Couverture de CAPH_136

Article de revue

De la pitié à la reconnaissance : identification, distanciation et invisibilisation dans le travail de care et dans les politiques du handicap

Pages 44 à 57

Notes

  • [1]
    H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press, 1984.
  • [2]
    Voir C. Gilligan, Une voix différente : pour une Éthique du care, Paris, Flammarion, 2008 ; S. Laugier (dir.), La Voix et la Vertu : variétés du perfectionnisme moral, Paris, PUF, 2010 ; S. Laugier, « L’autonomie et le souci du particulier », dans M. Jouan et S. Laugier (dir.), Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, Paris, PUF, 2009 ; V. Nurock (dir.), Carol Gilligan et l’Éthique du care, Paris, PUF, 2010.
  • [3]
    H. Mazel, La Synergie sociale, Paris, Nabu Press, [1896] 2012.
  • [4]
    L’usage que nous ferons ici du terme topique est similaire de celui dont use Luc Boltanski dans La Souffrance à distance (Paris, Métailié, 1993). Les « topiques de la souffrance » désignent dans la seconde partie de son ouvrage des modalités structurées de relation à autrui. On devine cependant, derrière cette définition très générale (l’auteur ne s’attardant lui-même pas à définir l’ancrage théorique de cette notion), l’héritage d’une certaine linguistique pragmatique telle qu’a pu la développer Oswald Ducrot. Les topiques de la reconnaissance, de la pitié, du care, telles que nous les envisageons ici, appellent chaque fois des modes particuliers de rapport à l’autre, sous-entendent un certain espace de la relation, c’est-à-dire une façon de se positionner à la fois dans un rôle d’interlocution et d’interaction, en même temps qu’elles se déploient elles-mêmes dans des cours particuliers d’action. Ces topiques, du moins, dans la façon dont nous les mobilisons ici, comptent en effet parmi les ressources de l’action que les acteurs ont à disposition. On aurait pu à ce titre parler d’une « grammaire » de la pitié, de la reconnaissance, du care, mais ça aurait été sacrifier, en usant de ce terme, à la fois à la nature spatiale et donc relationnelle, ainsi qu’à la dimension « ordinaire » (que l’on pense au topique comme à l’attendu, le balisé, l’anticipé, etc.), c’est-à-dire quotidienne, partagée, présente, de ce concept.
  • [5]
    A. Honneth, « Invisibilité : sur l’épistémologie de la “reconnaissance” », Réseaux, vol. 1-2, n° 129-130, 2005, p. 39-57.
  • [6]
    L. Boltanski, op. cit.
  • [7]
    P. Molinier, « Vulnérabilité et dépendance : de la maltraitance en régime de gestion hospitalière », dans M. Jouan et S. Laugier (dir.), op. cit., p. 433-458.
  • [8]
    H.-J. Stiker, J. Puig et O. Huet, Handicap et accompagnement : nouvelles attentes, nouvelles pratiques, Paris, Dunod, 2009, p. 40.
  • [9]
    I. Basnett, “Health Care Professionals and their Attitudes toward and Decisions Affecting Disabled People” dans G. L. Albrecht, K. D. Seelman, M. Bury (dir.), Handbook of Disability Studies, Londres, Sage Publications, 2001, p. 450-467.
  • [10]
    Voir P. Conrad, “The Experience of Illness : Recent and New Directions”, dans J. A. Roth et P. Conrad (dir.), “The Experience and Management of Chronic Illness”, Research in the Sociology of Health Care, vol. 6, 1987, p. 1-31, et A. Strauss et B. Glaser, Chronic Illness and the Quality of Life, University of Michigan, Mosby, 1975.
  • [11]
    Voir C. Martin, « Le souci de l’autre dans une société d’individus. Un débat savant et politique à l’échelle européenne », dans S. Paugam (dir.), Repenser la solidarité : l’apport des sciences sociales, Paris, PUF, 2007, p. 219-240.
  • [12]
    M. Bungener, Trajectoires brisées, familles captives : la maladie mentale à domicile, Paris, éditions Inserm, 1995.
  • [13]
    S. Mougel, Au chevet de l’enfant malade : parents-professionnels, un modèle de partenariat, Paris, Armand Colin, 2009, p. 133.
  • [14]
    M. Chauvière, Le Travail social dans l’action publique : sociologie d’une qualification controversée, Paris, Dunod, 2004.
  • [15]
    I. Théry, « Transformations de la famille et “solidarités familiales”, question sur un concept », dans S. Paugam (dir.), op. cit., p. 149-168.
  • [16]
    S. Gollac, « Maisonnée et cause commune : une prise en charge familiale », dans F. Weber, S. Gojard et A. Gramain, Charges de famille : dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2003, p. 274-311.
  • [17]
    F. Weber, « Qu’est-ce que la protection rapprochée ? Réciprocité, solidarité quotidienne et affiliation symbolique », dans S. Paugam (dir.), op. cit., p. 187-204, p. 189-190.
  • [18]
    M. Membrado, « L’aide à la vieillesse à l’épreuve des rapports sociaux de sexe », Revue d’anthropologie et de sociologie, n° 5, 2002, p. 151-172.
  • [19]
    A. Parron, « Le passage à l’âge adulte des jeunes souffrant de troubles psychiques : enjeux d’autonomisation dans la prise en charge du handicap psychique entre engagement et dépendance des jeunes usagers/patients », thèse de doctorat sous la direction de M. Drulhe et de F. Sicot, université de Toulouse 2, 2011.
  • [20]
    S. Laugier, « L’autre voie de la philosophie morale », dans S. Laugier (dir.), La Voix et la Vertu : variétés du perfectionnisme moral ; S. Laugier, « L’éthique comme politique de l’ordinaire », Multitudes, n° 37-38, 2009/2- 3, p. 80-88 ; S. Laugier, « L’autonomie et le souci du particulier », dans M. Jouan et S. Laugier (dir.), op. cit.
  • [21]
    S. Cavell, Qu’est-ce que la philosophie américaine ?, Paris, Gallimard, 2009, p. 220.
  • [22]
    H.-J. Stiker, J.-F. Ravaud et G. Albrecht, « L’émergence des disability studies : état des lieux et perspectives », Sciences Sociales et Santé, vol. 19, n° 4, décembre 2001, p. 43-73.
  • [23]
    C. Gilligan, op. cit.
  • [24]
    V. Nurock (dir.), op. cit.
  • [25]
    I. Murdoch, « Vision et choix en morale », P. Donatelli, « Iris Murdoch : concepts et perfectionnisme moral » et E. Halais, « Iris Murdoch et la quête de l’individualité », dans S. Laugier (dir.), op. cit.
  • [26]
    C. Diamond, L’Esprit réaliste : Wittgenstein, la philosophie et l’esprit, Paris, PUF, 2004.
  • [27]
    S. Cavell, op. cit.
  • [28]
    Id.
  • [29]
    T. Shakespeare, K. Gillepsie-Sells et D. Davis, The Sexual Politics of Disability : Untold Desires, University of Michigan, Cassell, 1996 ; L. Crow, “Including All of our Lives : Renewing the Social Model of Disability”, dans C. Barnes et G. Mercer, Exploring the Divide, Leeds, The Disability Press, 1996.
  • [30]
    V. Finkelstein, Extract from UPIAS Circular 3, “Contribution to the Nature of our Organization”, 1972 ; V. Finkelstein, “The Social Model of Disability Repossessed”, Coalition of Disabled People, 1er décembre 2001.
  • [31]
    V. Finkelstein, “Disability and the Helper/Helped Relationship. An Hisorical View”, dans A. Brechin, P. Liddiard et J. Swain (dir.), Handicap in a Social World, Hodder and Stoughton, 1981.
  • [32]
    A. Sheldon, “Disabling the Disabled People’s Movement ? The Influence of the Disability Studies of the Struggle for Liberation”, Draft plenary paper for the 3rd Disability Studies Association Conference, Lankaster, septembre 2006.
  • [33]
    L. Crow, op.cit.
  • [34]
    C. Barnes et G. Mercer (dir.), Doing Disability Research, Leeds, The Disability Press, 1997.
  • [35]
    N. Boucher, « Handicap, recherche et changement social. L’émergence du paradigme émancipatoire dans l’étude de l’exclusion sociale des personnes handicapées », Lien social et politiques, n° 50, 2003, p. 147-164.
  • [36]
    C. Barnes et G. Mercer (dir.), op. cit.
  • [37]
    L. Crow, “Including All of our Lives : Renewing the Social Model of Disability” ; T. Shakespeare, “Disability, Identity and Difference”, dans C. Barnes, G. Mercer, op. cit. ; J. Morris, “Feminism, Gender and Disability”, communication au séminaire de Sidney, Australie, février 1998.
  • [38]
    S. Cavell, op. cit.
  • [39]
    I. Murdoch, « Vision et choix en morale », dans S. Laugier (dir.), op. cit.
  • [40]
    A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2000.
  • [41]
    A. Honneth, art. cit., p. 45.
  • [42]
    C’est le cas de la première véritable loi sur le handicap en France, la loi de 1975, mais également de politiques occupant dans le référentiel d’action sociale qui est le nôtre une place similaire comme les politiques dites de dépendance qui ne se sont également jamais attardées à définir légalement les catégories de publics qu’elles se donnent pour cible.
  • [43]
    Art. L114 du Code de l’action sociale et des familles.
  • [44]
    P. Fougeyrollas et al., Classification québécoise : processus de production du handicap, Québec, RIPPH, 1998.
  • [45]
    On se reportera utilement au site de Vincent Assante (www.vincent-assante.net) et à son article « Situations de handicap et réponses politiques », Reliance, n° 23, 1er trimestre 2007, p. 83-96, disponible également sur le portail Cairn (www.cairn.info).
  • [46]
    « Lorsque deux personnes se trouvent débitrices l’une envers l’autre, il s’opère entre elles une compensation qui éteint les deux dettes [...] », art. 1289, loi 1804-02-07.
  • [47]
    M.-H. Soulet, « Reconsidérer la vulnérabilité », Empan, n° 60, 4/2005, p. 24-29.
  • [48]
    A. Smith distingue la sympathie, qui est un mouvement d’identification, du self love qui pousse vers une distanciation. A. Smith, Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, [1759] 2011, p. 47-48.

1 Parce qu’elles mettent en échec dans son entièreté la trame des allants-de-soi [1] comportementaux, sociaux, culturels, pragmatiques, de celles et de ceux dont le commerce ordinaire avec le monde n’a jamais eu à souffrir de quelque remise en cause que ce soit, les manières d’être qui s’écartent des normes de santé invitent à questionner nos modes d’entrée en relation à autrui. En tant qu’affection du rapport au monde – au sens phénoménologique du terme –, à ce monde dont la familiarité – rassurante dans l’évidence avec laquelle elle nous apparaît et s’impose – n’en demeure pas moins normative, excluante, incapacitante, le handicap, si tant est que ce mot signifie réellement quelque chose, appelle lui aussi à interroger nos modes d’entrée en relation à autrui. Dès l’abord de ce texte, n’adoptons-nous pas nous-mêmes la tranquillité d’un nous qui s’apprête à parler de l’autre ?

2 Cette contribution se propose de croiser trois regards de sociologues, que des terrains d’enquête séparent, mais qui se rencontrent pourtant sur cet objet friable, incertain : le handicap, investi sur ses versants psychiques et corporels, ainsi que sur celui des politiques publiques. Les liens entre nos axes de recherche et les perspectives ouvertes par les théories du care semblent transparents. Pourtant, ces dernières invitent moins à focaliser l’attention sur celles et ceux dont la vulnérabilité caractériserait l’expérience, qu’à se préoccuper des possibilités, pour chaque personne, d’avoir une voix, une expression de soi au sein de la conversation commune, une présence préservée dans la trame des histoires partagées [2].

3 Quelle place auront les acteurs dans une histoire qui les dira déficients, ou encore dans une relation d’aide qui les assigne aux résidences de la compassion ? Les activités du care ouvrent-elles une voie vers une « synergie sociale », pour reprendre une expression d’Henri Mazel [3], autrement dit vers une sympathie forte, une convergence des désirs, des efforts et des amours ?

4 Nous proposons de nous intéresser à différentes topiques [4] du rapport à l’autre telles qu’elles se donnent à voir dans leur mise en pratique. On en distinguera trois : une topique du care, une topique de la reconnaissance et une topique de la pitié. Cette dernière servira de contrepoint afin de faire dialoguer entre elles chacune de ces modalités singulières d’entrée en relation à autrui. À ces topiques font écho trois grands mouvements : un mouvement d’identification et de négociation dans le travail domestique du caring, un mouvement de distanciation dans les modalités d’expression de soi sur les places scientifiques et politiques, et enfin un mouvement de catégorisation et d’invisibilisation des personnes dans les politiques du handicap. Ces topiques et les mouvements qui les accompagnent définissent des espaces relationnels, des figures de l’altérité qui leur sont propres, donnant à voir des modulations du jeu de la distance et de la proximité. Dès lors, la question des possibilités de l’expression individuelle s’y pose de manières différenciées.

5 Dans un premier temps, nous envisagerons le care en tant qu’il se traduit par des activités pratiques, le caring. Ce travail de proximité engage les personnes dans des relations complexes où les rôles d’accompagnant et d’accompagné se négocient, où les intérêts de chacun des membres impliqués font l’objet de discussions. Des mots sont posés sur les interactions à venir, sur la place des uns et des autres ; en dépit des aléas, des embûches, l’histoire s’écrit ensemble. Nous prêterons attention, dans un deuxième temps, aux disability studies britanniques. Opérant dans le champ du handicap un déplacement des maux de l’autre aux mots de soi, ces études ont tissé la possibilité d’un espace propice à l’expression des personnes concernées. Nous verrons pourtant, dans un troisième temps, combien l’analyse des politiques publiques françaises invite à penser que ces discours alternatifs demeurent peu entendus au sein des arènes de pouvoir où s’élaborent nos politiques de solidarité.

Proximité du caring et mise à distance de la souffrance

6 Que l’on envisage la question de la sympathie, de la compassion, de la pitié, de la sollicitude, ou encore de la reconnaissance [5], chacune de ces topiques dessine une figure de l’altérité, un tu, un destinataire différent. Chacune suscite ses processus d’adressage, ses propres modes d’être ensemble, d’agir ensemble. S’intéressant aux formes contemporaines d’action humanitaire, Luc Boltanski interroge les modalités d’engagement et de concernement qui travaillent la mise en spectacle de la souffrance d’autrui [6]. L’auteur s’appuie sur les propositions formulées par Hannah Arendt lorsque, dans son étude comparée des révolutions françaises et américaines, la philosophe évoque l’émergence d’une politique de la pitié. Pour Boltanski, la pitié procède fondamentalement d’une mise à distance de l’autre. Dans la métaphore du bon samaritain, dont il entreprend l’analyse afin d’imager cette politique de la pitié, il n’y a pas de place pour quelque processus que ce soit d’identification individuelle. Il y a la souffrance qui suffit, seule – constat distancié et distanciant –, à déclencher l’action. Le geste de secours ne pointe ici vers aucun « autre » à l’inverse des gestes d’aide, de sollicitude ou d’amitié, qui visent pour partie à combler l’intervalle de la différence, du rapport qui sépare, qui clôture deux êtres ; pas de sujet ici. Comme le rappelle Boltanski, la distanciation de l’autre en souffrance est une nécessité pour que puisse être mobilisée l’imaginaire du spectateur. Au mieux, il est une projection fantasmatique pour le spectateur ; sinon, il n’est tout simplement pas. L’agir charitable vise l’agir charitable dans un fonctionnement quasi tautologique et ne cherche pas à annuler la distance qui barre la possibilité d’une relation interpersonnelle. Le sentiment même de pitié auquel invite le spectacle de la souffrance n’appelle aucun tutoiement. Dans cette métaphysique de l’intériorité à laquelle renvoie la politique de la pitié, l’autre est une victime que l’on s’efforce de maintenir éloignée de toute forme de connaissance (Erkennen) ou de reconnaissance (Anerkennen), en dehors de toute intimité, au profit du secourir qui remplit alors l’horizon de l’action.

7 À l’opposé de cette topique, dans la relation de sollicitude, la question de l’adressage est au cœur de la relation d’aide. Les tâches relatives au caring se jouent en effet au niveau des relations interindividuelles dans l’espace privé. Comme le note Pascale Molinier, la relation de care s’inscrit dans une proximité concrète, incarnée, charnelle : « Le care, concept intraduisible en français, désigne le souci des autres – plus largement, du vivant – réalisé à travers des activités concrètes, un travail (caring[7]). » La figure de l’altérité ici n’est pas cette coquille vide, réceptacle des identifications fantasmatiques possibles d’une politique en pitié. Non, l’autre est le proche, celui qui me touche et que je touche, comme peuvent le décrire au sujet de l’accompagnement Henri-Jacques Stiker et ses collaborateurs : le travail de care « ne saurait se réaliser à distance, il impose une relation étroite, voire un contact physique et/ou psychique [8] ». À l’inverse de la topique de la pitié qui est marquée par un déplacement de la scène de la relation, de la proximité du geste de secours vers sa publicisation et sa montée en généralité dans l’espace plus ouvert de sa mise en spectacle, le caring engage la personne souffrante, ou en situation de dépendance, dans des relations localisées, en lui conférant une place active dans un ordre social négocié.

8 Mais si le proche est bien le lieu originaire, constitutif du care, toutes les proximités n’appellent pas au déploiement de ce type de relation. S’appuyant sur son expérience de jeune médecin puis de celle de personnes en situation de handicap, Ian Basnett met ainsi en évidence les représentations négatives des professionnels de la santé à l’égard de ce qu’ils ne perçoivent que comme des déficiences [9]. Les personnes sont définies selon leur statut de patient incapable, diminué par des atteintes physiques ou psychiques. Cependant, à l’instar du mouvement de désinstitutionnalisation de l’hôpital, le déplacement vers l’espace privé du contrôle des maladies chroniques et des situations de dépendance ouvre l’inscription de soi en dehors des institutions de prise en charge [10]. En sortant des frontières hospitalières ou médico-sociales, les malades chroniques ou les personnes en situation de handicap se défont de l’unicité d’un statut – celui de patient pris en charge – à la faveur de la diversité des cadres sociaux qu’ils traversent. Dès lors s’accroît peut-être la reconnaissance en tant qu’acteur social, en tant que locuteur légitime. La lecture de la gestion des maladies chroniques ou des situations de dépendance hors du champ strictement médical déploie une perspective à la fois plus complexe, par la possibilité de jouer plusieurs rôles sociaux, plus globale car la personne est perçue dans sa totalité, en des termes capacitaires et incapacitaires, mais, surtout, l’environnement entrant désormais en ligne de compte comme facteur de désavantages, les mots, les définitions, le sens applicable à sa propre expérience, perdent leur caractère strictement individuel pour devenir situationnel.

9 En même temps, l’espace privé devient un lieu de soin et de gestion de la dépendance (dépendance définie en des termes situationnels). En France particulièrement, le thème de la solidarité familiale rejoint ces questions relatives au care et à la capacité des proches à absorber des problèmes de santé [11]. L’accompagnement familial constitue une dimension importante de ce travail de care. Martine Bungener explique, d’après une enquête auprès de parents de personnes souffrant de maladies psychiques graves, qu’« il s’agit de maintenir, au prix parfois d’un important investissement parental et par la persuasion, voire par la contrainte au besoin, une participation du malade à diverses activités sociales, éventuellement à un cursus de formation, de susciter ses déplacements, quitte à l’accompagner, et cela malgré et à cause de l’importance de ses refus [12] ». De son côté, Sarra Mougel, dans son étude auprès de parents d’enfants hospitalisés, fait remarquer que « la place des parents dans la division du travail va au-delà des seules tâches de caring. Les parents, principalement les mères, empiètent sur, ou se voient déléguer, certaines tâches assurées en leur absence par les infirmières. Il en découle un déplacement de la frontière professionnel-profane [13] […] ». Les parents deviennent de véritables « partenaires du soin ». Au fil du temps, ils apprennent des techniques, acquièrent des savoirs et compétences qui outrepassent le simple travail d’accompagnement profane.

10 Dans ces textes, le care domestique ne peut se comprendre sans prendre en compte les activités concrètes, voire techniques, qui dépassent un simple travail d’accompagnement. Ces tâches relatives au caring se jouent au niveau des relations interindividuelles dans l’espace privé. Michel Chauvière relève trois topiques de la relation d’accompagnement dans le champ du travail social : la « visite sociale », qui est de l’ordre philanthropique, associatif (« pour eux ») ; la « clinique sociale », qui est de l’ordre de la rééducation (« par eux ») ; et la « médiation sociale », qui rejoint la question de l’entraide (« entre eux [14] »). Dans le cadre de l’espace privé, nous sommes davantage dans une autre topique : le « soutien solidaire », qui est de l’ordre du lien familial et d’une certaine appartenance commune. En effet, la solidarité supposée naturelle entre les membres d’une même famille se traduit par un ensemble d’échanges de nature (bien, service, soutien, etc.), de statuts (légal, informel) ou de temporalités (régulier, occasionnel) variés [15].

11 Pour Florence Weber, la définition sociologique du lien familial se comprend selon deux modèles de parenté : l’une fondée sur « l’altruisme d’un agent (père ou mère) », et l’autre sur un « bien public pour un groupe d’agents ». Elle poursuit : « Pour le sociologue, ces modèles renvoient à une conception plus collective et plus contraignante de la parenté, dans laquelle certaines relations de parenté engagent la production de biens collectifs et la poursuite de “causes communes [16]” : autrement dit, “des appartenances et des solidarités [17]” ». Le lien familial serait donc tenu par une certaine solidarité entre les membres, entendue par des échanges divers et l’idée d’une appartenance commune. Ici, les activités relatives au care s’inscrivent dans ce lieu commun qu’est la famille. Elles renvoient aux questions du redoublement des facteurs inégalitaires en termes de genre [18], ainsi qu’à celles des ressources familiales disponibles pour absorber une gestion partielle des maladies chroniques ou des situations de dépendance. Il n’en reste pas moins que cet espace privé du travail de care permet de dépasser une définition passive et souffrante des personnes puisqu’une proximité dans l’espace familial admet la reconnaissance d’un semblable.

12 Nos propres recherches portant sur la gestion partagée de troubles psychiques mentionnent le travail de négociation autour de l’organisation du caring[19]. Les activités autour du contrôle de la trajectoire des troubles ne peuvent se penser en dehors de ces relations sociales particulières, elles s’inscrivent dans un ordre social négocié entre différents acteurs qui ont certes des pouvoirs inégaux, mais qui s’inscrivent dans des relations de proximité. La reconnaissance d’un autre semblable et capacitaire reste possible malgré les manifestations d’une maladie chronique ou d’une situation de dépendance. Notre posture ne vise ni à naturaliser la solidarité familiale ni à penser la famille comme espace privilégié de soin, exempt de toutes formes de violence ou de mépris ; nous soulignons simplement que les rôles de chacun dans cet espace privé dépassent une définition déficitaire de la personne puisque celle-ci a la possibilité de partager une appartenance commune, d’être reconnue comme le membre d’un ensemble. Le caring dans l’espace domestique est une pratique socialement partagée autour d’un ordre négocié. L’action est partagée autour d’un but défini par l’ensemble des personnes engagées dans ces tâches. La personne souffrant de troubles chroniques, ou en situation de dépendance, détient une place vive dans ces activités. Pourtant, la reconnaissance d’une personne capacitaire n’empêche pas un pouvoir d’action inégalement distribué entre les personnes engagées dans ce travail et celles engagées dans des conflits quant à la légitimité de leur propre voix.

13 Des conflits de légitimité voisins traversent l’histoire des recherches sur le handicap. Qui parle de qui, pour en dire quoi ? Emblématiques de ces tensions, les déclinaisons britanniques des disability studies sont marquées d’une inquiétude quant aux récits de soi, de soi avec l’autre, ainsi que par une volonté de transformation du social. Nous proposons de prêter attention à ces deux inflexions en nous adossant aux travaux de Sandra Laugier lorsque l’auteur met en évidence les ponts qui joignent les théories du care à certaines tonalités du perfectionnisme moral. En effet, la perspective ainsi ouverte donne à penser l’intérêt pour autrui sous la double modalité de l’expression et de la conversation [20], et amène à questionner les possibilités, pour chacun, d’avoir une voix qui, selon les mots de Stanley Cavell, « tienne lieu d’humanité [21] ».

Avoir une voix : un enjeu pour les disability studies

14 Originaire de la parole de résidents d’institutions spécialisées s’exprimant depuis les frontières liberticides de leur lieu de vie, le cadre conceptuel des disability studies redistribue les cartes des qualifications : ceux-là mêmes que l’on disait invalides à plaindre et à secourir se muent en acteurs politiques en lutte pour leur autonomie. Ceux-là mêmes qui étaient dits par l’autre, avec les mots de l’autre, s’emparent de l’expression légitime en modifiant la structure des conversations concernant leur existence, s’introduisant, dans les sciences sociales, au cœur du processus de construction de l’objet, déployant les linéaments d’une culture apte à soutenir les trajets biographiques. Au regard de la suspicion de parti pris qui poursuit ces études [22], ce doute quant à l’objectivité ne masque-t-il pas un refus de légitimité à représenter l’humanité, à parler pour elle, et depuis elle ?

15 Au sens de Carol Gilligan [23], le care ne s’entend pas indépendamment du souci que chacun ait une voix, puisse s’exprimer, mener son existence, sans renoncer à ce qui compte à ses propres yeux. À cette préoccupation s’ajoutent celles de la préservation des liens, du ménagement d’un sol pour les histoires partagées. Dans cette optique, les détails du quotidien s’inscrivent dans une temporalité dont il convient de prendre soin. Pour chaque situation, l’attention au présent et la préoccupation de n’y négliger quiconque se doublent du souci de sa narration [24]. Les inflexions du perfectionnisme moral portent cette même exigence d’une expression individuelle incarnée dans une forme de vie : les perspectives déployées par Iris Murdoch invitent à concevoir l’existence humaine comme mêlée d’un travail de révision des concepts que chacun applique au monde alentour afin de le doter de sens [25], Cora Diamond suggère de se soucier des mots que nous employons [26], Cavell inscrit la préoccupation pour l’expression dans une insatisfaction de soi autant que dans une insatisfaction du social.

16 En effet, selon la lecture d’Emerson proposée par Cavell [27], d’une part, celui que je suis aujourd’hui ne saurait être celui que j’étais hier, sauf à succomber à un conformisme avec moi-même, d’autre part, accepter les compromis de la société revient à me compromettre. Dès lors, l’expression individuelle se connecte à l’implication collective. Chacun se reconnaissant à lui-même un potentiel de transformation, cette reconnaissance s’appliquant également à autrui, chacun peut tenir lieu d’humanité, s’exprimer de cette posture, prétendre à la représentativité. Mais en amont, la transformation de soi suppose l’entrée dans une conversation alimentée par les œuvres culturelles susceptibles d’inviter celui qui les reçoit à prendre part à une discussion, se positionner dans un échange, emporter avec lui ce qui aura compté pour lui. La recherche motivée par l’insatisfaction de soi s’entend comme recherche de la culture pour laquelle nous sommes faits, et qui suppose le préalable d’une désorientation, nécessaire à une recomposition de soi, dans un jeu constant entre ce dont nous nous nourrissons et qui nous transforme, et ce à quoi nous participons et que nous contribuons à transformer [28].

17 On mesure probablement mal ce que les modifications des conversations possibles sur le handicap, des histoires, des récits de soi avec l’autre, dont l’éventualité les accompagne, doivent au militantisme britannique des années 1970. Différents auteurs [29] mentionnent combien ce dernier a pu soutenir les constructions et les évolutions identitaires des personnes en premier lieu concernées. Pourtant, lorsque Paul Hunt et Vic Finkelstein fondent l’organisation Union of the Physically Impaired Against Segregation (UPIAS), que l’on peut traduire par l’union des Handicapés physiques contre la ségrégation, leurs préoccupations ne visent pas à exclusivement focaliser sur une population particulière, mais tout autant à conduire une critique sociale [30]. Finkelstein entend englober l’argumentation dans une contestation des valeurs de la performance. Un double enjeu se profile dans la parole des militants d’alors : prendre part à la discussion les concernant, tout en pointant les apories du social. De longue date, les professionnels du secteur médico-social se sont chargés de véhiculer un discours de la tragédie individuelle [31] ; sans nier les aspects pénibles de leur existence, Finkelstein et ses pairs en affirment le caractère privé, au profit d’un discours public selon lequel le handicap résulte de l’organisation d’une société faite par les valides pour les valides, régie par la compétition généralisée. Cette organisation imposant des situations d’isolement à celles et ceux qui peinent aux jeux auxquels elle enjoint, il convient de la transformer. La postérité des propositions d’UPIAS s’étendra dans le champ universitaire ; Mike Oliver les formalisera à partir de la fin des années 1980 sous le nom de modèle social du handicap. Ce dernier fournit depuis lors le socle conceptuel d’une large part des disability studies britanniques [32].

18 Ce qui, d’apparence, relevait d’un problème médical prend le statut d’entrave aux libertés. D’individuelle la question devient collective, se déplace vers le politique. Liz Crow, l’une des auteurs phares des disability studies, écrit qu’il n’est pas exagéré de dire que le modèle social a sauvé des vies [33] : enfin, il ne s’agissait plus, pour les acteurs, de s’excuser d’être tels qu’ils étaient, d’attendre le salut d’une quelconque bienveillance extérieure, mais de faire entendre leur voix dans le débat démocratique. Le long d’une histoire ponctuée d’embûches [34], les méthodes de recherche en sciences sociales s’en trouvèrent, elles aussi, modifiées. Durant les années 1960, Hunt résidait dans un établissement spécialisé. En quête d’alliés, avec d’autres, il était parvenu à faire en sorte qu’une équipe de spécialistes de la dynamique des groupes enquête sur son lieu de vie. Au terme de leur recherche, ces derniers ont conclu que le quotidien de l’institution s’apparente à une existence de mort vivant, mais qu’aucune modification ne semble envisageable. Une partie des résidents d’alors a contribué à la mise en place d’UPIAS.

19 Quelque trente ans plus tard, participant à une conférence en Suède, Oliver remarque une inscription écrite au tableau : « Que pensez-vous être en train de faire lorsque vous parlez de nous de cette façon ? » De cette date, il entame une réflexion quant aux buts et aux modalités des recherches sur le handicap. Constatant que ces dernières répondent aux demandes des organismes qui les subventionnent, et qu’elles profitent prioritairement aux chercheurs, Oliver propose qu’elles s’inscrivent désormais dans une démarche d’émancipation [35]. Dans cette optique, il ne s’agit plus de parler de quiconque à sa place, mais d’élargir les frontières de la parole légitime, dès le processus de construction de l’objet, de veiller également à ce que chacun puisse s’approprier les résultats des recherches. Ces directions marqueront profondément les disability studies britanniques. Exemples parmi d’autres mais néanmoins improbables jusqu’alors : des personnes ayant des difficultés d’apprentissage participent à l’élaboration et à la réalisation d’enquêtes sur des thèmes les concernant. À la demande du milieu associatif, Colin Barnes mènera une étude sur les discriminations qui servira de base à la législation anglaise [36]. Au milieu des années 1990, la relégation du corps dans l’ordre du non-dit donne lieu à des controverses parmi les chercheurs travaillant dans le cadre du modèle social. Ces dernières les mènent à s’emparer de leurs propres spécificités afin de construire d’autres manières de parler de leurs ordinaires [37], d’autres manières d’avoir une voix. Le modèle social du handicap, dans sa version britannique, a donné naissance à de nombreuses ramifications : il structure le discours d’organisations transnationales telles que Disabled People’s International ou Independent Living ; les artistes qui inscrivent leur activité dans le champ des disability arts revendiquent son héritage. Sur les plans académiques, politiques et artistiques, il invite à appréhender les formes de la diversité humaine indépendamment des registres de la tragédie individuelle, de la médecine et du manque. Il offre des ressources pour penser sa propre expérience ainsi que la relation à l’autre. Mais il peine à pénétrer les frontières hexagonales. Dès lors, l’hypothèse est permise que la possibilité de s’accueillir soi, tel que l’on est, quel que l’on soit, s’en trouve compromise.

20 L’expérience du corps qui s’échappe, le constat d’une respiration, d’une déglutition de moins en moins fluides, d’un geste que l’on accomplissait hier, mais qui relève aujourd’hui de l’impossible, invitent à prendre au sérieux tant l’inquiétude perfectionniste face aux mots que nous employons que le souci porté par les théories du care quant aux histoires que nous vivons, que nous racontons. Car de quelle histoire est-il question si les mots dont nous disposons pour décrire l’existence de l’un d’entre nous, pour décrire nos échanges, me placent d’emblée compatissant ? L’insatisfaction de soi, qui mène à circuler d’un prochain à l’autre [38], ne saurait prendre pour ultime écueil le corps qui se transforme malgré soi. À défaut, le postulat d’une biographie préservée des aléas du vivant conditionnerait le potentiel de rénovation des concepts [39] propre à l’humain.

21 Qu’un détour empirique nous soit permis. Nos parcours amicaux, nous placent parfois face à la parole de celui qui nous dit l’installation progressive de l’impossibilité. Et, souvent, les mots nous manquent ; comme si l’histoire, dès à présent, cessait de pouvoir être entendue, précarisant à l’instant même la préservation des liens. Si le souci de l’autre est mêlé du souci des mots, alors se résoudre au silence s’accompagne de la négation d’une part de l’adresse, de la négation d’une part de l’autre. Ce silence, qui porte l’effacement de toute trace d’altérité à une puissance supérieure, est en effet un élément essentiel des processus d’invisibilisation décrits par Axel Honneth [40]. Si, dans la topique du sentiment de pitié, il n’y avait plus de place pour un tu, la souffrance s’imposant comme seul horizon de la relation d’aide, dans le cadre d’une topique de l’invisibilité sociale, il n’y a tout simplement pas de place pour quelque forme d’adresse que ce soit. Dès lors, à la lumière des propositions formulées par Honneth, nous posons la question suivante : les politiques françaises du handicap s’inscrivent-elles aujourd’hui dans une topique de la reconnaissance ou de l’invisibilité ?

Politiques du handicap : une impossible reconnaissance de la diversité ?

22 « Invisibiliser », dit Honneth, c’est « [...] regarder à travers quelqu’un : nous avons le pouvoir de manifester notre mépris envers des personnes présentes en nous comportant envers elles comme si elles n’étaient pas réellement là dans le même espace [41] ». Le mépris est une altération des régimes de visibilité publique. Dans ces scènes d’invisibilisation sociale, l’identification d’un autre est mise en échec par la publicisation d’un refus ostensible de visibilisation. Ce n’est pas tant que l’on ne saurait connaître ou reconnaître, mais plutôt que l’on s’efforce de ne pas voir et de montrer que l’on ne veut pas voir.

23 La « reconnaissance » politique du handicap, au sens – bien que limitatif du terme – de son inscription au sein de politiques publiques, a amené, sans que cela fût réellement anticipé, à définir une nouvelle modalité de relation à l’autre. L’histoire du policy making du handicap mériterait en soi sa propre investigation. Toutefois, nous nous en tiendrons ici à son dernier acte français, qui remonte au vote par l’Assemblée nationale, après plus de trois années de travaux parlementaires, de la loi 2005-102 du 11 février 2005 dite pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Cette loi fait date à plusieurs égards. Pour la première fois, le législateur définit le handicap, alors même que les textes antérieurs s’y sont toujours soustraits [42] : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant [43]. »

24 Cette récente définition alimente de nombreux débats. Nous voudrions ici nous attarder sur les critiques que cette ontologisation législative du handicap a essuyées concernant la mention des causes environnementales des situations de handicap. Dans la présente définition, l’environnement n’est évoqué que comme le lieu où s’éprouvent les difficultés de participation de la personne ; un simple élément d’une géographie expurgée de tout rapport de forces, de pouvoir, de domination. De plus, les spécificités individuelles demeurent les déterminants premiers des restrictions d’activités. Les travaux menés dans le cadre des disability studies ou, au Québec, les analyses en termes de processus de production du handicap [44] avaient pourtant insisté très tôt sur la dimension fondatrice de l’environnement, mais également sur celle des représentations sociales, dans la genèse des « situations de handicap », replaçant ainsi la responsabilité de l’inadaptation du côté de l’espace social. Minorer la fonction discriminante de l’environnement mène à maintenir le handicap au sein d’une problématique essentiellement individuelle ; peut-être même à occulter les moyens d’une réelle expression politique. Nous soutenons en effet que cet « oubli », par ailleurs intentionnel [45], relève d’une forme plus générale de lapsus politique qui traduit, derrière un discours et une rhétorique officielle pour la reconnaissance des droits des personnes en situation de handicap, une tendance à l’invisibilisation des manières d’être qui s’écartent des normes de santé ; apparent paradoxe qui veut que dans le même temps où se déploie sur la scène publique une parole sur les formes de la diversité corporelle, sensorielle, cognitive, cette diversité se trouve, de façon subtile, invisibilisée, et les possibilités d’émergence d’une parole politique authentique, déniée.

25 Nous en voulons autrement pour preuve pratique, et c’est là un second pilier de cette loi du 11 février 2005, la dérive que peut connaître l’interprétation d’un droit à compensation inscrit au titre premier de cette loi. Ce dernier traduit-il, comme pourrait le laisser entendre sa définition première au titre du droit civil [46], la reconnaissance d’une dette mutuelle entre « société civile » et personnes en situation (s) de handicap, ou tend-il à se restreindre à une sorte de tentative à la française d’égalisation invisibilisante des situations sociales de désavantage ? Anthropologiquement parlant, la mise en œuvre d’un droit à compensation aurait pu constituer le socle d’une reconnaissance effective des personnes concernées, dans la mesure où la dette et sa reconnaissance, parce qu’elles ouvrent sur un jeu sans fin de dons et contre-dons, constituent de puissants leviers de socialisation. La loi a cependant opéré un glissement sémantique de cette notion de compensation qui tend à invisibiliser cette situation de dette. Selon ce principe, toute « personne handicapée » doit pouvoir bénéficier des moyens de compensation des conséquences de son handicap. Ceux-ci peuvent être de natures diverses, aussi bien techniques que financiers, administratifs, etc. Dans cette perspective « compensatoire » cependant, les spécificités individuelles restent une réalité à gommer.

26 Deux grandes tendances traversent le principe du droit à la compensation. À un niveau idéel, il permettrait de mettre les personnes à situation égale de compétition sociale. Qu’importe d’être ou de ne pas être en situation de handicap puisque, avec les moyens adaptés, les désavantages liés à la rencontre d’incapacités avec un environnement extrêmement normatif seraient réduits à leur expression la plus simple. À un niveau plus pragmatique, tenant compte du durcissement économique des politiques sociales dans les territoires, et de la dérive éminemment gestionnaire de l’attribution de droits sociaux, ce principe de compensation a de plus en plus à voir avec un système palliatif de gestion des situations de plus grandes vulnérabilités [47]. Néanmoins, dans une situation comme dans l’autre, ce principe de compensation laisse entendre qu’il obéit plus à un objectif de maintien que de changement de l’ordre social. On est loin du renversement de focale, de vision du handicap, que se fixaient pour horizon de la loi les débats politiques qui l’ont portée. Ce principe de compensation n’est rien de plus qu’une tentative d’égalisation des chances qui échoue justement à penser la diversité en cela qu’elle tend à la neutraliser. La mise au jour de cette politique d’invisibilisation laisse entrevoir la nécessité de penser les conditions de possibilité d’une véritable politique de la reconnaissance qui sache accorder leur pleine place à des ontologies différentes. Ce que nous pourrions appeler les « nouvelles politiques du care » associe trop souvent un certain nombre de représentations à des catégories de personnes labellisées selon leurs besoins. L’efficacité de l’étiquetage administratif dans la gestion des prises en charge des populations consiste en ce qu’il nous fait perdre de vue ces visages qui constituent chez Emmanuel Levinas le fondement phénoménologique de la relation interindividuelle. Force est de constater que, derrière les injonctions contemporaines des politiques sociales à plus d’individualisation, plus de sujets, plus de responsabilisation dans les prises en charge, la dépersonnalisation des publics continue d’œuvrer en deçà des pratiques et des discours, nous écartant en cela fortement du mouvement d’identification décrit par Smith comme un fondement de la relation en sympathie [48]. Si les politiques publiques du handicap en France se sont inscrites dans un mouvement plus large de reconnaissance des droits et des intérêts des personnes, elles n’en continuent pas moins d’œuvrer à l’invisibilisation des formes de la diversité humaine, dans un détournement de certains de ses principes fondamentaux.

27 La confrontation de topiques relationnelles a permis de dessiner en négatif une certaine géographie des relations de pouvoir, telle qu’elle peut être activée au contact de modalités d’être au monde fondamentalement différentes. Ces topiques ont dessiné des scènes interactionnelles hétérogènes. Le théâtre de la souffrance dans la topique de l’action humanitaire ne recouvre pas le même espace scénique que celui des processus d’invisibilisation sociale. L’une comme l’autre opèrent cependant un déplacement, un détournement de la géographie propre de la relation. Bien que constituant des ressources pratiques de l’interaction, l’action en pitié, comme le mépris et son envers positif, la reconnaissance, appellent une transposition de la relation interindividuelle à un ordre de grandeur supérieur. Depuis l’hic et nunc de la situation d’interaction, la relation se trouve redéployée dans des espaces publics qui construisent des modalités de concernement, d’engagement, ainsi qu’un « être affecté » diamétralement opposés à ceux que nous donne à voir la relation de care. Dans ce redéploiement naissent et s’expérimentent alors des mécanismes de pouvoir, de dépersonnalisation, de mise à distance.

28 À l’inverse, dans le caring, l’épreuve des liens se fait au regard d’une éthique de la proximité dont nous avons trouvé des échos dans les développements qu’ont su apporter, dans le champ du handicap, les disability studies. On ne prend pas soin à distance. Le care suppose un visage, suppose la reconnaissance totale d’un autre, suppose une certaine éthique du dialogue dans laquelle la parole ne fait pas l’office d’un kidnapping intéressé. Mais cette revalorisation à laquelle appelle le caring, de relations localisées, incarnées, affectées, est aujourd’hui réinvestie par toute une rhétorique politique dont il convient de déconstruire les articulations. Les injonctions à plus de solidarités familiales, à plus de reconnaissance, à plus de proximité, semblent bien trop souvent marquer en creux un désengagement plus grand du collectif et des solidarités nationales. Ainsi nous sommes-nous intéressés à l’apparent paradoxe des politiques publiques du handicap en France. Entre appel à la reconnaissance et invisibilisation effective, il semblerait, au final, que les interrogations soulevées par les formes de la diversité soient difficilement assumables pour nos sociétés qui se sont structurées sur des normes de corporéité et de fonctionnement social et cognitif extrêmement excluantes.


Date de mise en ligne : 21/01/2014

https://doi.org/10.3917/caph.136.0044

Notes

  • [1]
    H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press, 1984.
  • [2]
    Voir C. Gilligan, Une voix différente : pour une Éthique du care, Paris, Flammarion, 2008 ; S. Laugier (dir.), La Voix et la Vertu : variétés du perfectionnisme moral, Paris, PUF, 2010 ; S. Laugier, « L’autonomie et le souci du particulier », dans M. Jouan et S. Laugier (dir.), Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, Paris, PUF, 2009 ; V. Nurock (dir.), Carol Gilligan et l’Éthique du care, Paris, PUF, 2010.
  • [3]
    H. Mazel, La Synergie sociale, Paris, Nabu Press, [1896] 2012.
  • [4]
    L’usage que nous ferons ici du terme topique est similaire de celui dont use Luc Boltanski dans La Souffrance à distance (Paris, Métailié, 1993). Les « topiques de la souffrance » désignent dans la seconde partie de son ouvrage des modalités structurées de relation à autrui. On devine cependant, derrière cette définition très générale (l’auteur ne s’attardant lui-même pas à définir l’ancrage théorique de cette notion), l’héritage d’une certaine linguistique pragmatique telle qu’a pu la développer Oswald Ducrot. Les topiques de la reconnaissance, de la pitié, du care, telles que nous les envisageons ici, appellent chaque fois des modes particuliers de rapport à l’autre, sous-entendent un certain espace de la relation, c’est-à-dire une façon de se positionner à la fois dans un rôle d’interlocution et d’interaction, en même temps qu’elles se déploient elles-mêmes dans des cours particuliers d’action. Ces topiques, du moins, dans la façon dont nous les mobilisons ici, comptent en effet parmi les ressources de l’action que les acteurs ont à disposition. On aurait pu à ce titre parler d’une « grammaire » de la pitié, de la reconnaissance, du care, mais ça aurait été sacrifier, en usant de ce terme, à la fois à la nature spatiale et donc relationnelle, ainsi qu’à la dimension « ordinaire » (que l’on pense au topique comme à l’attendu, le balisé, l’anticipé, etc.), c’est-à-dire quotidienne, partagée, présente, de ce concept.
  • [5]
    A. Honneth, « Invisibilité : sur l’épistémologie de la “reconnaissance” », Réseaux, vol. 1-2, n° 129-130, 2005, p. 39-57.
  • [6]
    L. Boltanski, op. cit.
  • [7]
    P. Molinier, « Vulnérabilité et dépendance : de la maltraitance en régime de gestion hospitalière », dans M. Jouan et S. Laugier (dir.), op. cit., p. 433-458.
  • [8]
    H.-J. Stiker, J. Puig et O. Huet, Handicap et accompagnement : nouvelles attentes, nouvelles pratiques, Paris, Dunod, 2009, p. 40.
  • [9]
    I. Basnett, “Health Care Professionals and their Attitudes toward and Decisions Affecting Disabled People” dans G. L. Albrecht, K. D. Seelman, M. Bury (dir.), Handbook of Disability Studies, Londres, Sage Publications, 2001, p. 450-467.
  • [10]
    Voir P. Conrad, “The Experience of Illness : Recent and New Directions”, dans J. A. Roth et P. Conrad (dir.), “The Experience and Management of Chronic Illness”, Research in the Sociology of Health Care, vol. 6, 1987, p. 1-31, et A. Strauss et B. Glaser, Chronic Illness and the Quality of Life, University of Michigan, Mosby, 1975.
  • [11]
    Voir C. Martin, « Le souci de l’autre dans une société d’individus. Un débat savant et politique à l’échelle européenne », dans S. Paugam (dir.), Repenser la solidarité : l’apport des sciences sociales, Paris, PUF, 2007, p. 219-240.
  • [12]
    M. Bungener, Trajectoires brisées, familles captives : la maladie mentale à domicile, Paris, éditions Inserm, 1995.
  • [13]
    S. Mougel, Au chevet de l’enfant malade : parents-professionnels, un modèle de partenariat, Paris, Armand Colin, 2009, p. 133.
  • [14]
    M. Chauvière, Le Travail social dans l’action publique : sociologie d’une qualification controversée, Paris, Dunod, 2004.
  • [15]
    I. Théry, « Transformations de la famille et “solidarités familiales”, question sur un concept », dans S. Paugam (dir.), op. cit., p. 149-168.
  • [16]
    S. Gollac, « Maisonnée et cause commune : une prise en charge familiale », dans F. Weber, S. Gojard et A. Gramain, Charges de famille : dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2003, p. 274-311.
  • [17]
    F. Weber, « Qu’est-ce que la protection rapprochée ? Réciprocité, solidarité quotidienne et affiliation symbolique », dans S. Paugam (dir.), op. cit., p. 187-204, p. 189-190.
  • [18]
    M. Membrado, « L’aide à la vieillesse à l’épreuve des rapports sociaux de sexe », Revue d’anthropologie et de sociologie, n° 5, 2002, p. 151-172.
  • [19]
    A. Parron, « Le passage à l’âge adulte des jeunes souffrant de troubles psychiques : enjeux d’autonomisation dans la prise en charge du handicap psychique entre engagement et dépendance des jeunes usagers/patients », thèse de doctorat sous la direction de M. Drulhe et de F. Sicot, université de Toulouse 2, 2011.
  • [20]
    S. Laugier, « L’autre voie de la philosophie morale », dans S. Laugier (dir.), La Voix et la Vertu : variétés du perfectionnisme moral ; S. Laugier, « L’éthique comme politique de l’ordinaire », Multitudes, n° 37-38, 2009/2- 3, p. 80-88 ; S. Laugier, « L’autonomie et le souci du particulier », dans M. Jouan et S. Laugier (dir.), op. cit.
  • [21]
    S. Cavell, Qu’est-ce que la philosophie américaine ?, Paris, Gallimard, 2009, p. 220.
  • [22]
    H.-J. Stiker, J.-F. Ravaud et G. Albrecht, « L’émergence des disability studies : état des lieux et perspectives », Sciences Sociales et Santé, vol. 19, n° 4, décembre 2001, p. 43-73.
  • [23]
    C. Gilligan, op. cit.
  • [24]
    V. Nurock (dir.), op. cit.
  • [25]
    I. Murdoch, « Vision et choix en morale », P. Donatelli, « Iris Murdoch : concepts et perfectionnisme moral » et E. Halais, « Iris Murdoch et la quête de l’individualité », dans S. Laugier (dir.), op. cit.
  • [26]
    C. Diamond, L’Esprit réaliste : Wittgenstein, la philosophie et l’esprit, Paris, PUF, 2004.
  • [27]
    S. Cavell, op. cit.
  • [28]
    Id.
  • [29]
    T. Shakespeare, K. Gillepsie-Sells et D. Davis, The Sexual Politics of Disability : Untold Desires, University of Michigan, Cassell, 1996 ; L. Crow, “Including All of our Lives : Renewing the Social Model of Disability”, dans C. Barnes et G. Mercer, Exploring the Divide, Leeds, The Disability Press, 1996.
  • [30]
    V. Finkelstein, Extract from UPIAS Circular 3, “Contribution to the Nature of our Organization”, 1972 ; V. Finkelstein, “The Social Model of Disability Repossessed”, Coalition of Disabled People, 1er décembre 2001.
  • [31]
    V. Finkelstein, “Disability and the Helper/Helped Relationship. An Hisorical View”, dans A. Brechin, P. Liddiard et J. Swain (dir.), Handicap in a Social World, Hodder and Stoughton, 1981.
  • [32]
    A. Sheldon, “Disabling the Disabled People’s Movement ? The Influence of the Disability Studies of the Struggle for Liberation”, Draft plenary paper for the 3rd Disability Studies Association Conference, Lankaster, septembre 2006.
  • [33]
    L. Crow, op.cit.
  • [34]
    C. Barnes et G. Mercer (dir.), Doing Disability Research, Leeds, The Disability Press, 1997.
  • [35]
    N. Boucher, « Handicap, recherche et changement social. L’émergence du paradigme émancipatoire dans l’étude de l’exclusion sociale des personnes handicapées », Lien social et politiques, n° 50, 2003, p. 147-164.
  • [36]
    C. Barnes et G. Mercer (dir.), op. cit.
  • [37]
    L. Crow, “Including All of our Lives : Renewing the Social Model of Disability” ; T. Shakespeare, “Disability, Identity and Difference”, dans C. Barnes, G. Mercer, op. cit. ; J. Morris, “Feminism, Gender and Disability”, communication au séminaire de Sidney, Australie, février 1998.
  • [38]
    S. Cavell, op. cit.
  • [39]
    I. Murdoch, « Vision et choix en morale », dans S. Laugier (dir.), op. cit.
  • [40]
    A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2000.
  • [41]
    A. Honneth, art. cit., p. 45.
  • [42]
    C’est le cas de la première véritable loi sur le handicap en France, la loi de 1975, mais également de politiques occupant dans le référentiel d’action sociale qui est le nôtre une place similaire comme les politiques dites de dépendance qui ne se sont également jamais attardées à définir légalement les catégories de publics qu’elles se donnent pour cible.
  • [43]
    Art. L114 du Code de l’action sociale et des familles.
  • [44]
    P. Fougeyrollas et al., Classification québécoise : processus de production du handicap, Québec, RIPPH, 1998.
  • [45]
    On se reportera utilement au site de Vincent Assante (www.vincent-assante.net) et à son article « Situations de handicap et réponses politiques », Reliance, n° 23, 1er trimestre 2007, p. 83-96, disponible également sur le portail Cairn (www.cairn.info).
  • [46]
    « Lorsque deux personnes se trouvent débitrices l’une envers l’autre, il s’opère entre elles une compensation qui éteint les deux dettes [...] », art. 1289, loi 1804-02-07.
  • [47]
    M.-H. Soulet, « Reconsidérer la vulnérabilité », Empan, n° 60, 4/2005, p. 24-29.
  • [48]
    A. Smith distingue la sympathie, qui est un mouvement d’identification, du self love qui pousse vers une distanciation. A. Smith, Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, [1759] 2011, p. 47-48.

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