Notes
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[1]
Évidemment sous tous les extraordinaires biais de représentativité qui entachent nécessairement les échantillons de commentaires publiés à la suite d’un article.
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[2]
G. Mauger (dir.), Droits d’entrée : modalités et conditions d’accès dans les univers artistiques, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2006.
-
[3]
P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon et J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Paris, Mouton, 1967.
-
[4]
F. Lordon, « Le désir de faire science », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 119, septembre 1997.
-
[5]
Cité par R. Guesnerie, « L’économie, discipline autonome au sein des sciences sociales ? », Revue Économique, vol. 52, n° 5, septembre 2001.
-
[6]
Ibid., p. 1060.
-
[7]
À part évidemment celle que les individus jugent bon de se constituer par-devers eux.
-
[8]
International Institute for Applied Systems Analysis, à Laxenburg, Autriche.
-
[9]
Voir F. Lordon, « L’irrationalisme paradoxal de la science économique », dans La Raison et ses combats, Actes du colloque, Paris, Fondation Gabriel Péri, 2012.
-
[10]
G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
-
[11]
À l’image du recueil Positions de Louis Althusser qui, par ce titre, revendique également explicitement cette posture de la philosophie.
-
[12]
G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 31.
-
[13]
A. Damasio, L’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995 ; Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob, 2003.
-
[14]
On suit ici entièrement Pascale Gillot qui définit précisément le cartésianisme par ce problème pour opposer les réponses antagonistes qu’y apportent Descartes, Malebranche, Spinoza et Leibniz – et l’on peut sans contresens dire des trois derniers qu’ils sont des cartésiens fermement opposés à Descartes. Voir P. Gillot, L’Esprit, figures classiques et contemporaines, Paris, CNRS éditions, 2007.
-
[15]
Significativement, elles sont spécialement vivaces dans le champ de la philosophie analytique qui reproduit de plus près le modèle discursif de l’argumentation scientifique.
-
[16]
Pour une élaboration beaucoup plus large sur le thème du « problème » en philosophie, voir M. Chottin, « Histoire de la philosophie et problèmes de philosophie », Klésis revue philosophique, n° 11, 2009 et Voir et juger : le problème de Molyneux et ses enjeux philosophiques au XVIIe et XVIIIe siècles, thèse, université Paris-1, introduction.
-
[17]
« Ma manière de m’en tirer à l’époque, c’était, je crois bien, de concevoir l’histoire de la philosophie comme une sorte d’enculage ou, ce qui revient au même, d’immaculée conception. Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux », G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990 ; mais la citation est extraite de « Lettre à un critique sévère » qui date de 1973.
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[18]
Ce qui, en passant, n’exclut nullement qu’elle soit localement praticable.
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[19]
L’expression est d’Alain Boyer.
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[20]
P. Bourdieu, « Le sociologue et la philosophie » Entretien avec H. Ichizaki dans K. Wagenbach (dir.), Satz und Gegensatz : über die Verantwortung des Intellektuellen, Berlin, Klaus Wagenbach, 1989.
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[21]
Id.
-
[22]
L. Boltanski et P. Bourdieu, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, no 2-3, juin 1976.
-
[23]
Voir P. Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Éditions de Minuit, 1988.
-
[24]
On parle ici de leur réflexivité sociologique bien sûr puisque, par ailleurs, la philosophie ne cesse pas d’interroger la philosophie.
-
[25]
Voir L. Pinto, La Vocation et le Métier de philosophe : pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 2007 ; La Théorie souveraine : les philosophes français et la sociologie au XXe siècle, Paris, Cerf, 2009.
-
[26]
Id.
-
[27]
Ibid., p. 351.
-
[28]
Voir A. Sauvagnargues, Deleuze, l’empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2010.
-
[29]
Parmi lesquelles, et de manière tout à fait non exhaustive, L. Pinto, « Pierre Bourdieu et la philosophie », dans L. Pinto, G. Sapiro et P. Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004 ; M.-A. Lescouret (dir.), Pierre Bourdieu, un philosophe en sociologie, Paris, PUF, 2009, et bon nombre des contributions du numéro spécial de Critique, « Pierre Bourdieu », no 579-580, 1995.
-
[30]
S. Chevalier et C. Chauviré, Dictionnaire Bourdieu, Paris, Ellipses, 2010.
-
[31]
P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 121.
-
[32]
P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 40, cité par M.-A. Lescouret, « Bourdieu, un philosophe en sociologie », dans M.-A. Lescouret (dir.), op. cit., p. 11.
-
[33]
Plaidons qu’il s’agit d’une présentation injustement dépréciatrice, car la « glose », outre la tâche entièrement légitime de la mise au clair d’une œuvre jusque dans ses tensions internes, est aussi (surtout) création de problèmes et travail de l’actualité.
-
[34]
Comme le Sophiapol de l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
-
[35]
Colloque « Philosophie sociale », université de Grenoble, 2-3 décembre 2009, colloque « Philosophie sociale et sciences sociales », ENS-LSH Lyon, 24-25 mars 2011.
-
[36]
Voir, par exemple, F. Fischbach, La Production des hommes : Marx avec Spinoza, Paris, PUF, 2005 ; Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009 ; S. Haber, L’Aliénation : vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, PUF, 2007 ; E. Renault, Souffrances sociales : philosophie, psychologie et politique, Paris, La Découverte, 2008 ; J. Bidet et G. Duménil, Altermarxisme : un autre marxisme pour un autre monde, Paris, PUF, 2007.
-
[37]
E. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993, p. 7.
-
[38]
M. Lazzarato, Puissances de l’invention : la psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002 ; B. Latour et V.A. Lépinay, L’Économie, science des intérêts passionnés : introduction à l’anthropologie économique de Gabriel Tarde, Paris, La Découverte, 2008.
-
[39]
G. Sibertin-Blanc, Deleuze et « L’Anti-Œdipe » : la production du désir, Paris, PUF, 2010.
-
[40]
A. Caillé (dir.), La Quête de reconnaissance : nouveau phénomène social total, Paris, La Découverte/ MAUSS, 2007.
-
[41]
C. Lemieux, Le Devoir et la Grâce, Paris, Economica, 2009.
-
[42]
Y. Citton et F. Lordon (dir.), Spinoza et les Sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Amsterdam, 2008 ; E. Debray, F. Lordon, Kim Sang Ong Van Cung (dir.), Spinoza et les Puissances du social, Paris, Amsterdam, 2013, à paraître.
-
[43]
M. Jouan et S. Laugier (dir.), Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, Paris, PUF, 2009.
-
[44]
R. Damien et C. Lazzeri (dir.), Conflit, confiance, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006.
-
[45]
G. Le Blanc, Dedans dehors : la condition d’étranger, Paris, Éditions du Seuil, 2010.
-
[46]
G. Le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Éditions du Seuil, 2007.
-
[47]
V. Descombes, Les Institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1996 ; C. Lazzeri (dir.), La Production des institutions, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2002.
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[48]
F. Athané, Pour une histoire naturelle du don, Paris, PUF, 2011 ; F. Lordon, L’Intérêt souverain : essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, 2006.
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[49]
Voir à ce propos V. Descombes, La Denrée mentale, Paris, Éditions de Minuit, 1995.
-
[50]
A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éditions de Minuit, 1969 ; on notera au passage que cet ouvrage a été publié dans la collection « Sens commun » dirigée par Bourdieu.
-
[51]
F. Lordon et A. Orléan, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie. Le modèle de la potentia multitudinis », dans Y. Citton et F. Lordon (dir.), op. cit.
-
[52]
A. Orléan, L’Empire de la valeur, Paris, Éditions du Seuil, 2011.
-
[53]
F. Lordon, « L’empire des institutions », Revue de la régulation, n° 7, printemps 2010.
-
[54]
Voir F. Lordon, La Politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002.
-
[55]
G. Akerlof et R. Shiller, Animal Spirits : How Human Psychology Drives the Economy, and Why it Matters for Global Capitalism, Princeton, Princeton University Press, 2009.
-
[56]
F. Lordon, « Homo Passionalis Œconomicus », communication au forum de la Régulation, 9-10 décembre 2009, à paraître.
1 Il se passe quelque chose dans les « Humanités ». Comme souvent dans le champ du savoir, les événements significatifs ont à voir avec des déplacements de frontières ou des redécoupages. Or, on signale une activité nouvelle à la frontière jadis bien gardée de la philosophie et des sciences sociales. Pour être plus précis, le fait nouveau consiste en ce que, jadis lieu d’escarmouches récurrentes, ce sont des rapprochements désormais qui s’y esquissent. La stricte séparation aurait-elle fait son temps ? C’est ce qu’on est tenté de penser à voir le nombre des travaux originaires d’un domaine mais portés à empiéter dans l’autre. Encore « empiéter » n’est-il pas le terme adéquat, car il n’y a dans ces passages aucune volonté d’annexion ou de conquête, mais bien le désir de faire travailler conjointement des registres autrefois déclarés radicalement étrangers l’un à l’autre. Entre, d’une part, philosophes de moins en moins rivés au commentaire des textes et de plus en plus enclins à penser les objets du monde social-historique et, d’autre part, chercheurs en sciences sociales sensibles à la puissance théorique des concepts philosophiques, c’est toute une histoire de méfiances et d’exaspérations réciproques qui pourrait bien toucher à sa fin. Sans doute le mouvement est-il pour l’heure minoritaire. Mais ces hybridations qui auraient, il y a peu encore, passé pour d’incongrues transgressions apparaissent de plus en plus en plus comme une forme évidente du travail intellectuel s’il s’agit de penser l’homme et la société.
2 Le passé long et chargé contre lequel cette nouvelle « évidence » a toutefois dû être conquise est en soi un indice de l’« événement » en quoi consiste le repeuplement de l’interface longtemps désertée de la philosophie et des sciences sociales. Et s’il n’est évidemment pas possible, ni peut-être même utile, de se livrer à un exhaustif passage en revue de tous ces travaux tant est grande leur diversité, au moins peut-on souligner combien leur multiplication pourrait bien ouvrir une conjoncture aussi inédite qu’intéressante dans le champ des « Humanités ». De cette diversité elle-même, d’ailleurs, il faut faire un argument de plus en faveur de ce diagnostic d’une nouvelle conjoncture. Car l’accumulation de ces travaux ne dessine nullement un unique programme de recherche – même élastiquement défini, comme avait pu l’être en son temps le « structuralisme ». C’est bien une « manière de faire », jadis prohibée, qui est en train d’affirmer sa possibilité à propos des « questions humaines et sociales ».
3 Par construction, une convergence procède d’un double mouvement symétrique : c’est depuis la philosophie ou bien depuis les sciences sociales que s’effectue le cheminement vers leur interface. Et la convergence prend un sens différent pour chacun des points de départ disciplinaires possibles. Elle met à chaque fois en évidence la situation particulière du domaine d’origine, en souligne des enjeux propres, des tensions et des manques relatifs, tels, précisément, qu’ils justifient que certains, de l’intérieur du champ, se mettent en marche vers sa limite. Le présent travail voudrait raconter le mouvement vers la frontière depuis le territoire des sciences sociales. Et le faire sous l’angle particulier de la langue des sciences sociales, en tant qu’elle apparaît, dans ses usages ésotériques, aussi bien qu’exotériques d’ailleurs, comme révélatrice de difficultés internes dont la résolution porte à rejoindre la philosophie. Exprimées dans les tensions dont leur langue et leurs usages linguistiques sont parcourus, les sciences sociales connaissent ainsi une situation épistémologique qui, sans mériter d’être qualifiée de « crise » (vocable livré à tous les abus), témoigne d’une relative perte d’allant. Et qui pourrait trouver son dépassement dans cette nouvelle conjoncture, si elle se confirmait, précisément en tant que s’y ouvre la possibilité d’un renouement avec la philosophie.
Les sciences sociales à la recherche d’une différence linguistique
4 C’est peut-être par ses usages exotériques qu’on entre le mieux dans les propriétés révélatrices de la langue des sciences sociales. Il n’est en effet pas de chercheur en sciences sociales qui, sorti du confort de l’entre-soi académique pour s’adresser à des non-initiés, n’ait fait l’expérience de l’incompréhension, des récriminations à l’endroit de son « jargon » ou de son « hermétisme », bref l’expérience du ressentiment linguistique. Obscurité, pédantisme, goût tordu pour l’incompréhensible, dissimulation du vide de la pensée par la prolifération abstruse, sophistications creuses, jeux de langages intransitifs (« branlette d’intellectuels ») : il faudrait se livrer à la recension des topiques du reproche profane à l’endroit du discours de science sociale tels que le développement des formes (mensongères) de l’interactivité autorisées par l’Internet les a tardivement rendues visibles. À commencer par ceux à qui elles s’adressent. C’est que la « tribune » ou le « point de vue » majestueusement publiés dans les colonnes du Monde ou de Libération pouvaient, à l’époque du papier, en rester au confortable sentiment de l’unilatéralité magistrale – au mieux on en discutait avec les pairs dans les couloirs de l’EHESS, c’est-à-dire avec le sous-échantillon marginal à l’habitus linguistique le plus accordé à celui de l’auteur, et le moins susceptible de réaction ressentimentale, mais sans la moindre idée de l’effet produit auprès des lecteurs ordinaires, dont les exaspérations demeuraient purement privées. Tous ces énervements jadis invisibles s’étalent maintenant à longueur de « commentaires » dans les forums ouverts par les sites de presse, typiquement l’un des principaux lieux où s’effectue (dans les pires conditions) la « rencontre » avec « le public », et l’on imagine que certains intellectuels croyant s’adonner à la joie sans mélange de la publication médiatique ont dû tomber de haut à découvrir ce que « leurs lecteurs [1] » pensaient d’eux réellement.
5 Ce n’est pas la légitimité, ou l’illégitimité, de ce ressentiment linguistique qui est ici en question, mais plutôt le fait que seul le discours de sciences sociales (lato sensu) ait ainsi le don de le susciter à ce point. Durkheim déjà, et plus tard Bourdieu, avait fait l’amer constat de cette fatalité sociale de la science sociale, seule science à s’attirer le quolibet ou le reproche pour sa façon de parler, et finalement à se voir dénier sa qualité de science. « La société, j’y habite, et je ne suis pas moins informé ni moins fondé que le savant à en parler » croit pouvoir opposer à bon droit le non-spécialiste, faisant alors apparaître en creux le double défaut de différenciation légitimatrice de la science sociale : elle parle de choses communes avec la langue commune.
6 On dira pourtant qu’il y a bien une différence linguistique – précisément à l’origine du ressentiment. Mais ce dernier la tient pour une différence frauduleuse et superfétatoire, une différence artificiellement montée pour masquer une banalité de fond. Aussi la science sociale ne parvient-elle jamais à dissiper complètement le soupçon que son ésotérisme est en toc et qu’il est, à la fin des fins, une fabrication destinée à faire oublier sa nature fondamentalement exotérique. La science sociale est donc toujours soupçonnée de cultiver l’obscur pour cette seule raison qu’elle est en fait trop simple. On n’imagine pas, en effet, un auditeur profane du cours de topologie algébrique au Collège de France interpeller l’orateur pour le prier vertement de « se montrer plus clair » ou de faire un effort pour « se rendre compréhensible » et « parler comme tout le monde ». Précisément, la mathématique ne parle pas comme tout le monde, et cela tout le monde le sait. Sa différence spécifique est spectaculairement inscrite dans une langue idiosyncratique qui reconduit fermement chacun à l’alternative sans appel d’apprendre à la parler (pour qui désire prendre la parole légitimement) ou bien de se taire. On pourrait en dire autant d’une partition musicale que, là encore, il ne viendrait à l’idée de personne de critiquer pour son hermétisme, puisqu’il est une évidence reconnue de tous que la musique s’écrit dans la langue particulière du solfège, et qu’il faut parler la langue pour avoir son mot à dire (indépendamment, bien sûr, de la musique écoutée). On peut même pousser l’argument jusqu’à sa dernière extrémité : il apparaît à tout le monde que l’on ne saurait sans absurdité apostropher un étranger qui ne parle que sa langue pour le prier d’abandonner ses constructions incompréhensibles et de s’exprimer un peu plus clairement dans la nôtre.
7 Plus que n’importe quelle autre pratique, la science en général inscrit phénoménalement sa différence dans la langue, ou plutôt dans une langue, une langue spéciale. Conformément à la métaphore galiléenne du livre, les sciences de la nature se parlent dans l’idiome mathématique, dont la complexité est suffisamment grande et surtout suffisamment connue pour que nul n’ignore ce qu’il en coûte d’y entrer. Il faut alors avoir l’honnêteté de consentir l’aveu, malcommode en des temps démocratiques, que cette difficile différence linguistique, et la barrière à l’entrée qu’elle institue ipso facto, fonctionne comme un véritable principe d’exclusion, dont la formule canonique est à trouver dans le « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » de Platon. La vérité politique interne de la science, c’est qu’elle n’est pas démocratique – et ça n’est donc pas un hasard qu’elle se reconnaisse si bien dans la prévention platonicienne. Ainsi la science doit-elle avouer sa constitution fondamentalement élitaire et aristocratique – ce qui ne veut pas dire, même à l’époque démocratique, illégitime. Plus peut-être que pour n’importe quel autre champ, le refermement sur soi qui est au principe de la constitution des univers scientifiques fonctionne comme crible, et l’on pourrait à coup sûr leur étendre l’idée de « droit d’entrée » sous laquelle Gérard Mauger résume la problématique de l’accès sélectif aux univers artistiques, les uns comme les autres s’instituant sous un schème séparateur, appelé à distinguer ceux qui font la démonstration de leur capacité à acquitter le droit d’entrée, et les autres – qui seront rejetés [2]. À l’encontre des représentations les plus stéréotypées et les plus enchantées de la vocation scientifique, il est bien possible que le mobile passionnel de l’appartenance à une élite séparée y compte au moins autant que l’amour pur de la vérité ou l’inclination spontanée pour la connaissance à quoi l’on reconnaîtrait supposément l’ingenium du savant. Comme son nom l’indique, la libido sciendi est bien désir, et même complexe de désirs, mais moins élan natif pour le vrai que, par exemple, désir de mettre le monde en ordre par la pensée et de résister à la submersion anxiogène du chaos ; ou bien désir scopique, c’est-à-dire pulsion de curiosité originelle, mais adéquatement sublimée ; enfin désir de l’élection et de l’appartenance spéciale. S’agréger au corps des initiés et par là se trouver distingué de la masse profane est ainsi l’un des bénéfices affectifs très concrets, et sans doute très déterminants, de l’engagement en science. Si, telle que Durkheim l’avait dégagée dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, l’opération symbolique de la coupure qui sépare des initiés et des profanes est formellement celle du sacré, alors la vocation scientifique est sans doute isomorphe à la vocation sacerdotale, elle-même la forme canonique de toutes les vocations. Comme à quelque degré tous les autres champs, l’économie sociale du champ scientifique est donc une économie de la clôture. Et si elle peut se donner pour justifications rationnelles (bien fondées) la logique pratique de la division du travail et de la spécialisation, et la logique linguistique des catégories communes comme sténographies génératrices d’économies de temps, un seul mot concentrant un complexe de significations et de références connues de tous, là où il faudrait des heures pour les expliquer (déployer) à un non-spécialiste, on peut néanmoins supposer qu’elle convainc d’engagement beaucoup plus par les ressorts affectifs de l’élection distinctive que par l’adhésion rationnelle à ses propriétés fonctionnelles.
8 Le marqueur linguistique de l’élection et de l’appartenance au corps des initiés est peut-être de tous le plus puissant, en tout cas le plus immédiatement perceptible des profanes, comme en témoigne l’iconographie populaire, notamment médiatique, de la science qui représente le plus souvent le savant accompagné des signes de sa langue spéciale – tableau rempli d’équations, écrans figurant des courbes étranges, etc. –, et l’ésotérisme légitime de la science se donne d’abord des manifestations sémiotiques et linguistiques. Que cet ésotérisme soit légitime s’apprécie au fait qu’il ne vient à l’idée d’aucun profane de le dégrader péjorativement comme « jargon » – on n’a jamais entendu dire des mathématiques qui servent à parler la physique qu’elles étaient « jargonnantes ». Il est reconnu qu’il s’agit d’une autre langue, et même d’une languemanifestement autre, différente de celle du commun et ignorée de lui, d’où suit le seul droit de l’apprendre ou bien de s’abstenir.
9 De là le problème des discours savants en langue naturelle. C’est-à-dire en une langue qui n’est pas manifestement autre – qui a même toutes les apparences de la langue commune. Parce qu’ils manquent de cette différence linguistique manifeste, telle qu’elle informe profondément le jugement épistémologique spontané du public, les discours des « Humanités » sont chroniquement exposés à un soupçon d’imposture dont le ressentiment linguistique constitue la forme aiguë – récrimination à l’idée que de la pensée ordinaire a été livrée sous une forme extraordinaire, et que l’inflation linguistique dissimule des valeurs réelles dépréciées. De tous ces discours, celui de la philosophie est peut-être le plus relativement protégé qui parvient à maintenir sa légitimité en affirmant la nature très particulière des objets dont elle traite : les objets de la métaphysique, l’être, Dieu, l’âme, l’éternité, les essences, la vérité, etc. – encore se met-elle à nouveau en danger lorsqu’elle se fait philosophie politique ou philosophie morale, et par là se rapproche des matières ordinaires.
10 Ce sont les sciences sociales qui se retrouvent sans échappatoire. Traitant de choses communes dans la langue commune, elles n’ont pour elle en apparence ni la différence objectale ni la différence linguistique – et, sauf les effets d’autorité produits par leurs institutions (le CNRS, l’université), leur qualité de science est par là sans cesse sujette à caution, comme l’attestent les nombreuses contestations profanes dont elles sont régulièrement l’objet, impensables pour les autres sciences (dures). À défaut de se faire jamais complètement entendre du public sur ce point, les sciences sociales ont, au moins pour elles-mêmes, intérêt à clarifier la « question linguistique », de la même manière qu’après Durkheim, ou après la relecture de Bachelard par Bourdieu, Chamboredon et Passeron [3], elles avaient clarifié la question de l’objet, précisément en posant que, contrairement aux apparences, les objets des sciences sociales, produits d’une construction particulière comme objets de science, ne sont pas ceux de l’expérience immédiate du monde social. La question objectale fournit décidément un modèle de solution dont la question linguistique pourrait avoir l’usage puisque, dans les deux cas, il s’agit de contredire des apparences, et plus précisément des apparences d’assimilation à des registres communs (registre d’objets, registre de langue).
L’économie comme fantasmagorie linguistique
11 À tout prendre, les sciences sociales n’ont que deux solutions de démarcation linguistique d’avec la langue commune. La première est tellement radicale qu’elle confine à la négation du problème même puisqu’elle consiste en l’adoption de la solution des sciences de la nature, et entreprend purement et simplement de faire parler la langue des mathématiques à la science sociale. Évidemment, toute « la science sociale » ne saurait s’y rendre, ni n’en a les moyens et, par retour au pluriel, seule une des sciences sociales a cru bon de céder à la tentation de la sortie « par le haut » et de se lancer dans cette aventure : l’économie bien sûr. Pour échapper à l’assimilation commune, le meilleur moyen n’était-il pas de récuser la langue commune même ? Il fallait sans doute des conditions épistémologiques particulières pour rendre envisageable cette solution fantasmagorique – qu’on n’entende pas par là que la mathématisation serait par principe inepte en économie, évidemment elle ne l’est pas, elle rend même d’excellents services, pourvu qu’on soit au clair sur leur nature véritable et qu’on en mesure justement la portée ; mais la fantasmagorie tient à l’idée que le discours de l’économie pourrait être entièrement soluble dans la formalisation. Ces conditions, l’économie a cru les trouver dans la constitution quantitative de son domaine d’objets : ayant à faire à des volumes et des prix, elle s’est vue science des rapports sociaux nombrés, et s’est considérée par là ressortissante en droit du régime de la science galiléenne ; elle parlerait donc les mathématiques. Cette caractéristique objective – l’économie a à faire à des quantités – s’est alors trouvée surinvestie par le désir épistémologique auquel elle apparaissait offrir une prise : le désir de faire science [4] et de s’assimiler, par la mathématisation précisément, au régime général de la « science dure », seul moyen d’échapper à la scientificité diminuée de la science molle, la science bavarde – la science sociale.
12 Généralement agressés par l’arrogance de la science économique, les chercheurs des autres sciences sociales n’ont sans doute pas idée des angoisses épistémologiques profondes dont cette morgue est pourtant l’expression, car l’idée que se font les économistes de leur scientificité, entre le désir violent d’une identité de « vrais scientifiques » et le soupçon gardé secret de leur propre imposture en cette matière, est un motif d’inquiétude permanente et de discours hautement symptomatiques. Il a ainsi été possible, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Revue Économique, d’entendre l’une des plus hautes autorités académiques de la discipline reconduire l’antinomie de « l’économie scientifique » et de « l’économie littéraire », sous le témoignage incontestable de Samuelson, prix Nobel d’économie et remarquable artisan de son tournant mathématique, déclarant par une de ces remarques de feinte autodépréciation auxquelles on reconnaît les vrais dominants qu’il « préférerai[t] faire de l’économie littéraire mais (qu’il n’est) pas assez intelligent [5] ». En vérité, il y a bien plus dans cette boutade que la fausse humilité d’un archi-consacré parfaitement sûr de sa légitimité, et l’on y trouverait tout autant la marque de cette construction sociale et scolaire en quoi consiste le rapport agonistique entre « culture scientifique » et « culture littéraire [6] », spécialement vivace en France où leur différence est inscrite dans la concurrence des « voies royales », les « khâgnes » contre les « taupes », et l’École normale supérieure contre l’École polytechnique, l’avantage historiquement passé aux seconds, avec la victoire de « la sélection par les maths », n’ayant jamais complètement résorbé chez eux un reliquat de complexe d’inculture à l’endroit des premiers ; et cette tension est particulièrement sensible dans le cas de la science économique, science de faits historiques et sociaux, mais entièrement prise en main par des ingénieurs sans culture historique ni sociale [7].
13 Mais l’antinomie de « l’économie scientifique » et de « l’économie littéraire » charrie aussi une très ancienne interrogation épistémologique quant au degré de confiance mérité par l’argumentation en langue naturelle. Pour des esprits formés dans la « culture scientifique », rien n’est plus suspect a priori que des conclusions tirées hors des cadres de la logique formelle (ou du calcul analytique), conçus comme seuls à mêmes de prévenir les arguments spécieux et les effets captieux de l’éloquence. Suscitant tout à la fois la moquerie pour le « baratin » et, contradictoirement, la hantise de finir embobiné, la langue naturelle, sous le point de vue de la « culture scientifique », est toujours soupçonnée d’être intrinsèquement mensongère et sophistique par essence. Même l’archétype du dialogue platonicien, qui se donne pourtant comme l’antidote aux égarements rhétoriciens, ne parviendra pas à désarmer ce sentiment de méfiance à l’endroit des tromperies de la langue – Socrate ne s’y entend-il pas comme personne pour désorienter tous ses contradicteurs et, par des cheminements contournés à souhait, les conduire exactement là où il le souhaite, démonstration de prestidigitation verbale qui fait confusément naître le soupçon de l’abus ? La philosophie elle-même a fini par valider le doute chronique inspiré par son propre idiome et, depuis la caractéristique universelle de Leibniz conçue comme projet d’une syntaxe infaillible de la raison, jusqu’à la philosophie analytique auto-instituée éradicatrice des faux problèmes, tous situés dans les plis du langage, l’idée que le risque du fourvoiement est toujours déjà inscrit dans le piège des mots produit ses effets bien au-delà du noyau dur de la « culture scientifique ». Il n’en fallait pas tant pour impressionner des esprits fragilisés et travaillés par l’angoisse épistémologique comme ceux des économistes. Aussi la science économique, s’y croyant autorisée par la teneur quantitative de ses objets, a-t-elle fait le choix de l’échappée hors des mécomptes de la langue naturelle par la formalisation mathématique, seule susceptible de garantir la correction des raisonnements.
14 C’est d’ailleurs plus qu’une échappée : il faudrait parfois parler de répudiation. On n’expliquerait pas autrement la détestation que font immanquablement naître les travaux renvoyés, avec toutes les arrière-pensées possibles, au registre de l’« économie littéraire », vains efforts de littérateurs déplacés, étrangers à leur champ et ignorants du jeu qui s’y joue vraiment. Et l’on ne comprendrait pas non plus la préférence pour l’indigence linguistique de la plupart des travaux académiques des économistes, choix délibérément consenti, quand il ne fait pas de nécessité vertu, pour mieux exprimer la distance à toute entreprise captieuse, implicitement dénoncée par une sécheresse de langage ostentatoirement revendiquée, et qui a par soi vocation à signifier que la vraie science se passe des effets de manche. Et il est vrai : un vocabulaire de trois cents mots suffit amplement pour concaténer des équations et des graphiques. Sans être excessivement désobligeant, il est parfois permis d’avoir l’impression que la rédaction de certains articles, une fois entrées les données et la structure du modèle mathématique, pourrait être prise en charge par un système d’écriture automatique modérément sophistiqué – cet effet d’indigence intrinsèque étant par ailleurs accru par l’effet extrinsèque de la convergence, lié au processus d’internationalisation de la science, vers un anglais dégénéré, à l’image de ce petit « manuel » que l’IIASA [8], lieu archétypal de la science internationale (et « interdisciplinaire »), mettait à la disposition de ses visiteurs et qui leur proposait une batterie de formules standardisées (remerciements, introductions, phrases de transition, liaisons entre les équations, conclusions) d’une abyssale pauvreté, destinées à les aider dans la rédaction de leurs articles en « anglais ». On aurait en tout cas grand tort de voir dans ces querelles « littéraires » la seule expression de simples préférences personnelles, et des irritations qui vont avec. Des goûts et des couleurs en cette matière, il y a assurément lieu de disputer, car loin d’être de superficielles démangeaisons, ils sont le symptôme d’un trouble autrement plus profond, et les enjeux stylistiques demandent plutôt à être vus comme l’épiphénomène d’enjeux épistémologiques de première grandeur.
15 La question de la langue et de ses usages n’a donc rien de secondaire, qui enferme presque à elle seule l’idée que se font les économistes de leur discipline – et les problèmes que cette idée n’en finit pas de poser [9]. Les autres sciences sociales ont les leurs – mais dialectiquement opposés. Dans un univers d’objets réputés principalement qualitatifs, insusceptibles en première approximation de la mathématisation (ou alors de sa forme la plus faible : le simple traitement statistique) et, qui plus (pis) est, puisés dans la vie sociale commune, les sciences sociales souffrent de n’avoir en apparence, dans leurs mots comme dans leurs choses, plus rien d’extra-ordinaire. Il faut lire ce terme le plus littéralement possible et sans y ajouter le moindre surplus sensationnel, mais il faut le lire comme le rappel de ce que le discours de la science n’a aucune légitimité, ni même tout simplement de raison d’être, s’il ne se sépare pas du discours ordinaire et ne sait pas dire d’autres choses que les choses ordinairement dites. Il faut alors se demander si, pour tout leur indispensable appui, la collation des informations, le travail statistique et le dégagement empirique des phénomènes produisent toute la différence possible – ou s’il n’en resterait pas qu’il appartiendrait à la langue même des sciences sociales de produire.
La langue des concepts
16 Mais si celle-ci, par construction, n’est pas la langue mathématique, fantasme linguistique abandonné à la science économique, que peut-elle être ? Et surtout comment peut-elle faire entendre que, pour procéder de la langue naturelle, elle ne s’assimile pas pour autant à la langue commune – bref qu’elle est authentiquement une langue idiosyncratique ? La langue de la science sociale ne trouvera évidemment cette spécificité qu’en se faisant langue de théorie, c’est-à-dire langue de concepts. La science sociale semble donc condamnée à ce régime de la démarcation subtile car, de la même manière que ses objets (construits) ne diffèrent que subtilement des objets de l’appréhension spontanée du monde social, sa langue a toutes les apparences de la langue commune, mais sans pourtant se confondre avec elle. La langue de la science sociale parle les concepts. Et en effet : il n’appartient qu’à une langue de théorie d’engendrer le surplus extra-ordinaire dont le seul travail empirique n’est pas capable.
17 Or, une vue rétrospective même sommaire de l’histoire contemporaine des sciences sociales suggère que la conceptualisation y a perdu de ses lustres. Les décennies 60-70 de « haute théorie » ont connu un singulier reflux et les standards de la sociologie, de la science politique ou de l’anthropologie se sont sensiblement déplacés : la patience du travail de terrain, les longues immersions, le recueil d’informations qualitatives par l’entretien, l’enquête statistique approfondie, toutes ces choses qui évidemment ne datent pas d’hier ont cependant pris une importance croissante et progressivement évincé aussi bien le travail conceptuel que la production d’audacieuses conjectures théoriques. Faudra-t-il mettre ce « tournant empirique » sur le compte d’un mouvement réactionnel « corrigeant » les « excès » (?) des années « structuralistes » ? Ou bien faut-il invoquer des effets de normalisation internationale des sciences sociales sous les standards positivistes du monde anglo-saxon ? La sociologie de Bourdieu s’est toujours soustraite à ces antinomies, telle celle de « la théorie et de l’empirie », aussi mal construites en principe qu’effectivement structurantes en pratique dans le travail des sciences sociales. Mais c’était la sociologie, ou plus exactement la pratique sociologique de Bourdieu. Et, sauf quelques exceptions semblables en genre, on est bien forcé de constater que la production proprement théorique en sciences sociales a changé de régime, et pour le moins réduit son allure. Or, c’est dans ce registre aussi, et pas seulement dans le dégagement des empiricités, que réside sa possible différence spécifique, celle du moins qui est susceptible de faire langue.
18 Sans doute faut-il vaincre la réticence spontanée qui, entendant « concept », comprend « philosophie » et par suite s’inquiète de la grande involution : les sciences sociales se sont extraites de la philosophie ; pour rien au monde, elles ne sauraient y retourner. La philosophie elle-même ne fait rien, bien au contraire, pour désarmer cette prévention, à l’image de Deleuze qui fait du concept sa prérogative par excellence, la philosophie trouvant à se redéfinir non plus par ses objets, mais par l’activité même de la création de concepts [10]. À la philosophie, donc, les « concepts », et à la science les « fonctions », selon une répartition en laquelle, un peu hypocrites sur les bords, Deleuze et Guattari demandent de ne voir aucune hiérarchie de dignité. À les lire en tout cas, tout décourage les sciences sociales de s’approprier le concept, présenté comme l’arme même de la problématisation philosophique, dans une conception de la philosophie entièrement thétique, procédant par positions [11], et même par positions unilatérales de problèmes fondamentalement incommensurables, qui ne laissent de place qu’à des opérations de relance créative ou de réappropriation singulière (toujours déformante), mais aucune à la discussion (dont on sait combien Deleuze l’avait en horreur), réduite à l’absurdité d’un parfait contresens : « Il est vain de se demander si Descartes a tort ou raison [12] » – et l’on imagine sans peine ce qu’auraient inspiré aux auteurs de Qu’est-ce que la philosophie ? les entreprises de relecture neurobiologiques intitulées L’erreur de Descartes ou Spinoza avait raison [13].
19 Il faudrait incidemment souligner ce que cette position philosophique de l’unilatéralité thétique doit à la séparation de la philosophie et de la science, car il est bien certain que les philosophes classiques s’entre-réfutent ! Les cartésiens, par exemple, se reconnaissent un problème commun, le problème de l’union de l’âme et du corps [14] et, pour si radicalement différentes que soient leurs ontologies respectives, leurs discussions frontales témoignent bien néanmoins de leur co-appartenance à un plan de commensurabilité. C’est la séparation des sciences et de la philosophie, où les premières étaient primitivement incluses comme philosophie(s) de la nature, qui opère comme un nouveau partage de la commensurabilité et de l’incommensurabilité, d’une part en faisant de la réfutation – donc de l’intercritique – le moteur même de la science et le principe organisateur de son champ, et d’autre part en offrant à la philosophie amputée le registre (de repli ?) thétique des problèmes incommensurables et des positions unilatérales. Là où la philosophie classique, encore indifférenciée de la science naissante, s’entre-discutait, la philosophie moderne séparée des positivités peut, si elle le veut, devenir émission unilatérale – elle ne le veut pas toujours, et les controverses philosophiques sont loin d’être éteintes [15], mais, si elle est probablement minoritaire, la position deleuzienne est au moins possible. Ainsi donc les rapports de la philosophie aux problèmes, aux concepts et à la discussion sont-ils souterrainement indexés sur ses rapports à la science [16].
20 Que Deleuze renvoie cette dernière aux « fonctions » et qu’il fasse des concepts l’expression même des seuls problèmes philosophiques, chacun par construction monadiquement clos dans son auto-suffisance et enfermé dans son plan propre, sans communication nécessaire avec les autres, ne rend pas pour autant incontestable la captation exclusive des concepts par la philosophie, ni indestructible leur lien avec la pure activité de création thétique – manière d’annoncer qu’on peut très bien envisager de faire connaître à Deleuze un traitement semblable à celui qu’il a joyeusement administré aux auteurs de son histoire de la philosophie : usages retournés, subversions non autorisées, détournements flagrants [17]. Voilà donc, fidèle à son « enseignement », et à ses mots mêmes, le gosse qu’on se propose de lui faire dans le dos : non, le concept n’est pas la chose exclusive de la philosophie ; non, les sciences sociales ne sont pas rivées à la « fonction » et peuvent le revendiquer dans leur jeu à elles (elles en ont même par les temps qui courent un urgent besoin) ; oui, cependant, c’est bien la philosophie qui doit être reconnue comme productrice au premier chef de concepts ; et oui, par conséquent, il est inévitable de se tourner vers elle en cette matière. Si bien qu’après un long passé de relations tumultueuses les sciences sociales auraient tout à gagner à parler à nouveau avec la philosophie. Elles y gagneraient d’autant plus si, revenant à la question de la langue, on reconnaissait le concept comme le moyen par excellence de les doter de leur différence épistémo-linguistique et surtout d’échapper à l’infernale antinomie « des mathématiques ou du baratin ». À mi-distance de la formalisation mathématique qui leur est inadéquate [18] et de la parole folâtre ou de la divagation poétique, les sciences sociales peuvent trouver dans le concept l’un des moyens d’affirmer leur « appartenance au genre science [19] », c’est-à-dire une modalité (linguistique) spécifique de faire science qui ne s’arrête pas à la seule langue positiviste du commentaire de données.
Philosophie, sciences sociales : une histoire contentieuse à liquider
21 Renouer le rapport avec la philosophie, par quoi pourrait s’affermir une modalité de scientificité qui leur soit propre, ne tombe sous aucune fatalité involutive qui verrait les sciences sociales reprises par le démon de la spéculation sans objet, et ceci précisément parce que la rupture fracassante par laquelle elles se sont séparées de la philosophie, et le siècle d’affirmation de leur appartenance à la pensée scientifique, par la constitution d’un domaine d’objets propres, le développement de méthodes empiriques particulières, et l’acceptation générale du jeu de l’entre-réfutation positivement contrôlée, ont irréversiblement établi leur statut épistémologique. On serait alors en droit de penser que, si elles étaient un peu plus sûres d’elles-mêmes, les sciences sociales ne devraient avoir aucune raison de craindre ce renouement avec la philosophie. Pleinement conscientes de leur situation historique, elles pourraient même se confier à une sorte de dialectique au terme de laquelle comme le temps de l’inclusion (dans la philosophie) et de l’inexistence propre a été suivi par celui de la séparation constituante et de la répudiation ostensible, ce dernier pourrait maintenant être dépassé en direction d’un rapport plus équilibré où, assurées de leur positivité, les sciences sociales pourraient revenir vers la philosophie et tirer le meilleur parti de sa puissance conceptuelle. On mettrait à peine sur le compte d’une particularité institutionnelle historique – l’inexistence de départements de sociologie dans les universités – le fait que la science sociale la plus créative, dans le cas de la France au moins, a été le fait d’individus qui avaient tous en commun une formation philosophique de premier plan : Durkheim, Mauss, Lévi-Strauss, Bourdieu et, si l’on veut également, Canguilhem et Foucault ; et ce fait, qui n’a rien d’un accident, mériterait peut-être d’être médité au moment où les sciences sociales, d’un excès l’autre, semblent déserter la théorie pour les assurances étroites du seul travail empirique.
22 Sans doute est-il exact que ce renouement suppose de liquider une histoire passablement conflictuelle, loin de se réduire à la violence de la sécession originelle, et longtemps prolongée, comme souvent entre corps de savoirs trop proches pour ne pas être concurrents, en une suite de revendications hégémoniques et de contre-affirmations réactionnelles. Assez logiquement, l’émergence des sciences sociales n’a fait qu’approfondir la rupture kantienne par laquelle la philosophie elle-même avait non seulement pris acte, mais prononcé sa propre exclusion du domaine des positivités. Déclarant (sans doute prématurément) la fin de l’âge métaphysique (et systématique) et le monopole reconnu de la science sur le domaine empirique, la philosophie s’est par là installée dans le rôle résiduel de gardiennes des frontières et du transcendantal, plus tard de surveillante de la correction des problèmes. À l’époque kantienne pourtant, il lui reste encore quelques beaux morceaux : la conscience, l’histoire, l’activité, mais sur lesquels des sciences nouvelles venues, les sciences sociales précisément, viennent faire main basse à leur tour. Que peut-il rester à la philosophie dans ces conditions ? Si l’on en croit Bourdieu plus rien, à part le ressassement ressentimental des dépossédés – et la possibilité de conduire du dehors la critique, déconstructionniste par exemple, des sciences sociales, devenues le discours hégémonique sur la condition humaine : « La philosophie européenne n’a pas cessé, au moins à partir de la seconde moitié du XXe siècle de se définir contre les sciences sociales, contre la psychologie et surtout contre la sociologie [20]. » Et Bourdieu de prendre à parti ces philosophes comme Foucault ou Derrida qui « ont conféré une nouvelle vigueur […] à la vieille critique philosophique des sciences, et des sciences sociales en particulier, et favorisé, sous la couverture de la Déconstruction et de la critique des textes, une forme à peine masquée de nihilisme irrationaliste [21] ». Il faut bien reconnaître qu’il ne se trouve objectivement pas grand-chose dans la conjoncture intellectuelle de son époque qui puisse dissuader Bourdieu de s’exprimer ainsi. Les rapports de la philosophie et des sciences sociales sont bien tels qu’il les décrit, et à l’image de ces dynamiques réactionnelles de la réciprocité négative où les torts appellent les torts : ainsi, à l’émancipation des sciences sociales, puis à leur affirmation hégémonique, répond la réaction philosophique critique et déconstructionniste, à laquelle répond la contre-critique bourdieusienne, laquelle, suprême humiliation, entreprend de faire des philosophes et de la philosophie des objets de la sociologie.
La mésentente bourdieusienne
23 À l’évidence, le moment bourdieusien est une sorte de climax dans les rapports épidermiques de la philosophie et de la sociologie, où se mêlent les tendances les plus contradictoires, depuis la présence intense de la philosophie dans la (dans cette) sociologie, jusqu’à leurs irritations mutuelles. Plus que n’importe quelle autre science sociale, et par-delà les simples effets de sécession concurrentielle, la sociologie de Bourdieu, clinique générale des effets d’autorité sociale, était vouée à s’en prendre à l’autorité intellectuelle, et par là nécessairement à ceux qui en offrent en corps l’incarnation la plus accomplie, les philosophes. La prise à partie des philosophes et de la philosophie par cette sociologie-là n’est donc pas seulement une escarmouche supplémentaire dans une histoire séculaire d’agacements réciproques, mais le point de passage nécessaire d’un programme de recherche qui entreprend de problématiser systématiquement dans le cadre d’une économie générale de la légitimité les manifestations de la domination exercées par les voies symboliques du discours autorisé, du discours socialement capable de véridiction sur le monde social. À côté de celui des élites politiques, ou des experts [22], le monde des intellectuels, et spécialement des philosophes, à plus forte raison quand ils prennent position, directement ou indirectement [23], sur l’actualité du monde ne pouvait rester hors de cette investigation ; il avait même tous les titres à y figurer en très bonne place. Or, tout se liguait pour promettre d’emblée à cette clinique sociologique de l’autorité intellectuelle la pire des réceptions, en premier lieu du fait de la violence symbolique génériquement propre au rapport d’objectivation lui-même – puisque, par un paradoxe en fait prévisible, la sociologie de la violence symbolique ne va pas toujours sans exercer elle-même de violence symbolique –, et ici plus particulièrement du fait de s’appliquer à des agents non seulement capables de réaction publique, mais spécialement susceptibles, car portés à se concevoir comme les occupants d’une position de surplomb par construction impossible à surplomber – à plus forte raison par le discours d’une discipline mineure comme la sociologie – ; si bien qu’aux yeux de bon nombre de philosophes il ne fait pas de doute que l’objectivation sociologique de la philosophie n’est pas autre chose qu’une vilénie. Et il faut le dire : pour si salutaire qu’il ait été de secouer les philosophes de leur sommeil réflexif [24] et de les amener à s’interroger sur la position et les conditions sociales de leur propre discours, spécialement les philosophes des années soixante-dix dont l’humeur anti-institutionnelle et anti-autorité n’était visiblement pas allée jusqu’à la mise en question de ce qui fait leur propre autorité [25], la sociologie bourdieusienne n’a pas oublié d’être rosse [26]. La nécessité de l’analyse sociologique s’est donc, de part et d’autre, trouvée inévitablement altérée de pollutions secondaires, l’objectivation étant d’autant plus vécue comme agression que les objectivés avaient auparavant développé le sentiment de leur souveraineté, leurs contre-mesures prenant la forme des tentatives de diminution philosophique des sciences sociales, et tous revendiquant la position ultime de la véridiction théorique, les uns pour s’y maintenir, les autres pour les en déloger, mais par la manœuvre inédite du contournement sociologique.
24 Si le moment de la « mésentente [27] » avec la philosophie était sans doute le prix à payer pour ce passage nécessaire de l’objectivation, sans lequel la sociologie n’eut pas été fidèle à son propre programme, il n’est pas dit non plus qu’il soit la fin de l’histoire de leurs relations tumultueuses. Sans doute le plus philosophe des sociologues – comme il est devenu banal de le remarquer –, Bourdieu prolonge à sa manière la première sociologie française dont il reprend le projet général d’immanentisation du transcendantal, c’est-à-dire d’historicisation et de « sociologisation » des formes élémentaires de la connaissance, telles qu’elles déterminent le rapport gnoséologique des agents avec le monde social. S’il y a bien lieu de voir dans cette entreprise une sorte de néokantisme mais poursuivi par les moyens de la science sociale, et par là retourné contre le kantisme originel – où l’on pourrait incidemment entendre sans paradoxe quelques échos avec le projet même de Foucault, voire avec l’empirisme transcendantal de Deleuze [28] –, il y a aussi matière à y percevoir la présence de la philosophie et de certains de ses problèmes au cœur de la science sociale, quand bien même cette présence alimente ici le projet conquérant de poursuivre la philosophie par d’autres moyens. Il est évidemment superflu d’ajouter à l’abondant commentaire auquel ont donné lieu les rapports de Bourdieu et de la philosophie, mais s’il fallait, des multiples références en cette matière [29], n’en garder qu’une, qu’on tiendrait pour spécialement indicative, ce serait peut-être l’une des moins distinguées, ouvrage à vocation en apparence simplement didactique publié aux éditions Ellipses connues pour faire des étudiants leur principal marché : le Dictionnaire Bourdieu [30]. Or, d’un abord modeste (et trompeur), cet ouvrage consacré à un sociologue a pour double particularité d’avoir pour auteurs deux philosophes et, comme son nom l’indique, d’être un dictionnaire, c’est-à-dire un vocabulaire, propriété qui nous ramène à l’évidence à la question de la langue, ou d’une trace dans la langue. Et voilà peut-être un critère très prosaïque mais assez fiable à quoi l’on peut reconnaître une œuvre : une œuvre a laissé un vocabulaire ; de son auteur, on peut rédiger un dictionnaire. Une œuvre se reconnaît à ce qu’elle a produit une différence dans la langue, aussi bien d’ailleurs dans ses manières d’écrire et de donner un certain jeu inédit aux mots – un style – que dans l’invention de mots nouveaux ou de significations nouvelles données à des mots anciens, par là refaits à neuf, réforme typique du travail dans la langue commune, mais en rupture avec la langue commune qui fait de ces mots-là (a fortiori des mots nouveaux) proprement des concepts. À propos d’un auteur de sciences sociales, que peut être en définitive un dictionnaire sinon un recueil de concepts ?
25 Il n’y a pas d’œuvre en science sociale qui n’ait produit des concepts. Et il n’est pas fortuit qu’à propos d’un sociologue il ait fallu l’inclination de philosophes pour se livrer à cette récapitulation du corps des concepts, présenté en Vocabulaire. Dès le début, il était écrit que l’objectivation sociologique de l’autorité philosophique pouvait conduire à une mise à distance ostentatoire de la philosophie et, par amalgame, à une méfiance à l’endroit du travail conceptuel, disqualifié comme « spéculatif » – c’est-à-dire comme rechute. C’est la raison pour laquelle l’on ne pourrait trouver plus à-propos le « Il faut prendre les concepts au sérieux [31]… » placé par les auteurs en exergue de l’introduction de leur Dictionnaire Bourdieu, manière de rappeler ce que le sociologue de l’objectivation des philosophes pensait de la philosophie, et de ses possibles usages en sciences sociales. On dira que ce rappel laisse très largement ouvert le spectre des modalités de cet usage et que Bourdieu avait les siennes, celles, furtives, du filigrane – « Les philosophes sont beaucoup plus présents dans mon travail que je ne puis le dire [32]… » Mais peu importe, l’essentiel étant, d’une part, que des manières, éventuellement conflictuelles, d’une présence philosophique en sciences sociales soient de nouveau considérées, et surtout, d’autre part, que ces dernières soient incitées à y voir probablement l’unique moyen pour elles d’une langue propre et, sinon d’asseoir entièrement, du moins de consolider leur différence épistémologique sur cette différence linguistique.
Rapprochements aux frontières : une nouvelle conjoncture ?
26 En vérité, le renouement de la philosophie et des sciences sociales est déjà à l’œuvre. Il se pourrait en effet que leurs relations connaissent un réel changement de régime, et pas seulement du fait du passage de rapports conflictuels à des rapports apaisés, mais, plus remarquable, à des rapports de convergence et même de coopération. Sous la réserve habituelle que chacun voit midi à sa porte, la convergence à l’interface philosophie/ sciences sociales pourrait être dans le domaine des « Humanités » l’un des mouvements les plus intéressants de la conjoncture intellectuelle présente. Reconnaissons immédiatement que c’est un mouvement asymétrique et que les philosophes y sont plus actifs que les chercheurs en sciences sociales. C’est à un indigène du champ philosophique qu’il faudrait en demander les raisons, dans lesquelles il entre peut-être une certaine lassitude pour le seul commentaire scolastique et l’unique horizon de la glose [33], mais aussi les sollicitations pressantes d’une époque, disons pour faire simple celle de la mondialisation, et le désir des philosophes qui se savent bien équipés en concepts d’en éprouver la productivité sur des objets du monde social-historique. Quitte à faire légèrement caricatural, on pourrait alors dire que ces retrouvailles de la philosophie et des sciences sociales étaient en quelque sorte appelées par la complémentarité entre d’une part des philosophes avec des concepts mais sans objet, et d’autre part des social scientists avec des objets mais pas (beaucoup) de concepts.
27 Comme toujours le mouvement s’atteste en marchant, et en l’occurrence la marche s’effectue en toutes ces occasions de rencontres concrètes, séminaires, colloques, mais aussi laboratoires « mixtes [34] », où philosophie et sciences sociales se côtoient à nouveau, à l’image par exemple de ces colloques ostensiblement tenus sur le thème il y a peu encore totalement démonétisé de la « philosophie sociale [35] » – et l’on pourrait en citer bien d’autres. Il n’y aura en tout cas pas lieu de s’étonner que les philosophes d’inspiration marxiste soient parmi les plus engagés dans ce mouvement si, à l’époque de la mondialisation, le recontact de la philosophie et du monde est voué à d’abord emprunter les chemins de la critique sociale [36]. Qu’il en soit ainsi a d’autant moins qui puisse surprendre que, pour toutes les difficultés de son propre positionnement par rapport à la philosophie, le marxisme comme projet d’un discours total sur l’homme et la société, combinant d’emblée diverses sciences sociales, mais, pour reprendre l’expression finement calibrée d’Étienne Balibar, « imprégnées de travail philosophique [37] », était en effet le plus susceptible de répondre en premier à cet appel de l’époque, et de conduire à redécouvrir, et à repeupler, cette interface de la philosophie et des sciences sociales. Significativement cependant, il n’est pas le seul et, quoi qu’on pense du fond de leurs arguments respectifs, on rencontre désormais en ce lieu d’une ancienne séparation des gens aussi divers que des lecteurs de Deleuze venus aux sciences sociales par Tarde [38] ou par l’analytique désirante du capitalisme [39], de Hegel par la reconnaissance, question typiquement appropriable de part et d’autre de la « frontière », comme en témoigne la simplicité avec laquelle elle est passée des travaux proprement philosophiques d’Axel Honneth à des reprises sociologiques [40], à côté d’entreprises de plus grande ampleur comme une refondation pragmatiste de la sociologie [41] (dont l’exposition sous une forme « systématique » n’est évidemment pas anodine), ou encore le développement d’un spinozisme en sciences sociales [42]. On y trouve également, hors toute affiliation particulière, des lieux appelant manifestement le croisement des approches, comme l’autonomie [43], le conflit et la confiance [44], le statut de l’étranger [45], la précarité [46], les institutions [47], le don [48], etc., pour ne rien dire de tous les travaux conjointement philosophiques et sociologiques qu’ouvrent les questions du care.
28 Il est assez prévisible que le social scientist de stricte obédience trouvera à redire à certains de ces travaux dont il ne verra que les carences méthodologiques, l’absence de ses protocoles empiriques habituels, les insuffisances statistiques, etc., critique dont on tirera, si elle est fondée, davantage l’idée du travail en commun des complémentarités que celle du retour aux isolements respectifs – éventuellement après avoir laissé entrevoir à ce social scientist ce que des philosophes passant par là pourraient parfois penser de ses propres conceptualisations, ou de ses impensés métaphysiques, puisque finalement les sciences sociales ne cessent pas de faire de la métaphysique, de prendre des partis métaphysiques, mais le plus souvent sans le savoir, c’est-à-dire de la pire des manières. Tous leurs efforts de rupture en effet n’éviteront pas aux social scientists d’être, pour paraphraser Keynes, les esclaves qui s’ignorent de métaphysiciens du passé. Et la perspective philosophique a au moins pour vertu de leur faire connaître tout ce que leurs présupposés engagent en ces matières, le plus souvent à leur insu – que l’écrasante majorité des sciences sociales soit implicitement et spontanément cartésienne n’est-il pas de quelque effet et ne limite-t-il pas, de fait, le champ de ce qu’elle pourra penser ? De même (et contradictoirement), n’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur les ontologies implicites, hors de tout contrôle, du tournant neurocognitiviste que bon nombre d’entre elles s’apprêtent à prendre [49] ? Il faudrait surtout leur dire que la philosophie n’est pas vouée à leur servir seulement de mauvaise conscience théorétique, mais bien davantage à leur apporter toute sa force propre dans le travail même de leurs conceptualisations. Et l’on pourrait ainsi tenir pour très représentative de ces complémentarités possibles la clarification conceptuelle que le spinozisme, par exemple, peut donner de notions puissamment intuitives, mais conceptuellement sous-élaborées, comme la « puissance morale de la société » sans cesse invoquée par Durkheim, mais sans jamais qu’il l’extraie de son état heuristique, et qui trouve véritablement son concept dans la « puissance de la multitude » telle qu’Alexandre Matheron l’élabore à partir du Traité politique [50], et telle qu’elle offre alors un principe articulé de l’efficacité du collectif observable en maints domaines concernant très directement les sciences sociales : la monnaie [51], la valeur financière [52], les effets de normalisation institutionnelle [53], etc. ; ou bien dans un autre genre, il faudrait évoquer la plus-value conceptuelle que le doublet conatus-affect, spinoziste là encore, pourrait apporter aux animal spirits keynésiens, formidable intuition des soubassements passionnels et pulsionnels des comportements économiques, spécialement d’actualité à l’époque du capitalisme financiarisé, de ses grandes OPA [54] ou de ses emballements spéculatifs, mais, en dépit de reprises contemporaines théoriquement négligentes [55], laissé depuis soixante-dix ans dans sa seule condition suggestive et comme à l’abandon conceptuel [56]. Il s’agit donc de dire que les rapports de la philosophie et de la science sociale peuvent maintenant quitter le seul registre de la surveillance des frontières pourentrer dans celui du travail à l’interface et des questions conjointes, exercice transdisciplinaire dont le modèle finalement nous a été donné de longue date et par Durkheim lui-même : n’est-il pas significatif qu’il ait intitulé l’un de ses ouvrages Sociologie et philosophie… sans qu’on y puisse trouver une ligne d’épistémologie ou de philosophie de la connaissance à l’usage des sciences sociales, et n’y a-t-il pas matière à entendre dans cette entreprise même que, dans le travail direct de la science sociale, il se passe « quelque chose » entre sociologie et philosophie ?
29 Les philosophes ne sont pas sociologues (ou économistes ou anthropologues) et les sociologues ne sont nullement tenus d’être philosophes ; la science sociale restera science, c’est-à-dire ancrée dans des positivités méthodiquement travaillées ; la division du travail est une tendance irréversible dans le champ du savoir comme ailleurs ; tout ceci est entendu. Il reste que la science sociale n’est pas dispensée de s’interroger sur la ou les façons dont elle entend faire science et que l’ésotérisme, motif ordinaire de ressentiment profane, est en fait sa vertu constitutive (pourvu qu’il soit de substance et non de simple forme) : une science qui ne ferait que ratifier les manières communes de voir le monde n’aurait simplement pas lieu d’être. Si proposer des manières de voir littéralement extra-ordinaires entre de plein droit, et même à titre principal, dans la vocation propre de la science sociale, elle peut au moins se reconnaître par là apparentée d’une certaine manière à la philosophie, et peut-être cesser de feindre n’avoir plus rien de commun avec elle. Rendue à ce simple constat, il pourrait lui venir que des finalités communes déterminent, au moins en partie, des moyens communs, notamment linguistiques – en l’occurrence les concepts. Retrouver la philosophie pour les sciences sociales, et ceci d’ailleurs sans préjudice des modalités de ces retrouvailles, n’est pas seulement commandé par la nécessité où elles se trouvent de penser leurs impensés, c’est-à-dire ce qu’il y a d’inévitablement philosophique en elles et qu’elles méconnaissent comme tel. Il y va, paradoxalement, de la constitution d’un régime propre de scientificité – le paradoxe tenant ici à ce que l’affirmation épistémologique des sciences sociales s’est primitivement faite contre la philosophie –, envisagé comme régime de discours et invention d’une langue propre, dont l’idiome spécifique est le concept ; et l’on ne voit pas quelle étrange malédiction empêcherait de faire également droit aux exigences respectives de l’empirique et du spéculatif. La science sociale finalement n’aurait-elle pas qu’à gagner à se rendre à l’idée que la légitime prétention de ses manières de voir détermine nécessairement ses manières de parler ?
Notes
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[1]
Évidemment sous tous les extraordinaires biais de représentativité qui entachent nécessairement les échantillons de commentaires publiés à la suite d’un article.
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[2]
G. Mauger (dir.), Droits d’entrée : modalités et conditions d’accès dans les univers artistiques, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2006.
-
[3]
P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon et J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Paris, Mouton, 1967.
-
[4]
F. Lordon, « Le désir de faire science », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 119, septembre 1997.
-
[5]
Cité par R. Guesnerie, « L’économie, discipline autonome au sein des sciences sociales ? », Revue Économique, vol. 52, n° 5, septembre 2001.
-
[6]
Ibid., p. 1060.
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[7]
À part évidemment celle que les individus jugent bon de se constituer par-devers eux.
-
[8]
International Institute for Applied Systems Analysis, à Laxenburg, Autriche.
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[9]
Voir F. Lordon, « L’irrationalisme paradoxal de la science économique », dans La Raison et ses combats, Actes du colloque, Paris, Fondation Gabriel Péri, 2012.
-
[10]
G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
-
[11]
À l’image du recueil Positions de Louis Althusser qui, par ce titre, revendique également explicitement cette posture de la philosophie.
-
[12]
G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 31.
-
[13]
A. Damasio, L’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995 ; Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob, 2003.
-
[14]
On suit ici entièrement Pascale Gillot qui définit précisément le cartésianisme par ce problème pour opposer les réponses antagonistes qu’y apportent Descartes, Malebranche, Spinoza et Leibniz – et l’on peut sans contresens dire des trois derniers qu’ils sont des cartésiens fermement opposés à Descartes. Voir P. Gillot, L’Esprit, figures classiques et contemporaines, Paris, CNRS éditions, 2007.
-
[15]
Significativement, elles sont spécialement vivaces dans le champ de la philosophie analytique qui reproduit de plus près le modèle discursif de l’argumentation scientifique.
-
[16]
Pour une élaboration beaucoup plus large sur le thème du « problème » en philosophie, voir M. Chottin, « Histoire de la philosophie et problèmes de philosophie », Klésis revue philosophique, n° 11, 2009 et Voir et juger : le problème de Molyneux et ses enjeux philosophiques au XVIIe et XVIIIe siècles, thèse, université Paris-1, introduction.
-
[17]
« Ma manière de m’en tirer à l’époque, c’était, je crois bien, de concevoir l’histoire de la philosophie comme une sorte d’enculage ou, ce qui revient au même, d’immaculée conception. Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux », G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990 ; mais la citation est extraite de « Lettre à un critique sévère » qui date de 1973.
-
[18]
Ce qui, en passant, n’exclut nullement qu’elle soit localement praticable.
-
[19]
L’expression est d’Alain Boyer.
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[20]
P. Bourdieu, « Le sociologue et la philosophie » Entretien avec H. Ichizaki dans K. Wagenbach (dir.), Satz und Gegensatz : über die Verantwortung des Intellektuellen, Berlin, Klaus Wagenbach, 1989.
-
[21]
Id.
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[22]
L. Boltanski et P. Bourdieu, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, no 2-3, juin 1976.
-
[23]
Voir P. Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Éditions de Minuit, 1988.
-
[24]
On parle ici de leur réflexivité sociologique bien sûr puisque, par ailleurs, la philosophie ne cesse pas d’interroger la philosophie.
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[25]
Voir L. Pinto, La Vocation et le Métier de philosophe : pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 2007 ; La Théorie souveraine : les philosophes français et la sociologie au XXe siècle, Paris, Cerf, 2009.
-
[26]
Id.
-
[27]
Ibid., p. 351.
-
[28]
Voir A. Sauvagnargues, Deleuze, l’empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2010.
-
[29]
Parmi lesquelles, et de manière tout à fait non exhaustive, L. Pinto, « Pierre Bourdieu et la philosophie », dans L. Pinto, G. Sapiro et P. Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004 ; M.-A. Lescouret (dir.), Pierre Bourdieu, un philosophe en sociologie, Paris, PUF, 2009, et bon nombre des contributions du numéro spécial de Critique, « Pierre Bourdieu », no 579-580, 1995.
-
[30]
S. Chevalier et C. Chauviré, Dictionnaire Bourdieu, Paris, Ellipses, 2010.
-
[31]
P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 121.
-
[32]
P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 40, cité par M.-A. Lescouret, « Bourdieu, un philosophe en sociologie », dans M.-A. Lescouret (dir.), op. cit., p. 11.
-
[33]
Plaidons qu’il s’agit d’une présentation injustement dépréciatrice, car la « glose », outre la tâche entièrement légitime de la mise au clair d’une œuvre jusque dans ses tensions internes, est aussi (surtout) création de problèmes et travail de l’actualité.
-
[34]
Comme le Sophiapol de l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
-
[35]
Colloque « Philosophie sociale », université de Grenoble, 2-3 décembre 2009, colloque « Philosophie sociale et sciences sociales », ENS-LSH Lyon, 24-25 mars 2011.
-
[36]
Voir, par exemple, F. Fischbach, La Production des hommes : Marx avec Spinoza, Paris, PUF, 2005 ; Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009 ; S. Haber, L’Aliénation : vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, PUF, 2007 ; E. Renault, Souffrances sociales : philosophie, psychologie et politique, Paris, La Découverte, 2008 ; J. Bidet et G. Duménil, Altermarxisme : un autre marxisme pour un autre monde, Paris, PUF, 2007.
-
[37]
E. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993, p. 7.
-
[38]
M. Lazzarato, Puissances de l’invention : la psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002 ; B. Latour et V.A. Lépinay, L’Économie, science des intérêts passionnés : introduction à l’anthropologie économique de Gabriel Tarde, Paris, La Découverte, 2008.
-
[39]
G. Sibertin-Blanc, Deleuze et « L’Anti-Œdipe » : la production du désir, Paris, PUF, 2010.
-
[40]
A. Caillé (dir.), La Quête de reconnaissance : nouveau phénomène social total, Paris, La Découverte/ MAUSS, 2007.
-
[41]
C. Lemieux, Le Devoir et la Grâce, Paris, Economica, 2009.
-
[42]
Y. Citton et F. Lordon (dir.), Spinoza et les Sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Amsterdam, 2008 ; E. Debray, F. Lordon, Kim Sang Ong Van Cung (dir.), Spinoza et les Puissances du social, Paris, Amsterdam, 2013, à paraître.
-
[43]
M. Jouan et S. Laugier (dir.), Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, Paris, PUF, 2009.
-
[44]
R. Damien et C. Lazzeri (dir.), Conflit, confiance, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006.
-
[45]
G. Le Blanc, Dedans dehors : la condition d’étranger, Paris, Éditions du Seuil, 2010.
-
[46]
G. Le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Éditions du Seuil, 2007.
-
[47]
V. Descombes, Les Institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1996 ; C. Lazzeri (dir.), La Production des institutions, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2002.
-
[48]
F. Athané, Pour une histoire naturelle du don, Paris, PUF, 2011 ; F. Lordon, L’Intérêt souverain : essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, 2006.
-
[49]
Voir à ce propos V. Descombes, La Denrée mentale, Paris, Éditions de Minuit, 1995.
-
[50]
A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éditions de Minuit, 1969 ; on notera au passage que cet ouvrage a été publié dans la collection « Sens commun » dirigée par Bourdieu.
-
[51]
F. Lordon et A. Orléan, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie. Le modèle de la potentia multitudinis », dans Y. Citton et F. Lordon (dir.), op. cit.
-
[52]
A. Orléan, L’Empire de la valeur, Paris, Éditions du Seuil, 2011.
-
[53]
F. Lordon, « L’empire des institutions », Revue de la régulation, n° 7, printemps 2010.
-
[54]
Voir F. Lordon, La Politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002.
-
[55]
G. Akerlof et R. Shiller, Animal Spirits : How Human Psychology Drives the Economy, and Why it Matters for Global Capitalism, Princeton, Princeton University Press, 2009.
-
[56]
F. Lordon, « Homo Passionalis Œconomicus », communication au forum de la Régulation, 9-10 décembre 2009, à paraître.