Notes
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[1]
Il est bien évidemment possible d’ajouter des paramètres, mais cela ouvre déjà un champ suffisamment large. Ainsi, des penseurs aussi hétérogènes que Smith, Montesquieu, Rousseau, Hegel, de Maistre, Burke, Mill, Marx, Comte, Tocqueville, Nietzsche, Lénine, Arendt, Heidegger, Strauss, Deleuze, Rorty, etc., ou les références évoquées ici, peuvent trouver une place sur cette carte, au centre (par exemple Marx) ou à la marge (par exemple Heidegger) en tant que philosophie sociale assumée et conséquente, et à telle ou telle position en tant que philosophie sociale émancipatrice (par exemple Deleuze) ou conservatrice (par exemple Burke).
-
[2]
Montesquieu et Hegel sont, de ce point de vue, des points de départ saillants pour les traditions française et allemande.
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[3]
Voir, par exemple, les repères donnés par J.B. Schneewind dans L’Invention de l’autonomie [1998], Paris, Gallimard, 2001, qui montre bien le faible degré de différenciation du théologique, du moral, du social et du politique sur la période qui prépare la morale kantienne.
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[4]
Voir le modèle à suivre de ce point de vue de Honneth dans Das Recht der Freiheit, Berlin, Suhrkamp, 2011, qui utilise aussi bien les ressources de la philosophie morale de Bernard Williams, par exemple, que les théories psycho-sociales d’Erhenberg.
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[5]
Si l’on veut maintenir une distinction suffisamment forte entre genèse et validité, compatible à la fois avec tout ce que nous apprennent l’histoire intellectuelle en général et la sociologie du champ intellectuel, et avec l’idée que la justification argumentée possède une validité propre, on peut accepter l’idée que le contexte historique et social pèse par des privilèges thématiques (priorité, agenda) et le contexte académique par des privilèges de schèmes conceptuels, double privilège qui en tant que tel ne préjuge pas de la pertinence ou de la validité des thèmes ou des schèmes.
-
[6]
Il naît d’abord avec la question du trade-unionisme, mais s’inscrit après dans le paysage des grandes organisations industrielles et bureaucratiques plus ou moins paternalistes du dernier tiers du XIXe siècle.
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[7]
Angle central en Allemagne depuis la fin du XVIIIe siècle (Kant, Schiller, etc.).
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[8]
J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego [1937], Paris, Vrin, 2003 ; Esquisse d’une théorie des émotions [1939], Paris, Hermann, 2010 ; L’Imagination [1936], Paris, PUF, 1994 ; L’Imaginaire [1940], Paris, Gallimard, 1986.
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[9]
J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego, p. 54-55.
-
[10]
Ibid., p. 85-86.
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[11]
Qui témoigne, pour Freud, d’une connaissance très lointaine pour l’époque.
-
[12]
J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, p. 38.
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[13]
Ibid., p. 53.
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[14]
Ibid., p. 54.
-
[15]
J.-P. Sartre, L’Imaginaire, p. 144 ; voir F. Noudelmann, Sartre, l’incarnation imaginaire, Paris, L’Harmattan, 1996.
-
[16]
Voir J.-P. Sartre, L’Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, 1990, p. 616-635.
-
[17]
Voir la déclaration terminale des Mots, et les témoignages directs sur la personne de Sartre, en général convergents. En revanche, ce pathos est présent chez Adorno, mais à cause de son avant-gardisme et de sa théorie de l’autonomie.
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[18]
J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, 2010.
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[19]
Collaboration en fait tardive, mais il travaille sur des pistes comparables depuis la fin des années vingt.
-
[20]
Voir plus particulièrement T.W. Adorno, Correspondance Adorno-Benjamin : 1928-1940, trad. P. Ivernel, Paris, La fabrique, 2002 ; Le Caractère fétiche dans la musique et la Régression de l’écoute [1938-1973], trad. C. David, Paris, Éditions Allia, 2001 ; Current in Music : éléments pour une théorie de la radio [1938-1941, 2006], trad. P. Arnoux, Paris, Maison des sciences de l’homme ; Québec, les Presses de l’Université Laval, 2010, surtout p. 339-348 ; M. Horkheimer, La Dialectique de la raison : fragments philosophiques [1944], trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, surtout p. 129-176.
-
[21]
Ce diagnostic pessimiste est formulé par Pollock dans la Zeitschrift für Sozialforschung (vol. 2, 1933, p. 321-354) à partir de sa théorie de la concentration industrielle. C’est le fil directeur des premiers grands articles sur l’autorité et la famille, et le moi faible, que l’on retrouve chez Horkheimer, Fromm et Pollock. Bien qu’Adorno présente, à la fin des années trente, la fantasmagorie commerciale du cosmos moderne comme une piste alternative pour se démarquer de Fromm, cette piste est en fait un complément.
-
[22]
Voir notamment T.W. Adorno, Kierkegaard [1933], trad. E. Escoubas, Paris, Payot, 1995 ; Essai sur Wagner [1962], trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1966 ; Jargon de l’authenticité [1964], trad. E. Escoubas, Paris, Payot, 1989.
-
[23]
Voir notamment T.W. Adorno, Correspondance Adorno-Berg : 1925-1935, trad. M. Dautrey, Paris, Gallimard, 2004 ; Alban Berg : le maître de la transition infime, trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1989 ; Philosophie de la nouvelle musique [1958], trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962. Il y a, de ce point de vue, une grande différence entre son Wagner et son Berg (ou même son Beethoven ou son Mahler), puisque la caractérologie analytique joue un puissant rôle explicatif ici, presque nul là. C’est quasiment une constante chez Adorno.
-
[24]
T.W. Adorno, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée [1951], trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Payot, 2001.
-
[25]
J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive [1954], Paris, Gallimard, 1985, p. 7-9 ; T.W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire [1950], avec E. Frenkel-Brunswik, D.J. Levinson et R. Nevitt Sanford, trad. H. Frappat, Paris, Éditions Allia, 2007, p. 9-14.
-
[26]
Voir notamment J.-P. Sartre, op. cit., p. 54-55 ; T.W. Adorno, op. cit., p. 148-156 et M. Horkheimer, op. cit., p. 177-215. La personnalité libre (qui désire la liberté des autres, qui est capable de se critiquer et qui a une créativité assumée) est assez proche chez l’un et chez l’autre, mais la différence fondamentale est le climat historique : chez Adorno, il faut penser une liberté qui soit une résistance créatrice à la modernité organisée ; chez Sartre, la liberté est de plein droit.
-
[27]
Voir R. Wiggershaus, L’École de Francfort : histoire, développement, signification [1986], trad. L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1993, p. 407-408.
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[28]
Qui, par ailleurs, a une compréhension en grande partie décontextualisée (et très massive) de Heidegger.
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[29]
Voir l’article de 1931, dans W. Benjamin, Œuvres, tome II, trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, p. 228-273, et surtout p. 242-247.
-
[30]
J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, tomes I [1960] et II [1985, inachevé], Paris, Gallimard, 1985.
-
[31]
J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille : Gustave Flaubert de 1821 à 1857 [1971-1972], 3 tomes, Paris, Gallimard, 1985.
-
[32]
De ce point de vue, il ne peut plus signer tel quel ce qu’il disait de la situation dans L’Être et le Néant (p. 538- 612), mais il faut dire que c’est le marxisme qui devient une enclave dans l’existentialisme et non l’inverse.
-
[33]
Voir, par exemple, L’Idiot de la famille, tome I, p. 653-659.
-
[34]
Voir de manière typique et gênante (car la raillerie est travaillée par la haine et l’appel à la violence), la préface de Sartre aux Damnés de la terre [1961] de F. Fanon, Paris, Gallimard, 1991, p. 37-61.
-
[35]
Pour éviter la dispersion excessive de la comparaison, nous nous concentrons sur les trois cours : Dix-huit Leçons sur la société industrielle [1962], La Lutte des classes [1964], Démocratie et totalitarisme [1965], ainsi que sur Les Désillusions du progrès [1969] réunis dans R. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, dirigé par N. Baverez, Paris, Gallimard, 2005 ; et, pour Habermas, surtout à L’Espace public [1962], trad. M.-B. de Launay, Paris, Payot, 1978 et à la Théorie de l’agir communicationnel [1981], 2 tomes, trad. J.-M. Ferry (tome I) et J.-L. Schlegel (tome II), Paris, Fayard, 1987.
-
[36]
Voir, après une commune référence à la sociologie américaine dont l’âge d’or se situe dans les années 1950-1960 avec la triade capitoline de Parsons, Merton et Lazarfeld (selon la formule de Bourdieu), les parallèles manifestes dans le rôle de la sociologie Les Désillusions du progrès, p. 1490-1493 ; ou la Théorie de l’agir communicationnel, tome I, p. 18-21 ; ou, encore, sur les rapports entre sociologie et philosophie, La Lutte des classes, p. 1204, par rapport au texte séminal de Horkheimer de janvier 1931 dans Théorie critique, trad. G. Coffin, L. Ferry, J. Masson, O. Masson et J.-P. Pesron, Paris, Payot, 2009, p. 63-64.
-
[37]
R. Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 416. Aron, en ce sens, n’a pas les ambitions théoriques explicites de la philosophie sociale. Voir infra en conclusion.
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[38]
Et qui renvoient à des figures aussi différentes que Marcuse, Heidegger ou Duverger.
-
[39]
Habermas comme Aron dé-provincialisent radicalement leur propre champ intellectuel, mais s’engagent également dans un combat local, surdéterminé par l’histoire et la conjoncture de leur champ national respectif.
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[40]
Voir, par exemple, la conférence « États démocratiques et États totalitaires » [1939] dans R. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, p. 59-71 ; « Structure sociale et structure de l’élite » [1949] dans R. Aron, Les Sociétés modernes, textes rassemblés et introduits par S. Paugam, Paris, PUF, 2006, p. 473-501 et Mémoires, p. 392.
-
[41]
R. Aron, Dix-huit Leçons sur la société industrielle, p. 811-812 ; p. 842, il évoque pour les sociétés capitalistes et communistes « les similitudes de fonctions entre les deux types de sociétés industrielles » ; La Lutte des classes, p. 1000.
-
[42]
Voir l’article « Théorie du développement et idéologie de notre temps » dans R. Aron, Les Sociétés modernes, p. 293-319 où « le schème Clark, Rostow, Fourastié » est utilisé contre la théorie marxiste (p. 300-301). Mais ils sont critiqués néanmoins sur un plan théorique à cause de la faiblesse des entrées complémentaires qui permettent de décrire assez finement les sociétés concrètes. En ce sens, l’épistémologie wébérienne des types (qui ne doivent pas être confondus avec la réalité) est toujours à l’arrière-plan de la critique des uns et des autres (« Donc, premier principe de méthode, si vous voulez penser raisonnablement sur les réalités économiques et sociales, gardez-vous de substituer au régime concret le type idéal que vous construisez. Vous pouvez, à volonté, construire le type idéal d’un capitalisme abject et le type idéal d’un capitalisme parfait », R. Aron, Dix-huit Leçons sur la société industrielle, p. 833).
-
[43]
Ibid., p 859.
-
[44]
R. Aron, La Lutte des classes, p. 1114-1115.
-
[45]
Voir ce que dit Aron sur la limite des analyses de Tocqueville, qu’il faut justement coupler aux théories de la croissance et au concept de société industrielle (La Lutte des classes, p. 1205 ; Les Désillusions du progrès, p. 1597-1598). C’est un des contresens du renouveau tocquevillien (Furet, Manent, Lipovetsky, etc.), dont Aron a été un des principaux catalyseurs et qui s’est déployé paradoxalement en France dans une phase de relance des inégalités, que de négliger cette différence entre l’approche socio-historique de Tocqueville et l’approche plus économique et fonctionnaliste d’Aron. Néanmoins, il y a bien chez Aron un optimisme (influencé très probablement par Fourastié) sur les effets de réduction des inégalités par la croissance. Ce qui est infirmé par la séquence historique 1980-2010, notamment aux États-Unis, où il y a des phases de forte croissance qui ont creusé les inégalités et même parfois appauvri les moins bien lotis, ce qui a été d’ailleurs en partie masqué par des politiques de crédit partiellement responsables de la crise actuelle. Il est d’ailleurs au moins probable – d’autant qu’Aron est l’auteur d’une critique sévère de Hayek – qu’il ait, comme Habermas, critiqué le détricotage de la modernité organisée qui assurait justement dialogue et négociation dans la répartition des revenus, et le minimum d’égalité économique sans laquelle cette culture libérale du dialogue social se délite.
-
[46]
R. Aron, La Lutte des classes, p. 1128 et p. 1216.
-
[47]
Ici, plus encore que dans les trois cours, l’enjeu est d’expliquer et d’évaluer la légitimité respective des différentes formes de revendications qui animent la société moderne à l’intérieur de la conjoncture, par rapport à des exigences fonctionnelles et aux tendances historiques longues.
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[48]
R. Aron, Les Désillusions du progrès, p. 1569.
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[49]
Id.
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[50]
Ibid., p. 1587 ; les remarques sur l’école et la socialisation familiale font ici penser à Bourdieu.
-
[51]
Ibid., p. 1669.
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[52]
J. Habermas, Student und Politik : eine soziologische Untersuchung zum politischen Bewusstsein Frankfurter Studenten, avec L. v. Friedeburg, Christoph Oehler, Friedrich Weltz, Berlin, Neuwied, 1961.
-
[53]
Voir notamment J. Habermas, L’Espace public et Théorie de l’agir communicationnel.
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[54]
Voir J. Habermas, Théorie et pratique [1963, 1971], 2 tomes, trad. G. Raulet, Paris, Payot, 1975 ; surtout les deux articles « Entre science et philosophie : le marxisme comme critique » et « Compte rendu bibliographique et contribution à la discussion philosophique sur Marx », tome II, respectivement p. 9-69 et p. 165-236. Il y a une grande proximité de principe avec les critiques d’Aron, même si, sur un plan économique, Habermas se réfère surtout aux réformes politiques et sociales plutôt qu’à la dynamique séculaire de la croissance. À l’arrière-plan, c’est la question du réformisme de Bernstein qui pèse toujours.
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[55]
J. Habermas, L’Espace public, p. 52.
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[56]
Au début des années soixante dominent trois programmes : celui de Gadamer, celui de Popper et celui de la théorie critique. Habermas cherche une synthèse qui donnera une place légitime à la compréhension, à l’explication-prédiction et à la critique.
-
[57]
Voir notamment J. Habermas, La Technique et la Science comme « idéologie » [1968], trad. J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard, 1990 ; Logique des sciences sociales et autres essais [1970], trad. R. Rochlitz, Paris, PUF, 2005 ; Sociologie et théorie du langage : Christian Gauss, lectures 1970-1971, trad. Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1995 ; Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie, avec N. Luhmann, Francfort, Suhrkamp, 1971 ; Raison et légitimité [1973], trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1978 ; Zur Rekonstruktion des historischen Materialismus, Francfort, Suhrkamp, 1976 [Après Marx, trad. partielle J.-R. Ladmiral et M.-B. de Launay, Paris, Fayard, 1985] ; Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen Handels, Francfort, Suhrkamp, 1984.
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[58]
En fait, ce schéma se retrouve aussi en grande partie à l’arrière-plan des Désillusions du progrès, mais il est recouvert et dilué par la stratégie thématique et les combinaisons d’idéaux-types qui permettent les descriptions concrètes et les prévisions prudentes. La stratégie théorique d’Aron est de toute façon moins forte et moins ambitieuse que celle de Habermas. Avec les références aux théories de la croissance de long terme, les théories sociologiques américaines de la différenciation ont aussi été systématiquement sous-estimées par le « renouveau tocquevillien » évoqué supra dans la note 45.
-
[59]
J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome II, p. 416-437.
-
[60]
Il se réfère surtout à Marcuse, et surtout au Marcuse de L’Homme unidimensionnel [1964], Paris, Éditions de Minuit, 1968.
-
[61]
Sur l’origine de ces différences nationales de style intellectuel dans les philosophies de l’histoire allemandes, françaises ou anglaises du XVIIIe siècle, voir B. Binoche, Les Trois Sources des philosophies de l’histoire : 1764- 1798, Paris, PUF, 1994.
-
[62]
Comme Fraser en fait la remarque critique à Honneth dans leur échange Umverteilung oder Anerkennung ? Eine politisch-philosophische Kontroverse, Francfort, Suhrkamp, 2003. Mais cela reste bien indéterminé.
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[63]
Voir une des premières interventions sur le nazisme comme révolution anti-prolétarienne qui va donner le ton de l’œuvre, dans R. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, p. 35 : « Si je vous dis : j’essaierai avant tout de comprendre plus que de juger, n’oubliez pas que celui qui vous parle juge sévèrement le national-socialisme. » À propos de cette neutralité affective, il faut penser, bien sûr, à Weber, mais surtout à Thucydide, et aux similitudes entre Aron et le discours de Diodote, III, 41-48.
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[64]
Voir R. Aron, Le Spectateur engagé [1981], Paris, Éditions de Fallois, 2004, p. 177 et p. 292.
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[65]
Nous pensons d’abord ici à Honneth ou à la compréhension de plus en plus honnethienne des droits de ’homme chez Habermas.
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[66]
Jean-Marc Durand-Gasselin est l’auteur de L’École de Francfort, Paris, Gallimard, 2012.
1 Le plus simple est d’abord de partir d’une définition historique un peu typifiée. On peut estimer en première approche que la philosophie sociale vise à trois choses. Tout d’abord, faire un diagnostic sur les tendances sociales d’une conjoncture historique au sens large, dans leurs dimensions contradictoires c’est-à-dire progressives ou régressives, ce qui suppose une dimension normative suffisamment forte et explicite. Ensuite, engager les sciences sociales, à la fois comme sujet ou boîte à outils pour formuler ce diagnostic et, réflexivement, comme objet de son diagnostic. Enfin, adresser ce diagnostic et ces outils à un sujet historique capable de transformer la réalité sociale pour aller dans le sens de ce qu’exigent les normes évoquées plus haut.
2 Par ces trois composantes, la philosophie sociale s’inscrit dans la constellation du XVIIIe puis du XIXe siècle européen. Les transformations sociales et culturelles engendrées par les deux révolutions démocratique et industrielle ont bouleversé l’organisation sociale et intellectuelle, généré un nouveau cycle de contradictions sociales et relancé très fortement l’idée qu’il faut s’orienter dans l’histoire. Sur un plan intellectuel, la naissance en partie conjointe des sciences humaines (économie politique, droit constitutionnel, sociologie, psychologie, politologie, histoire scientifique, ethnologie) sur ces deux siècles a accompagné ces révolutions avec des effets multiples d’implications mutuelles. Et la dislocation par étapes de tout l’édifice idéologique théologico-religieux de la société d’ordre du « long Moyen Âge » (Jacques Le Goff) a permis la mise en visibilité des antagonismes sociaux, ce qui a aussi multiplié de manière explicitement divergente, voire conflictuelle, les destinataires de ce type de production théorique. Ces trois dimensions (être explicitement normative et réflexive, s’articuler aux sciences humaines naissantes et engager une forme de militance politico-historique, parfois avant la lettre) font donc système sur un plan à la fois intellectuel et contextuel.
3 Ces premiers éléments typifiés de définition permettent de dresser une petite carte des philosophies sociales dans leur diversité, voire leur antagonisme. Celles qui, avec des différences de degré, sont tournées vers l’émancipation acceptent et légitiment ces révolutions (non sans en critiquer bien sûr certains aspects ou certaines limites), accueillent les nouvelles sciences sociales de manière offensive et, enfin, s’adressent aux nouveaux sujets de l’histoire (« bourgeois éclairé », « citoyen », « prolétaires », « femmes », « ceux qui souffrent », etc.). Celles qui, à l’opposé et là encore à des degrés divers, critiquent ces deux lames de fond historiques résistent à la poussée des sciences humaines ou les utilisent dans un sens plutôt conservateur, ne s’adressent pas à ces nouveaux sujets de l’histoire, mais à l’homme sage ou désabusé par exemple. Tout l’intérêt est, bien sûr, que l’on peut identifier des combinaisons intermédiaires, comme nous le verrons [1].
4 Cette définition historique nous permet ensuite de faire certaines hypothèses sur la forme du travail intellectuel dans la philosophie sociale, ce que nous appelons ici des figures du travail intellectuel.
5 En effet, le philosophe du social doit tout d’abord relier. Relier à la fois les tendances sociales et leurs antagonismes régressifs ou progressifs, pour leur donner une cohérence par rapport à un axe normatif, et aussi relier les savoirs qui permettent de faire ce diagnostic. Sinon, soit on ne décrit qu’une portion de la réalité et on ne fait que de la sociologie, de l’économie, etc. – et on s’inscrit alors dans la division du travail intellectuel –, soit on fait un survol philosophique de l’histoire qui risque d’être peu engrené sur des tendances socio-historiques un peu fines, soit, enfin, on ne fait que de l’anthropologie philosophique à coloration sociologisante, ce qui présente les mêmes défauts. Sont donc engagées ici toutes les ressources de la synthèse théorique en philosophie.
6 Il faut aussi traduire ces savoirs et ces tendances, les unes dans les autres (ce qui est une partie du travail précédent), mais surtout traduire les tendances dans la vie quotidienne, dans laquelle est logée la raison. Sinon, soit on produit des formes de philosophia perennis plus ou moins euphémisées, soit on s’interdit de rapporter les tendances sociales et les savoirs aux exigences normatives qu’historiquement la philosophie a thématisés comme son objet propre sous le nom général de « raison » et on participe alors à un rationalisme durci, plus ou moins positiviste, déconnecté des pratiques sociales autres que la science. La philosophie sociale fait corps de ce point de vue avec un processus de détranscendantalisation de la raison : elle qui se comprend elle-même, dans le discours philosophique de la philosophie sociale, comme étant de plus en plus liée à l’histoire, au langage et aux formes variées des pratiques sociales [2]. Sont engagées ici toutes les ressources du sens du concret, qui frayent avec l’art et la littérature ou la psychologie comprise en un sens très large.
7 Il faut, enfin, résister à la fois aux tendances, ou à certaines d’entre elles, et aux spécialisations intellectuelles qui entravent plus ou moins directement ces capacités de résistance vis-à-vis des tendances sociales identifiées comme régressives. On s’adresse à des sujets capables de résister aux tendances régressives et/ou capables de favoriser les tendances progressives, et donc capables de donner un sens au monde et à ses tendances pour y situer leur action. Sont engagées ici la pertinence du diagnostic et sa capacité de motivation ou de mobilisation psychologique, morale et politique des agents sociaux.
8 Ces trois figures (relier, traduire, résister ou transformer) sont, là encore de manière typifiée, liées les unes aux autres : pas de résistance sans traduction ni de traduction sans synthèse. Elles permettent de jauger, suivant les constructions théoriques, les types et le degré d’engagement dans la philosophie sociale telle qu’on en a dégagé une sorte d’idéal-type historique. Elles permettent de corroborer en partie la localisation de telle ou telle production théorique sur la carte évoquée plus haut : on relie plus ou moins les tendances et les sciences humaines naissantes avec leurs outils analytiques ; on traduit avec plus ou moins de véracité ces tendances dans les formes accomplies ou pathologiques de vie ; et on réussit plus ou moins à s’engrener sur les motivations des agents sociaux concrets. Que ce soit dans des proportions faibles ou implicites, on ne trouve pas ces trois figures dans les interrogations de la « philosophie politique » ou de la « philosophie morale », surtout dans les formes assez scolastiques qu’elles ont prises dans la littérature philosophique dominante depuis les années 1980, aux États-Unis puis en Europe. Il faut d’ailleurs évidemment se méfier d’une éternisation des distinctions entre philosophie morale, philosophie politique et philosophie sociale, car ces distinctions dépendent elles-mêmes du processus de différenciation sociale et intellectuelle à l’œuvre dans le monde social, sur une grande échelle [3]. C’est la raison pour laquelle le rôle de la philosophie sociale ne peut être (et même ne doit être) de chercher une étanchéité de ses propres frontières, mais plutôt, sur le mode hégélien, de distinguer pour relier et intégrer de manière réflexive les interrogations plus spécifiquement morales et politiques, comme des parties ou des moments de sa propre interrogation [4].
9 Cette définition historique, suffisamment souple et consistante, doit permettre aussi d’éclairer deux champs philosophiques nationaux qui ont été particulièrement actifs dans ce type de production théorique. Nous voudrions donc montrer l’effet de perspective produit par chacun des champs sur ces exigences propres de la philosophie sociale [5].
10 Car il est justement manifeste que les contextes historiques allemand et français ont pesé de manière suffisamment différenciée sur le privilège de certains thèmes typiques de la philosophie sociale. Il y a eu en effet en Allemagne une urbanisation nettement plus forte et plus accélérée, une industrialisation et concentration industrielle plus tardive et plus forte, une modernité économique et politique venue en grande partie de l’extérieur (d’Angleterre et de France). L’échec des tentatives révolutionnaires combiné à un conservatisme politique beaucoup plus fort – qui inspire à Engels et Marx, justement, des jugements différenciés sur les situations française, américaine ou allemande et les nécessités de la révolution politique – a imposé une série de thèmes critiques dont l’acuité devait être plus marquée là-bas qu’ici. D’abord, une interrogation sur la modernité dans son ensemble se retrouve bien plus nettement en Allemagne qu’en France. Ensuite, le thème de la rationalisation, qui émerge avec l’idéalisme et le romantisme allemands en partie contre le rationalisme français et l’empirisme anglais (et les transformations sociales qui les accompagnent), celui de l’aliénation, en partie connexe, et celui de l’intégration [6], qui émerge à la fin du XIXe siècle devant l’ajournement des perspectives révolutionnaires et les effets de la politique de Bismarck, prennent ici une importance particulière. Les trois thèmes de la différenciation sociale, de l’exploitation économique et de la domination sociale se retrouvent de manière plus égale dans les traditions française ou allemande. Mais, évidemment, ces privilèges thématiques – qui en disent déjà tellement long – se sont combinés à l’histoire des schèmes conceptuels qu’il est impossible, à l’évidence, de tracer ici, mais que l’on peut repérer à partir de Montesquieu (vers Tocqueville et Comte) et de Hegel (vers Marx, puis en contrepoint vers les classiques de la sociologie allemande), et qui donneront des rapports aux figures (synthèse, traduction, résistance) assez distincts, comme nous essaierons de l’esquisser.
11 Nous allons donc tester ces hypothèses sur les orientations générales de la philosophie sociale, les figures et les ressources du travail intellectuel, ainsi que sur les effets des contextes, à travers deux confrontations successives entre Adorno et Sartre, et entre Habermas et Aron. Même si les raisons du choix de ces auteurs apparaîtront en partie rétrospectivement, il s’agit de montrer d’abord les différences et les points communs qui séparent et réunissent, d’un côté, une philosophie sociale explicite et assumée (Adorno et Habermas), et d’un apport plus indirect mais décisif à la philosophie sociale, de l’autre (Aron, Sartre). Et ensuite de montrer les convergences et les divergences de points de vue malgré des horizons conceptuels différents, voire divergents (pour Adorno et Sartre), ou les différences générationnelles (Aron et Habermas), ce qui soulignera aussi les effets de contexte typiques auxquels sont soumis les concepts lorsqu’on fait de la philosophie sociale. Cela permettra aussi de remettre en perspective, du point de vue des ressources et des figures du travail intellectuel en philosophie sociale, la complémentarité d’auteurs que l’on a classiquement tendance à opposer.
La philosophie sociale du caractère : Adorno et Sartre en contexte
12 On peut choisir comme fil directeur de la confrontation entre Adorno et Sartre la notion de « caractère ». Le paradoxe n’est qu’apparent : certes, ils sont connus tous les deux pour avoir critiqué de manière acerbe le caractère dans sa dimension typique de mauvaise hypostase, dans la psychologie du moi chez Adorno ou dans certaines attitudes de mauvaise foi chez Sartre, mais ils ont aussi exploité ce thème central pour justement en donner une version authentique et critique. C’est une notion dont la prégnance culturelle dans les années trente est attestée de multiples manières et fortement corrélée à des thèmes diffus à la fois philosophiques et littéraires (la masse, la décision, l’héroïsme, l’engagement politique, l’identité de classe, etc.) et qui exprime, à sa manière, l’ombre portée des projets révolutionnaires ou « totalitaires » qui montent. Ce thème est justement traversé de manière commune par Adorno et Sartre sous l’angle de la sensibilité et de l’imagination [7]. Mais aussi sous l’angle de la dynamique identificatoire à partir d’une confrontation critique avec Freud. Marx est, chez les deux, essentiellement lu à travers la problématique de l’aliénation et de la réification plutôt qu’à travers l’économie politique de l’exploitation.
13 Chez le jeune Sartre, la théorie de la personnalité s’élabore dans le carré de quatre écrits philosophiques précoces : La Transcendance de l’ego, Esquisse d’une théorie des émotions, L’Imagination et L’Imaginaire [8]. Dans le premier, la conscience (irréfléchie, non thétique de soi) est distinguée, contre Kant et Husserl, de l’ego et du moi, objets psychiques seulement probables comme le reste des objets du monde et qui apparaissent dans la réflexion comme le pôle de l’activité [9], affirmation radicalement réaliste et anti-idéaliste [10]. Dans le deuxième, il traverse de manière critique trois références de la psychologie de son temps : la psychologie de la forme, la psychologie de Janet et la métapsychologie de Freud [11]. Ces trois références ont justement comme défaut commun de saisir les émotions à travers la conscience réflexive comme des états de conscience [12] alors, précisément, qu’il faut les décrire comme étant, pour la conscience non thétique de soi, des manières de révéler le monde – manières appropriées à une conduite spécifique face à une situation particulière, à la limite de la croyance et de l’irréel [13]. C’est la raison pour laquelle Sartre se réapproprie une partie de chacune de ces doctrines et les fusionne : les deux premières servent à former l’idée d’une synthèse totalisante et signifiante du vécu, la troisième devient une théorie de la compréhension de l’implicite et de l’explicite des couches de significations des conduites cristallisées par les émotions qui les expriment, théorie qui lancera l’idée de psychanalyse existentielle. Celle-ci aura pour objet la nature insincère des émotions nécessairement en partie jouées et sédimentées dans des conduites et des croyances d’une manière qui ne peut être seulement passive [14]. Dans le troisième et surtout le quatrième ouvrage, Sartre réitère à propos de l’image la critique de l’illusion réflexive qui en fait, comme pour l’émotion, une chose mentale passive (dont la fonction ici serait représentative) et non une synthèse active de notre rapport à l’objet, traversée elle aussi par l’intentionnalité. La haine était haine de Pierre, conscience de Pierre comme haïssable, une image de Pierre est d’abord conscience imageante de Pierre, présence irréalisante qui est aussi une synthèse cognitivo-affective [15]. C’est aussi par des images que le monde, les situations et les objets sont vécus et agrippés de manière singulière, dans la forme synthétique d’un style individuel, qui lie la conscience non thétique de soi et la dimension inventive, expressiviste de la liberté. Image que l’on retrouvera aussi dans la thématique du « pour autrui », mon identité dépendant de l’image que je me fais pour moi-même de ce que je crois être le jugement d’autrui sur moi.
14 Que la liberté se joue dans une invention des images, un style, c’est justement ce qui fait des biographies d’écrivains le laboratoire d’une mise en évidence de la liberté ou du choix de soi-même en tant que personnalité, caractère ou style [16]. Il n’y a ici aucun pathos aristocratique de l’homme d’exception [17]. On saisit déjà en quoi faire la psychanalyse existentielle de Genet consistera à étudier la constitution de son caractère à travers les images qu’il emploie pour se dire et pour dire le monde, à expliciter ce qui en fait un martyr et un comédien, révélant et mettant en scène un monde-pour-un-paria [18]. Et le psychanalyste existentiel lui-même doit utiliser toutes les ressources du style et de l’image pour saisir cette liberté et ce caractère se faisant dans son rapport au monde.
15 Se dessine donc une théorie originale de la personnalité comme sédimentation du processus de totalisation imaginatif, symbolique et identificatoire commandé par la néantisation de la conscience sur les éléments intérieurs et extérieurs de la situation. Il donne ainsi une sorte de liquidité très particulière à la notion de caractère qui peut être compris comme une coagulation momentanée des synthèses, leur inertie renvoyant justement aux effets de sédimentation. Une des dimensions de la mauvaise foi consiste justement à prendre cette inertie pour celle d’une chose.
16 En fait, Sartre ne fait de la philosophie sociale que très partiellement : sa théorie du caractère accepte le dialogue avec la sociologie et la psychologie, mais comme disciplines suspendues à l’ontologie phénoménologique de la conscience (et même retraduites dans leurs coordonnées). Il est tout à fait frappant de voir que, malgré cela, les convergences sont multiples avec Adorno, pendant la même période, alors pourtant qu’il s’inscrit beaucoup plus résolument et explicitement dans la philosophie sociale freudienne et marxiste, et cela contre la tradition existentialiste qui représente pour lui l’équivalent philosophique de la transfiguration dénégatrice et héroïsante – fondamentalement conservatrice – des contradictions sociales. Cette convergence se lit dans leurs écrits sur la personnalité fasciste et antisémite, dans leur lecture des œuvres musicales ou littéraires, et, quoique plus partiellement, dans leur lecture de Husserl, à qui l’idéalisme est communément reproché.
17 En effet, chez Adorno, la théorie du caractère social vient d’abord de la rencontre entre ses intentions de musicologue critique et son statut de collaborateur d’un Institut pour la recherche sociale rapidement en exil [19]. Elle s’élabore, au cours des années trente, plus indirectement que celle de Sartre. Les monographies d’Adorno sur Kierkegaard ou Wagner, ses écrits sur Schönberg ou Berg et ses premières thèses sur l’enfer du fétichisme commercial, élaborées avec Benjamin, dressent effectivement un spectre expressionniste des caractères à l’époque du capitalisme concentré et de l’industrie culturelle. Nous présentons ce spectre de manière typifiée.
18 À un bout de ce spectre : le moi réifié et fasciné, identifié à la domination industrielle et à la culture de masse, un moi appauvri, intégré et en fait désintégré dans son autonomie [20]. C’est la variante esthétisante du diagnostic par Horkheimer et Pollock de la fin de l’individualité libérale [21]. Au milieu du spectre, la semi-liberté ambiguë d’une résolution partielle et artificielle des contradictions sociales qui s’exprime dans la tentation conservatrice et dénégatrice, comme c’est le cas de Kierkegaard (ou Heidegger) ou Wagner (ou des tentations restauratrices en musique), qui inventent, chacun à leur manière, une fausse liberté et un faux héroïsme [22]. À l’autre bout, la seule vraie liberté – l’autonomie authentique – qui échappe à la description analytico-sociale, parce que la personnalité a conquis son autonomie dans une confrontation constructive et créative avec le langage, les images, les formes de sensibilité réifiées de l’époque ; ce sont les cas paradigmatiques de Berg et Schonberg, ou encore de Proust [23]. Les puissances identificatrices de la mimesis se sont frayé un chemin entre les pièges de la fantasmagorie commerciale et ceux de la fausse grandeur régressive. C’est la raison pour laquelle Minima Moralia [24], quoique centré surtout sur les questions socio-morales et non socio-épistémologiques, comme La Dialectique négative ou socio-esthétique et comme la Théorie esthétique, a ici un caractère central, parce que les éléments biographiques, les observations sur les transformations de la vie quotidiennes traduisent les contradictions de la modernité organisée, et parce que s’y déclinent les vertus typiques qui permettent de résister à ces contradictions (modestie, pudeur, tact, lucidité, intransigeance, méfiance).
19 Cependant, malgré des horizons conceptuels divergents, Sartre comme Adorno se retrouvent sur l’idée que certaines opinions (politiques et sociales notamment) ne sont pas des petits objets mentaux à côté d’autres et se combinant à eux (comme les rêves, les souvenirs, les goûts musicaux, etc.), comme une certaine sociologie empiriste ou une certaine psychologie de la motivation pourraient le déterminer. Elles font corps avec la totalité dynamique de la personnalité [25]. Et surtout sur le fait que, de ce point de vue, les opinions autoritaires et antisémites apparaissent comme exprimant la totalité de la personnalité et ses contradictions : une insécurité identitaire transmuée en stabilité artificielle. C’est un syndrome ou une organisation compensatrice d’un inconfort, d’une fragilité de l’identité, organisation à la fois régressive et agressive [26]. Adorno avait d’ailleurs été surpris – et même irrité – des convergences entre leurs points de vue malgré les différences de style et de méthode, alors précisément que tous ses efforts s’étaient concentrés sur l’élaboration ambitieuse d’enquêtes qualitatives et quantitatives [27]. Mais cela montre surtout l’intelligence empathique inouïe de Sartre, matinée d’une distance moqueuse, beaucoup plus que la fécondité de la méthode phénoménologique elle-même, même si le mot d’ordre « du retour aux choses mêmes » et la notion d’intentionnalité ont un caractère central chez lui. Cette intelligence empathique, identificatoire, est aussi au principe de la mimesis pensée par Adorno. De ce point de vue, l’analyse fine du style heideggérien comme piège régressif des puissances identificatrices, piège situé dans l’histoire et dans le temps des préjugés et des images, est la plus proche de l’intelligence empathique littéraire et sociale de Sartre [28]. Le Kierkegaard et le Wagner sont les plus proches de sa théorie de la personnalisation incarnée dans les biographies d’écrivains, précisément parce que s’y joue une théorie de la réification et pas de l’autonomie conquise dans et par le langage, ce qui éclipse en tendance chez Adorno la caractérologie sociale, surtout lorsqu’il est question de musique. Il y a d’ailleurs ici une affinité profonde entre ce que Benjamin dit de Kraus [29] et l’exercice empathique d’Adorno : il faut pousser la compréhension des idées hideuses jusqu’au point de notre possible identification ou corruption ou contamination, celle de celui qui mime le démon. Mais, et c’est le cœur de l’opposition entre Adorno et Benjamin dans les années trente, il faut aussi, explicitement, « l’œil de la haine », comme le dit Nietzsche. Ce second œil a soit la forme de la dialectique négative chez Adorno, soit celle sublimée et un peu aseptisée de l’objectivation scientifique et caractérologique, comme dans les études scientifiques. Chez Sartre, c’est seulement l’œil de l’ironiste ou du railleur, qui voit partout une dimension d’insincérité.
20 Cette différence de tonalité décisive est aussi une différence liée au contexte. Les forces sociales qui se déchaînent à l’arrière-plan sont assez différentes par leur ampleur tout comme les paysages sociaux distincts que l’on devine à l’arrière-plan. En Allemagne, le paysage de l’industrie lourde et concentrée, de la vie urbaine et administrée, qui accompagne une vie psychique appauvrie et impuissante se déchaînant dans le sadisme, et dont les camps sembleront la métonymie monstrueuse ; en France, le paysage d’une société encore très paysanne où tout semble optionnel, qui poursuit son chemin glorieux dans la modernité et où la petite minorité de pétainistes a pu sembler être (en partie à tort, bien sûr) une petite clique opportuniste et fâcheuse profitant d’une péripétie de l’histoire. Chacun semble finalement relativement à sa place dans son climat national respectif. L’apocalypse se prépare en Allemagne et mérite la haine ; tout prête à rire, au contraire, en France et mérite seulement la pique. Les différences de tonalité affective dans l’évocation de l’antisémitisme sont manifestes. Entre l’antisémitisme et le fascisme apocalyptiques des nazis allemands qui fusionnent avec le fanatisme guerrier et une sorte de conservatisme hystérisé et folklorisé, et qui hantent les derniers chapitres (les plus âcres) de la Dialectique négative, ou encore l’antisémitisme et le fascisme à l’américaine, plus ordinaires mais néanmoins rattachés à des tendances lourdes de la modernité, et, chez Sartre, l’antisémitisme à la française, un peu IIIe République, plus bonhomme, que l’on peut simplement mépriser ou railler, il y a une différence d’ambiance historique typique. Le ton, chez Sartre, est celui du portrait moral un peu acide dans lequel on retrouve le railleur de l’École normale, et finalement le plaisir assez général de pointer la médiocrité, la méchanceté, la veulerie de la mauvaise foi sous toutes ses formes. Les réactions induites par deux des types d’écriture et de tonalité diffèrent aussi. Chez Sartre, il s’agit de moquer le rôle et le masque social et, par mimétisme, de susciter de manière efficace la résistance face à ces attitudes toujours partiellement insincères. Chez Adorno, l’écriture convulsive et discordante est capable de mettre en accusation toute la haute culture virtuellement transformée en « palais de crottes de chien » (selon la formule de Brecht qu’il aime à citer). Elle résiste en tordant son objet jusqu’à le faire craquer sous ses contradictions. Là, l’antisémitisme est un égarement de plus, une lâcheté ridicule quand même dangereuse ; là, le fruit le plus noir et le plus apocalyptique de la modernité.
21 Cela étant dit, on voit néanmoins bien les différences conceptuelles fondamentales et les avantages spécifiques d’une stratégie de philosophie sociale explicite et appuyée sur les outils appropriés.
22 Il y a une théorie sociale du moi faible chez Adorno, articulée (quoique à l’arrière-plan), à la marxologie de Pollock et à la psychologie sociale de Fromm (malgré les critiques sévères formulées contre ce qu’il pense être les dérives de ce dernier). Plus le destin des individus devient purement économique, plus, dans les conditions du capitalisme organisé soumis à des crises, la viscosité identificatoire est grande et susceptible d’être piégée et régressive, car la personnalité est dominée par des forces qu’elle ne maîtrise ni ne comprend. Tout l’intérêt des études quantitatives auxquelles Adorno s’est livré, et qui servent d’arrière-plan aux grandes œuvres de la maturité, est la possibilité de construire des échelles, des intermédiaires ou des degrés entre les trois points typifiés du spectre. Et donc de permettre des rétroactions entre enquêtes qualitatives et quantitatives et hypothèses théoriques. Chez Sartre, il y a une théorie anthropologique des médiations qui part d’une relecture de Husserl et des psychologues de la forme : le degré d’instabilité, de viscosité ou de régressivité du moi n’est pas directement articulé à une objectivité quantifiable (du type inflation, crise, concentration industrielle, insécurité statutaire, nouvelle puissance sociale de fascination des médias et de la culture de masse dans la société urbaine, etc.), car il semble ne jamais pouvoir y avoir de degrés dans les corrélations. La catégorie anthropologique et morale d’inauthenticité, beaucoup trop générale et indéterminée, est révélatrice de ce point de vue. La stratégie d’Adorno est donc, par contre, de plain-pied dans la philosophie sociale, c’est-à-dire aussi plus ouverte sur des paramétrages multiples qui supposent un engagement plus fort avec les sciences sociales et la nécessité de relier (les tendances, les sciences) puis de traduire (dans la vie quotidienne) plus forte aussi.
23 On forcerait beaucoup la discontinuité en disant que Sartre découvre la passivité ensuite avec la Critique de la raison dialectique [30] (mi-feu mi-cendre) et le Flaubert [31] (monument de l’intelligence empathique) pour prendre les jalons les plus massifs. La continuité reste en fait très grande sur le plan des schèmes fondamentaux susceptibles de nous intéresser ici. Il faut plutôt dire que c’est l’implicite (comme synthèse sédimentée de sens et donc passivité devenue) et la dimension socio-historique de la situation (notamment dans sa dimension d’aliénation) qui s’étoffent conjointement pour aller se loger plus profondément dans une personnalité dont la dynamique est toujours pensée sur le mode de l’arrachement et du dépassement [32]. Les notions de pratico-inerte, d’ensembles pratiques, de totalisation sans totalisateur, de constitution, etc., s’opposant à la praxis et au vécu se substituent à l’opposition de l’en-soi et du pour-soi, mais laissent quasi intacte la physionomie d’ensemble de la théorie de la personnalisation. Si ce n’est, justement, par un jeu beaucoup plus lourd d’aller-retour entre passivité extérieure intériorisée et extériorisation d’une manière de vivre cette passivité ; manière à son tour aliénée par le monde extérieur ; aliénation à nouveau intériorisée, etc. – jeu qui lisse considérablement la thèse d’une sorte de choix originel primitif et unique comme dans les livres sur Baudelaire et Genet. La biographie philosophique se leste donc d’une complication fondamentale : il y a dorénavant une série de décalages en cascade, mis en évidence par la méthode progressive régressive, entre l’extériorité qu’il faut intérioriser et l’extériorisation de cette intériorisation sous la forme de conduite sensée, à chaque moment fondamental de la personnalisation [33]. La névrose de Flaubert ne se contente pas d’exprimer son temps, avec l’ensemble de ses déterminations familiales, sociales et historiques, elle dépasse et invente une manière de vivre ces déterminations et de réintérioriser la manière dont sa conduite est à nouveau aliénée de l’extérieur. La conscience (bien marquée par les coordonnées mentalistes de l’intérieur et de l’extérieur) reste le carrefour des déterminations qui sont surtout des significations. Toute vie humaine est un universel singulier. C’est cela qui est aussi susceptible de catalyser les résistances lorsque (à la différence de Flaubert) ce sont les « salauds » qui sont visés [34]. Mais, par définition, le portrait du « salaud » semble devoir être moins riche, puisque la personnalisation s’y fige. Il y a pourtant résistance à des hommes concrets beaucoup plus qu’à des forces ou même des tendances sociales, à la différence de ce qui se passe chez Adorno où les degrés de passivité sont justement accordés avec l’idée selon laquelle les moi sont absorbés, annulés par les tendances sociales de la société administrée.
24 On voit donc en quoi – et ce n’est évidemment pas une surprise – il y a une certaine inégalité par rapport à l’idéal-type de la philosophie sociale. Sans que l’on puisse nettement distinguer, parmi tout ce qui les différencie, ce que chacune de ces philosophies doit d’un côté à ses schèmes conceptuels, de l’autre à son style, ou encore aux paysages « nationaux » d’arrière-plan qui les innervent. Adorno fait directement de la philosophie sociale (ramifiée en philosophie esthétique, morale et épistémologique), alors que Sartre fait beaucoup plus de l’anthropologie philosophique (plus ou moins marxisante à partir du milieu des années cinquante). Néanmoins, Adorno et Sartre exploitent avec virtuosité deux des ressources typiques de la philosophie sociale telle que nous en avons dessiné l’idéal-type : la traduction et la résistance. D’un côté, ce sont des tendances, des discours, des formes d’art qui sont critiqués, c’est-à-dire rattachés à leur destructivité et à leur régressivité ; de l’autre, ce sont les hommes concrets, complices éternels de la veulerie, de la demi-lucidité, du petit théâtre social qui les sécurisent ou les avantagent aux détriments des autres. C’est la raison pour laquelle, au cœur de cette dimension qualitative ou compréhensive de la philosophie sociale, on peut repérer ici une sorte d’antinomie des formes de la traduction et de la résistance, au fond d’ailleurs assez banale. Si les tendances négatives sont à ce point enveloppantes, que leur traduction dans la vie quotidienne aboutit à une résistance pensée comme une bouteille à la mer, il est très difficile de retrouver le mouvement social et la puissance motivationnelle de la révolte. C’est l’aporie fondamentale de la stratégie adornienne grandiose de l’exagération. Si, inversement, les tendances n’ont pas plus de substance que celle d’un social pensé comme théâtre, c’est la morsure de la passivité, l’inertie profonde des tendances qui la soutiennent qui n’est pas pris en charge. Et c’est l’aporie d’une philosophie sociale dont le point de départ serait la liberté psychologique.
Jusqu’où faut-il rééquilibrer le marxisme par la démocratie ? Habermas et Aron
25 C’est moins du côté des figures de la traduction et de la résistance que nous allons maintenant nous situer, que de celle de la synthèse nécessitant de relier les tendances du monde social entre elles et avec un axe normatif, tout comme avec l’arsenal des outils conceptuels des sciences humaines.
26 En effet, le fil directeur de la confrontation entre Habermas et Aron doit être cherché du côté du rééquilibrage de la critique marxiste par une revalorisation des mécanos institutionnels de la démocratie (espaces publics, médias, syndicats, partis, élections) et des processus sociaux qui la font vivre (mouvements sociaux, confrontations, débats, négociations). Mécanos et processus tenus pour « bourgeois », « formels » ou « complices du système » par le camp marxiste au sens large ; revalorisation qui passe par un enrichissement de la théorie marxiste, notamment par toute une gamme d’arguments fonctionnalistes, dans le but de saisir le bloc historique de la conjoncture dans ses tendances fondamentales [35].
27 Plutôt que de prendre la direction d’un réamorçage du marxisme sur la question de l’aliénation et de la réification et d’inciter à un déplacement vers les questions culturelles, les deux grands traits du « marxisme occidental » que l’on retrouve chez Adorno et le « deuxième » Sartre, la stratégie est celle d’une confrontation de la théorie marxiste à la conjoncture. Théorie marxiste qui va être critiquée pour sa théorie des crises et ses prédictions (paupérisation, baisse tendancielle des taux de profits, etc.) et révisée tous azimuts. Si, chez Adorno et Sartre, dominait le style non scolastique et étaient mises en valeur toutes les ressources pour la philosophie sociale du style, de l’art et du mordant dans les opérations de traduction et de résistance, ici, dans un style nettement plus théoricien et académique, c’est la question de la synthèse (relier tendances et sciences sociales à un axe normatif) qui domine, c’est-à-dire la première figure du travail intellectuel en philosophie sociale. Leur capacité à s’appuyer sur toute la tradition sociologique pour formuler un diagnostic sur la conjoncture les rassemble, de ce point de vue, de manière frappante [36], malgré la différence de style et d’objectif théoriques qu’Aron énonce (mais il pense surtout à Marcuse) comme étant celle de la « critique dans l’histoire face à la théorie critique [37] ».
28 En effet, Habermas et Aron réagissent à la fois à ce qui leur semble l’hubris révolutionnaire du siècle, mais aussi à des formes de pensée trop lointaines, trop abstraites, trop peu informées et trop peu différenciées de la conjoncture historique (formes de pensée aussi bien critique, que libérale ou conservatrice), ou encore à celles qui nourrissent aussi les théories de la convergence entre l’est et l’ouest, qu’ils refusent tous les deux [38].
29 Certes, leurs adversaires intellectuels ne sont que partiellement les mêmes. Ici, en effet, beaucoup plus que pour la confrontation précédente et la suivante, la différence de génération importe et se combine avec les différences géographiques. Aron prend conscience de l’importance et de la fragilité de la démocratie moderne en Allemagne dans les années trente, et son premier objectif est de défendre les institutions démocratiques dans cet esprit contre les aventures potentielles entretenues à la fois par un parti communiste très fort sur la séquence historique 1945-1970, et surtout par les intellectuels ou philosophes qui gravitent autour. Défense qui passe notamment par un comparatisme systématique entre société industrielle de l’est et société industrielle d’ouest, ce qui a tendance à le pousser systématiquement vers la droite de l’échiquier politique et intellectuel français de l’époque. Habermas veut penser le caractère co-impliqué de la modernité et de la démocratie dans le cadre de la rééducation alors qu’il n’y a plus de parti communiste en RFA (le marxisme étant même officiellement abandonné par le parti social-démocrate en 1959) et que le spectre politique est considérablement réduit par le passé nazi et le rideau de fer, au point de le pousser à chercher dans « l’opposition extra-parlementaire » une sorte de régénération par en bas de la démocratie instituée, ce qui l’inscrit dans le cycle de la nouvelle gauche. L’adversaire, c’est donc d’abord le néo-conservatisme allemand dans ses variantes plus ou moins euphémisées (Heidegger, Gehlen, Schmitt, Gadamer, Luhmann, etc.) – souvent ambigu vis-à-vis des idéaux de la rééducation –, ensuite le « positivisme » (Popper, recherche administrée), enfin des formulations de la théorie critique qu’il juge trop indéterminée (Adorno) ou trop aventureuse (Marcuse, adversaire communément cité par Habermas et Aron, à cause de sa place dans le cycle des révoltes étudiantes des années soixante [39]). La différence générationnelle va se mesurer aussi au fait qu’Aron ne voit pas 1945 comme une rupture décisive dans le XXe siècle : domine la continuation d’une même fragilité qui légitime la même vigilance. Cette conscience de la fragilité se traduit très tôt épistémologiquement par le probabilisme et le pluralisme idéal-typique, opposés au nécessitarisme et à l’univocité des philosophies de l’histoire. Pour Habermas, c’est au contraire une rupture instauratrice avec le fascisme et les idéaux pré-modernes, dont il faut penser la force et la provenance – sachant que Habermas est aussi un penseur de la fragilité et de la vigilance démocratiques. Raison pour laquelle la construction néo-évolutionniste massive de la théorie de l’agir communicationnel doit être mise en relation avec la théorie des causes occasionnelles (prises en charge surtout dans les écrits du publiciste) de la progression ou de la régression.
30 Chez Aron donc, cette revalorisation est au cœur du diagnostic socio-historique et l’enjeu central du système de confrontation intellectuelle à l’intérieur duquel il croit devoir progressivement se situer dans la conjoncture intellectuelle française et européenne, voire mondiale, des années 1950-1980. Le point de départ d’Aron se situe dans l’Allemagne des années trente. C’est l’échec manifeste de la théorie des classes à expliquer la montée au pouvoir d’une nouvelle élite, l’élite nazie. Et l’échec symétrique pour expliquer la montée au pouvoir et le maintien de l’élite bolchevique et de ses suites [40]. La théorie des élites de Pareto et le pessimisme réaliste de Weber lui apparaissent déjà comme des contrepoints nécessaires à l’analyse marxiste. À cela se combinera l’évidence de plus en plus massive de l’échec économique au moins relatif des sociétés de l’est et surtout de l’absence de liberté sociale et politique. Ce sont progressivement toutes les ressources de la théorie économique (Keynes, Schumpeter bien sûr, mais surtout Clark, Rostow et Fourastié qui travaillent sur des séries quantitatives longues et sur les étapes de la révolution industrielle et ses effets), de la statistique sociale, et de la théorie sociologique (de Montesquieu à Parsons) qui doivent donc permettre de critiquer la théorie marxiste dont les concepts, déclarés « équivoques » et trop marqués par la phase initiale de l’industrialisation, servent néanmoins très souvent de fil conducteur pour les raisons de polémique et de conjoncture évoquées plus haut.
31 Pour Aron, notre société doit être comprise comme une société industrielle, capitaliste et démocratique. Sur chacune de ces propriétés, il organise à la fois (1) des comparaisons serrées entre sociétés « socialistes de l’est » et sociétés « capitalistes de l’ouest », mais aussi (2) des confrontations de références surtout sociologiques pour les jouer les unes contre les autres, et procéder à une mise au travail contradictoire de toute la tradition sociologique. Il peut ainsi dessiner (3) une dialectique de la modernité contemporaine, qui revalorise la démocratie tout en prenant la mesure de sa fragilité dynamique et contradictoire. Par les deux derniers traits, son entreprise est comparable à celle de Habermas, qui pour les raisons déjà évoquées ne pratique pas le comparatisme, mais produit aussi un diagnostic dialectique sur la conjoncture à partir d’une mise au travail d’une grande variété de références, dont les sociologues classiques.
32 Ainsi la société moderne est-elle d’abord « industrielle ». Elle repose sur la grande entreprise qui sépare l’activité économique de la famille, suppose la division technique du travail, la nécessité de l’accumulation du capital pour investir, la nécessité du calcul économique, et elle comprend enfin nécessairement une importante classe ouvrière [41]. Par la deuxième propriété, la société industrielle suppose un savoir, des techniciens, une hiérarchie des qualifications, selon la piste évoquée par Comte. Par la troisième propriété, la question de la propriété des moyens de production apparaît ainsi comme une question subordonnée, société industrielle de l’ouest et de l’est étant les espèces d’un même genre, qui doivent toutes les deux extraire une plus-value pour investir, croître et progresser. Marx est à la fois intégré et critiqué. Par la quatrième propriété, la thématique de l’attitude rationnelle rejoint les pistes de Weber. Puis Aron montre en quoi le type abstrait de la société industrielle doit, pour rejoindre la description historique des sociétés concrètes qui occupent tout le spectre des intermédiaires entre les types abstraits capitaliste pur et collectiviste pur, et entre les types abstraits démocratique pur et totalitaire pur, être complété par des séries successives d’hypothèses et de données complémentaires.
33 Une comparaison peut ainsi d’abord être établie sur un plan socio-économique entre structure et performance de la production (place relative de l’initiative individuelle et de la planification, niveau de la croissance, productivité), forme de l’échange (place relative de la monnaie et du marché noir, répartition plus ou moins égalitaire des biens), niveau de la consommation (niveau de vie, mode de vie), à l’intérieur d’un même schéma d’évolution de la croissance plus ou moins nécessaire. Schéma qui fait se déplacer le centre de gravité de l’économie du secteur primaire vers le secteur secondaire puis vers le tertiaire, selon l’enseignement de Clark, Rostow ou Fourastié [42], mais dont la rapidité et la physionomie d’ensemble dépendent pour chaque société concrète de données complémentaires sur la démographie, les ressources naturelles, le progrès technique, la forme de régulation économique, le type de régime politique et enfin les formes du compromis social. Ce mouvement d’ensemble, qui infirme les prédictions d’effondrement du capitalisme ou d’accroissement de la paupérisation ouvrière, permet aussi de voir se dessiner une société « d’employés autant que d’ouvriers [43] ». Cette société infirme la thèse marxiste d’une lutte de classe de plus en plus dure au profit de celle d’un « embourgeoisement progressif [44] » de vaste proportion de la population, plus proche du diagnostic de Tocqueville, parti pourtant d’un angle bien différent [45]. Cette première comparaison tourne à l’avantage des sociétés industrielles de l’ouest, bien qu’elles soient parties plus tôt sur le chemin de croissance de la modernité.
34 Aussi, ces hypothèses ou ces données, en rejoignant l’analyse concrète, permettent ensuite une comparaison systématique mais prudente des types de société sur un plan social et politique, comparaison qui fait nettement pencher la balance du côté des démocraties capitalistes, à la fois plus efficaces et plus libres, et parfois (mais pas toujours) plus justes. Les formes du compromis social qui supposent, dans les démocraties capitalistes, une grande part de dialogue et de négociation ouverte entre syndicats ou groupes d’intérêt divergents et le mécano institutionnel des démocraties constitutionnel-pluralistes, combinée à une certaine part de régulation centralisée, semble ainsi mieux garantir les performances économiques, une certaine hausse générale du niveau de vie et, surtout, une beaucoup plus grande liberté économique (de consommer et d’entreprendre) et socio-politique (de négociation, de discussion, de participation). Le dialogue, plutôt que le pouvoir légitimé par une idéologie officielle (variante dégradée des philosophes-rois), marque ainsi la supériorité morale de la société démocratique et capitaliste sur les sociétés où le pouvoir économique et politique est centralisé et monopolisé [46]. La critique de la « tradition platonico-allemande » est aussi une constante chez Habermas qui rejoint ainsi Popper, comme Aron.
35 À cet inventaire comparé du théorique et du sociologique jusqu’ici inégalé, se combine une théorie des contradictions internes des sociétés modernes. C’est l’objet des Désillusions du progrès, moins massivement comparatiste [47]. Ces contradictions sont pensées selon les trois axes de l’égalité, de la socialisation et de l’universalité, et, comme chez Habermas, elles renvoient à « une civilisation dont les hommes assument seuls la responsabilité et qu’ils prétendent édifier conforme à leur représentation de la justice [48] ». La disparition des statuts rigides et acquis de la société d’ordre, la croissance des niveaux de vie qu’autorise la société industrielle, les promesses de participation égale de la société démocratique semblent ouvrir la voie à une égalité toujours plus grande et plus légitime. Mais le noyau méritocratique de cette même société qui suppose compétition et comparaison – le noyau industriel et capitaliste de cette même société –, ainsi que le fonctionnement politique de la démocratie – ou, a fortiori, les noyaux planificateurs et monopolistes –, qui supposent hiérarchie des compétences et des attributions, limitent de manière fonctionnelle l’égalisation des conditions en termes de revenus, de prestige ou de pouvoir. Dialectique qui explique une sorte de frustration indéfiniment renaissante et qui est un ressort du mouvement historique [49]. La dialectique de la socialisation s’inscrit dans cette première dialectique. En effet, la disparition des identifications rigides et l’élévation du niveau de vie ont donné naissance à l’idée d’une possible égalisation des conditions, mais en même temps à la recherche individuelle de l’authenticité et à celle de la différence comparée des statuts par le seul mérite [50]. Or, la socialisation étant toujours située, par la famille, l’école et la trajectoire sociale, dans un lieu particulier d’un espace social structuré par des hiérarchies fonctionnelles et des traditions séculaires, l’individu voit son authenticité et son mérite individuel en grande partie menacés d’aliénation et d’injustice. Enfin, la dialectique de l’universalité repose sur un mouvement distinct mais comparable : la diffusion combinée du modèle industriel de développement, des idéaux démocratiques et des techniques incite à imaginer qu’une coopération universelle en matière scientifique, économique et politique est possible. Mais là encore, c’est ne pas voir la dimension fonctionnelle et première des groupes, ethnies, cités, nations ou empires avec leur puissance et leur souveraineté propre, qui donne toute sa nécessité et sa fragilité aux relations diplomatiques, dans une conjoncture internationale et technique particulière (les deux Grands, l’arme atomique [51]). Dimension elle-même combinée à l’inégalité des rythmes distincts de développement et à la profondeur de différences culturelles durables.
36 Chez Habermas, le point de départ est aussi un des lieux communs de la recherche sociologique des années 1950-1960. C’est celui de la participation politique plus ou moins vigoureuse des citoyens, alors que l’apathie civique semble s’être installée dans les sociétés d’abondance. Dans sa première recherche à Francfort sur les étudiants et la politique [52], Habermas élabore le noyau de ce qui s’étayera ensuite jusqu’à devenir la théorie de l’agir communicationnel : une conception offensive de la participation civique inspirée à la fois du Kant de Qu’est-ce que les Lumières, du Dewey du Public et ses problèmes et du constitutionnaliste de gauche Abendroth.
37 C’est le point de départ d’une enquête historique sur la forme moderne de la publicité, sa centralité politique et sociale, et ses dimensions dialectiques, puis d’une lente et impressionnante élaboration théorique qui doit rendre compte de ce matériel historique – élaboration qui emprunte à la fois à la psychologie (Freud, Mead, Piaget), à la sociologie (Weber, Durkheim, Parsons) et à la théorie du langage (Wittgenstein, Searle, Dummett [53]). C’est essentiellement à partir de cette perspective civique, historique et théorique, que le marxisme est critiqué et amendé.
38 Chez Habermas, en effet, exactement comme chez Aron, l’insuffisance de la théorie marxiste relève de la sous-estimation combinée des facteurs technique et démocratique, dont l’importance socio-politique respective s’est manifestée dans le dernier tiers du XIXe siècle. Ces deux facteurs vont permettre à la fois une élévation du niveau de vie et un lissage et un déplacement du conflit de classe à l’intérieur de l’appareil politique grâce aux mécanismes de l’État providence, infirmant ainsi les prédictions de la théorie marxiste trop marquées par la période primitive de l’industrialisation [54].
39 L’enquête historique de Habermas consacrée aux transformations structurelles de la publicité va montrer que la démocratie émerge dès la fin du XVIIe siècle à partir des réseaux de sociabilité de la bourgeoisie des villes qui apprennent à mettre en discussion les goûts, les idées et finalement les lois, dans les clubs, les cafés, les salons et la presse, contre la pompe romaine de l’église catholique, d’un côté, et le pouvoir discrétionnaire du roi, de l’autre, articulé au spectacle du pouvoir de cour, deux contre-modèles issus d’une publicité féodale du privilège et de l’exclusivité. La délibération collective devient ainsi une sorte de modalité auto-éducatrice par laquelle se constitue ce qui ne peut pas être encore appelé citoyenneté et qui va servir à élaborer le mécano institutionnel de la démocratie moderne avec ses instances de débats et de délibération collective [55]. Ces institutions ne vont cependant entrer dans les faits, après les longues périodes de censure, que dans le dernier tiers du XIXe siècle, alors que se préparent les conditions d’une dialectique de la publicité. En effet, l’État providence est censé limiter la contradiction entre une démocratie politique qui se met en place et un pouvoir économique de plus en plus concentré. Mais cet État providence accomplit et contrecarre à la fois la dynamique démocratique en instaurant une zone grise, discrétionnaire et technocratique, qui mine à la fois l’exercice de la citoyenneté et l’exercice public du pouvoir dans le Parlement. Ceci se combine à une culture de masse pour participer à une reféodalisation de l’espace public des grandes organisations (technocratique, commerciale et publicitaire) et à la démotivation d’un citoyen doublement réduit à un rôle de client des industries et des organisations bureaucratiques ou politiques.
40 Traduit dans le langage des problématiques philosophiques de l’époque [56], le marxisme ne peut être révisé sans prendre en charge de manière plus convaincante l’opposition de l’agir instrumental (technique, technocratique) et l’agir délibératif et discursif (démocratique), et sans leur donner une place et un statut critique dans le tout social. C’est le Parsons fonctionnaliste, qui va donner l’infrastructure théorique d’une théorie qui articule ces deux types d’action à l’échelle historique et évolutionnaire. Ce qui suppose la construction d’un véritable puzzle théorique d’une grande complexité et d’une grande ambition, construction dont on peut suivre l’élaboration progressive dans tous les écrits majeurs de la période 1960-1980 [57]. Les références à Durkheim, Freud, Piaget ou Kohlberg doivent permettre de penser les étapes individuelles et sociales de l’apprentissage délibératif qu’autorise la décentration psychologique par stades de la compétence interactionnelle, les références à Searle, Wittgenstein et Dummett ; la propulsivité normative de l’interaction linguistique ; les références à Weber et à la première génération de l’École de Francfort ; le poids de la rationalisation. La sociologie de la différenciation et de la rationalisation de Parsons sert à la fois de cadre central mais aussi de concurrent principal, car il s’agit pour Habermas de donner une variante communicationnelle et critique de la synthèse parsonienne. Elle sert aussi de cadre à Aron, mais plus à l’arrière-plan, parce qu’il ne s’agit pas pour ce dernier de produire une théorie unifiée, mais d’éclairer et de critiquer le présent historique.
41 Le schéma AGIL est donc relu par Habermas à partir d’une dualité des types d’actions. Ainsi, l’économie (A) se différencie progressivement, comme sous-système d’action, d’une politique (G) qui se démocratise, d’une composante sociale (I ; famille, espace public) dont les normes deviennent plus inclusives et plus délibératives, et d’une culture (L) qui, d’un côté, se privatise (religion) et, de l’autre, se laïcise par la science [58]. Entre le système politique et le système économique, essentiellement instrumentaux et dans lesquels les interactions sont médiées par l’argent et le pouvoir comme statut codé et reconnu, et les exigences délibératives de la société et de la citoyenneté, s’installe donc la dialectique évoquée plus haut sur un plan descriptif et historique. Seule l’extension des processus délibératifs à l’échelle de la société doit permettre de relever positivement le défi de cette dialectique qui mine par l’anomie et la démotivation politique la vie démocratique moderne. Une politique de l’apprentissage, écho de la rééducation, est ainsi défendue, qui permet la reformulation offensive des thèmes critiques de la première génération en leur soustrayant une part de leur indétermination et de leur pessimisme [59]. Diagnostic qui, comme celui d’Aron, se fraye un chemin entre la réalité (fonctionnelle) et l’idéal (le dialogue qui euphémise et ajourne la violence). Mais les accents extra-parlementaires, civiques et radicaux de cette politique délibérative habermassienne ne se retrouvent pas chez Aron qui parle de dialogue dans un sens à la fois plus global et plus indéterminé comme s’opposant d’abord à la violence (en ce sens, il rejoint son ami Éric Weil).
42 Quoique Aron ait une connaissance superficielle des productions théoriques les plus importantes de la théorie critique, on peut donc accepter la différence qu’il fait entre les deux types de productions théoriques : critique dans l’histoire et théorie critique [60]. Ceci renvoie à des différences d’objectifs, de méthode et de style – différences sur lesquelles ont bien sûr pesé, là encore de manière difficile à pondérer avec précision, les différences contextuelles importantes mentionnées plus haut.
43 Chez Aron, on veut tempérer les ardeurs révolutionnaires par l’observation impartiale, la formation d’un jugement le plus informé et le plus raisonnable possible sur la conjoncture, et on utilise pour cela toutes les ressources théoriques de la tradition sociologique, de la théorie économique et de la statistique sociale. L’argument fonctionnel de la division du travail, l’argument des progrès déjà réalisés sur les tendances longues, l’argument comparatiste aboutissent à délégitimer au moins partiellement les ardeurs révolutionnaires, mais aussi les ardeurs revendicatives à l’intérieur du cadre démocratique. Ces trois arguments le distinguent néanmoins de ceux du néo-conservatisme naissant, tournés vers la défense de l’autorité, du marché et la critique de la culture hédoniste. Les présentations sont thématiques, suivies et professorales ; elles s’inscrivent, par leur côté étalé et objectiviste, dans la lignée de Montesquieu ou même de Comte.
44 Chez Habermas, on veut construire une théorie capable de rendre compte d’une conjoncture attrapée par un angle historique plus étroit qui fait office de fil directeur normatif et dialectique, on procède à des inventaires directement théoriques empruntés à des champs en partie communs (sociologie) et en partie différents (psychologie, théorie du langage) ; les présentations sont constructives et innovantes, comme chez Hegel [61]. Les positions défendues (jusqu’à aujourd’hui) relèvent d’un pari sur une participation toujours plus élargie et informée, qui déborde et innerve le système politique central.
45 Les héritages intellectuels qu’ils constituent respectivement rendent compte de ces différences : celui d’Aron est surtout celui d’un « esprit » exemplaire (hauteur de vue, compétence, impartialité) et de jugements lucides sur le XXe siècle, alors qu’il est pour Habermas historique (piste de l’espace public), théorique (piste de la communication) et méthodologique (construction d’un puzzle théorique).
46 Chez Aron, la critique comparatiste – quoique très complète et pleine de jugements sans complaisance vis-à-vis des sociétés industrielles, capitalistes et démocratiques de l’ouest, et notamment de la société américaine – n’aide pas à dégager une critique propulsive de ces sociétés. Traduisant de manière trop sobre ou trop pudique, ou trop objectiviste, les contradictions de la société démocratique dans la vie quotidienne, les replaçant à la fois dans le constat (démobilisant) des progrès séculaires imposants de la liberté et de la croissance, et les rapportant sur un ton dégrisé au thème conservateur de l’imperfection des réalités humaines, il semble s’interdire de participer à la résistance active des agents sociaux autrement que sous la forme très massive et située de « l’opium des intellectuels », auquel doit se soustraire tout homme éclairé. Habermas, au contraire, venu de l’opposition extra-parlementaire, critique ce type de société de l’intérieur, à partir du point de vue performatif de la délibération discursive comme noyau normatif de la société moderne. Les dialectiques identifiées par Habermas sont pourtant très proches de celles évoquées par Aron : dans un style plus offensif, mais suffisamment rationaliste et démocratique, il peut d’un côté prendre Marcuse à partie et de l’autre faire en sorte qu’une gauche habermassienne se forme avec Oskar Negt. La limite des opérations de traduction dans la vie quotidienne et d’étayage des motivations à la résistance s’explique ici par la tournure très théoricienne ou conceptuelle des écrits majeurs (les références à Goffman ou à Schutz étant réduites comme les autres à des arêtes conceptuelles) et par la dimension très rationaliste de la proposition pratique centrée sur la citoyenneté discursive et délibérative. Mais il se risque beaucoup plus fermement sur le terrain de la pathologie psycho-sociale pensée comme inhibition et désymbolisation dans l’interaction.
47 Pour la philosophie sociale, il s’agit de deux types distincts et exemplaires de rapport à la synthèse et à l’axe normatif : comparatiste, factuelle, statistique pour Aron ; métathéorique et constructive pour Habermas. Là encore, il y va des ressources de la philosophie sociale, mais aussi d’une sorte d’antinomie.
48 La philosophie sociale, en effet, ne peut pas abandonner le combat intellectuel des chiffres et des comparaisons aux experts (et notamment aujourd’hui aux économistes) ou à la division du travail intellectuel, sans se retirer, comme l’ont fait en tendance la deuxième et la troisième génération de la théorie critique (et aujourd’hui la quatrième avec Hartmut Rosa), sur les traditions surtout sociologique et psychologique, en limitant ainsi ses potentiels de synthèse (des tendances les unes avec les autres – le niveau de vie, le salaire, etc., ayant des impacts sociaux et psycho-moraux décisifs et proportionnés), de traduction (le langage quotidien étant truffé de préoccupations économiques chiffrées) et de résistance (les motivations syndicales, par exemple, ayant souvent été chiffrées et s’étant rarement contentées de la seule invocation psychologique de la souffrance ou de la mésestime [62]). La philosophie sociale ne peut pas non plus abandonner le sens historique des opportunités et de la faisabilité de telle ou telle politique, ceci renvoyant au moins en partie à cela. C’est un des dangers d’une philosophie sociale trop marquée par le « marxisme occidental » et son abandon tendanciel de la culture économique.
49 Inversement, elle ne peut pas ne pas justifier de manière socio-historique ses propres critères normatifs. Critères qui excèdent nécessairement l’utilisation d’une variété d’adjectifs laudatifs ou péjoratifs, comme « détestable [63] », à la manière du haut fonctionnaire ou de l’observateur impartial et pudique, au fond désabusé et potentiellement conservateur. Et qui excède aussi l’évocation d’une simple « préférence personnelle [64] » pour le dialogue, en continuité avec la tradition de « l’humanisme libéral de l’Europe », souvent d’ailleurs assez réticent, voire méfiant, devant la psychologie. C’est la synthèse qui manque alors d’orientation, la traductionqui est inhibée par l’interdit plus ou moins explicite posé sur les facteurs affectifs et moraux au nom de l’impartialité, et la résistance qui se prive des dimensions légitimes de révolte née de l’expérience de l’injustice [65]. C’est le danger symétrique d’une philosophie sociale qui coure après l’éthique de responsabilité, sans apercevoir sa propre partialité affective et cognitive.
50 Et, en même temps, à regarder honteux le calibre de ces esprits auxquels on reproche encore des insuffisances, on ne peut s’empêcher de considérer que si la synthèse est la dimension la plus spécifique de la philosophie sociale depuis Hegel ou Comte, elle a un caractère de plus en plus intenable dans un champ intellectuel hautement divisé, mondialisé et prolifique.
Conclusion : réflexivité, complémentarisme et critique
51 Il s’agissait de construire des comparaisons à partir d’une perspective idéal-typique suffisamment forte et générale sur les tâches et les formes du travail intellectuel de la philosophie sociale. En insérant ainsi des productions divergentes et marquées par des contextes en partie différents, on a fait apparaître plusieurs éléments spécifiques de la philosophie sociale.
52 À travers les nombreuses dimensions de la philosophie sociale – qualitative (phénoménologique, subjective, expérientielle), quantitative (statistique des tendances économiques et des types psychosociologiques) et conceptuelle (théorique, constructive) –, on voit que les trois figures de la traduction, de la résistance (ou de la transformation) et de la synthèse sont honorées de manière différenciée suivant les types d’objectifs que l’on vise et surtout suivant les types de ressources intellectuelles que l’on mobilise dans un contexte théorique et historique toujours particulier.
53 On remarque aussi qu’il n’est pas nécessaire de vouloir faire explicitement de la philosophie sociale pour en faire, comme on le voit avec Sartre et Aron qui enrichissent incontestablement cette tradition. En même temps, le point de vue spécifique de la philosophie sociale incite à mettre en perspective de manière originale et critique ces contributions, comme on le voit dans les avantages comparés d’Adorno par rapport à Sartre ou de Habermas par rapport à Aron. L’héritage hégélien fait ici la preuve de son incroyable fécondité pour l’imagination théorique dans le domaine de la philosophie sociale, probablement beaucoup plus que la tradition qui remonte à Montesquieu et qui transite par Comte et Tocqueville – même si celle-ci comporte aussi les points forts que nous avons cru voir pointer chez Aron. Le défi d’articuler, de manière réflexive et située, l’affect critique, la quantité (sociale, économique, etc.) et le concept semble ainsi au cœur de l’engagement intellectuel de la philosophie sociale.
54 Mais on voit aussi comment les diagnostics et la signification des constructions théoriques, y compris dans leurs dimensions apparemment antagonistes, varient au moins en partie en fonction des contextes. Ceci peut donc nous inviter à nous réapproprier les uns et les autres dans une conjoncture différente en ayant la conscience historique aiguë des effets d’ambiance et d’agenda induits par ces contextes (fascisme et antisémitisme, reconstruction et capitalisme fordiste et keynésien, présence forte d’un parti communiste en France et opposition des deux Grands) qui ne sont plus les nôtres. Il apparaît aujourd’hui, au moins en partie, artificiel de les jouer les uns contre les autres, Sartre et Adorno contre Habermas et Aron, par exemple. D’une part, parce que, comme nous venons de le dire, c’est la conjoncture qui procure inévitablement à la fois les tensions historiques spécifiques et les antagonismes intellectuels originaux qui se campent sur les contradictions sociales fondamentales de plus long terme en leur donnant une forme singulière ; d’autre part, parce que la philosophie sociale se nourrit de figures et de ressources intellectuelles si différentes qu’il est probablement très difficile d’articuler ensemble, pour un seul philosophe, a fortiori aujourd’hui dans un champ intellectuel mondialisé et hautement spécialisé ; enfin, parce que justement les schèmes conceptuels sont de plus longue durée, et ont une fécondité et une validité qui dépassent en partie les polarités du champ intellectuel qui, dans une conjoncture déterminée, ont contribué à leur donner naissance.
55 En ce sens, le complémentarisme constitutif pour la philosophie sociale des figures et des ressources de la synthèse et de traduction ont un rapport de tension problématique avec la figure et les ressources de la résistance (ou de la transformation) qui semblent par contre devoir frayer avec la partialité assumée de la critique. Tension qui s’observait déjà à l’œil nu dans la vie et la pensée d’hommes aussi différents que Hegel ou Comte.
Notes
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[1]
Il est bien évidemment possible d’ajouter des paramètres, mais cela ouvre déjà un champ suffisamment large. Ainsi, des penseurs aussi hétérogènes que Smith, Montesquieu, Rousseau, Hegel, de Maistre, Burke, Mill, Marx, Comte, Tocqueville, Nietzsche, Lénine, Arendt, Heidegger, Strauss, Deleuze, Rorty, etc., ou les références évoquées ici, peuvent trouver une place sur cette carte, au centre (par exemple Marx) ou à la marge (par exemple Heidegger) en tant que philosophie sociale assumée et conséquente, et à telle ou telle position en tant que philosophie sociale émancipatrice (par exemple Deleuze) ou conservatrice (par exemple Burke).
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[2]
Montesquieu et Hegel sont, de ce point de vue, des points de départ saillants pour les traditions française et allemande.
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[3]
Voir, par exemple, les repères donnés par J.B. Schneewind dans L’Invention de l’autonomie [1998], Paris, Gallimard, 2001, qui montre bien le faible degré de différenciation du théologique, du moral, du social et du politique sur la période qui prépare la morale kantienne.
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[4]
Voir le modèle à suivre de ce point de vue de Honneth dans Das Recht der Freiheit, Berlin, Suhrkamp, 2011, qui utilise aussi bien les ressources de la philosophie morale de Bernard Williams, par exemple, que les théories psycho-sociales d’Erhenberg.
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[5]
Si l’on veut maintenir une distinction suffisamment forte entre genèse et validité, compatible à la fois avec tout ce que nous apprennent l’histoire intellectuelle en général et la sociologie du champ intellectuel, et avec l’idée que la justification argumentée possède une validité propre, on peut accepter l’idée que le contexte historique et social pèse par des privilèges thématiques (priorité, agenda) et le contexte académique par des privilèges de schèmes conceptuels, double privilège qui en tant que tel ne préjuge pas de la pertinence ou de la validité des thèmes ou des schèmes.
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[6]
Il naît d’abord avec la question du trade-unionisme, mais s’inscrit après dans le paysage des grandes organisations industrielles et bureaucratiques plus ou moins paternalistes du dernier tiers du XIXe siècle.
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[7]
Angle central en Allemagne depuis la fin du XVIIIe siècle (Kant, Schiller, etc.).
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[8]
J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego [1937], Paris, Vrin, 2003 ; Esquisse d’une théorie des émotions [1939], Paris, Hermann, 2010 ; L’Imagination [1936], Paris, PUF, 1994 ; L’Imaginaire [1940], Paris, Gallimard, 1986.
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[9]
J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego, p. 54-55.
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[10]
Ibid., p. 85-86.
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[11]
Qui témoigne, pour Freud, d’une connaissance très lointaine pour l’époque.
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[12]
J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, p. 38.
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[13]
Ibid., p. 53.
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[14]
Ibid., p. 54.
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[15]
J.-P. Sartre, L’Imaginaire, p. 144 ; voir F. Noudelmann, Sartre, l’incarnation imaginaire, Paris, L’Harmattan, 1996.
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[16]
Voir J.-P. Sartre, L’Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, 1990, p. 616-635.
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[17]
Voir la déclaration terminale des Mots, et les témoignages directs sur la personne de Sartre, en général convergents. En revanche, ce pathos est présent chez Adorno, mais à cause de son avant-gardisme et de sa théorie de l’autonomie.
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[18]
J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, 2010.
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[19]
Collaboration en fait tardive, mais il travaille sur des pistes comparables depuis la fin des années vingt.
-
[20]
Voir plus particulièrement T.W. Adorno, Correspondance Adorno-Benjamin : 1928-1940, trad. P. Ivernel, Paris, La fabrique, 2002 ; Le Caractère fétiche dans la musique et la Régression de l’écoute [1938-1973], trad. C. David, Paris, Éditions Allia, 2001 ; Current in Music : éléments pour une théorie de la radio [1938-1941, 2006], trad. P. Arnoux, Paris, Maison des sciences de l’homme ; Québec, les Presses de l’Université Laval, 2010, surtout p. 339-348 ; M. Horkheimer, La Dialectique de la raison : fragments philosophiques [1944], trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, surtout p. 129-176.
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[21]
Ce diagnostic pessimiste est formulé par Pollock dans la Zeitschrift für Sozialforschung (vol. 2, 1933, p. 321-354) à partir de sa théorie de la concentration industrielle. C’est le fil directeur des premiers grands articles sur l’autorité et la famille, et le moi faible, que l’on retrouve chez Horkheimer, Fromm et Pollock. Bien qu’Adorno présente, à la fin des années trente, la fantasmagorie commerciale du cosmos moderne comme une piste alternative pour se démarquer de Fromm, cette piste est en fait un complément.
-
[22]
Voir notamment T.W. Adorno, Kierkegaard [1933], trad. E. Escoubas, Paris, Payot, 1995 ; Essai sur Wagner [1962], trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1966 ; Jargon de l’authenticité [1964], trad. E. Escoubas, Paris, Payot, 1989.
-
[23]
Voir notamment T.W. Adorno, Correspondance Adorno-Berg : 1925-1935, trad. M. Dautrey, Paris, Gallimard, 2004 ; Alban Berg : le maître de la transition infime, trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1989 ; Philosophie de la nouvelle musique [1958], trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962. Il y a, de ce point de vue, une grande différence entre son Wagner et son Berg (ou même son Beethoven ou son Mahler), puisque la caractérologie analytique joue un puissant rôle explicatif ici, presque nul là. C’est quasiment une constante chez Adorno.
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[24]
T.W. Adorno, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée [1951], trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Payot, 2001.
-
[25]
J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive [1954], Paris, Gallimard, 1985, p. 7-9 ; T.W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire [1950], avec E. Frenkel-Brunswik, D.J. Levinson et R. Nevitt Sanford, trad. H. Frappat, Paris, Éditions Allia, 2007, p. 9-14.
-
[26]
Voir notamment J.-P. Sartre, op. cit., p. 54-55 ; T.W. Adorno, op. cit., p. 148-156 et M. Horkheimer, op. cit., p. 177-215. La personnalité libre (qui désire la liberté des autres, qui est capable de se critiquer et qui a une créativité assumée) est assez proche chez l’un et chez l’autre, mais la différence fondamentale est le climat historique : chez Adorno, il faut penser une liberté qui soit une résistance créatrice à la modernité organisée ; chez Sartre, la liberté est de plein droit.
-
[27]
Voir R. Wiggershaus, L’École de Francfort : histoire, développement, signification [1986], trad. L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1993, p. 407-408.
-
[28]
Qui, par ailleurs, a une compréhension en grande partie décontextualisée (et très massive) de Heidegger.
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[29]
Voir l’article de 1931, dans W. Benjamin, Œuvres, tome II, trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, p. 228-273, et surtout p. 242-247.
-
[30]
J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, tomes I [1960] et II [1985, inachevé], Paris, Gallimard, 1985.
-
[31]
J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille : Gustave Flaubert de 1821 à 1857 [1971-1972], 3 tomes, Paris, Gallimard, 1985.
-
[32]
De ce point de vue, il ne peut plus signer tel quel ce qu’il disait de la situation dans L’Être et le Néant (p. 538- 612), mais il faut dire que c’est le marxisme qui devient une enclave dans l’existentialisme et non l’inverse.
-
[33]
Voir, par exemple, L’Idiot de la famille, tome I, p. 653-659.
-
[34]
Voir de manière typique et gênante (car la raillerie est travaillée par la haine et l’appel à la violence), la préface de Sartre aux Damnés de la terre [1961] de F. Fanon, Paris, Gallimard, 1991, p. 37-61.
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[35]
Pour éviter la dispersion excessive de la comparaison, nous nous concentrons sur les trois cours : Dix-huit Leçons sur la société industrielle [1962], La Lutte des classes [1964], Démocratie et totalitarisme [1965], ainsi que sur Les Désillusions du progrès [1969] réunis dans R. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, dirigé par N. Baverez, Paris, Gallimard, 2005 ; et, pour Habermas, surtout à L’Espace public [1962], trad. M.-B. de Launay, Paris, Payot, 1978 et à la Théorie de l’agir communicationnel [1981], 2 tomes, trad. J.-M. Ferry (tome I) et J.-L. Schlegel (tome II), Paris, Fayard, 1987.
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[36]
Voir, après une commune référence à la sociologie américaine dont l’âge d’or se situe dans les années 1950-1960 avec la triade capitoline de Parsons, Merton et Lazarfeld (selon la formule de Bourdieu), les parallèles manifestes dans le rôle de la sociologie Les Désillusions du progrès, p. 1490-1493 ; ou la Théorie de l’agir communicationnel, tome I, p. 18-21 ; ou, encore, sur les rapports entre sociologie et philosophie, La Lutte des classes, p. 1204, par rapport au texte séminal de Horkheimer de janvier 1931 dans Théorie critique, trad. G. Coffin, L. Ferry, J. Masson, O. Masson et J.-P. Pesron, Paris, Payot, 2009, p. 63-64.
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[37]
R. Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 416. Aron, en ce sens, n’a pas les ambitions théoriques explicites de la philosophie sociale. Voir infra en conclusion.
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[38]
Et qui renvoient à des figures aussi différentes que Marcuse, Heidegger ou Duverger.
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[39]
Habermas comme Aron dé-provincialisent radicalement leur propre champ intellectuel, mais s’engagent également dans un combat local, surdéterminé par l’histoire et la conjoncture de leur champ national respectif.
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[40]
Voir, par exemple, la conférence « États démocratiques et États totalitaires » [1939] dans R. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, p. 59-71 ; « Structure sociale et structure de l’élite » [1949] dans R. Aron, Les Sociétés modernes, textes rassemblés et introduits par S. Paugam, Paris, PUF, 2006, p. 473-501 et Mémoires, p. 392.
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[41]
R. Aron, Dix-huit Leçons sur la société industrielle, p. 811-812 ; p. 842, il évoque pour les sociétés capitalistes et communistes « les similitudes de fonctions entre les deux types de sociétés industrielles » ; La Lutte des classes, p. 1000.
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[42]
Voir l’article « Théorie du développement et idéologie de notre temps » dans R. Aron, Les Sociétés modernes, p. 293-319 où « le schème Clark, Rostow, Fourastié » est utilisé contre la théorie marxiste (p. 300-301). Mais ils sont critiqués néanmoins sur un plan théorique à cause de la faiblesse des entrées complémentaires qui permettent de décrire assez finement les sociétés concrètes. En ce sens, l’épistémologie wébérienne des types (qui ne doivent pas être confondus avec la réalité) est toujours à l’arrière-plan de la critique des uns et des autres (« Donc, premier principe de méthode, si vous voulez penser raisonnablement sur les réalités économiques et sociales, gardez-vous de substituer au régime concret le type idéal que vous construisez. Vous pouvez, à volonté, construire le type idéal d’un capitalisme abject et le type idéal d’un capitalisme parfait », R. Aron, Dix-huit Leçons sur la société industrielle, p. 833).
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[43]
Ibid., p 859.
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[44]
R. Aron, La Lutte des classes, p. 1114-1115.
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[45]
Voir ce que dit Aron sur la limite des analyses de Tocqueville, qu’il faut justement coupler aux théories de la croissance et au concept de société industrielle (La Lutte des classes, p. 1205 ; Les Désillusions du progrès, p. 1597-1598). C’est un des contresens du renouveau tocquevillien (Furet, Manent, Lipovetsky, etc.), dont Aron a été un des principaux catalyseurs et qui s’est déployé paradoxalement en France dans une phase de relance des inégalités, que de négliger cette différence entre l’approche socio-historique de Tocqueville et l’approche plus économique et fonctionnaliste d’Aron. Néanmoins, il y a bien chez Aron un optimisme (influencé très probablement par Fourastié) sur les effets de réduction des inégalités par la croissance. Ce qui est infirmé par la séquence historique 1980-2010, notamment aux États-Unis, où il y a des phases de forte croissance qui ont creusé les inégalités et même parfois appauvri les moins bien lotis, ce qui a été d’ailleurs en partie masqué par des politiques de crédit partiellement responsables de la crise actuelle. Il est d’ailleurs au moins probable – d’autant qu’Aron est l’auteur d’une critique sévère de Hayek – qu’il ait, comme Habermas, critiqué le détricotage de la modernité organisée qui assurait justement dialogue et négociation dans la répartition des revenus, et le minimum d’égalité économique sans laquelle cette culture libérale du dialogue social se délite.
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[46]
R. Aron, La Lutte des classes, p. 1128 et p. 1216.
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[47]
Ici, plus encore que dans les trois cours, l’enjeu est d’expliquer et d’évaluer la légitimité respective des différentes formes de revendications qui animent la société moderne à l’intérieur de la conjoncture, par rapport à des exigences fonctionnelles et aux tendances historiques longues.
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[48]
R. Aron, Les Désillusions du progrès, p. 1569.
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[49]
Id.
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[50]
Ibid., p. 1587 ; les remarques sur l’école et la socialisation familiale font ici penser à Bourdieu.
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[51]
Ibid., p. 1669.
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[52]
J. Habermas, Student und Politik : eine soziologische Untersuchung zum politischen Bewusstsein Frankfurter Studenten, avec L. v. Friedeburg, Christoph Oehler, Friedrich Weltz, Berlin, Neuwied, 1961.
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[53]
Voir notamment J. Habermas, L’Espace public et Théorie de l’agir communicationnel.
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[54]
Voir J. Habermas, Théorie et pratique [1963, 1971], 2 tomes, trad. G. Raulet, Paris, Payot, 1975 ; surtout les deux articles « Entre science et philosophie : le marxisme comme critique » et « Compte rendu bibliographique et contribution à la discussion philosophique sur Marx », tome II, respectivement p. 9-69 et p. 165-236. Il y a une grande proximité de principe avec les critiques d’Aron, même si, sur un plan économique, Habermas se réfère surtout aux réformes politiques et sociales plutôt qu’à la dynamique séculaire de la croissance. À l’arrière-plan, c’est la question du réformisme de Bernstein qui pèse toujours.
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[55]
J. Habermas, L’Espace public, p. 52.
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[56]
Au début des années soixante dominent trois programmes : celui de Gadamer, celui de Popper et celui de la théorie critique. Habermas cherche une synthèse qui donnera une place légitime à la compréhension, à l’explication-prédiction et à la critique.
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[57]
Voir notamment J. Habermas, La Technique et la Science comme « idéologie » [1968], trad. J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard, 1990 ; Logique des sciences sociales et autres essais [1970], trad. R. Rochlitz, Paris, PUF, 2005 ; Sociologie et théorie du langage : Christian Gauss, lectures 1970-1971, trad. Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1995 ; Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie, avec N. Luhmann, Francfort, Suhrkamp, 1971 ; Raison et légitimité [1973], trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1978 ; Zur Rekonstruktion des historischen Materialismus, Francfort, Suhrkamp, 1976 [Après Marx, trad. partielle J.-R. Ladmiral et M.-B. de Launay, Paris, Fayard, 1985] ; Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen Handels, Francfort, Suhrkamp, 1984.
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[58]
En fait, ce schéma se retrouve aussi en grande partie à l’arrière-plan des Désillusions du progrès, mais il est recouvert et dilué par la stratégie thématique et les combinaisons d’idéaux-types qui permettent les descriptions concrètes et les prévisions prudentes. La stratégie théorique d’Aron est de toute façon moins forte et moins ambitieuse que celle de Habermas. Avec les références aux théories de la croissance de long terme, les théories sociologiques américaines de la différenciation ont aussi été systématiquement sous-estimées par le « renouveau tocquevillien » évoqué supra dans la note 45.
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[59]
J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome II, p. 416-437.
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[60]
Il se réfère surtout à Marcuse, et surtout au Marcuse de L’Homme unidimensionnel [1964], Paris, Éditions de Minuit, 1968.
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[61]
Sur l’origine de ces différences nationales de style intellectuel dans les philosophies de l’histoire allemandes, françaises ou anglaises du XVIIIe siècle, voir B. Binoche, Les Trois Sources des philosophies de l’histoire : 1764- 1798, Paris, PUF, 1994.
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[62]
Comme Fraser en fait la remarque critique à Honneth dans leur échange Umverteilung oder Anerkennung ? Eine politisch-philosophische Kontroverse, Francfort, Suhrkamp, 2003. Mais cela reste bien indéterminé.
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[63]
Voir une des premières interventions sur le nazisme comme révolution anti-prolétarienne qui va donner le ton de l’œuvre, dans R. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, p. 35 : « Si je vous dis : j’essaierai avant tout de comprendre plus que de juger, n’oubliez pas que celui qui vous parle juge sévèrement le national-socialisme. » À propos de cette neutralité affective, il faut penser, bien sûr, à Weber, mais surtout à Thucydide, et aux similitudes entre Aron et le discours de Diodote, III, 41-48.
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[64]
Voir R. Aron, Le Spectateur engagé [1981], Paris, Éditions de Fallois, 2004, p. 177 et p. 292.
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[65]
Nous pensons d’abord ici à Honneth ou à la compréhension de plus en plus honnethienne des droits de ’homme chez Habermas.
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[66]
Jean-Marc Durand-Gasselin est l’auteur de L’École de Francfort, Paris, Gallimard, 2012.