Notes
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[1]
Sur cette question, voir le dossier publié dans les nos 103 et 104 des Cahiers philosophiques.
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[2]
Association pour la création des instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie ; http://www.acireph.org.
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[3]
La sociologie critique de Pierre Bourdieu accorde très peu de crédit, justement, aux capacités critiques des acteurs non instruits par le savoir sociologique. Tout en reconnaissant la force critique d’une telle position théorique, c’est sur ce point que la sociologie pragmatique de la critique de Luc Boltanski s’en démarque.
« … c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps. »
1 Comment justifier l’existence d’un enseignement généralisé de la philosophie dans les séries générales et technologiques des classes terminales (à l’exclusion toutefois, malgré quelques notables expérimentations, des séries professionnelles [1]) ? L’article à la fois critique et programmatique de Sébastien Charbonnier, « Émancipation et jeu de langage », a le grand mérite de confronter ses lecteurs à cette question préjudicielle et décisive, et pourtant assez souvent contournée dans les controverses et débats actuels sur cet enseignement. Ainsi, le travail collectif de l’Acireph [2] l’aborde rarement de manière frontale, puisque la préoccupation centrale de ce collectif est de réfléchir sur les conditions requises pour que cet enseignement soit bel et bien un enseignement, appropriable par les élèves quelle que soit leur origine sociale, leur permettant de faire des progrès et d’être évalués par des exercices au sens plein du terme – à la fois entraînements permettant d’acquérir une maîtrise ou un savoir-faire, et instruments d’évaluation raisonnables et équitables du travail fourni. Certes, l’enseignement de la philosophie ne saurait faire reconnaître sa nécessité s’il ne parvient pas à établir qu’il constitue véritablement un enseignement, que les élèves y apprennent quelque chose qui se laisse d’une manière ou d’une autre objectiver, et qu’ils n’y sont pas évalués de manière inadéquate, donc arbitraire. L’approche de l’Acireph n’est donc pas illégitime, elle est plutôt incomplète, et risque à terme de devenir sclérosante. Le problème de la justification de l’enseignement de la philosophie au terme des études secondaires ne peut, en définitive, trouver de réponse dans des considérations essentiellement pédagogiques, dans la mise en commun de l’expérience des professeurs, dans leur effort pour adopter le point de vue des élèves face aux programmes et aux exercices. Il restera toujours qu’avant de s’accorder sur les manières d’enseigner vraiment la philosophie, ou dans le même mouvement, il faudrait tenter de déterminer pourquoi l’on s’engage et persiste dans une telle entreprise.
2 Sébastien Charbonnier, en plaçant cet enseignement dans la perspective d’un idéal d’émancipation, revisite une de ses justifications les plus traditionnelles : à savoir que cet enseignement serait nécessaire à une véritable éducation libérale, au sens d’une formation affranchie de préoccupations directement utilitaires, et par là n’ayant d’autre fin que la liberté de l’esprit, inséparable d’une certaine puissance de questionner et d’élaborer sa propre pensée. À ce titre, et précisément parce qu’il n’est le complément indispensable d’aucune formation spécialisée, il serait pleinement justifié de diffuser le plus largement possible un tel enseignement. Cependant, cette idée ou cet idéal de l’éducation libérale nous sont devenus quelque peu suspects. La philosophie revendique de longue date l’équivalence de l’attitude théorique et de la liberté à l’égard de tout souci pratique, ce qui lui confère un rôle dans la formation à la culture démocratique
- où les valeurs et les pratiques devraient être des objets d’étude et de discussion critique, non de culte et d’adhésion dogmatique et partisane. Mais la prétention au désintéressement laisse circonspect. Elle ne dispense pas d’examiner l’école sous l’aspect de sa fonction sociale et d’interroger sous cet angle l’enseignement de la philosophie, ce qui conduit à considérer une alternative :
- on peut faire l’hypothèse – optimiste – que cet enseignement participe d’un effort d’émancipation, auquel répondent aussi bien les savoirs que les savoir-faire (notamment en matière de lecture, d’écriture et d’analyse d’un texte ou d’une question) qui y sont mis en œuvre ;
- on peut aussi s’inquiéter de la fragilité ou même des effets pervers d’une telle institution, très perméable aux jeux d’une hiérarchisation et d’une sélection sociales qui produisent et reproduisent leurs effets de légitimation et d’assujettissement, à l’insu des intentions et des pratiques les plus généreuses.
4 Pour élucider cette alternative, il est pertinent de l’aborder non pas au niveau relativement abstrait, et largement apologétique, des principes réputés fondateurs d’un enseignement « philosophique » de la philosophie, mais de manière plus empirique : par l’observation et l’évaluation des pratiques pédagogiques elles-mêmes, dont on cherchera à mesurer l’efficace propre en tenant à distance, par précaution et par méthode, le conflit de deux interprétations systématiques et unilatérales :
- celle qui identifie le professeur, seul devant sa classe et « auteur » de son cours, à l’artisan héroïque d’une destruction des préjugés et d’une libération progressive des consciences. En produisant devant ses élèves le cadavre de la pensée d’opinion qui était la leur, il les ferait sortir de l’affreuse caverne et leur ouvrirait l’accès, sinon au soleil de la vérité, du moins à l’exercice responsable du jugement, indispensable à la formation du citoyen ;
- celle (résolument démystificatrice) qui le réduit à n’être que le gestionnaire d’un capital culturel qu’il s’agit pour lui d’entretenir et de faire fructifier. Le cours de philosophie, inscrit dans l’institution scolaire comme appareil central de reproduction de la domination, serait le lieu privilégié, sous couvert de « formation du citoyen », non pas d’une orthopédie civique (conception naïve et par trop élémentaire, qui ne trouverait aucune caution dans la pratique ordinaire des enseignants), mais d’une plus insidieuse « violence symbolique » par quoi la pensée d’État impose les identités et manières d’être légitimes, et conduit les dominés à reconnaître la légitimité des dominants et leur propre illégitimité. Dans la mesure où les processus de la violence symbolique ne sont pas identifiés et objectivés par les individus, dominants (les professeurs, dans le champ qui est le leur) comme dominés, c’en serait fait de la prise de conscience et de l’émancipation.
6 Chacune de ces deux interprétations est susceptible de trouver quelque crédit dans la conscience et dans la pratique des enseignants eux-mêmes. Après tout, quel professeur de philosophie, s’il croit encore à l’intérêt de son métier, a totalement renoncé à participer un tant soit peu à l’émancipation de la pensée de ses élèves, à l’élargissement de leurs capacités critiques, et tout simplement au renforcement de leur puissance de réfléchir ? Mais quel professeur, aussi, s’il est un peu lucide et informé de l’approche (parfois du procès) sociologique de la philosophie construite par Pierre Bourdieu et ses disciples, ne s’est jamais inquiété des effets d’exclusion produits par son discours, ni interrogé sur la légitimité des pratiques académiques et des normes dont il tente d’inculquer la maîtrise et la validité ? En raison, précisément, de cette espérance et de cette inquiétude, qui constituent comme les deux pôles entre quoi fluctue l’âme des professeurs, il est essentiel de reprendre la question du potentiel d’émancipation enveloppé dans notre enseignement, en tentant de défaire la polarité intenable d’une illusion (ou illusio selon Bourdieu, esprit de sérieux de celui qui adhère sans distance ni souffrance au jeu social auquel il participe) trop évidemment défensive, et d’une critique trop violemment néantisante et réductrice.
7 On chercherait ainsi à composer une interprétation alternative – plus modeste, donc peut-être plus réaliste et moins fallacieuse – de l’efficacité émancipatrice de la pratique philosophique en classe.
8 Cette pratique prendrait acte, comme d’un risque constitutif (donc jamais négligeable), du penchant philosophique vers ce que Bourdieu nomme l’« illusion scolastique » : celle d’un verbe s’autoréfléchissant dans le jeu fermé d’un langage réservé à quelques initiés, et violemment exclusif des autres. À la prétention de la philosophie de substituer un jeu de langage savant à la pensée d’opinion ordinaire, le texte de Sébastien Charbonnier, à la suite de Bourdieu, adresse plusieurs objections fortes, dont la plus frappante, la moins contestable peut-être, est à la fois éthique et politique : l’entrée dans le « jeu de langage philosophique », comme jeu de langage savant hétérogène aux jeux de langage familiers ou ordinaires, exclut d’emblée toutes les catégories d’élèves ne disposant pas du capital socioculturel qui donne le loisir de jouer à ce nouveau jeu. Si l’enseignement de la philosophie succombe à l’illusion scolastique, il est impossible à la philosophie, ainsi pratiquée, de devenir vraiment populaire. Entendons ici « populaire » au sens de Kant : non pas comme une vulgarisation des savoirs académiques (la philosophie authentiquement populaire assume d’emblée que certains savoirs ne peuvent être appropriés que selon des règles scolastiques et qu’ils sont voués à rester dans l’univers académique, qui n’est pas fermé, mais restreint, par la nature des choses), mais comme une élaboration réflexive et critique de questions qui intéressent non seulement le monde académique, mais le monde tout court, le public qui peut et veut s’éclairer. Or, si la philosophie ne peut devenir populaire, comment justifier la généralisation de son enseignement ? Comment celle-ci pourrait-elle se soustraire aux processus d’exclusion, de déligitimation, voire d’humiliation, qui caractérisent la violence symbolique ?
9 Il s’agirait alors de diminuer la portée ou la pertinence d’une telle critique en s’aidant de la compréhension wittgensteinienne des jeux de langage familiers, de la description des déplacements, fussent-ils ténus, que les joueurs sont susceptibles d’y introduire et des bénéfices qu’ils peuvent en retirer pour gagner de la liberté au sein des jeux et des règles dans lesquels ils se trouvent pris.
10 On pourrait ainsi distinguer, et opposer, deux approches de l’enseignement philosophique :
- comme l’institution (probablement illusoire) de ce qui se voudrait un jeu de langage radicalement nouveau, savant, conçu pour être substitué au nom de sa plus grande vérité aux jeux du langage ordinaire. La contradiction bien repérée par Sébastien Charbonnier, au cœur même de la prétention à l’émancipation par l’accès à un jeu de langage savant, est que l’apprentissage d’un jeu de langage exige nécessairement, à ses débuts, une adhésion inquestionnée – cette adhésion bien connue, et si gratifiante, des élèves qui « boivent les paroles » de leur professeur. On ne peut apprendre à parler en doutant des règles de ce qu’on apprend, et cela se paie d’un endettement originaire qui ne sera jamais vraiment dépassé ;
- comme la pratique (à la fois plus modeste et plus réaliste) du langage familier lui-même, permettant d’y introduire la dimension d’un doute – un jeu dans le jeu, en quelque sorte. On éviterait ainsi la contradiction de l’apprentissage d’un jeu de langage soi-disant alternatif et hyper-critique, qui en réalité réclame une nouvelle forme de crédulité, d’illusio et finalement de soumission. On ferait son deuil des « vérités fondamentales » pour gagner une authentique respiration, un desserrement des contraintes intellectuelles, langagières et aussi, dans une certaine mesure, sociales.
12 Reste à interroger ce que la réflexion de Sébastien Charbonnier prétend établir effectivement.
13 S’agit-il, après avoir exhibé la vérité d’une pratique que ses agents plus ou moins conscients accomplissent sans véritablement savoir ce qu’ils font [3], de délivrer aux professeurs de philosophie le seul sens possible, quoique à eux-mêmes caché, de leur enseignement ? Le propos serait alors, tout bonnement, de substituer une norme (minimaliste et wittgensteinienne) à une autre (maximaliste, socratique, mais d’un socratisme plus ou moins officiel, du moins jusqu’à une époque récente, puisqu’on y reconnaîtra ce que l’Acireph nommait la « doctrine tacite » du corps de l’Inspection de philosophie). Une telle prétention serait justiciable d’au moins deux objections.
- On ne voit guère, et même pas du tout, quel programme et quelle méthode de cours induire des idées très générales d’« amendement de nos jeux de langage familiers » et de travail « sur et à partir de la bêtise ». La question se complique d’ailleurs si l’on se souvient des réticences de Ludwig Wittgenstein à l’égard de la prétention de la philosophie à être une thérapeutique (ou un « amendement ») des jeux de langage ordinaires. La pratique philosophique de Wittgenstein n’est-elle pas plutôt une thérapeutique de la soi-disant thérapeutique philosophique, une médecine qui se soigne elle-même comme maladie ? Dès lors, comment accéder à la thérapeutique sans contracter la maladie ? Et s’agit-il sérieusement de proposer comme modèle pour l’enseignement philosophique en classe de terminale (et éventuellement de première) l’enseignement que Wittgenstein dispensait dans son bureau de Cambridge à l’intention d’un public restreint composé d’étudiants passionnés et de quelques-uns des plus grands philosophes du monde venus chercher leur ration d’antidote à leurs diverses pathologies philosophiques ?
- Le modèle n’est pas explicite et semble difficile à réaliser. Mais le principal problème est qu’il s’agit d’un modèle reposant sur une extraordinaire réduction, descriptive et prescriptive, de la pratique de la philosophie, de sa tradition et de son enseignement. Que peut bien signifier l’idée que « maîtriser […] la dialectique du maître et de l’esclave n’a jamais constitué un travail sur ses propres déterminations et ses opinions » (nous soulignons) ? Prise à la lettre, la proposition implique que le travail pour comprendre cette fameuse dialectique du maître et du valet n’a jamais conduit la conscience de nul lecteur à entrer dans cette dialectique. Ne serait-ce pas curieux, s’agissant d’un texte qui invite la conscience à dialectiser ses propres convictions quant à l’essence de la liberté (jouissance ou travail) et qui se présente non seulement comme un conflit entre deux consciences, mais comme une dialectique interne à toute conscience ? Au motif de dénoncer le jeu de langage scolastique de la philosophie, on en viendrait alors à enfermer toute pratique philosophique non wittgensteinienne, et avec elle toute la tradition philosophique, dans une scolastique où le concept n’a plus, par définition ou par décret, le sens d’une expérience. C’est exorbitant. Si l’on peut travailler à partir de la bêtise, on peut aussi le faire à partir de l’intelligence de Hegel et du travail patient de ceux qui tentent de le comprendre.
15 Quand il paraît céder à une tentation normative, le texte de Sébastien Charbonnier nous semble menacé par ce qui est devenu si lassant dans le débat sur l’enseignement de la philosophie en France : le face-à-face d’une normativité étouffante, parce qu’implicite et indiscutée, et d’une caricature réductrice. Il serait dommage de transformer des arguments critiques issus de la réflexion théorique de Pierre Bourdieu et de Wittgenstein, arguments pertinents ou du moins stimulants et propres à réveiller la vigilance, en une nouvelle doctrine, monologique, vaguement policière et côtoyant la stérilité. On est en droit de se demander si la seule conséquence prévisible du wittgensteinisme pédagogique ne serait pas de faire de la philosophie une discipline universitaire technique, à son tour réservée à quelques-uns, et dont le but serait d’étudier la pathologie des jeux de langage et sa thérapeutique. Il n’y a aucune raison de réserver à cette conception et à cette pratique de la philosophie, certes légitime et à bien des égards passionnante, le monopole de l’émancipation. Il paraît plus raisonnable d’y voir une simple possibilité, parmi d’autres, pour un enseignement qui ferait et assumerait le choix d’un tel minimalisme. On ferait alors valoir une simple différence de fait, dans le cadre de ce qui se voudrait un pluralisme bienvenu de la ou des libertés pédagogiques en matière de philosophie.
16 Il reste, au-delà de ces premiers éléments de discussion, à examiner attentivement les éléments de réflexion qui nous sont ici proposés. Car s’il est raisonnable de souhaiter qu’une institution puisse entretenir avec elle-même cette vigilance critique qui lui permet de rester vivante, et de s’améliorer parfois, nous savons d’expérience combien cela est difficile : d’où en juger ? qui en jugera ? sur la base de quel regard et de quel savoir ? L’article de Sébastien Charbonnier nous offre la chance de cet examen, relancé.
Notes
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[1]
Sur cette question, voir le dossier publié dans les nos 103 et 104 des Cahiers philosophiques.
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[2]
Association pour la création des instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie ; http://www.acireph.org.
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[3]
La sociologie critique de Pierre Bourdieu accorde très peu de crédit, justement, aux capacités critiques des acteurs non instruits par le savoir sociologique. Tout en reconnaissant la force critique d’une telle position théorique, c’est sur ce point que la sociologie pragmatique de la critique de Luc Boltanski s’en démarque.