu importe l’événement qui en fut l’origine, peu importe les êtres humains qui ont porté cette vérité : la vérité est forcément générale. Et tout l’effort du penseur consiste à élever sa pensée à cette généralité. On constate combien, à l’inverse, le Talmud privilégie le singulier sur le général, à la condition expresse qu’il soit soumis à la maxime de la pensée conséquente au sens logico-éthique. Et la singularité fait brèche ici par deux fois. D’abord la tradition historique, qui dessine les frontières du pays, n’est empruntée à aucune généralité sur l’histoire : ni politique ni sociologique ni juridique. Elle découle entièrement des circonstances précises d’un mouvement migratoire particulier. Ces circonstances sont entièrement distinctes de celles de la conquête initiale du pays à l’époque de Josué. Non seulement ce mouvement migratoire ne recouvre pas les mêmes lieux, mais il n’obéit pas aux mêmes règles. Ainsi, certaines localités anciennes ont été désinvesties « pour permettre aux pauvres de s’en nourrir pendant les années sabbatiques ». Cette considération était totalement dépourvue de sens à l’époque biblique, la conquête entière du pays étant une obligation. Les deux mouvements d’occupation du sol sont donc mus par des motifs et des raisons différents. Du coup, il n’est pas légitime de traiter les frontières à l’époque de la Michna comme le requiert la Bible. Cette distinction est un jugement, par ailleurs controversé, mais qui est à l’origine de tout le passage que nous avons cité. À savoir que la conquête de l’époque biblique ne fait plus loi à l’époque du retour d’exil et ne détermine plus rien d’effectif [11]. L’histoire est contingente et mobile, elle ne se répète pas et ne produit aucune généralité. Cela ne l’empêche pas d’être un repère rationnel pour la pensée et le jugement lorsqu’il s’agit de faits empiriques. S’accorder avec la tradition historique dans ses aléas singuliers est alors un réquisit légitime pour l’esprit. Mais on voit que la légitimité de cet accord cède le pas devant la légitimité d’un autre accord : celui du juste et du sage pensant et agissant de façon conséquente. La vérité des faits empiriques n’est donc pas exclusivement historique, mais elle n’est pas non plus symbolique ou philosophique. Elle n’est pas conçue dans sa généralité uniforme et universelle. En réalité, comme le requiert le principe disjonctif, la vérité de la tradition historique est « trouée » par la vérité de la pensée conséquente, lorsque cette dernière est capable d’assumer rigoureusement les prémisses et les conséquences de cette tradition. Bref, dans le Talmud, le sage a préséance sur l’histoire. Non pas la généralité uniforme et universelle d’une philosophie développée, dont l’unité exportable pourrait être reconnue (ou réinventée) par d’autres penseurs ; mais la vérité non exportable de l’accord d’un penseur avec lui-même dans toutes ses conséquences, et dont la signification pour autrui est rigoureusement masquée dans son contenu. Il n’a pas préséance sur l’histoire parce qu’il la connaît et la comprend mieux que les autres ; même si ces conditions sont peut-être impératives, elles nepeuvent conférer une légitimité au-delà des faits historiques. Si la validité du geste de Rabbi Méïr n’est pas questionnée sur le plan historique, c’est parce que le Talmud suppose toujours axiomatiquement que l’enseignement d’un sage est, dans la Torah, c’est-à-dire dans le cadre intellectuel et moral du judaïsme, plus décisif que l’enseignement dûment attesté de la tradition historique. En sorte que la maxime de la pensée conséquente a force de droit dans la Torah.
29On peut donner ici l’impression que le soupçon talmudique face aux généralisations, seules valides pourtant en philosophie, ne revêt qu’une signification morale ou psychologique. Si bien que l’absence d’une pensée explicitée et systématiquement développée relèverait d’une décision « psychologique » de toujours conserver quelque part de mystère à l’expression d’un jugement. Il n’en est rien. La méfiance à l’égard des généralités est d’ordre intellectuel, et repose aussi sur la maxime de « toujours penser en accord avec soi-même », mais certes pas dans son sens kantien. La méthode talmudique est en effet de restreindre la portée des énoncés généraux et d’ébrécher systématiquement leur universalité. Une des règles paradoxales du Talmud est qu’« on ne déduit jamais à partir des énoncés généraux, même aux endroits qui font état d’exceptions [12]. »
30La règle s’applique aux formules de la Michna, lesquelles sont parfois formulées explicitement avec l’opérateur logique « tout » ou « tous ». Par exemple, l’énoncé « tous les commandements dépendants du temps, etc. » qui distingue le rapport à la loi entre hommes et femmes, est immédiatement remis en cause par le Talmud, qui cite une profusion d’exceptions. Cette règle stipule que le quantificateur réputé universel « tout » ou « tous » ne peut jamais être pris littéralement comme le signe que l’énoncé proféré aurait effectivement une portée universelle, même lorsque cet opérateur est associé explicitement à un nombre fini d’exceptions. Dans le Talmud, la généralité n’enveloppe aucune universalité mais uniquement une « indétermination [13] ». Formellement, l’énoncé « tous les x sont y » n’énonce pas une propriété universelle de la classe des objets x, mais une propriété « générale » qui vaut pour la plus grande partie. Même la notion de « plus grande partie » n’est pas forcément extensive, elle peut être intensive ; par exemple lorsqu’elle recouvre la plupart des « cas », ce qui n’inclut pas la majeure partie des éléments de la classe des x mais uniquement les plus fréquents. Globalement, aucune totalité n’énumère tous les individus ni aucune totalisation n’est sans reste. Même lorsque l’énoncé comporte des exceptions explicites qui laissent croire que le compte des exceptions ayant été fait, l’opérateur « tout » échappe à l’indétermination, la règle s’applique encore. La généralité reste toujours soumise à d’autres exceptions possibles. Dans l’esprit du Talmud, l’énoncé « tous les x sont y, sauf z » est encore un énoncé « indéterminé » qui comporte d’autres exceptions, informulées pour des motifs divers découlant de la pratique, la rhétorique, la pédagogie, etc. Ilen ressort une règle paradoxale, s’appliquant aussi à elle-même, selon laquelle aucun énoncé ne peut avoir une universalité complète, même lorsqu’il en a l’apparence rhétorique. Tout énoncé comporte forcément un reste réel qui n’est pas saisi par l’énoncé et échappe à sa loi. Il est, dès lors, impossible de concevoir l’unité d’un discours comme la mise en ordre systématique de ses énoncés. Les énoncés ne peuvent pas s’ajuster les uns aux autres par leur seule cohérence logique, puisque chacun d’eux laisse échapper un reste, et que le poids d’indétermination et d’inconnu augmente au fur et à mesure que ces énoncés se conjuguent. Les jugements d’un homme ne peuvent donc pas trouver leur cohérence dans un discours achevé mais uniquement au niveau pratique, dans le rapport toujours temporel et singulier aux choses elles-mêmes sur lesquelles ces jugements légifèrent. C’est l’occasion contingente, l’événement, qui montrera à un esprit conséquent comment l’objet se situe face à la règle bien comprise : y est-il inclus, ou fait-il exception ? Et s’il fait exception, se rattache-t-il à une autre loi ou bien reste-t-il singulier ? Certes, il va de soi que pour une pensée cohérente, tout phénomène, tout événement, peut donner lieu à une généralisation, y compris telle exception qui paraît aujourd’hui irréductiblement singulière. Mais il n’en découle aucune préséance du général sur le particulier. Car le général n’est que plus nombreux ou plus fréquent, il n’est pas d’un autre ordre que le particulier. La différence entre l’universel et le particulier n’est pas un fait de l’esprit, c’est une croyance à laquelle le Talmud n’adhère pas [14]. Nous supposons, pour notre part, que la cause de ce traitement du général tient dans le fait que le rapport d’un sujet à sa Raison est tout sauf intemporel. En sorte que l’unité du discours et du savoir est nécessairement ébréchée, même lorsque des besoins rhétoriques font opérer des quantificateurs prétendument universels. Et puisqu’une connaissance ou un jugement sont toujours des actes intrinsèquement temporels et foncièrement soumis à la contingence, la maxime de la pensée cohérente conduit davantage vers l’attitude logico-éthique du sage et du juste, que vers celle logico-symbolique du philosophe. Au point que, dans le Talmud, plus la généralité augmente, plus l’accord de la pensée et du sujet se délite.
31Il suffit de prendre exemple de la réaction de Kant « sur un prétendu droit de mentir par humanité » pour mesurer les conséquences de ces divergences. Je n’adhère pas aux raisonnements de Benjamin Constant, sévèrement critiqués par Kant. Seul m’intéresse le raisonnement kantien qui interdit le mensonge même lorsque celui qui réclame la vérité menace de s’en servir de façon inique contre un individu ; par exemple, s’il m’est commandé de témoigner en faveur d’un tyran contre une personne qui aurait transgressé une loi injuste, et que mon témoignage lui occasionnerait un préjudice moral, économique ou physique. Pour Kant, il est clair que la loi morale interdit aussi de mentir en de telles circonstances, car même dans un mensonge bien intentionné :
« Je commets cependant […] une injustice dans la partie la plus essentielle du devoir en général : c’est-à-dire que, pour autant que cela dépend d’elle, mon action a pour effet que les déclarations en général ne trouvent pas de créance, et que par conséquent, tous les droits qui sont fondés sur des contrats tombent également et perdent leur force ; ce qui constitue une injustice à l’égard de l’humanité en général [15]. »
33On mesure combien la généralité est essentielle à ce jugement, en tant que l’universalité de la loi morale ne tolère aucune exception :
« Dire la vérité constitue un devoir qui doit être considéré comme la base de tous les devoirs qui sont à fonder sur un contrat, et dont la loi, si on y tolère ne serait-ce que la plus petite exception, est rendue chancelante et vaine. C’est donc un commandement de la raison sacré, absolument impératif et que ne peut limiter aucune convenance que d’être véridique (honnête) dans toutes ses affirmations [16]. »
35Or, le Talmud statue aussi que mentir est moralement interdit en général, et qu’une personne qui ment n’est pas digne de confiance dans sa parole ; mais il stipule cependant trois exceptions (par exemple, concernant l’intimité de la vie sexuelle) [17]. Et l’on sait désormais qu’il en existe d’autres. Ainsi, la « délation » à une autorité illégitime est considérée comme un crime majeur dans le Talmud, bien qu’elle ne soit même pas énumérée parmi les exceptions qui accompagnent le devoir de véracité. Or, le Talmud traite le problème dans la perspective réclamée par Kant, qui requiert de distinguer entre le fait de nuire à autrui et celui de commettre une injustice. Devant un tribunal légitime, le devoir de véracité est entier et absolu, même si notre témoignage nuit à autrui. Mais face à une autorité illégitime ou tyrannique, la justice requiert au contraire de mentir ou de se taire. Et c’est pourquoi la délation est considérée comme une injustice fondamentale. Ce n’est pas le cas pour Kant :
« Le devoir de véracité […] ne fait aucune distinction entre les personnes à l’égard de qui on pourrait avoir ce devoir et celles à l’égard de qui on pourrait aussi s’en dispenser, mais constitue un devoir absolu dont la validité s’étend à toutes les relations [18]. »
37Dans la perspective kantienne, le rapport d’un sujet à sa raison tient dans la généralité des objets de sa pensée, et le raisonnement qui conduitle jugement suppose une connexion étroite entre trois généralités : le « devoir en général », « les déclarations en général » et « l’humanité en général ». Chaque généralité prise en elle-même est certainement forte et signifiante, chacun en conviendra. Mais l’articulation du raisonnement présuppose toujours ce qu’il aurait fallu longuement démontrer, à savoir l’absence systématique d’exceptions. On aurait pu raisonner différemment et se demander si, dans le cas présent, mentir pour sauver un individu d’un pouvoir tyrannique ou corrompu n’est pas, au contraire, un devoir envers « l’humanité en général » ; ou encore, si « les déclarations en général » qui fondent les contrats n’excluent pas nécessairement tout devoir envers un pouvoir illégitime, etc. Je ne peux entrer dans les détails, l’argumentation serait trop longue. L’essentiel est que la force du raisonnement kantien basé sur ces généralités n’a aucun rapport avec l’extension effective du jugement qu’il en tire. La conclusion n’est obtenue que par un passage à la limite qui confond absolument généralité et universalité. Elle obéit au régime de l’idéal qui postule que la maxime de la pensée conséquente est une articulation rhétorique. Le problème posé n’est pas uniquement d’ordre moral. L’objection que le Talmud adresserait ici à Kant est que la consécution des généralités fait que, à tout moment, le sujet qui énonce un jugement n’est en accord avec lui-même qu’à exclure son propre jugement circonstancié.
38Il faut ajouter un autre élément indispensable à cette réflexion trop rapide et à peine esquissée. Il s’agit de la réaction de Rabbi au tollé qu’a suscité son jugement, mis en scène dans l’extrait cité plus haut du traité ’Houlïn. Manifestement, la force intellectuelle et juridique de la pensée conséquente ne suffit pas pour tout le monde à renverser la force d’une tradition. Rabbi doit une réponse sensée à ses détracteurs. Il va de soi que le sujet commandé de penser en accord avec lui-même n’est jamais seul. Plus précisément, et peu importe que l’exercice de la pensée soit un acte solitaire ou le fruit d’un dialogue, son assertion ne fait loi pour les autres, qui ne sont pas moins que lui commandés de penser par eux-mêmes, que si son raisonnement leur paraît fondé. Il est naturel qu’autrui nous demande de rendre compte de nos jugements, a fortiori lorsque ceux-ci l’impliquent à son tour. En revanche, la réponse avancée par Rabbi est moins évidente : il ne cherche pas à les convaincre du bien-fondé de son jugement, la référence à Rabbi Méïr devrait suffire aux yeux de tous. Mais il doit se justifier personnellement à l’égard d’une tradition qui n’est pas uniquement d’ordre historique, mais aussi intellectuelle. Étant donné que ses prédécesseurs n’étaient ni moins savants ni moins intelligents que lui (et peut-être l’étaient-ils même davantage), il doit aussi s’accorder avec eux.
39Un autre réquisit traverse, en effet, toutes les problématiques talmudiques touchant l’exercice de la pensée et du jugement, que la philosophie des Lumières tient pour négligeable, et qui fait brèche dans l’équanimité apparente de ses maximes : l’aveu et la reconnaissance que toute pensée digne de ce nom est toujours intrinsèquement en dette, y compris en dette d’elle-même. En sorte que le « soi-même », qui encadre l’énoncé des maximes,ne peut jamais se réduire ni à la simplicité trompeuse du « moi » empirique ni à celle du cogito pur. Certes, si la dette n’était que psychologique (« pathologique » dirait Kant), elle ne saurait, en droit, affecter le contenu de nos pensées ni l’acte de penser et la pratique intellectuelle proprement dite. Et il irait alors de soi que l’on peut et que l’on doit intellectuellement s’en détacher. Mais est-ce bien le cas ? Ou bien chaque sujet est-il redevable aussi de la pratique même de l’acte de penser ? On voit où ces réflexions nous mènent : les maximes kantiennes supposent toujours, en amont, une doctrine de la Nature. Au sens où la Nature confère des facultés et détermine de droit l’homme à penser ; seule la contingence historique lui assigne des précepteurs singuliers, causes occasionnelles pour chacun du « fait » qu’il pense, mais non de la forme ni de l’acte de la pensée. La genèse historique, pour chacun, de sa propre pensée, n’intéresse ni le droit ni la Nature (ici confondus) : peu importe qui t’a enseigné, il n’a fait que te restituer tes talents innés, tes facultés naturelles et inaliénables en droit. Mais il ne s’agit que d’une thèse indémontrable sur les rapports de la Nature et de l’histoire. Elle est rationnellement contestable. On peut faire la supposition inverse que les hommes ne pensent que par culture et non par nature. On peut récuser la distinction entre la genèse d’une pensée et la pensée effective, et considérer que seule existe l’histoire d’une pensée perpétuellement en genèse, débitrice, en chacune de ses étapes, des occasions et des hommes qui firent d’elle ce qu’elle est devenue. Bref, on peut arguer que la pensée s’apprend, y compris dans sa forme et ses contenus. Dans cette hypothèse, pour chaque individu, l’accord de sa pensée avec soi-même parcourt irrémédiablement le trajet de la dette et lui revient sous une exigence plurielle et non une. Et puisque la dette contractée par un penseur est immédiatement une dette à l’égard d’autrui (non pas autrui en général, mais certains « autres » singuliers qui furent ses maîtres et ses précepteurs), les deux premières maximes sont irrémédiablement hantées et affectées par la présence de ces quelques autres qui détiennent sa dette. Qu’est-ce que penser par soi-même si l’on est en dette de sa propre pensée ? Et comment penser à la place de tout autrui lorsque la pensée de certains autres est déjà essentielle à la nôtre ? Faut-il effacer la dette pour penser universellement ? Dans les faits, chacun ne pense qu’à partir d’une culture et d’une langue déterminées ; en sorte que ses pensées ne sont dites « siennes » que par une reprise personnelle, toujours déjà habitée par un univers de cogitations dont d’autres furent les maîtres et les initiateurs, et dont ils étaient déjà, en leur temps, les héritiers. La résistance psychologique à cette évidence est très forte. Elle est ancrée dans la résistance du moi à tout ce qui pourrait témoigner de son aliénation. Mais cette aliénation est indéniable. Elle se démontre aussi bien du moi psychologique que du cogito. Certes, le cogito est, par définition, le point de résistance philosophique majeur à l’aliénation foncière de toute pensée, foyer transcendant et autoréférencé qui échapperait par essence à l’ensemble des mécanismes culturels.Et même s’il s’enseigne et se transmet culturellement, il demeure pour chacun le foyer propre et autonome de son activité personnelle de penser. Établir que le cogito est inaliénable est l’objet même de la démonstration de Descartes dans ses Méditations. Pourtant, curieusement, tout penseur est averti que le cogito prend place dans l’histoire de la philosophie à un moment intellectuel déterminé. À suivre consciencieusement les philosophes grecs, on conçoit aisément, non seulement qu’ils ne pensèrent pas le cogito, mais qu’ils ne pouvaient ni ne devaient en aucun cas le penser. Il faut se faire une idée particulière de l’esprit et de l’âme pour qu’émerge le cogitodans sa force signifiante cartésienne et postcartésienne. Et cette idée appartient en propre à l’histoire du christianisme. Qui songerait à la nier ? L’honnêteté intellectuelle oblige, dès lors, à tenir comme des corrélatifs des concepts pourtant aussi absolus que la Nature et la Culture, le cogitoet l’histoire, etc. Ce paradoxe est l’un des plus intenses et des plus problématiques de l’activité de penser. Il serait vain de nier que le cogito se présente à l’esprit comme le foyer autonome de l’activité de penser ; mais, à l’inverse, il serait vain aussi, par un autre tour de notre esprit, de le prendre pour un commencement absolu et universel, confondant ainsi l’expérience de l’origine avec l’origine effective. L’éprouver comme origine de droit de sa pensée est une chose ; juger que cette origine proviendrait exclusivement de « soi » en est une autre. Il ne s’agit pas des mêmes jugements ni des mêmes expériences de pensée. Faut-il nécessairement se précipiter pour les accorder ? La propension au système, qui fait les belles heures de la maxime kantienne, serait davantage compulsive ici que proprement philosophique. Il est plus sage et plus habile d’apprendre à vivre et à penser dans l’horizon de ce genre de paradoxe que de s’efforcer compulsivement de les résoudre. Car l’honnêteté intellectuelle nous engage à respecter les termes d’un problème complexe, et à se garder de confondre abusivement les expériences et les jugements légitimes de notre esprit avec une prétendue évidence universelle. Du coup, la seule question intellectuellement pertinente est de déterminer si la culture à laquelle on appartient laisse une « place » aux esprits attachés à penser par eux-mêmes. C’est à ce propos que Rabbi raisonne et légifère : aucune tradition ni aucune histoire ne sont saturées, il existe toujours un « endroit » où un sujet peut penser par lui-même et en accord avec lui-même. Il ne s’agit pas d’une évidence intellectuelle ni d’un constat de fait. Il faut légiférer. La pensée digne de ce nom s’acquiert d’abord par le courage, tout le monde en convient. Mais au courage doit s’ajouter la légitimité. Or, cette dernière est affaire de place laissée vacante, au sens où les premiers laissent systématiquement aux seconds l’endroit de leur parole. Si le monde de la pensée et de la tradition n’est pas saturé, s’il est troué y compris aux endroits qu’on croit déjà emplis et achevés, c’est parce qu’il y manque encore la parole du sujet. Mais il faut alors impérativement le lui signifier. Lorsque l’on sait la dette qui cheville un esprit à ses précepteurs, quels qu’ils soient, on ne saurait penser en accord avec soi-même sans en référer aussi à eux. En dernier ressort, c’est le précepteur qui en décide. Dans ce domaine, rien n’est simple, et il faut accepter le paradoxe dans toutes ses conséquences :
« Rav dit à [ses élèves] Rav Papa et à Rav Houna fils de Rav Yéhochoua : Lorsque la conclusion d’un de mes jugements se présente à vous, et que vous constatez qu’il y a lieu d’y objecter, ne déchirez pas cette conclusion jusqu’à ce que vous me l’ayez présentée. Si je peux en rendre raison, je vous le dirai ; sinon, je changerai d’avis. Après ma mort, ne le déchirez toujours pas mais ne vous sentez pas non plus obligés de le suivre. Ne le déchirez pas, car si j’étais présent j’aurais pu peut-être en rendre raison ; mais ne vous sentez pas non plus obligés de le suivre, car un juge ne doit tenir compte que de ce que ses propres yeux voient [19]. »
Notes
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[1]
Citation d’Horace : « Aucune astreinte ne m’a contraint de jurer sur les paroles d’un maître » (Épitres, I, 1, 14, Paris, Belles Lettres, 1964, p. 37).
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[2]
E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, in Œuvres philosophiques, vol. 3, Paris, © Éditions Gallimard, 1986, Ire partie, I, 59, p. 1046. Les italiques sont de l’auteur. L’autre référence majeure est un paragraphe de la Critique de la faculté de juger, « Analytique du sublime », § 40, trad. Alexis Philonenko, Paris, © Librairie philosophique J. Vrin, 1993, dont nous citons ensuite les extraits.
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[3]
Je paraphrase la description de la logique formelle dans l’introduction à la logique transcendantale, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale des éléments, 2e partie, Introduction (Œuvres philosophiques, op. cit., t. 1, p. 814).
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[4]
J.-P. Sartre, Les mots, Paris, © Éditions Gallimard, 1977, p. 125 et suiv.
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[5]
Sur le déploiement de la vérité dans la méditation cartésienne, cf. M. Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu », Dits et écrits. 1954-1988, vol. 1 : 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994, p. 1113 et suiv.
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[6]
Voyez a contrario la démarche de Heidegger dans les premières pages de son Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1987.
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[7]
Voyez la belle remarque de J. Trouillard, dans la préface de sa traduction de Proclos, Éléments de théologie(Aubier-Montaigne, 1965, p. 12) : « Une pensée qui a été élaborée comme une raison de vivre ne peut être restituée sans que soit réinventée son unité dans la même optique. » L’énoncé justifie à la fois le néoplatonisme de Proclos et l’approche philosophique de J. Trouillard.
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[8]
« Rabbi » est le surnom de Rabbi Juda Hanassi qui vécut au début du IIIe siècle et qui est l’auteur de la Michna ; Rabbi Méïr appartenait à la génération précédente et était l’un de ses maîtres. Beit Chéan est une localité de Galilée, située à proximité de Tibériade où résidaient Rabbi et son tribunal.
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[9]
Extrait du traité ’Houlïn 6 b-7 a ; notre traduction (simplifiée) et notre analyse reposent sur le commentaire de Rachi.
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[10]
Cf. ’Houlïn 7 a.
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[11]
Dans les termes du Talmud (ibid.), la « sanctification initiale de la terre a été perdue » au moment de l’exil ; les lois et règlements bibliques liés à la terre d’Israël ne dépendent donc plus des frontières antiques.
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[12]
Cf. Erouvïn 27 a et Kidouchïn 34 a.
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[13]
J’emprunte cette expression à Hasdai Crescas, philosophe juif du XVIe siècle (Or Hachem, III, 3, 3 ; cf. ma traduction française, Lumière de l’Éternel, Paris, Hermann, 2010, p. 1031 et 1063) : « Les prémisses universelles, dans le Talmud, tirent leur force de leur indétermination. »
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[14]
Il n’est pas sûr non plus qu’Aristote aurait adhéré à cette croyance en l’universel. Voir les réflexions de J.-C. Milner dans Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Lagrasse, Verdier, 2003, p. 17 et suiv.
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[15]
E. Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, in Œuvres philosophiques, © Éditions Gallimard,op. cit., t. 3, p. 436. Les italiques sont de Kant.
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[16]
Ibid., p. 438.
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[17]
Baba Métsia 23 b-24 a.
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[18]
E. Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, op. cit., p. 439.
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[19]
Baba Batra 130 b.