Couverture de CAPH_137

Article de revue

Notes de lecture

Jürgen Habermas La Constitution de l’Europe Paris, Gallimard, 2012, 224 p. / Ulrich Beck Non à l’Europe allemande : vers un printemps européen ? Paris, Autrement, 2013, 156 p.

Pages 118 à 128

Notes

  • [1]
    J. Habermas, « Un pacte pour ou contre l’Europe ? » dans La Constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, 2012, p. 61 ; cité par U. Beck dans Non à l’Europe allemande : vers un printemps européen ? Paris, Autrement, 2013, p. 139-140.
  • [2]
    Respectivement : « Après la banqueroute » („ Nach dem Bankrott“, publié dans le n° 46/2008 de Die Zeit daté du 6 novembre ; « Le sort de l’Europe se joue sur l’euro » („ Wir brauchen Europa ! Die neue Hartleibigkeit : Ist uns die demeinsame Zukunft schon gleichgültig geworden ?“publié dans le n° 21/2010 de Die Zeit daté du 20 mai) ; « Un pacte pour ou contre l’Europe ? » („ Ein Pakt für oder gegen Europa ?“publié dans le numéro du 7 avril 2011 du Süddeutsche Zeitung).
  • [3]
    Selon la formule popularisée par le New York Times en 2004 à l’occasion de la réélection de George W. Bush.
  • [4]
    Publié dans la Deutsche Zeitschrift für Philosophie, vol. 58, n° 3, 2010 („ Das Konzept der Mensenwürde und die realistische Utopie der Menschen rechte“).
  • [5]
    J. Waldron, « Dignity and Rank », Archives européennes de sociologie, vol. 48, n° 2, 2007, p. 201-237.
  • [6]
    J. Habermas, L’Intégration républicaine : essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998.
  • [7]
    J. Habermas, « L’Europe malade de la xénophobie », tribune parue dans Le Monde daté du 4 janvier 2011.

Jürgen Habermas La Constitution de l’Europe Paris, Gallimard, 2012, 224 p. / Ulrich Beck Non à l’Europe allemande : vers un printemps européen ? Paris, Autrement, 2013, 156 p.

1 Jürgen Habermas et Ulrich Beck partagent le constat d’une grave crise politique de l’Europe. À la veille de l’élection 2014, après de multiples interventions dans la presse, chacun de ces deux fervents partisans de la construction européenne a publié un ouvrage destiné à interpeller le grand public. Ces interpellations reposent sur l’espoir que les sociétés européennes relèvent le défi de la construction politique de l’Union. Beck reprend sur ce point le jugement de Habermas : « Mais peut-être a-t-on tort de regarder vers le haut, vers les élites et les médias. Peut-être que les motivations qui manquent jusqu’ici ne peuvent venir que du bas, de la société civile elle-même. La sortie du nucléaire fournit un bon exemple de ce que, sans l’opiniâtre travail de taupe des mouvements sociaux, les évidences politico-culturelles ne bougent pas, ni par conséquent les paramètres de la discussion publique [1]. »

2 Différents par leur forme, ces deux ouvrages se ressemblent à la fois par leur positionnement politique et par leur genre, qui se situe au croisement de la réflexion théorique, de l’analyse journalistique et du manifeste militant. La politique menée par Angela Merkel y est l’objet de critiques virulentes, par lesquelles les deux auteurs entendent briser un tabou, celui de « l’Europe allemande » (Beck). Si, cependant, les analyses de cette crise politique sont marquées par des perspectives philosophiques différentes pour les deux auteurs, un cosmopolitisme original soutenu par une nouvelle solidarité européenne est présenté chez l’un et l’autre comme l’horizon de toute solution. Ils défendent une organisation duale de l’Europe, qui conserve le degré national tout en renforçant le degré supranational, et ils imaginent l’intégration de cette entité européenne dans un ensemble politique mondial capable de se doter de la capacité de mener une politique intérieure. Il convient de mener une lecture à la fois politique et philosophique de ces deux textes.

Descriptions croisées de la crise de l’Europe

3 Habermas et Beck nous offrent des interprétations complexes des imbrications de la crise financière de 2008 avec la crise de l’Europe. Ils s’accordent pour affirmer que « la crise de l’Europe n’est pas une crise de la dette » (Beck), tout en concédant que le sort de l’Europe se joue sur l’euro (Habermas), et que le sauvetage de l’euro pourrait signer la fin de l’Europe démocratique. La crise financière a révélé le « vice de construction de l’Europe » (Habermas) ou sa « faute originale et fondamentale » (Beck). Ces jugements s’appuient sur des descriptions précises des enchaînements conjoncturels qui se sont succédé depuis 2008.

4 La première partie de l’ouvrage de Habermas est un ensemble constitué de trois articles parus dans la grande presse allemande [2]. Ils saisissent sur le vif trois moments clés de l’engrenage qui a conduit de la chute de Lehman Brothers à la négociation du Mécanisme européen de stabilité (MES). Datant de 2008, le premier article, « Après la banqueroute », décrit les effets sociaux délétères de l’effondrement du système financier et dénonce l’attitude des élites politiques européennes et américaines qui ont délibérément ignoré l’urgence de réguler les marchés financiers, au prétexte que « la spéculation effrénée avait son utilité » (p. 27). Il oppose à l’exercice du pouvoir qui s’est affirmé avec la mondialisation économique la nécessité d’une autre pratique politique, celle d’une coordination mondiale permettant « la juridicisation des relations internationales » (p. 30). Deux niveaux de coordination doivent être distingués : celui qui relève des droits de l’homme et de l’interdiction du recours à la force, et celui qui concerne la répartition et les problèmes écologiques. Ces deux niveaux dessinent les contours de la « politique intérieure mondiale » que Habermas appelle de ses vœux. Or, bien loin de contribuer à cette nouvelle politique, l’Union européenne a révélé lors de la crise financière la « tare » de sa construction, à savoir l’absence totale de politique économique commune, qui transforme les Européens en « caniches de l’oncle Sam » (p. 37). L’article s’achève par quelques phrases décrivant l’espoir de Habermas dans l’élection d’Obama.

5 Un an plus tard, le deuxième article, « Le sort de l’Europe se joue sur l’euro », décrypte le nouveau visage de l’Allemagne qui est apparu avec la crise de l’euro. Son titre initial montre qu’il apostrophait originairement le public allemand : « Nous avons besoin de l’Europe ! La nouvelle intransigeance : notre avenir commun nous est-il devenu égal ? » Habermas s’appuie sur un instantané symbolique pour expliquer comment les Allemands sont passés du rôle de moteur de l’unification et premier acteur de l’Europe pacifique à une mentalité « nombriliste dépourvue de toute prétention normative » (p. 46). Pour la première fois depuis 1945, tous les représentants des forces alliées ont défilé ensemble le 9 mai 2010 à Moscou pour commémorer la victoire sur l’Allemagne nazie. Le 8 mai 2010, soit la veille, Angela Merkel s’était trouvé obligée de transiger avec la ligne dure qu’elle avait défendue âprement pendant des semaines au nom des intérêts nationaux allemands : le premier fonds de sauvetage de l’euro venait d’être créé malgré elle en catastrophe. Habermas dénonce la lourde responsabilité de l’Allemagne dans l’absence de politique économique commune qui voue à l’échec toute tentative de régulation des marchés financiers. Mais les Allemands eux-mêmes doivent payer aussi le prix de la dérégulation : en tant que contribuables, ils sont sommés de faire face aux risques budgétaires de défaut de paiement d’un ou de plusieurs États membres. Toujours néanmoins euro-optimiste, Habermas conclut en se demandant si la crise de la monnaie causera le choc salutaire permettant à l’Allemagne et à l’ensemble des peuples des États membres de renouer avec « un destin européen commun » (p. 49).

6 C’est par la négative que le troisième article, « Un pacte pour ou contre l’Europe ? », publié en 2011, soit un an après le précédent, répond à cette question. Approfondissant l’étude de la nouvelle politique allemande, ce texte propose une analyse du MES. Bien qu’il dénonce les effets économiques destructeurs de la politique d’austérité, Habermas s’attache essentiellement à démontrer le sens politique du MES, qu’il juge relever d’une « mauvaise méthode ». Le MES, négocié de façon « expertocratique » et adopté à huis clos, consacre « un préjudice réel et direct » fait aux États membres, celui d’un droit accordé à la Commission de contrôler les budgets nationaux en amont des votes des Parlements nationaux. Au lieu de procéder au transfert de souveraineté vers l’Union qui permettrait au Conseil et au Parlement européen de jouer leur vrai rôle démocratique, les élites politiques gouvernementales et technocratiques ont préféré « mettre sous tutelle les citoyens européens en les traitant en personnes mineures » (p. 55-56). Habermas voit trois raisons à cette décision néfaste : l’affirmation de la conscience de soi allemande comme État national, des pratiques politiques nationales relevant de la « post-truth democracy[3] », et une promiscuité nouvelle des classes politiques et médiatiques. L’article se clôt alors sur l’évocation du sentiment de consternation qu’il décèle dans le public et dont il voit la trace à la fois dans l’engouement pour des figures antipolitiques et dans « la nouvelle disposition de la base à s’exprimer par la manifestation » (p. 63).

7 Le texte d’Ulrich Beck, rédigé une année plus tard, actualise cette description factuelle de la crise de l’Europe – qui, dans l’intervalle, s’est encore aggravée –, et reprend l’étude de son imbrication avec la nouvelle politique allemande. Beck partage le jugement de Habermas selon lequel « le gouvernement allemand est devenu un accélérateur de désolidarisation à l’échelle européenne » (p. 69). Il montre que la politique de rigueur imposée par l’Allemagne divise les États européens, entre créanciers et débiteurs, entre États de la zone euro et autre États de l’Union européenne, et qu’elle oppose les dirigeants et les populations par des tensions structurelles très fortes. Ces tensions renforcent en retour la position hégémonique de l’Allemagne, offrant à Angela Merkel les moyens d’une nouvelle pratique du pouvoir, « le merkiavélisme », défini par un opportunisme machiavélien de « l’hésitation comme méthode de domestication » (p. 86) qui combine « un néolibéralisme brutal vis-à-vis de l’extérieur à un consensus teinté de social-démocratie à l’intérieur » (p. 95). Rien n’illustre mieux aux yeux de Beck la mise sous tutelle allemande de la démocratie européenne que la formule par laquelle les médias ont relayé les votes des plans d’aide à la Grèce par le Bundestag : « C’est aujourd’hui que le Bundestag décide du destin de la Grèce. » Se pourrait-il qu’un tel « affaiblissement » du principe d’autodétermination démocratique n’éveille aucun sursaut ? Comme l’indique le double titre de son ouvrage, Non à l’Europe allemande : vers un printemps européen ?, Beck veut croire au contraire qu’un mouvement social européen viendra enrayer cette spirale destructrice. Il affirme s’accorder avec Habermas sur ce point.

Des arrière-plans philosophiques divergents

8 Il est cependant très improbable que l’accord des deux auteurs sur la question des mouvements sociaux soit aussi grand que ne le prétend Ulrich Beck. Si les descriptions de la crise européenne de Habermas et de Beck sont remarquablement convergentes, leurs arrière-plans philosophiques ne le sont pas. Et s’ils plaident tous deux pour une nouvelle forme de cosmopolitique, faite d’une combinaison de démocratie nationale et de démocratie européenne, c’est avec des visions politiques notablement différentes. En effet, l’espoir mis par Beck dans une transformation de l’Europe par les mouvements sociaux est directement lié à son interprétation de la crise par la théorie de la « société du risque ». La crise de l’euro aurait offert aux gouvernements européens la possibilité d’une manipulation des gouvernés par la rhétorique du risque qu’il considère comme étant caractéristique de la seconde modernité. Mais cette menace de la catastrophe d’une dissolution de l’Europe par la crise monétaire serait paradoxalement aussi à l’origine d’une nouvelle expérience de résistance par laquelle l’Europe d’« en bas » ferait « l’expérience de son destin commun » (p. 29). Dans cette situation où s’ébauchent « de nouvelles formes du politique » (p. 58), Ulrich Beck oppose deux scénarios qu’il nomme « à la Hegel » et « à la Carl Schmitt », scénarios qui, pourtant, ne s’excluraient pas. Dans le premier cas, par une ruse de la raison, un nouveau cosmopolitisme naîtrait de l’héritage du choc des nations, dans le second verrait le jour « un état d’exception transnational » préparant la fin de la démocratie. Beck n’hésite pas à affirmer que la théorie de « la société du risque rencontre les réflexions de Carl Schmitt sur l’état d’exception. Pour lui, l’Allemagne place aujourd’hui « ce qui est imposé par la menace au-dessus de ce qui est imposé par la loi » (p. 96). Il noircit encore le trait en déplaçant et généralisant cette proposition, opposant les actions « illégales mais légitimes » de ceux qu’il appelle les bâtisseurs de l’Europe, à celles des souverainistes qui seraient « illégitimes et légales ».

9 Pour sortir de cette impasse, Beck propose à la fois « plus d’Europe », grâce à une nouvelle coopération institutionnelle entre les États, et un contrat social européen susceptible de faire contrepoids à la politique de rigueur européenne qui a « universalisé la précarité » (p. 104). La plupart des mesures de coopération proposées par Beck sont partagées par l’ensemble des partisans d’une régulation des marchés financiers : ministre des Finances européennes, union bancaire, taxe sur les transactions financières, séparation des banques d’affaire et des banques d’investissement. S’agissant du contrat social européen, celui-ci devrait à la fois assurer plus de liberté, plus de sécurité et plus de démocratie « à la société européenne des individus » (p. 118), et s’assortir de la levée d’un impôt européen. Beck n’avance cependant que deux propositions concrètes nouvelles pour articuler la coopération institutionnelle et le progrès de la conscience européenne : un « service civil européen » permettant à chaque « citoyen national » d’adopter la perspective d’autres « citoyens nationaux », et la conditionnalité de l’octroi de crédits européens à la volonté de soutenir ce nouveau contrat social. En conclusion, citant et paraphrasant Hölderlin, Ulrich Beck fait retour sur l’ambivalence profonde de la situation actuelle, dont le danger pourrait tout aussi bien faire naître « le salut » qu’un accroissement du danger lui-même.

10 La référence à Carl Schmitt n’est pas absente de la réflexion de Habermas sur la situation présente de l’Europe, mais elle reste marginale. Elle est surtout destinée à corroborer, presque par antiphrase référentielle, la description du procès historique de juridicisation démocratique de l’exercice du pouvoir politique, que Habermas considère comme une « humanisation civilisatrice » et que critique violemment Schmitt. Or, du point de vue de cette vision kantienne de l’histoire, Habermas critique tout aussi durement que Beck le tournant pris par la construction européenne : la domination intergouvernementale postdémocratique et bureaucratique dont les Européens font l’expérience pourrait n’être ni plus ni moins qu’un « retournement du projet européen en son contraire » (p. 112). Ce régime insolite est baptisé « fédéralisme de l’exécutif ».

11 Mais, pour Habermas, le sens historique de la construction européenne reste de contribuer par un « pas décisif » à la constitutionnalisation du droit international et de la société mondiale. La seconde partie du texte, qui donne son titre à l’ouvrage, est destinée à le démontrer. Faisant retour sur l’histoire européenne du « couplage » du droit et de la politique, Habermas montre que l’ambivalence du droit, qui a d’abord servi un exercice autoritaire du pouvoir, a fait place peu à peu à une juridicisation démocratique. Certes, les « progrès dans la légalité » ont toujours été la conséquence « de luttes des classes, de conquêtes impérialistes, d’atrocités colonialistes et de guerres mondiales, de crimes contre l’humanité, de destructions postcoloniales et de déracinement culturels » (p. 75), mais les raisons historiques incidentes de ces progrès ne doivent pas occulter le mouvement historique profond – bien que toujours fragile – de la constitutionnalisation mondiale du politique. Habermas veut croire en effet que la modernité européenne se définit par un « universalisme décentré qui postule un égal respect à l’égard de chacun » (p. 38), et plutôt que par l’exportation de sa manière de vivre qui n’est qu’un héritage « du faux universalisme autocentré des anciens empires » (p. 38).

12 La Constitution de l’Europe nous invite donc à relativiser les difficultés du moment historique actuel et s’applique à montrer que « la voie vers une Europe démocratique légitimée et capable d’action politique […] n’est pas du tout bloquée » (p. 76). Si Habermas accorde donc le fait que la dynamique de la mondialisation détruit les liens historiques précieux tissés en Europe entre les États nationaux et les droits démocratiques fondamentaux, il affirme que la souveraineté du peuple ne doit pas être réifiée dans la forme nationale parce qu’elle ne dépend pas, en droit, de la souveraineté de l’État. Habermas développe cette thèse essentielle en montrant que la légitimité démocratique de l’exercice de la souveraineté dépend de trois conditions : une « communautarisation démocratique » de personnes juridiques libres et légales ; une organisation du pouvoir politique permettant la disposition de capacités d’actions collectives ; une solidarité civique. Dans un État national, ces trois conditions s’assemblent de façon congruente. Mais elles pourraient aussi se combiner de façon efficace dans de toutes autres configurations : la transnationalisation n’abaisse pas nécessairement la légitimation démocratique de la souveraineté. Pour Habermas, l’Europe actuelle dessine les contours d’une souveraineté d’un nouveau type, bien distincte de la constitution des États-Unis d’Amérique : elle est une fédération transnationale et légitime d’États nationaux, lesquels détiennent le monopole de la force et restent les garants de l’égale liberté des citoyens. L’Union européenne n’est donc pas condamnée à choisir entre une fédération d’États ou un État fédéral.

13 Telle qu’elle est organisée aujourd’hui, l’Union européenne présente en effet deux innovations majeures : une primauté du droit supranational sur les droits nationaux et une division du pouvoir constituant entre les citoyens de l’Union et les peuples européens. Certes, considérée seulement en elle-même, la primauté du droit européen sur les droits nationaux paraît déséquilibrée, puisque aucune possibilité de révision constitutionnelle ne relève démocratiquement du niveau de l’Union. Mais Habermas soutient que l’Europe, par sa seconde innovation, partage la décision constituante entre les citoyens de l’Union et les peuples européens (et non pas avec les États européens).

14 Il considère donc que le déficit contemporain de légitimité de l’Union européenne vient de ce que les citoyens européens et les peuples de l’Europe ne partagent pas les fonctions de législation à égalité de droits. Pour y remédier, il faudrait unifier le droit électoral du Parlement européen, rééquilibrer les compétences du Conseil et du Parlement, et faire en sorte que la Commission dépende et réponde de ces deux institutions. Ces transformations institutionnelles doivent aussi s’accompagner d’une nouvelle solidarité civique. Or cette solidarité ne peut avoir d’effectivité qu’à condition d’une convergence économique et sociale des États européens, c’est-à-dire d’un transfert de compétence des prérogatives économiques et financières nationales vers l’Union. Cependant, Habermas n’approfondit pas cette question, déjà abordée dans ses analyses conjoncturelles de la crise de l’Europe, pas plus qu’il ne s’appesantit sur sa conception individualiste de l’ordre juridique, alors même que la légitimité de la construction européenne repose pour lui en définitive sur la dualité irréductible de la citoyenneté dans le même individu, lequel se divise en citoyen d’un État national et en citoyen européen. Érigeant la construction européenne en modèle, il s’engage au contraire dans une défense du rôle de l’Union européenne sur la scène internationale en l’inscrivant dans un mouvement mondial de reconquête d’un pouvoir de régulation politique face aux marchés financiers.

15 Habermas propose alors de réorganiser les Nations unies en une communauté d’États et de citoyens, et plaide pour une constitutionnalisation générale de la société mondiale avec l’institutionnalisation d’un Parlement mondial sur le schéma organisationnel de la constitution idéale de l’Europe. Il estime que les fonctions des Nations unies devraient être limitées au maintien de la paix et à l’application des droits de l’homme, tandis que les autres aspects de la politique intérieure mondiale, particulièrement les questions de répartition, pourraient être pris en charge par un système transnational de négociation dont les normes juridiques relèveraient du Parlement mondial.

16 La Constitution de l’Europe se clôt par un article intitulé « La conception de la dignité humaine et l’utopie réaliste des droits de l’homme [4] ». Dans une analyse rétrospective de l’histoire européenne, Habermas explore le concept de dignité humaine. Discutant les travaux de Jeremy Waldron [5], il considère que le concept moderne de dignité aurait émergé par généralisation des « statuts » anciens de la noblesse. Par différence avec une conception strictement kantienne du droit, il affirme donc que le moteur de la dynamique des droits de l’homme est le contenu normatif de ce concept de dignité humaine, et non la liberté elle-même. Charnière entre la morale d’une part et le droit positif et les procédures législatives de l’autre, la dignité humaine serait à même de soutenir l’utopie des droits de l’homme, une utopie « réaliste » qui « ne fait plus miroiter des images de bonheur collectif enluminées par l’utopie sociale » (p. 154).

Analyse critique

17 Contrairement aux apparences, la fin du texte de Habermas n’est donc pas un simple élargissement de la [C/c]onstitution de l’Europe à la constitutionnalisation du monde. Elle précise au contraire avec force le cadre de ce cosmopolitisme. En choisissant d’appuyer sa propre conception des Droits de l’homme sur le concept de dignité plutôt que sur ceux d’autonomie et de liberté, Habermas se démarque de ce qui, chez Kant, a préparé l’avenir de la notion politique de souveraineté populaire des XIXe et XXe siècles. Il détache en quelque sorte l’héritage de Kant de sa racine rousseauiste, laquelle suppose l’irréductibilité de la volonté générale à une somme ou à une généralisation des intérêts individuels. Aussi, lorsqu’il définit la force légitimante du processus démocratique comme la capacité de la société civile à agir sur elle-même, n’hésite-t-il pas à reprendre à son propre compte une expression profondément libérale, celle de la généralisation des intérêts particuliers.

18 La Constitution de l’Europe n’a évidemment pas révélé cet aspect de l’œuvre de Habermas. Mais l’étude de l’incapacité de l’Europe à se doter d’une structure capable de remédier aux déséquilibres causés par l’agressivité du capitalisme contemporain jette un jour particulier sur la conception procédurale et institutionnelle de la démocratie qui y est défendue. Les trois articles qui forment la première partie de l’ouvrage, et dont la publication initiale s’est étendue sur trois ans, montrent que la position de Habermas devient de plus en plus malaisée au fil de la crise, le conduisant à un appel inhabituel aux mouvements sociaux. Il convient donc d’être particulièrement attentifs à l’articulation du philosophique et du politique qui se joue à la fois dans les analyses conjoncturelles et dans les lectures historiques de la construction européenne. Significativement, les pages que Habermas consacre aux transformations actuelles des médias dans La Constitution de l’Europe sont notablement déliées de ses travaux sur l’agir communicationnel. S’il dénonce fermement le jeu de puissance qui traverse aujourd’hui l’espace public de discussion et qui oblitère fortement sa légitimité démocratique, il semble se trouver philosophiquement relativement démuni pour théoriser la capacité des forces économiques et financières à organiser ainsi l’espace public à leur avantage. Non que Habermas se fasse la moindre illusion sur les dynamiques historiques du capitalisme, ni sur ses capacités à capter l’espace public à son avantage. Mais il a laissé de côté assez tôt les analyses de l’idéologie et de la réification du langage portées par les fondateurs de l’École de Francfort, et son choix est d’analyser la crise de l’Europe par une critique juridique formaliste de la construction européenne.

19 Habermas ne veut donc voir dans les deux innovations institutionnelles de l’Union européenne qu’un modèle pour la constitutionnalisation de la société mondiale. Ce faisant, il légitime une constitutionnalisation à deux niveaux, celui du droit supranational de l’Union et celui des États-nations, et conteste a priori l’existence de tout rapport structurel entre ces deux « innovations » et la crise économique et sociale que subit l’Europe. Pourtant, dans le contexte de la montée en puissance capitaliste qui est celui de la construction européenne, la coexistence de ces deux niveaux n’a-t-elle pas eu pour conséquence mécanique d’organiser artificiellement une rivalité d’un nouveau genre entre les États et un nivellement effectif des conditions de vie « par le bas » ? Habermas soutient que la dualité du pouvoir constituant qui fait de chacun le citoyen d’un État national et un citoyen européen « suffit » en droit à assurer la légitimité démocratique de ce fonctionnement à deux niveaux. Mais c’est là confondre une légitimité formelle seulement postulée avec l’aggravation de la mise en concurrence des peuples les uns avec les autres qui caractérise la structure effective de l’Europe. L’existence d’une Europe à deux niveaux brouille le jeu : elle opacifie les rapports de classe nationaux et elle les double d’un nouveau genre de compétition entre les nations. Le Meccano institutionnel actuel segmente et muselle de fait la réactivité des sociétés européennes à la mondialisation. Pour affirmer que la construction européenne est une étape de « civilisation et d’humanisation » du capital, il faudrait s’assurer du sens historique du déséquilibre actuel de l’exécutif et du parlementaire au niveau de l’Union.

20 Habermas contourne l’obstacle par la dénonciation de ce qu’il nomme le « fédéralisme de l’exécutif » des dirigeants européens. Cette expression est problématique : si, incontestablement, l’Europe actuelle est marquée par un déséquilibre des pouvoirs au profit de l’exécutif, il paraît difficile de soutenir qu’il s’agisse d’une sorte de régime fédéral, même monstrueux ou contre-nature. En tout état de cause, en faisant du « fédéralisme de l’exécutif » l’ennemi prioritaire, Habermas évite d’approfondir l’examen théorique des déséquilibres des forces économiques qui soumettent chaque citoyen au marché et qui opèrent aujourd’hui indépendamment de toute échelle territoriale définie. Il ne s’agit pas d’un positionnement par défaut. Cette posture politique est congruente avec le travail philosophique qui l’a conduit à désolidariser les structures systémiques de l’économie, et l’autodétermination démocratique par l’usage civique des libertés communicationnelles. La volonté de faire du « fédéralisme de l’exécutif » la cible de la critique pourrait bien faire écran au manque d’analyse du rôle (dé) structurant des antagonismes économiques et sociaux de la société marchande capitaliste et de leurs relations avec les structures étatiques nationales et transnationales.

21 Habermas est pourtant sans illusion sur les ambiguïtés profondes qui ont présidé à la naissance des États modernes. Cette lucidité qui lui permet d’ailleurs de s’accommoder des contradictions qui traversent la construction européenne, et de trier ce qui, en elle, relèverait d’un mouvement de constitutionnalisation mondiale. Mais il pourrait montrer de ce fait plus de suspicion sur le sens politique et social de la destruction des échelles historiques de décision consécutives aux différentes étapes de la montée en puissance du capitalisme depuis les débuts de l’époque moderne. La question posée à la thèse de l’« humanisation » du capital par la juridicisation de la société mondiale se déplace donc. Qu’est-ce qui fonde, chez Habermas, la nécessité d’un ajustement de la souveraineté par le degré territorial supérieur, l’Europe puis le monde ? De quoi la revendication d’une régulation exclusive des marchés financiers par davantage d’intégration européenne s’accommode-t-elle donc ? C’est à cette aune que doit être interrogé l’idéal d’une constitutionnalisation de l’Europe et de la société mondiale.

22 De ce point de vue, tout se passe comme si Habermas, prioritairement occupé à contrer son adversaire principal en matière de critique des Droits de l’homme, Carl Schmitt, pensait que la menace actuelle qui pèse sur l’Europe devait à tout prendre plutôt être cherchée du côté d’une résurrection du nationalisme que des effets de la soumission sociale violente aux marchés financiers qui ne cesse de se renforcer depuis plus de vingt ans. Dans une certaine mesure, la place démesurée accordée à l’épouvantail Carl Schmitt par Beck révèle le rôle qu’il joue aussi chez Habermas : celui de justifier la disqualification des niveaux décisionnels nationaux au prétexte d’une réification archaïque de la souveraineté et, bien sûr, des risques de guerre. Mais cette légitimation d’une intégration politique au niveau supérieur ne prend pas en compte le fait que les destructions sociales et écologiques opérées par le capitalisme reposent depuis son commencement sur la désintégration des structures d’autodétermination sédimentées par l’histoire à toutes sortes d’échelles locales. La désolidarisation philosophique opérée par Habermas entre souveraineté et nationalité ne devrait pas nécessairement conduire à disqualifier les plus petits degrés de la décision politique, ni à rejeter a priori la légitimité de la création d’un État fédéral européen du type État allemand ou États-Unis. Pourquoi la protection des marchés intérieurs à différentes échelles devrait-elle systématiquement être analysée comme un « nationalisme » et non pas comme le résultat d’une autodétermination démocratique et citoyenne ?

23 Habermas ne semble pas sérieusement considérer qu’il soit possible de s’opposer à l’emprise du mouvement croissant du capital, et encore moins de s’y soustraire. En opposant dans les dernières pages de son livre son « utopie réaliste » à l’« utopie sociale », il indique clairement le genre de transformation politique à laquelle il renonce. En même temps qu’il en affirme le principe, Habermas doute même explicitement de la possibilité de l’harmonisation mondiale des conditions de vie par des politiques publiques informées par une libre discussion. Il n’y a donc chez lui aucune injonction politique étayée à s’opposer systématiquement, concrètement, localement et à tous les autres niveaux territoriaux et décisionnels, à la puissance « déshumanisante » du capitalisme, c’est-à-dire à la fois à l’exploitation au travail et à la transformation des citoyens en consommateurs captifs du marché jusque dans leurs choix les plus vitaux (alimentation, sexualité, maladie, mort, etc.). L’« humanisation du capitalisme » est une sorte d’après-coup qui entérine malgré soi les poussées du capitalisme comme inévitables. Comme Beck, Habermas préfère croire dans la capacité réflexive de la société mondiale à réagir aux destructions. « À moins de désespérer a fortiori de la capacité du système international à apprendre, il faut miser sur le fait que la mondialisation des risques a objectivement uni le monde [6]. »

24 Habermas s’accommode donc, de fait, de la disparition de toutes les formes politiques classiques de refus du libre-échange. On peut lui reprocher alors de sous-estimer la valeur sociale et économique des protectionnismes qui se sont trouvés par les hasards de l’histoire liés à la forme nationale. Parmi bien d’autres, le traité de libre-échange de l’Aléna a montré récemment comme en un cas d’école l’effet social et écologique violemment destructeur de l’ouverture des marchés « nationaux » des États-Unis, du Mexique et du Canada. Pourquoi « humaniser le capital » serait-il déléguer la capacité de s’opposer aux marchés financiers aux gouvernants d’instances transnationales tout en laissant subsister des instances nationales de maintien de la force ? On sait pourtant le parti tiré par les puissances économiques et financières de ces jeux d’échelle politique.

25 Pour ce qui regarde l’histoire européenne contemporaine, le lecteur averti des causes de la crise grecque a quelques raisons d’être désappointé de voir Habermas relayer sans vraiment y prendre garde des explications très convenues sur les « tricheries des Grecs » ou la « compensation des niveaux de développement » (p. 43). Il peut s’étonner aussi de la façon dont Habermas juge le traité de Lisbonne, même dans l’après-coup de la demi-décennie écoulée, comme la conquête d’une constitutionnalisation d’un nouveau type : ce traité a organisé pourtant très précisément les conditions de la crise grecque par l’interdiction faite à la Banque centrale de prêter directement aux États et l’autorisation parallèle de prêter aux banques à des taux très bas. Le plus étonnant est toutefois de constater que Habermas montre une foi inentamée dans le sens historique de la construction européenne même lorsqu’il en vient à dénoncer le pacte de stabilité.

26 Cet inébranlable optimisme est finalement peut-être la plus grande leçon politique de l’ouvrage. Non que le lecteur soit nécessairement convaincu du sens de la construction européenne actuelle qui y est défendu. Mais, par un engagement à intervenir dans le débat public qui force le respect, Habermas contribue incontestablement à donner sa plus grande vigueur à la démocratie, si tant est que la démocratie dépende « de la capacité du peuple à croire qu’une certaine marge de manœuvre existe qui nous permette de façonner l’avenir et d’affronter tous les défis [7] ».


Date de mise en ligne : 08/04/2014.

https://doi.org/10.3917/caph.137.0118

Notes

  • [1]
    J. Habermas, « Un pacte pour ou contre l’Europe ? » dans La Constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, 2012, p. 61 ; cité par U. Beck dans Non à l’Europe allemande : vers un printemps européen ? Paris, Autrement, 2013, p. 139-140.
  • [2]
    Respectivement : « Après la banqueroute » („ Nach dem Bankrott“, publié dans le n° 46/2008 de Die Zeit daté du 6 novembre ; « Le sort de l’Europe se joue sur l’euro » („ Wir brauchen Europa ! Die neue Hartleibigkeit : Ist uns die demeinsame Zukunft schon gleichgültig geworden ?“publié dans le n° 21/2010 de Die Zeit daté du 20 mai) ; « Un pacte pour ou contre l’Europe ? » („ Ein Pakt für oder gegen Europa ?“publié dans le numéro du 7 avril 2011 du Süddeutsche Zeitung).
  • [3]
    Selon la formule popularisée par le New York Times en 2004 à l’occasion de la réélection de George W. Bush.
  • [4]
    Publié dans la Deutsche Zeitschrift für Philosophie, vol. 58, n° 3, 2010 („ Das Konzept der Mensenwürde und die realistische Utopie der Menschen rechte“).
  • [5]
    J. Waldron, « Dignity and Rank », Archives européennes de sociologie, vol. 48, n° 2, 2007, p. 201-237.
  • [6]
    J. Habermas, L’Intégration républicaine : essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998.
  • [7]
    J. Habermas, « L’Europe malade de la xénophobie », tribune parue dans Le Monde daté du 4 janvier 2011.
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