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Article de revue

Notes de lecture

Colas Duflo Les Aventures de Sophie : la philosophie dans le roman au XVIIIe siècle Paris, CNRS éditions, 2013, 290 p.

Pages 132 à 136

Colas Duflo Les Aventures de Sophie : la philosophie dans le roman au XVIIIe siècle Paris, CNRS éditions, 2013, 290 p.

1 Colas Duflo décrit dans ce livre une époque heureuse – le XVIIIe siècle – où la philosophie et le roman n’habitaient pas dans des mondes séparés, où la philosophie dans le roman était à la mode. La philosophie ne s’adressait pas seulement à des spécialistes, elle n’était pas enfermée dans le monde universitaire ; le roman s’expérimentait, et s’il cherchait bien sûr à divertir il avait aussi d’autres ambitions et voulait aborder des problèmes sérieux. C’était encore à l’époque un genre mineur et relativement méprisé : il est passé par la philosophie pour acquérir une dignité.

2 Comprendre cette mode, et surtout être capable d’en analyser les effets, suppose de sortir des cadres interprétatifs – on aurait presque envie de dire des carcans interprétatifs – qui ont été mis en place depuis deux siècles et qui empêchent d’analyser les œuvres du XVIIIe siècle, parce qu’elles deviennent alors inclassables. L’intérêt du livre de Colas Duflo est de montrer qu’il vaut mieux renoncer aux classifications qu’aux œuvres. Il faut accepter qu’un texte philosophique ne soit pas écrit sous la forme d’un traité démonstratif, qu’un roman ne soit pas nécessairement autoréférentiel, fictionnel et étranger à toute forme de vérité. Contre toute position de principes considérant que la philosophie ne peut être présente dans un roman sans détruire ces deux genres, Colas Duflo recourt à l’expérience en analysant des exemples.

3 Pour les analyser, pour comprendre comment le roman peut être un « territoire nouveau d’expériences de pensée », il s’interroge à la fois sur les moyens par lesquels le roman fait de la philosophie, et sur les effets de la philosophie dans le roman. Est-ce qu’une idée de philosophie peut apparaître sans la moindre modification dans un roman ? ou bien est-ce que le fait de devenir une idée de roman produit aussi sur elle des effets ? Est-ce que la forme romanesque est seulement un habillage ? ou répond-elle à certaines positions philosophiques, à ce que l’on pourrait appeler un style ?

4 Le problème se pose d’abord au niveau du lecteur : un récit et un texte philosophique nous semblent relever de protocoles de lecture différents, l’un cherchant à satisfaire notre plaisir, l’autre posant des problèmes de vrai et de faux. Comment est-ce que le lecteur peut lire une argumentation dans un roman sans sortir de son attitude d’adhésion romanesque ? Est-ce que la présence de philosophie dans le roman ne risque pas de rompre le rythme du récit et par là même d’ennuyer le lecteur ? Lorsque Marivaux fait babiller Marianne, lorsque Rousseau fait disserter Julie sur sa prière ou l’éducation de ses enfants, ne dérogent-ils pas aux règles de la fiction, ne font-ils pas perdre au lecteur le fil du récit ? Et ces arguments, en cherchant à emporter la conviction, ne sont-ils pas étrangers au plaisir esthétique que devrait nous donner une œuvre littéraire ? Ces questions, que Colas Duflo pose en se faisant l’avocat du diable, témoignent d’une forme d’anachronisme littéraire : elles plaquent sur les textes du XVIIIe siècle des normes qui leur sont postérieures et qui sont par ailleurs bien discutables. Pour lire les romans du XVIIIe siècle, il est nécessaire d’accepter qu’un texte romanesque puisse avoir une visée extratextuelle et un référent extérieur, que le lecteur de ces textes se passionne pour les propos tenus par des personnages. Rousseau ou Diderot sont bien loin de partager la conception kantienne du plaisir esthétique comme pure satisfaction désintéressée : la considération du vrai procure selon eux un plaisir qui n’est pas différent du plaisir esthétique. Les romans contenant des thèses philosophiques ont connu au XVIIIe siècle un immense succès non en dépit des dissertations philosophiques qu’ils contenaient, mais en raison de ces dissertations, en raison de l’adhésion du public aux thèses soutenues.

5 Mais le problème se pose aussi au niveau de l’écriture : pour qu’un roman philosophique ait un véritable intérêt, il faut que le roman ne joue pas qu’un rôle formel, que la mise en récit n’ait rien d’extérieur, qu’elle soit en elle-même et par ses moyens propres une activité philosophique. Si la philosophie est toujours pensée au XVIIIe siècle comme une manière de vivre, et non comme un pur savoir, le roman, en racontant des histoires, montre quelle est l’efficacité de la philosophie pour mieux vivre et trouver le bonheur. La Nouvelle Héloïse n’est pas un roman réussi malgré son défaut d’homogénéité romanesque ; c’est un livre qui vise le vrai et non une vraisemblance fictionnelle : il exige donc de son lecteur une compréhension et une adhésion, une émotion et une reconnaissance de la vérité des thèses qui y sont contenues. La question de la fiction est ainsi déplacée par Rousseau : l’œuvre est vraie, mais elle ne sera jamais que fiction pour les gens du monde qui ne savent pas le lire.

6 Mais comprendre le rôle que la philosophie a joué dans le roman ne peut se faire en travaillant simplement sur des questions de principes. Colas Duflo ne se contente pas de théoriser la possibilité d’une Sophie romanesque, il en raconte les aventures. La philosophie ne saurait en effet apparaître dans un roman en tant que discipline : elle est représentée. Raconter ses aventures, c’est exposer les formes constamment nouvelles de cette représentation : les auteurs de romans philosophiques brillent par l’invention ; Sophie fait vivre au lecteur de nouvelles aventures dans des livres dont il se trouve parfois le héros.

7 Sophie peut d’abord être incarnée dans un personnage comme la sultane des Bijoux indiscrets qui prend l’habit de sorbonicole pour tenir un discours matérialiste. Tel un fou du roi, la sultane fait rire : elle se croit habillée en philosophe alors qu’elle est déguisée en chauve-souris, la gravité de son discours tranche avec le ridicule de son déguisement. Le rire offre un ressort à la fois théorique et dramatique : il permet d’exposer impunément des vérités interdites ; il permet de concilier la narration et l’argumentation. Cette incarnation de la philosophie en un personnage est un procédé narratif efficace : un philosophe n’est pas un aventurier, les péripéties de sa vie vont donc être représentées comme contredisant son idéal philosophique. La question de la philosophie comme manière de vivre devient ainsi une idée de roman : elle est dramatisée, elle offre le canevas d’un scénario.

8 L’incarnation de Sophie en un personnage permet de faire apparaître le récit d’une vie comme le signe de l’échec ou de la réussite de la philosophie qui la soutient. C’est le cas en particulier pour un des romans qui a le plus marqué les lecteurs du XVIIIe siècle, Cleveland de Prévost. Derrière les innombrables rebondissements et péripéties qui arrivent à Cleveland, est raconté son itinéraire spirituel : le héros comprend progressivement l’insuffisance des principes philosophiques et en particulier du matérialisme, et voit que pour atteindre le bonheur il lui faut se détacher de l’éducation philosophique qu’il a reçue et embrasser la vie chrétienne.

9 Sophie peut également jouer le rôle de narrateur, narrateur philosophe qui pense et qui raconte, qui enquête sur le cœur humain et construit une encyclopédie des passions. Jean-Pierre Cléro a théorisé la fin de la notion de passion : cette notion, qui avait une consistance ontologique forte au XVIIe siècle où elle a fait l’objet de nombreux traités philosophiques, est dissoute par la philosophie utilitariste qui n’y voit plus qu’un écran trompeur. Colas Duflo, en reprenant ces analyses, montre qu’au XVIIIe siècle les traités des passions ont disparu, les auteurs se méfiant des grandes présentations systématiques, mais qu’en revanche les passions sont fort présentes dans le discours des philosophes. L’analyse des passions ne fait plus alors l’objet de textes théoriques, elle est intégrée à l’art qui les représente. Le roman rend possible ce qui était impossible au théâtre. Les nouveaux procédés narratifs inventés par les romans sont en même temps des dispositifs philosophiques permettant de constituer une anthropologie passionnelle. Au XVIIe siècle, le discours que l’homme passionné tient sur sa propre passion est dévalorisé : la passion empêche la lucidité et l’exercice rationnel ; au XVIIIe siècle, l’homme passionné est au contraire le mieux placé pour parler de sa passion, parce qu’il en a l’expérience intime. Il y a ici une invention à la fois romanesque et philosophique qui sera tarie au XIXe siècle quand les discours des sciences humaines et des romanciers se sépareront, comme s’ils portaient sur deux réalités humaines distinctes.

10 Ces romans où figure un narrateur philosophe ne sont pas des romans à thèse : les discussions sur le matérialisme et l’immortalité de l’âme qui y sont exprimées n’ont aucune ambition démonstrative. Le roman raconte l’histoire d’un homme, confronté à des problèmes spirituels difficiles, que le lecteur peut se figurer grâce au récit qui en est donné.

11 Mais Sophie peut aussi apparaître à travers les thèses d’un roman. Colas Duflo oppose deux types de romans à thèse, ceux qui comme Télémaque ou La Nausée se proposent de transmettre ou d’enseigner des thèses philosophiques – que ce soit la valeur du christianisme ou celle de l’existentialisme –, ceux qui, de manière plus subtile, appliquent une philosophie plus qu’ils ne l’illustrent. Et il en donne comme exemple Paul et Virginie en donnant une interprétation philosophique de la mort de Virginie. On sait que cette dernière, au moment du naufrage du Saint-Géran, préfère perdre la vie que sa pudeur et meurt noyée, faute d’accepter de se dévêtir. Cet épisode a souvent été interprété ou comme la manifestation d’une pudeur absurde, signe que Virginie a été dénaturée par l’idéologie mortifère des couvents français, ou comme une catastrophe finale permettant le triomphe de la vertu chrétienne. Colas Duflo renvoie dos à dos ces deux lectures qui sont l’une comme l’autre à contresens : le texte de Bernardin de Saint-Pierre est à comprendre dans le cadre d’un débat sur le caractère naturel ou artificiel de la pudeur, débat qui se rattache à l’ensemble des études sur la nature dont il fait partie. La pudeur est un sentiment moral qui caractérise l’humanité, elle a un lien particulier avec l’amour et apparaît à la puberté. Les enfants peuvent aller nus sans ressentir de pudeur ; la pudeur mortelle de Virginie est celle d’une grande amoureuse, ayant de grands sentiments et un grand tempérament.

12 Enfin, Sophie peut être au cœur même de l’écriture du roman en rendant possible une philosophie narrative. Ce sont les modèles les plus complexes et les plus intéressants que Colas Duflo étudie à travers Candide et Jacques le Fataliste.

13 Colas Duflo construit, pour interpréter Candide, le concept de roman antiphilosophique à comprendre par différence avec celui d’antiroman. On sait qu’on qualifie classiquement d’antiroman un roman réaliste qui se moque du romanesque : les illusions des personnages y sont constamment démenties par la réalité. Dans Candide, les personnages ne sont pas victimes d’illusions romanesques mais d’illusions philosophiques, illusions leibniziennes qui sont démenties par le récit. Mais le récit lui-même ne prétend pas être réaliste : Voltaire y joue sur le genre de la parodie, et en particulier de la parodie de Cleveland en accumulant des épisodes invraisemblables auxquels il ne cherche pas à conférer la moindre vraisemblance. Tout ce qui arrive de mal dans Candide – guerres, tremblement de terre, vérole, inquisition – est réel et extradiégétique, alors que tout ce qui arrive de bien – eldorado, retrouvailles, etc. – est présenté comme fictif. Le lecteur a déjà lu le récit des événements malheureux dans les gazettes, celui des rebondissements spectaculaires dans les romans de Prévost. Colas Duflo montre comment Voltaire se donne ainsi les moyens de répondre à Leibniz. Pangloss n’est pas une caricature, mais une façon de déplacer la question métaphysique. Voltaire n’argumente pas contre Leibniz : on peut dire que, sur un plan métaphysique, Leibniz a réponse à tout et que ses arguments sont démonstratifs. Il ne remet pas tant en cause les arguments de Leibniz que l’entreprise même de la Théodicée, et le recours au principe de raison suffisante. Pour douter et pour faire douter le lecteur de la façon dont Leibniz explique rationnellement le monde, il faut recourir à d’autres moyens que l’argumentation : le récit, la narration sont ici des armes efficaces.

14 Enfin, Jacques le Fataliste est analysé comme un antiroman du lecteur : Diderot s’y attache à décevoir les attentes romanesques non du héros mais du lecteur qui, en raison de ses habitudes de lecture, de sa culture romanesque, ne cesse d’imaginer des suites possibles aux aventures qu’il est en train de lire. Diderot bouscule son lecteur, l’incite à ne pas lire Jacques le Fataliste comme un texte fictionnel en décevant constamment son imagination des possibles. Diderot ramène ainsi le lecteur à ce qu’il y a de vrai, c’est-à-dire au réel, et défait sa croyance en une forme d’existence des possibles. Un tel travail a un enjeu philosophique fondamental : c’est l’illusion des possibles qui alimente la croyance en la liberté métaphysique. Le personnage du narrateur est à interpréter dans cette perspective : en ne cessant de parler de textes qu’il pourrait écrire et qu’il n’écrit pas, il atteste qu’un auteur n’est pas un créateur, que la liberté du narrateur est également déterminée par l’ordre du récit.

15 Les Aventures de Sophie sont aussi loin du Monde de Sophie que de ses Malheurs. Il ne s’agit ni de parer d’une vague apparence de fiction un résumé de cours de philosophie, ni de se contenter de raconter. Le grand intérêt du livre de Colas Duflo est qu’il montre constamment comment philosophie et littérature peuvent être inséparables, s’enrichir l’une l’autre, comment l’invention de certaines formes d’écriture rend possible une nouvelle formulation de thèses philosophiques.

16 On peut évidemment imaginer une suite à ces aventures de Sophie, à la manière dont on peut rêver à la suite de la Vie de Marianne. Il serait contradictoire de prétendre être exhaustif sur un pareil sujet : le livre de Colas Duflo n’a pas la forme d’un traité systématique, il met en scène avec bonheur certaines des aventures qu’a pu connaître Sophie, et nous sommes loin de les avoir toutes racontées dans cette note. On peut gager que bien des lecteurs, séduits par le caractère novateur et stimulant du livre de Colas Duflo, auront envie à leur tour de vivre de nouvelles aventures, dont ils seront peut-être les héros, en relisant avec jubilation les fictions philosophiques écrites au XVIIIe siècle.

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