Couverture de CAPH_143

Article de revue

Siegfried Kracauer et la « métaphysique du roman policier »

Pages 51 à 66

Notes

  • [1]
    S. Kracauer, Le Roman policier, trad. Geneviève Rochlitz et Rainer Rochlitz, Paris, © Payot, 1981 (les références citées renverront à cette édition) ; © Payot & Rivages, 2001.
  • [2]
    S. Kracauer, L’Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, Paris, La Découverte, 2008, p. 60.
  • [3]
    W. Benjamin, Sens unique, Paris, Lettres nouvelles/Maurice Nadeau, 1988, p. 145. Dans son Baudelaire (1938), (Paris, Payot, 1982, p. 59), W. Benjamin signifie avoir lu le livre de R. Messac, Le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique (1929).
  • [4]
    T. W. Adorno, Minima moralia, Paris, Payot, 1983, p. 217, § 148.
  • [5]
    E. Bloch, Verfremdungen, Bd. I, Abteil 7, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1963, p. 46 et p. 42.
  • [6]
    F. Jameson, Raymond Chandler. Les détections de la totalité, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014, p. 75.
  • [7]
    S. Kracauer, L. Löwenthal, In steter Freundschaft. Briefwechsel, hrsg. von P.-E. Jansen und C. Schmidt, Springe, Zu Klampe Verlag, 2003, p. 49.
  • [8]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 27.
  • [9]
    Ibid, p. 28.
  • [10]
    Id.
  • [11]
    T. W. Adorno, M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 43.
  • [12]
    T. W. Adorno, Essai sur Wagner, Paris, Gallimard, 1966, p. 145.
  • [13]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 28.
  • [14]
    T. W. Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, © Flammarion, 1984, p. 263-264 (GS 11, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1974, p. 388-389).
  • [15]
    G. Lebrun, Kant sans kantisme, Paris, © Librairie Arthème Fayard, 2009, p. 95.
  • [16]
    « “Je pense” est, ainsi qu’on l’a déjà dit, une proposition empirique et contient en lui-même la proposition “j’existe”. […] La proposition en question exprime une intuition empirique déterminée, c’est-à-dire une perception (par conséquent, elle démontre que déjà la sensation, qui appartient donc à la sensibilité, est au fondement de cette proposition existentielle), mais elle précède l’expérience, qui doit déterminer l’objet de la perception par la catégorie relativement au temps. »
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 238.
  • [19]
    KrV, Ak. III, 207.
  • [20]
    P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 238.
  • [21]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 45.
  • [22]
    Id.
  • [23]
    Id.
  • [24]
    Ibid., p. 88.
  • [25]
    Ibid., p. 109.
  • [26]
    G. Simmel, Vom Wesen der Moderne. Essays zur Philosophie und Ästhetik, hrsg. von W. Jung, Hamburg, Sammlung Junius, 1990, p. 24 et p. 31.
  • [27]
    G. Simmel, Kant et Goethe, Paris, Le Promeneur, 2005, p. 39.
  • [28]
    C. Imbert, Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF, 1992, p. 274.
  • [29]
    Ibid., p. 275.
  • [30]
    E. Lask, La Logique de la philosophie et la Doctrine des catégories (1910), Paris, Vrin, 2002, p. 63.
  • [31]
    Ibid.
  • [32]
    Cf. D. Pradelle, Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal et facultés chez Kant et Husserl, Paris, PUF, 2012.
  • [33]
    H. Cohen, Le Principe de la méthode infinitésimale, Paris, Vrin, 1999.
  • [34]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 66.
  • [35]
    Ibid., p. 88.
  • [36]
    Ibid., p. 107.
  • [37]
    Ibid., p. 126.
  • [38]
    Ibid., p. 127.
  • [39]
    T. W. Adorno, Kierkegaard, Paris, © Payot & Rivages, 1995, p. 147. Écrit entre 1929 et 1930, ce livre publié chez Mohr en 1933 est la thèse d’habilitation qu’Adorno a soutenue à l’université de Francfort en février 1931. Benjamin en fit la recension dans la Vossische Zeitung, le 2 avril 1933. Le chapitre « De la logique des sphères » est le répondant du premier chapitre du Roman policier, dont le titre original est « Transformation de sphères », et non « Sphères ».
  • [40]
    G. Lukács, L’Âme et les Formes, Paris, Gallimard, 1974, p. 259.
  • [41]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 79.
  • [42]
    Cf. U. Eisenzweig, Autopsies du roman policier, Paris, UGE, 1978, p. 9.
  • [43]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 83.
  • [44]
    Ibid., p. 79.
  • [45]
    Ibid., p. 135.
  • [46]
    Ibid., p. 136.
  • [47]
    Ibid., p. 160-161.
  • [48]
    Cf. O. Agard, Kracauer, le chiffonnier mélancolique, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 56-58.
  • [49]
    Cf. la critique kracauerienne de Simmel dans L’Ornement de la masse, « Georg Simmel », op. cit., p. 212 : « […] Simmel épouse la forme de ses objets d’incomparablement plus près [que des penseurs enracinés dans l’idéalisme transcendantal], sans doute paye-t-il sa position si proche de la vie en renonçant aux principes qui résument, il plonge dans la diversité des formes abandonnant ainsi l’unité qui surplombe tout de sa voûte. »
  • [50]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 175.
  • [51]
    Cf. J.-P. Faye, Les Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972.
  • [52]
    N. Tertulian, « La destruction de la raison », in E. Bloch et G. Lukács, Réification et utopie, Acte Sud, 1986, p. 96.
  • [53]
    M. Bertozzi, « Maison de Dieu et Hall d’hôtel. Une lecture indiciaire du traité de Kracauer sur le roman policier », in D. Thouard (éd.), L’Interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2007, p. 241-250.
  • [54]
    S. Kracauer, L’Ornement de la masse, op. cit., p. 155.
  • [55]
    T. Mann, La Mort à Venise, chap. 2, Paris, Fayard, 1971, p. 19.
  • [56]
    F. Schiller, Poésie naïve et poésie sentimentale, Aubier, 1947, p. 127 (souligné par moi).
  • [57]
    Ibid., p. 95.
  • [58]
    C’est ce que montre P. Szondi dans « Le naïf est le sentimental », in Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, Paris, Gallimard, 1991, p. 72.
  • [59]
    La Mort à Venise, op. cit., p. 52.
  • [60]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 64.
  • [61]
    Ibid., p. 67.
  • [62]
    Ibid., p. 177.
  • [63]
    H. Broch, Création littéraire et connaissance, Gallimard, 1966, p. 336. Cf. aussi la conférence de Broch qui eut lieu à Yale au cours de l’hiver 1950-1951 : « Quelques remarques à propos du kitsch », Allia, 2001.
  • [64]
    R. Musil, « De la bêtise », in Essais. Conférences, critique, aphorismes, réflexions, Paris, © Éditions du Seuil, 1984, pour la traduction française, p. 307.
  • [65]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 177.
  • [66]
    Ibid., p. 75.
« – Ce qu’on ne savait pas autrefois, ce qu’on sait aujourd’hui, ce qu’on pourrait savoir, – c’est qu’une formation en arrière, une régression, en un sens quelconque, à quelque degré que ce soit, n’est pas du tout possible. »
Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, § 43.

Interpréter

1 Je parlerai aujourd’hui d’un livre singulier, Le Roman policier de Siegfried Kracauer [1], dont le titre allemand est Der Detektiv-Roman, écrit entre 1922 et 1925 mais non publié du vivant de son auteur. Ce livre a seulement connu une publication posthume en 1971 dans les Écrits où il s’est vu donner pour sous-titre « Un traité philosophique », alors que son sous-titre original était « Une interprétation ». En 1927, Kracauer publia un chapitre de son livre « Hall d’hôtel » dans L’Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, livre qui définissait explicitement son projet d’ensemble : « Le lieu qu’une époque occupe dans le processus historique se détermine de manière plus pertinente à partir de l’analyse de ses manifestations discrètes de surface, qu’à partir des jugements qu’elle porte sur elle-même [2]. »

2 Remarquons d’emblée que plusieurs philosophes ont fait du roman policier l’élément privilégié d’une topique ou plutôt d’une sémiotique de la conscience historique. Dans Sens unique, en 1928, Benjamin consacra un texte intitulé « Luxueux appartement meublé de dix pièces », qui fait apparaître l’affinité entre le roman policier et l’intérieur bourgeois et rappelle au passage que Poe, l’inventeur du genre littéraire « roman policier », était l’auteur d’une « philosophie de l’ameublement » : « “Sur ce sofa Tante ne peut qu’être assassinée.” La luxuriance sans âme du mobilier ne devient confort véritable que devant le cadavre [3]. »

3 Dans Minima moralia[4], Adorno remarqua que la « décadence du roman policier » qui, de roman du déchiffrement rationnel du monde social, devint dans les années vingt, en particulier avec Edgar Wallace (1875-1932), une construction irrationnelle avec des énigmes irrésolues et des exagérations grossières, c’est-à-dire une « comédie macabre » (eine Mordkomödie), anticipait « la représentation collective de la terreur totalitaire » (die kollektive Imago des totalitären Schreckens). Bloch consacra lui aussi, mais plus tard, en 1960, une étude au roman policier intitulée « Considération philosophique du roman policier [5] » où il relevait l’intérêt du « regard micrologique », propre au détective, et s’intéressait aux types de signes caractéristiques (Kennzeichen) que le roman policier permet de distinguer : l’énigme (qu’on devine), le secret (qu’on découvre), le non-dit ou l’a tergo de l’histoire (qu’on exhibe).

4 Relevons enfin que Jameson a, lui aussi, consacré récemment un essai à cet « explorateur involontaire de la société » qu’est le détective, mais en s’intéressant plus spécifiquement à Raymond Chandler et en déterminant l’intérêt philosophique qu’il trouve à cette lecture de la façon suivante : « Cet exercice phénoménologique […] nous apprend à percevoir la distance, la séparation ou la disjonction entre un contenant et ses contenus [6]. »

5 Le roman policier et l’intérêt qu’il suscite chez les philosophes disent certainement quelque chose de leur pratique de l’interprétation, et livrent sans doute aussi les raisons profondes du devenir « micrologie » de cette interprétation. Quand le travail d’interprétation philosophique, qui requiert toujours qu’une puissance d’enchaînement s’accorde avec une puissance d’anticipation ou de présomption, devient déchiffrement de détails, de rebuts, d’indices négligés, le contenu de la philosophie ne vient-il pas à se confondre en silence avec les pas de sa démarche ? Mais la philosophie est-elle strictement associée à une forme d’interprétation ? Une fonction nouvelle de l’imagination ne prend-elle pas la charge de l’interprétation sous la figure du détective-philosophe ? Et cette imagination sert-elle la récognition de l’altérité, pour ainsi dire son assimilation à l’identique, ou sert-elle, au contraire, la construction d’une non-identité ? Kracauer traduira cette alternative dans une antinomie herméneutique, celle du policier et du détective : le policier ne comprend ce qui arrive qu’en anticipant l’identique dans le « non-identique ». Le détective fait droit à une non-identité irréductible et il renouvelle la synthèse de la récognition par une imagination libre, non ancillarisée par l’entendement.

6 Qu’est-ce qui fascine Kracauer dans le roman policier ? Il y a quelque chose de dissimulé au beau milieu de la vie ordinaire et ce dissimulé se loge dans l’insignifiance et la quotidienneté qu’il faut imaginer autres qu’elles semblent pour le faire apparaître. La métaphysique du par-delà l’expérience ordinaire se réalise dans une phénoménologie qui réhabilite l’imaginaire en lui donnant une fonction de connaissance. La fonction du schématisme par où l’imaginaire retombe dans l’orbite de l’entendement, au lieu d’ouvrir la connaissance à l’inconnu, constitue le cœur de l’antinomie policier/détective, antinomie dont Kracauer va faire le lieu de son explication métaphysique avec son maître Georg Simmel, mais surtout avec le néokantien Emil Lask.

Métaphysique

7 De quoi s’agit-il donc dans ce livre dont Kracauer confie à Leo Löwenthal, dans une lettre du 16 octobre 1923 [7], qu’il introduit à une « métaphysique du roman policier » ? Qu’est-ce qu’une « métaphysique du roman policier » ? Kracauer est un des premiers penseurs allemands de son temps à s’interroger sur le succès populaire de ce genre littéraire relativement nouveau, aussi prisé que méprisé, et il procède métaphysiquement à la constitution de ce succès en signe socio-historique. Que signifie le fait que le roman policier, cet « ouvrage extralittéraire sans valeur [8] », a conquis de l’importance ? Kracauer cite l’inventeur du genre, Edgar Allan Poe (1809-1849), mais aussi Arthur Conan Doyle (1859-1930), Émile Gaboriau (1832-1873), Gaston Leroux (1868-1927), Sven Elvestad (1884-1934), Frank Heller (1886-1947), Maurice Leblanc (1864-1941), Paul Rosenhayn (1877-1929) dont le détective Joe Jenkins est la copie de Sherlock Holmes, Karl Lerbs (1893-1946), G. K. Chesterton (1874-1936) avec son détective-prêtre, le Père Brown, et enfin Otto Soyka (1882-1955), proche de Karl Kraus (1882-1955). Ce qui unit tous ces auteurs et les caractérise est ceci :

8

« […] l’idée dont ils témoignent et qui préside à leur production : l’idée de la société civilisée parfaitement rationalisée, idée qu’ils comprennent d’un point de vue radicalement unilatéral et qu’ils incarnent sous une forme stylisée par réfraction esthétique. Ce dont il s’agit dans ces romans n’est pas la reproduction fidèle de cette réalité que l’on appelle civilisation, mais bien plutôt, et dès le début, l’accentuation du caractère intellectualiste de cette réalité [9]. »

9 De quoi le succès du roman policier est-il le signe ? Kracauer répond que le roman policier est la caricature, c’est-à-dire la projection dans un espace unidimensionnel, du devenir intégralement rationnel de la société : « Ils [les auteurs de romans policiers] présentent au caractère civilisateur une glace déformante d’où le regarde fixement la caricature de sa propre monstruosité [10]. »

10 Comme le soutiendront plus tard Adorno et Horkheimer dans La Dialectique de la raison, la caricature fait apparaître le vrai. L’unidimensionnalité de la ratio, c’est-à-dire de la raison limitée au calcul, a capturé tout le champ social pour le transformer en un « gigantesque jugement analytique [11] ». Le roman policier donne forme esthétique à cette capture, mais cette esthétique romanesque déliée de tout horizon de transcendance, tant éthique que théologique, s’entend désormais comme une culture de masse. « C’est une erreur de croire que la culture de masse a été infligée à l’art de l’extérieur : par la vertu de sa propre émancipation, l’art s’est renversé en son contraire », écrira Adorno dans son Essai sur Wagner[12].

11 Quelles sont les caractéristiques du roman policier selon Kracauer ? Il y en a deux principales :

12

  • Le roman policier réfracte de manière déformante, caricaturale, la dimension métaphysique de la réalité. Il configure esthétiquement le devenir absolument relatif de l’homme, lequel n’accède pourtant à la réalité de son existence que dans l’épreuve d’une « tension » transcendante vers une totalité inconnue. Cette verticalité métaphysique de la « tension d’exister » (Spannung), que Kracauer définit à partir de Kierkegaard, s’est rabattue horizontalement sur le suspens (Spannung) d’une enquête policière. La Spannung métaphysico-existentielle qui définit la réalité de l’humain s’est réduite au suspens trivial d’un mystère criminel sans transcendance. Ce rabattement Kracauer l’interprète à partir de la réduction néokantienne de la métaphysique à une théorie de la connaissance.
  • La seconde caractéristique est corrélative de la première. Le roman policier permet de déterminer l’état de la société où domine la ratio, c’est-à-dire « l’intellect sans attaches [13] » ; la « détente », l’Entspannung, la désabsolutisation de l’homme intégral, abandonne l’individu à une vie sociale entièrement atomisée, dont le fameux chapitre « Hall d’hôtel » livre l’allégorie. Mais plus qu’une allégorie, nous verrons que ce chapitre détermine une manière d’écrire l’histoire.

13 Mon exposé s’organisera en deux temps qui montreront ceci :

14

  • Le Roman policier soutient une thèse métaphysique. Cette thèse, qui comptera beaucoup pour Adorno, est : l’identité est meurtrière. Le Roman policier doit se lire comme une méditation métaphysique sur la dimension meurtrière de l’identité. Et cette méditation se supporte d’une référence constante à Kierkegaard pour traverser les interprétations néokantiennes de la Critique de la raison pure.
  • Le chapitre « Hall d’hôtel », publié isolément dans L’Ornement de la masse, conduit Kracauer à s’associer à Thomas Mann dans une réflexion sur la catégorie schillérienne du « sentimental » et, par suite, sur la modalité de l’espérance inhérente à l’écriture de l’histoire, mais aussi sur le risque d’épuisement de cette espérance, épuisement dont le « kitsch » est le symptôme esthétique.

Lire la Critique de la raison pure comme un roman policier

15 Pour analyser le diagnostic que Kracauer énonce sur la transformation de la raison en ratio par le néokantisme, il faut repartir d’une espèce de scène primitive métaphysique, celle où Kracauer apprenait à Adorno, encore lycéen et de quatorze ans son cadet, à lire la Critique de la raison pure comme un roman policier. Adorno a raconté ces séances de lecture dans « Un étrange réaliste : Siegfried Kracauer » :

16

« Pendant des années, tous les samedis, régulièrement, nous avons lu ensemble la Critique de la raison pure. Je n’exagère pas le moins du monde en affirmant que je dois plus à cette lecture qu’à mes maîtres universitaires. Doué de qualités pédagogiques exceptionnelles, il [Kracauer] m’a fait entendre la voix de Kant. Dès le début, j’appris sous sa conduite que cette œuvre n’était pas une simple théorie de la connaissance [nicht eine blosse Erkenntnistheorie], une analyse des conditions du jugement valable dans les sciences, mais une sorte d’écriture codée où l’on pouvait déchiffrer la situation historique de l’esprit [eine Art chiffrierter Schrift, aus der der geschichtliche Stand des Geistes herauszulesen war], avec le vague espoir d’y trouver quelque chose de la vérité. Plus tard, par rapport aux textes philosophiques traditionnels, je me laissai moins impressionner par leur unité et leur cohérence systématique, et je m’efforçai plutôt de repérer le jeu des forces contraires qui s’annulent sous la surface de toute doctrine close sur elle-même, considérant les philosophies codifiées comme autant de champs de forces [Kraftfelder] : c’est sans aucun doute à Kracauer que je le dois. Il ne me présentait pas la critique de la raison simplement comme le système de l’idéalisme transcendantal. Au contraire, il me montrait comment les moments objectifs et ontologiques y affrontent les moments subjectifs et idéalistes ; comment les passages les plus éloquents de l’œuvre sont les blessures que ce conflit a infligées à la théorie. D’un certain point de vue, les failles d’une philosophie [die Brüche einer Philosophie] sont plus essentielles que la continuité du sens que la plupart des gens soulignent d’eux-mêmes. Cet intérêt nouveau que Kracauer partagea vers 1920 partait en guerre, avec l’ontologie pour devise, contre le subjectivisme épistémo-critique, d’un systématisme forcené. […] Sans que je m’en sois vraiment rendu compte, c’est par Kracauer que je pris conscience pour la première fois du moment de l’expression dans la philosophie [das Ausdrucksmoment der Philosophie] : dire ce qui surgit à la conscience. Le moment contraire à celui-ci, celui de la nécessité logique, de la contrainte objective dans la pensée, passa au second plan. […] je découvris que, de toutes les tensions qui animent la philosophie, la tension centrale est peut-être celle entre l’expression et la nécessité logique [die Spannung zwischen Ausdruck und Verbindlichkeit] [14]. »

17 Quels peuvent être les passages de la Critique de la raison pure qui justifient ou autorisent une lecture comme celle de Kracauer ? À mon sens, il y en a deux. Le premier texte est « Paralogismes de la psychologie rationnelle » (surtout le paralogisme de la substantialité). Le second est le chapitre III de l’« Analytique des principes » intitulé « Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes », dont Gérard Lebrun dit significativement ceci :

18

« Kant revient incessamment sur ses pas, comme si les nuances qu’il devait apporter à sa thèse exigeaient que celle-ci fût réaffirmée sans crainte des répétitions. Certes, ce n’est pas là qu’une impression de lecture dont on peut faire abstraction pour donner un résumé du chapitre qui en élimine toute ambiguïté. Mais on peut aussi, en prêtant plus d’attention à la sinuosité du texte, essayer de retrouver la nature de la difficulté qui est ici enfouie et, peut-être, camouflée. Il y a bien, après tout, des romans policiers où l’enquête est suscitée par un simple malaise du détective et par le vague sentiment qu’il éprouve qu’un crime a dû être commis dans cette maison-là [15]. »

19 Dans l’examen du paralogisme de la substantialité, Kant analyse l’illusion transcendantale qui me conduit à m’attribuer comme à un sujet dans le jugement (objet) ce qui me caractérise comme sujet du jugement (pensée). Assimiler l’unité de la conscience à l’intuition du sujet en tant qu’objet forme une illusion transcendantale que Kant nomme « subreption de la conscience hypostasiée » (A 402). La thèse du cogito kantien est bien connue : le « je pense » de l’aperception transcendantale n’est pas un « moi » substantiel, il assume seulement une fonction logique de garant épistémologique de l’unité de l’expérience. Le « je pense » est le « véhicule de tous les concepts » (A 341), il est « le texte unique de la psychologie rationnelle » (A 343), évidé de tout contenu relatif à la nature du sujet pensant. Reste que la désubstantialisation radicale du « je » du « je pense » semble avoir suscité des remords chez le philosophe de Königsberg. En effet, si la seconde édition de la Critique de la raison pure ne cède rien sur l’impossibilité de substantialiser la condition subjective de la pensée, elle semble néanmoins ne pas vouloir rompre avec une forme d’existence du « je pense ». Tel un criminel qui revient sur les lieux du crime, Kant, en 1787, ajoute une étrange note aux paralogismes où il affirme que le « je pense » exprime « une intuition empirique indéterminée, c’est-à-dire une perception […] mais [qui] précède l’expérience » et où il s’efforce de définir la proposition « je pense » comme une « proposition existentielle [16] » (B 422) en réservant cependant à l’existence un sens qui s’excepte de la catégorie d’existence relative au temps : « […] l’existence, ici, n’est pas encore une catégorie, puisque la catégorie d’existence se rapporte non pas à un objet donné de manière indéterminée mais à un objet dont on a un concept et dont on veut savoir s’il est posé en dehors du concept ou non [17]. » (B 422)

20 Comme le remarque très justement Ricœur, on voit ici combien « le défaut [d’être] est l’envers de la positivité de la pensée [18] ».

21 Adorno commentera longuement, dans son cours sur la Critique de la raison pure, la substitution d’une analytique de l’entendement à l’ontologie, ontologie dont Kant dit qu’elle est devenue « ein leeres Wort[19] » (un mot vide).

22 Dans le second texte, « Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes », le « malaise du détective », selon le mot de Lebrun, s’éprouve pour les mêmes raisons que dans le premier. Au-delà de la validité objective de la connaissance, nous n’avons même pas le concept d’une intuition possible par laquelle des objets pourraient nous être donnés en dehors du champ de la sensibilité. L’entendement humain limite la sensibilité du seul fait qu’il nomme noumènes les choses en soi mais, ce faisant, il s’impose à lui-même de ne penser ces choses en soi que sous le nom de quelque chose d’inconnu. Cela soulève évidemment la question du statut qu’il faut octroyer à ce que Kant appelle « chose en soi ». Ricœur remarque qu’une espèce de « néant possible » gagne la Critique de la raison pure :

23

« Ce n’est pas la connaissance phénoménale qui limite l’usage des catégories à l’expérience, c’est la position de l’être par le Denken qui limite la prétention de la connaissance à l’absolu : connaissance, finitude et mort sont ainsi liés par un pacte indissoluble qui n’est reconnu que par l’acte du Denken qui échappe à cette condition et la considère en quelque sorte du dehors [20]. »

24 On peut se demander si, par la distinction entre chose en soi et phénomène, Kant n’introduit pas deux sémantiques plutôt que deux ontologies, positive et négative. Ce qu’il faut comprendre, c’est que Kant gardera toujours une profonde méfiance à l’égard de l’idéalisme subjectif auquel il n’a d’ailleurs jamais cédé et surtout pas dans l’Opus Postumum où, sous le titre de « Passage », il vise une Naturforschung a priori dans laquelle « le subjectif de la perception est changé en objectif du phénomène de l’objet des sens » (Ak. XXII, 468). Le réalisme empirique est bel et bien logé dans l’idéalisme transcendantal. Reste que, et c’est un élément capital de la Kantdeutung de cette époque allemande, Kracauer lit la Critique de la raison pure depuis une réception postkantienne (celle-ci étant comprise selon une acception chronologique large). Lire Kant, c’est le lire compte tenu des lectures de Husserl, de Simmel et de nombreux néokantiens. « La philosophie est fondée par les textes qu’elle critique. Son interprétation est réflexion sur l’histoire de la philosophie », écrira Adorno en 1931 dans L’Actualité de la philosophie. Parmi les auteurs qui ont compté pour Kracauer, seuls sont cités par Le Roman policier le néokantien Lask et le sociologue Simmel.

25 Quels sont les énoncés du Roman policier relatifs à la Critique de la raison pure et au « malaise de détective » qu’elle provoque ? Kracauer impute à la révolution copernicienne la transformation de la raison en ratio. La ratio « se croit autonome » et prétend « exercer une domination absolue », écrit Kracauer [21]. La position qu’occupe cette ratio procède « du coup d’État de sa révolution copernicienne [22] ». Le corrélat de ce « coup d’État » est que le monde est entièrement réduit à la cognoscibilité ou à l’accessibilité pour « l’intellect détaché [23] ». En un mot, l’absolu, l’inconnu, le mystère ne sont plus qu’un revers de néant ou, selon le mot de Ricœur, de « défaut d’être » au regard d’un avers que définit la positivité de la connaissance : « […] le caractère objectal s’explique par l’objectivité d’un intellect que rien ne peut influencer parce qu’il se fonde sur le Néant », écrit Kracauer [24] et il ajoute : « Les successeurs de Kant, de Fichte aux néokantiens, ont cherché à éliminer la Chose en soi […] mais ce faisant ils n’ont fait que s’empêtrer dans l’arbitraire du système unidimensionnel [25]. »

26 Cette interprétation de la révolution copernicienne est exactement celle de Simmel dans « Was ist uns Kant[26] » (1896) et aussi dans Kant et Goethe (1899) où on lit par exemple : « Kant est le subjectiviste qui intègre le monde dans la conscience humaine, qui le coule dans ses moules [27]. »

27 De manière générale, le postkantisme, compris selon cette acception large qui s’étend de Fichte aux néokantiens, a pris appui sur la révolution copernicienne et sur le « je pense », principe suprême de la synthèse transcendantale, « pour substituer la constitution à la déduction [28] ». La table des jugements s’est alors trouvée reléguée au second plan avec l’usage régulateur des idées de la raison. Et les tentatives de constitution se sont multipliées jusqu’au point où la recherche d’une métaphysique de la finitude s’est inversée en « destruction de la métaphysique [29] » puis en retour à l’ontologie. C’est en ce sens qu’Emil Lask a étendu la portée du criticisme dans La Logique de la philosophie (1910) et dans La Théorie du jugement (1912) puisqu’il a dissocié l’acte copernicien et la distinction du phénomène et du noumène pour tenter de comprendre l’objectivité de l’objet à partir de la « structuration en forme et matériau [30] » et de la « teneur logique » que recèle l’objet, afin de définir ultimement « un règne objectif du concret [31] », indépendamment de tout subjectivisme transcendantal. Lask, comme Husserl, a donc pris à rebours la révolution copernicienne de Kant [32], qui met les structures ontologiques de l’objet dans la dépendance des facultés subjectives : il a mis les structures noétiques du sujet dans la dépendance de la caractérisation ontologique des objets en se réglant sur le principe selon lequel toute essence d’objet prescrit un type d’évidence spécifique. C’est avec une même rigueur, mais selon une méthode inverse, que Hermann Cohen a séparé la table des catégories et la table des principes pour matérialiser la constitution transcendantale. Il a écrit, dans la deuxième édition de La Théorie kantienne de l’expérience (1885), que Kant avait découvert un nouveau concept de l’expérience : une expérience « devenue réelle dans une histoire », c’est-à-dire congruente avec la science physique de la fin du XIXe siècle. Cohen alla même jusqu’à vouloir saisir la synthèse transcendantale suprême dans le « principe des grandeurs intensives [33] ».

28 Dans tous les cas, la constitution s’est trouvée délestée de la subjectivité constituante et le transcendantalisme de la logique transcendantale kantienne en est ressorti totalement subverti. Kracauer parle significativement d’un « horrible finish du sujet transcendantal [34] » dont Kant a pu tout ignorer, et il ajoute : la ratio, qui procède de ces diverses appropriations postkantiennes de la révolution copernicienne, est « inhumaine sans être divine [35] ». Son ordre « prescrit les lois au monde, sauf, précisément, qu’il ne rencontre pas le monde ni ne légifère [36] ».

Le philosophe-détective

29 Dans ce monde déréalisé de la ratio, monde d’où l’hypothèse d’une chose en soi a été totalement exclue – monde sans métaphysique –, le détective hérite du caractère devenu quasi ineffable de ce qui a disparu et qu’il fait survivre de manière réduite et caricaturale. Que fait-il survivre, fût-ce pauvrement ? Le sens du mystère, le sens de l’irréductibilité des modalités de la conscience aux modalités de l’intentionnalité objective. La conscience de l’indice est l’occasion pour la conscience d’échapper à la constitution objective de ce qui apparaît. Le détective est une caricature « de ceux qui créent le lien avec le mystère [37] », il est l’« homme sacerdotal [38] » dans l’état de société dominé par la ratio. Il est à lui seul l’indice métaphysique de ce que seule une tension de transcendance (Spannung) ou une dialectique existentielle, telle que Kierkegaard l’a définie, peut élever l’existence au niveau de la réalité. Adorno écrira au début du chapitre V de son Kierkegaard, intitulé « De la logique des sphères » :

30

« La doctrine kierkegaardienne de l’existence pourrait être appelée un réalisme sans réalité. Elle conteste l’identité de la pensée et de l’être, sans cependant chercher l’être ailleurs que dans le domaine de la pensée elle-même. […] l’être du soi prend une détermination fonctionnelle, comme « rapport » dont les mouvements doivent conjurer un “sens ontologique” [39]… »

31 Le détective introduit dans la ratio la Spannung, l’antinomie du sens ontologique et de l’existence, et cette antinomie vaut principe d’orientation dans la pensée. L’existentia n’est plus une chose qui va de soi. L’existentia relève d’une certaine survie de la métaphysique par où la singularité de l’existant limite l’extension dissolvante ou meurtrière de l’identité. Lukács ne définit pas autrement la « Métaphysique de la tragédie » dans L’Âme et les Formes : « Seul le singulier, le singulier poussé jusqu’aux limites extrêmes, est adéquat à son idée, est réellement [ist wirklich seiend] [40]. »

32 Comme le prêtre, le détective vit dans le célibat et la solitude. Son intelligence a ceci d’inactuel qu’elle établit sans cesse des relations significatives entre des choses que l’intentionnalité objective incarnée par le policier ne peut que négliger. D’où l’antinomie capitale entre le détective et le policier. Quand le policier détermine l’inconnu selon une variable des anticipations de la perception (de l’identique), le détective fait de la trace un signe séparé de toute intention et de toute visée, il l’approche par un acte imaginatif ou par la puissance régulatrice des idées, en un mot, par l’« acte rédempteur [41] » du « non-identique ». Dans leur Journal, le 16 juillet 1856, les frères Goncourt écrivaient ceci à propos du roman policier inventé par Poe :

33

« Après avoir lu Poe, la révélation de quelque chose dont la critique n’a pas l’air de se douter. Poe, une littérature nouvelle, la littérature du XXe siècle : le miraculeux scientifique, la fabulation par A + B, une littérature à la fois monomaniaque et mathématique. De l’imagination à coup d’analyse [42]… »

34 L’originalité du Roman policier de Kracauer tient finalement à la figure paradoxale du détective, qui à la fois atteste le désenchantement du monde par la ratio et ouvre depuis ce monde désenchanté une voie d’accès à la sphère sacrée de « l’homme intégral » : « […] la compréhension sacerdotale de la nature humaine va plus loin que la pure logique déshumanisée [43]. »

35 Le détective initie le philosophe-sociologue à une herméneutique qui consiste à interpréter en traduisant les contenus de la sphère inférieure (esthétique) par les contenus de la sphère supérieure (éthique et religieuse). Il s’agit en somme de comprendre que la traduction préserve la non-identité du contenu représenté par les signes, quand le savoir présomptif du policier, qui anticipe l’identité dans la non-identité, se déploie au prix d’une déréalisation des signes représentant l’inconnu. La traduction se fait, dit Kracauer, selon une « rotation axiale [44] » : elle rapporte l’inconnu à des horizons de sens différents. Les idées régulatrices font leur retour, la table des principes prévaut sur la table des catégories, la possibilité de l’expérience redevient un problème. La « rotation axiale » de la traduction s’entend presque comme une réappropriation de la révolution copernicienne bien comprise contre l’anti-copernicisme d’un certain postkantisme : « La réalité n’est pas un état, elle est une épreuve […], elle est un chemin ou un processus [45]. » Par où Kant et Kierkegaard font méthodologiquement alliance contre Husserl et les néokantiens : « […] l’homme […] ne saisit le réel que pour autant qu’il tend à l’absolu [46]. » Kracauer va jusqu’à écrire :

36

« L’intériorité kierkegaardienne est saisie d’une manière incomparablement plus exacte chez Kant que dans le système hégélien ; ce n’est que par l’exigence de la raison que Kant est obligé de penser la relation de l’intériorité au fondement comme un dévoilement de ce fondement, mais il transforme avec une précision admirable le caractère irréductible du comportement à son égard en l’antinomie conceptuelle qui le représente. Même si la contingence du donné est pour lui réelle et non simplement possible, son intégration de la contingence à la réalité rend plus de justice à celle-ci que le renvoi hégélien de la contingence dans le domaine du possible [47]. »

37 La tension irrésolue de l’exister, la tension incommensurable entre les sphères de l’existence, voilà ce qui, à cette époque, lie Kracauer et Adorno à Kierkegaard [48]. La « rotation axiale » de l’interprétation du détective-sociologue est également une objection contre Simmel, contre son analogisme et son relationnisme, lesquels demeureraient immergés dans le relatif [49]. Reste que si cette « rotation axiale » ne devait plus être possible, si le détective compris comme sauveteur de la contingence et de la singularité existentielle et comme opérateur d’élévation des contenus à différents horizons de sens devait disparaître, on assisterait au triomphe de l’irrationalisme [50] ou à l’autodévoilement du criminel, comme chez Dostoïevski. Rappelons que le devenir irrationnel et macabre du roman policier fut, aux yeux d’Adorno, le prodrome de la « terreur totalitaire » et que c’est Arthur Moeller van den Bruck – membre du Juni-Klub, sectateur de la révolution conservatrice, œuvrant activement à l’effondrement de la République de Weimar, et déjà auteur du Troisième Reich en 1923 [51], quand Kracauer commença à écrire Le Roman policier – qui entreprit la traduction des œuvres complètes (vingt-deux volumes) de Dostoïevski entre 1906 et 1914. Ce travail de traduction eut un succès considérable.

38 Il y a donc bien dans ce livre de Kracauer plusieurs strates de lecture : un diagnostic sur la réduction de la rationalité à la ratio, une résistance à cette réduction grâce à une dialectique existentielle supportée par la figure du détective et un pronostic sur l’assombrissement possible de l’époque, assombrissement dont Le Roman policier nous livre les signes de reconnaissance.

Comment peut-on être sentimental ?

39 C’est à partir de cette dernière strate de lecture que je voudrais rejoindre le second moment de mon propos pour démontrer que Le Roman policier réfléchit aussi à une manière nouvelle de caractériser le temps présent. Une forme littéraire, Lukács y a insisté dans La Théorie du roman (1916), exprime toujours quelque chose des transformations du monde : « […] le spectacle des formes, explique Nicolas Tertulian, est à regarder comme l’expression d’un drame de l’esprit, au sens hégélien du mot [52]. » Mais alors, pourrait-on objecter, Hegel revient par la fenêtre, quand Kierkegaard et un certain Kant l’ont chassé par la porte ?

40 En construisant un dialogue avec l’auteur de La Mort à Venise (1912) c’est en fait à Schiller et aux catégories historiographiques de « naïf » et de « sentimental » que se réfère Kracauer. L’auteur du Roman policier poursuit sa « kierkegaardisation » de la dialectique historique grâce à Schiller. Les catégories de « naïf » et de « sentimental » lui permettent de transformer son échange avec Thomas Mann en levier d’une caractérisation de son époque et de l’espoir que cette époque « dénouménalisée » rend encore possible.

41 Marco Bertozzi [53] a récemment montré que le chapitre « Hall d’hôtel » procède d’une reprise de certains passages de La Mort à Venise de Thomas Mann. Notons que Kracauer cite explicitement le livre de Thomas Mann [54], mais que la référence excède la seule citation. Il me semble que cette piste est précieuse et qu’il faut l’exploiter davantage. Le personnage central de La Mort à Venise, Gustav von Aschenbach, est un écrivain célèbre, il est l’auteur de nombreux livres, dont une biographie sur Frédéric de Prusse et des romans, mais Thomas Mann signale surtout qu’un de ses essais Art et spiritualité a été comparé par de « bons juges » avec le traité Du naïf et du sentimental de Schiller [55].

42 Dans ce traité, Schiller a voulu conceptualiser la différence qui séparait son mode d’écriture (Dichtungsweise) de celui de Goethe, mais il a peu à peu compliqué l’antithèse « naïf »/ « sentimental » pour montrer que le « sentimental », loin d’être le contraire du « naïf », le comprend et le met sous la loi de la réflexion. Expliquons. Le poète « naïf »« est nature », le « sentimental »« cherche la nature [perdue] [56] ». La naïveté est elle-même sentimentale puisqu’elle implique que la « vraie nature », qu’on la nomme l’enfance, la grécité ou « l’homme intégral », est « toujours déjà » (dit expressément Schiller) inaccessible à la nostalgie du sentimental. La nature, l’enfance, « l’homme intégral » sont perdus, le « sentimental » schillérien le sait et il s’épargne ainsi la douleur d’un (im) possible retour à l’objet perdu. Le chiasme « naïf »/ « sentimental » est une objection des classiques (Schiller et Goethe) à la nostalgie romantique, présumée vouloir écrire l’histoire sous l’horizon de l’objet perdu, quand les classiques intègrent ce deuil à la réflexion pour privilégier l’initial sur l’originaire. L’horizon de l’histoire n’est pas pour eux a tergo, du côté de « l’abîme sans fond » de la perte, mais il s’ouvre depuis une (ré) invention qui s’approprie réflexivement la perte. Une fois encore, ce n’est pas l’originaire mais l’initial qui importe :

43

« La nature que tu envies aux êtres inanimés n’est digne ni d’estime ni de nostalgie. Pour toi elle appartient au passé ; il faut qu’à tout jamais elle lui appartienne. L’échelle qui te portait manque sous toi, et il ne reste d’autre alternative que, ou bien de saisir la loi par un acte de libre conscience et de libre volonté, ou bien de tomber irrémédiablement dans un abîme sans fond [57]. »

44 Que dit Schiller de l’écriture de l’histoire ? Ce n’est pas en sautant à pieds joints par-dessus les conditions historiques du présent qu’on peut aspirer à (re) trouver l’enfant, le Grec ou, pour Kracauer, « l’homme intégral » et la raison non réduite à la ratio. Il faut plutôt les penser comme ce que nous devons réinventer depuis la conscience irrémédiable de leur perte. Le sentimental intègre l’énergie créatrice du naïf en même temps que le naïf a besoin dans sa genèse de la réflexivité du sentimental. Ces catégories poétiques et historiques déterminent « le ton d’une époque » en caractérisant des modes de sentir et d’écrire [58]. Ce qui porte à l’idéal l’enfance, le Grec, « l’homme intégral », est le sentiment qui se formule et s’éprouve dans l’écart qui nous sépare d’eux. Les catégories de « naïf » et de « sentimental » présentent donc, à la limite du présent, une possibilité libérée de toute nostalgie privative : il faut produire à nouveau, c’est-à-dire initier, et non « re-produire » (au sens de répéter). Il ne s’agit pas de se réconcilier avec un état perdu par-delà le temps qui nous en a séparés. Schiller montre qu’il faut, au contraire, s’éloigner vers ce temps passé, le réinventer compte tenu de sa perte. Schiller déjoue ainsi la mélancolie et la nostalgie qu’on aurait pu croire associées au concept de « sentimental » et il fait apparaître sous cette catégorie historiographique une dimension d’espérance.

45 La question qu’impose Thomas Mann sous la figure de Gustav Aschenbach dans La Mort à Venise est : qu’est devenue, pour nous, en 1912, au début du XXe siècle, cette dimension d’espérance inhérente au « sentimental » ? N’oublions pas que le roman de Thomas Mann commence un peu à la manière de L’Homme sans qualités de Musil par une espèce de dépression atmosphérique qui, comme l’air lourd et fétide que répand le choléra sur Venise, est le prodrome de la guerre. Gustav von Aschenbach mourra du choléra à Venise, dans le Grand Hôtel des bains où il est venu se reposer. « Sa pensée, écrit Thomas Mann au début du roman, cherchait le mystérieux rapport devant relier le particulier au général pour que naisse de l’humaine beauté [59]… » Aschenbach est le type du « sentimental » plongé dans un temps de détresse. Il s’interroge sur l’avenir de la dialectique, sur la possibilité de continuer à lier et relier le particulier et le général. De longs passages du Phèdre de Platon nous rappellent le temps perdu où la dialectique trouvait ses médiations dans l’art et la beauté. Or le passage du sensible vers l’intelligible, qu’incarne Tadzio, semble s’évanouir à mesure que le choléra, d’abord dissimulé puis nommé « le mal », se répand dans Venise et finit par tuer Aschenbach en laissant sa question dialectique sans réponse. L’art est-il encore médiateur ? L’art médiateur est-il encore accessible ? Et si ce n’est plus le cas, puisque Tadzio s’éloigne, quel espoir reste-t-il d’échapper au « mal » qui ravage le monde ? Telles sont les questions schillériennes de Thomas Mann que Kracauer veut reformuler à partir d’une interrogation suraiguë sur l’avenir possible de la dialectique, c’est-à-dire sur l’avenir de la réflexion propre au « sentimental » dans une époque de détresse aggravée.

46 « Le Hall d’hôtel » devient ainsi l’allégorie historico-philosophique d’un état social atomisé, d’une communauté spirituelle désaffectée : on n’y rencontre plus personne sinon « le Néant impersonnel du chef de réception [60] ». La spiritualité n’est plus tragique, elle est perdue. Le hall d’hôtel est la figure sécularisée et dissoute de la communauté perdue : « la civilisation qui tend à la rationalisation se perd dans l’élégant fauteuil club [61]. » Et, ajoute significativement Kracauer, « la sentimentalité », « émotion déchue de la relation », « tourne à vide », « elle est le sentiment qui vise la rédemption mais qui manque ce qu’elle vise [62] ». La dimension d’espérance inhérente à la tension dialectique, qui porte le « sentimental » vers la réinvention de l’état perdu, s’est épuisée. Et cette exhaustion de l’espérance du « sentimental » comme de toute fin messianique s’atteste, montre Kracauer, dans les dénouements toujours plus niais du roman policier. La tension dialectique innervant le ton « sentimental » s’est dissoute en produisant esthétiquement « le kitsch ». Le « kitsch », comme on sait, a été théorisé par Hermann Broch à partir de 1933, en particulier dans « Le mal dans le système des valeurs [63] », mais le terme existe déjà en allemand depuis la période Biedermeier (1815-1848). Robert Musil en livre une origine possible, dans sa conférence « De la bêtise », en 1931 :

47

« [on ne peut], à ma connaissance du moins, le définir ni expliquer son emploi [le mot kitsch], à moins de recourir au verbe verkitschen qui signifie, dans l’usage dialectal, “céder au-dessous du prix” ou “brader”. Kitsch désignerait donc une marchandise de camelote ou de rebut ; et je crois volontiers que l’on retrouverait ce sens, transposé bien entendu sur le plan de l’esprit, chaque fois que le terme est employé inconsciemment à bon droit [64]. »

48 L’originalité de Kracauer consiste à exposer une généalogie du kitsch, compris comme déliaison de l’esthétique et des sphères supérieures (éthique et religieuse), déliaison par où l’art du roman se fond dans une culture de masse. Et cette déliaison s’explique elle-même à partir de l’Entspannung de la dialectique propre au « sentimental » :

49

« […] la pensée idéaliste […] commence par la fin et par là peut toujours dès le début avancer jusqu’à la fin en traversant la pseudo-réalité. Le kitsch reflète dans le domaine esthétique la déformation que subit le messianique par l’effet d’une telle appropriation, en finissant sur une réconciliation sans qu’une réalité l’ait précédée. Toute philosophie qui, en négligeant l’intériorité, mène le système à une telle conclusion qui est l’origine de son point de départ dépourvu de tension, n’a guère plus de poids existentiel [65]. »

50 Du détective ne restent que les cendres (Aschen) d’Aschenbach dans un monde où, le « non-identique » étant forclos, la tension dialectique se réduit à la compulsion de répétition de l’identique. S’il est bien vrai que Kracauer a réécrit La Mort à Venise dans le chapitre « Hall d’hôtel » du Roman policier c’est, on l’aura compris, pour montrer que la mort que propage l’hégémonie exclusive de l’identité n’entre pas seulement à l’hôtel [66].


Date de mise en ligne : 23/11/2015.

https://doi.org/10.3917/caph.143.0051

Notes

  • [1]
    S. Kracauer, Le Roman policier, trad. Geneviève Rochlitz et Rainer Rochlitz, Paris, © Payot, 1981 (les références citées renverront à cette édition) ; © Payot & Rivages, 2001.
  • [2]
    S. Kracauer, L’Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, Paris, La Découverte, 2008, p. 60.
  • [3]
    W. Benjamin, Sens unique, Paris, Lettres nouvelles/Maurice Nadeau, 1988, p. 145. Dans son Baudelaire (1938), (Paris, Payot, 1982, p. 59), W. Benjamin signifie avoir lu le livre de R. Messac, Le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique (1929).
  • [4]
    T. W. Adorno, Minima moralia, Paris, Payot, 1983, p. 217, § 148.
  • [5]
    E. Bloch, Verfremdungen, Bd. I, Abteil 7, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1963, p. 46 et p. 42.
  • [6]
    F. Jameson, Raymond Chandler. Les détections de la totalité, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014, p. 75.
  • [7]
    S. Kracauer, L. Löwenthal, In steter Freundschaft. Briefwechsel, hrsg. von P.-E. Jansen und C. Schmidt, Springe, Zu Klampe Verlag, 2003, p. 49.
  • [8]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 27.
  • [9]
    Ibid, p. 28.
  • [10]
    Id.
  • [11]
    T. W. Adorno, M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 43.
  • [12]
    T. W. Adorno, Essai sur Wagner, Paris, Gallimard, 1966, p. 145.
  • [13]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 28.
  • [14]
    T. W. Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, © Flammarion, 1984, p. 263-264 (GS 11, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1974, p. 388-389).
  • [15]
    G. Lebrun, Kant sans kantisme, Paris, © Librairie Arthème Fayard, 2009, p. 95.
  • [16]
    « “Je pense” est, ainsi qu’on l’a déjà dit, une proposition empirique et contient en lui-même la proposition “j’existe”. […] La proposition en question exprime une intuition empirique déterminée, c’est-à-dire une perception (par conséquent, elle démontre que déjà la sensation, qui appartient donc à la sensibilité, est au fondement de cette proposition existentielle), mais elle précède l’expérience, qui doit déterminer l’objet de la perception par la catégorie relativement au temps. »
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 238.
  • [19]
    KrV, Ak. III, 207.
  • [20]
    P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 238.
  • [21]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 45.
  • [22]
    Id.
  • [23]
    Id.
  • [24]
    Ibid., p. 88.
  • [25]
    Ibid., p. 109.
  • [26]
    G. Simmel, Vom Wesen der Moderne. Essays zur Philosophie und Ästhetik, hrsg. von W. Jung, Hamburg, Sammlung Junius, 1990, p. 24 et p. 31.
  • [27]
    G. Simmel, Kant et Goethe, Paris, Le Promeneur, 2005, p. 39.
  • [28]
    C. Imbert, Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF, 1992, p. 274.
  • [29]
    Ibid., p. 275.
  • [30]
    E. Lask, La Logique de la philosophie et la Doctrine des catégories (1910), Paris, Vrin, 2002, p. 63.
  • [31]
    Ibid.
  • [32]
    Cf. D. Pradelle, Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal et facultés chez Kant et Husserl, Paris, PUF, 2012.
  • [33]
    H. Cohen, Le Principe de la méthode infinitésimale, Paris, Vrin, 1999.
  • [34]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 66.
  • [35]
    Ibid., p. 88.
  • [36]
    Ibid., p. 107.
  • [37]
    Ibid., p. 126.
  • [38]
    Ibid., p. 127.
  • [39]
    T. W. Adorno, Kierkegaard, Paris, © Payot & Rivages, 1995, p. 147. Écrit entre 1929 et 1930, ce livre publié chez Mohr en 1933 est la thèse d’habilitation qu’Adorno a soutenue à l’université de Francfort en février 1931. Benjamin en fit la recension dans la Vossische Zeitung, le 2 avril 1933. Le chapitre « De la logique des sphères » est le répondant du premier chapitre du Roman policier, dont le titre original est « Transformation de sphères », et non « Sphères ».
  • [40]
    G. Lukács, L’Âme et les Formes, Paris, Gallimard, 1974, p. 259.
  • [41]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 79.
  • [42]
    Cf. U. Eisenzweig, Autopsies du roman policier, Paris, UGE, 1978, p. 9.
  • [43]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 83.
  • [44]
    Ibid., p. 79.
  • [45]
    Ibid., p. 135.
  • [46]
    Ibid., p. 136.
  • [47]
    Ibid., p. 160-161.
  • [48]
    Cf. O. Agard, Kracauer, le chiffonnier mélancolique, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 56-58.
  • [49]
    Cf. la critique kracauerienne de Simmel dans L’Ornement de la masse, « Georg Simmel », op. cit., p. 212 : « […] Simmel épouse la forme de ses objets d’incomparablement plus près [que des penseurs enracinés dans l’idéalisme transcendantal], sans doute paye-t-il sa position si proche de la vie en renonçant aux principes qui résument, il plonge dans la diversité des formes abandonnant ainsi l’unité qui surplombe tout de sa voûte. »
  • [50]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 175.
  • [51]
    Cf. J.-P. Faye, Les Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972.
  • [52]
    N. Tertulian, « La destruction de la raison », in E. Bloch et G. Lukács, Réification et utopie, Acte Sud, 1986, p. 96.
  • [53]
    M. Bertozzi, « Maison de Dieu et Hall d’hôtel. Une lecture indiciaire du traité de Kracauer sur le roman policier », in D. Thouard (éd.), L’Interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2007, p. 241-250.
  • [54]
    S. Kracauer, L’Ornement de la masse, op. cit., p. 155.
  • [55]
    T. Mann, La Mort à Venise, chap. 2, Paris, Fayard, 1971, p. 19.
  • [56]
    F. Schiller, Poésie naïve et poésie sentimentale, Aubier, 1947, p. 127 (souligné par moi).
  • [57]
    Ibid., p. 95.
  • [58]
    C’est ce que montre P. Szondi dans « Le naïf est le sentimental », in Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, Paris, Gallimard, 1991, p. 72.
  • [59]
    La Mort à Venise, op. cit., p. 52.
  • [60]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 64.
  • [61]
    Ibid., p. 67.
  • [62]
    Ibid., p. 177.
  • [63]
    H. Broch, Création littéraire et connaissance, Gallimard, 1966, p. 336. Cf. aussi la conférence de Broch qui eut lieu à Yale au cours de l’hiver 1950-1951 : « Quelques remarques à propos du kitsch », Allia, 2001.
  • [64]
    R. Musil, « De la bêtise », in Essais. Conférences, critique, aphorismes, réflexions, Paris, © Éditions du Seuil, 1984, pour la traduction française, p. 307.
  • [65]
    S. Kracauer, Le Roman policier, op. cit., p. 177.
  • [66]
    Ibid., p. 75.
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