Notes
-
[1]
Cf. Eusèbe, Préparation évangélique, XV, 3-5 (SVF, II, 528) et SVF II, 527.
-
[2]
Marc-Aurèle Marc Aurèle, Pensées, IX, 9.
-
[3]
Cicéron, De Natura deorum, II, 118.
-
[4]
Le feu pur se transforme en air chaud, qui lui même se condense en air (froid), l’air en eau (humide), l’eau en terre (sec), dans un mouvement centrifuge – de fait, le soleil demeure feu, l’air très chaud (mélange total d’air et de feu) et volatile est l’éther, dont les astres sont formés, puis viennent l’eau et la terre, cette dernière étant le centre de l’univers (Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, VII, 137).
-
[5]
Notons qu’il ne s’agit pas là d’un retour à l’élément « terre », mais bien des choses matérielles, composées par essence de tous les éléments en des proportions différentes.
-
[6]
On observe sans doute là l’un des ressorts de l’????????? : l’embrasement final constitue une sorte de parachèvement de la vie du monde, puisque l’élément le plus subtil engloutit le tout. Par ailleurs, l’inflammation est un exemple classique de la ?????? : lorsque quelque chose brûle, le feu (corps) se mélange totalement au corps qu’il brûle (cf. Émile Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, Vrin, 1997, p. 11).
-
[7]
E. Emmanuel Kant, Idée d’une Histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4e proposition. Cf. Brigitte Geonget, « Le concept kantien d’insociable sociabilité. Éléments pour une étude généalogique : Kant entre Hobbes et Rousseau », Revue germanique internationale, n° 6, 1996, p. 35-62.
-
[8]
Sur ce point et ces textes, et malgré la rareté réelle des occurrences de ce concept de « main invisible » chez Adam Smith, voir Harold B. Jones, « Marcus Aurelius, the Stoic Ethic, and Adam Smith », Journal of Business Ethics (XCV, n° 1, 2010) 95 : p. 89-96, notamment p. 94.
-
[9]
Marc Aurèle, Pensées, V, 30.
-
[10]
Notons que le « tout » dont il est question inclus le cosmos et le vide qui l’entoure – to holon – ; c’est que la Providence prévoit la mise en ordre du monde, la diakosmêsis, dès le moment où le dieu se repose en lui-même dans le vide universel.
-
[11]
Marc Aurèle, Pensées, VI, 42.
-
[12]
Cléanthe, Hymne à Zeus, 31.
-
[13]
Marc-Aurèle, Pensées, VIII, 34.
-
[14]
Épictète, Entretiens, III, XVI, 7.
-
[15]
Sur la relation entre partie et tout et la définition de la partie comme pas le tout mais « pas autre chose que le tout », voir Jonathan Barnes, « Bites and Pieces », in Jonathan Barnes, et Mario Mignucci, (dir.), Matter and Metaphysics, Naples, Bibliopolis, 1988, p. 223-294.
-
[16]
Marc Aurèle n’use cependant pas de la distinction huparchein (exister, mode d’être des corps) / huphistanai (subsister, mode d’être des incorporels), même si l’on pourrait dire qu’en IV, 4, il tient l’existence de l’homme comme partie à peu près comme l’est la vie de l’homme et la substance en II, 17 – un point et un flux.
-
[17]
Marc Aurèle, Pensées, IX, 8 part.
-
[18]
Ibid., II, 9 part.
-
[19]
Ibid., II, 12 part.
-
[20]
Ibid., VII, 13 : Le sens « mélodique » de ????? est également pertinent ; d’une certaine façon, l’accord de l’âme du sage avec elle-même entre en harmonie avec celui de l’âme du monde.
-
[21]
Ibid., IV, 4, part.
-
[22]
Arius Didyme, SVF III, 614.
-
[23]
Cicéron, Leg., I, VII, 23. Cf. Paul A. Vander Waerdt, « « Philosophical Influence on Roman Jurisprudence ? The Case of Stoicism and Natural Law », ANRW II., 36., 7 (, 1994), p. 4851-4900, notamment p. 4872-4878.
-
[24]
Paul A. Vander Waerdt, art. cit., p. 4873.
-
[25]
Cicéron, Fin., III, 63.
-
[26]
Arius Didyme, SVF III, 328.
-
[27]
Marc-Aurèle, Pensées, III, 11, part.
-
[28]
Cicéron, Fin., III, 64.
-
[29]
Valéry Laurand, « L’articulation entre loi universelle et loi naturelle à partir du débat entre Diogène de Babylone et Antipater de Tarse (De Officiis, III)) », Mélanges de l’’Université Saint-Joseph, LXI, 2008, p. 435-452.
-
[30]
Marc Aurèle, Pensées, IX, 29.
-
[31]
Ibid., II, 5 ; VI, 44.
1 Le monde, disent les stoïciens, est le « système des dieux et des hommes et de tout ce qui est fait pour eux [1] ». Si l’homme se réalise en tant que tel, il devrait donc partager avec les dieux la raison et l’excellence et, à ce titre, il devrait partager également la citoyenneté du monde, dans ce système, véritable Cité parce qu’ensemble des liens de droit entre les êtres rationnels. De fait, l’âme de l’homme devrait incliner naturellement au mélange le plus intime avec les autres âmes humaines et divines : elles sont au fond de la même nature, rationnelle, parties conscientes du dieu, et par là même participent au gouvernement du monde, selon la loi naturelle, c’est-à-dire la raison. Pourtant, les êtres humains ne parviennent pas à s’unir à leurs congénères, pas même à la manière des animaux grégaires et sans raison. Dans le livre IX, paragraphe 9, de ses Pensées, Marc Aurèle, devant ce constat de ce qui pourrait être un échec du projet de la nature, construit une échelle des liens sociaux, à la manière de la scala naturae stoïcienne – « échelle de la nature », qui témoigne de la continuité sans hiatus dans un monde que les stoïciens comparaient volontiers à un organisme vivant.
Toutes les choses qui partagent quelque chose de commun tendent vers ce qui leur est parent. Tout ce qui est terreux s’incline vers la terre ; tout ce qui est liquide se déverse ; pareil pour ce qui est aérien ; de sorte qu’ils ont besoin des obstacles qui les séparent et encore par force [???? ??????? ??? ??????????? ??ì ???]. Le feu tend à monter du fait du feu élémentaire ; mais il est tellement prompt à allumer en même temps tout feu dans son voisinage, que tout élément matériel un peu trop sec est facile à enflammer à cause du peu de mélange avec ce qui empêche l’inflammation [?? ?????????? ??????]. Et donc tout être qui partage une commune nature intelligente tend pareillement vers une affinité [???? ?? ??????? ?????? ???????], et même davantage : plus en effet un être est meilleur que les autres, plus il est disposé à se mélanger [????????????] et à se confondre [??????????] avec ce qui lui est apparenté. Et précisément, déjà parmi les êtres non rationnels, on trouve des essaims, des troupeaux, ils élèvent leurs petits, et, d’une certaine manière, ils s’aiment : déjà en effet en eux se trouvent des âmes, et l’on trouve une union qui s’intensifie chez les meilleurs [?? ?? ????????? ????????????], telle qu’on n’en trouve ni dans les végétaux, ni dans les pierres, ni dans le bois. Mais parmi les êtres rationnels on trouve des constitutions [?????????], des amitiés, des familles et des rassemblements [????????], et dans les guerres, des traités et des armistices. Mais parmi les êtres supérieurs et séparés [???????????], il existe une sorte d’unité [???? ??????], comme entre les astres : ainsi la progression vers les êtres les meilleurs peut produire une sympathie même chez ceux qui sont séparés [?????????? ??ì ?? ?????????]. Vois à présent ce qu’il arrive : seuls les êtres intelligents [?? ?????] ont oublié maintenant leur zèle les uns pour les autres et leur tendance [??????????] à l’union, et là seulement on ne voit pas de mélange. Mais bien qu’ils se fuient, ils en viennent à se rejoindre [???????????????????] : car la nature est puissante [?????? ??? ? ?????]. Tu verras ce que je dis en veillant à ceci : on trouverait certainement plus vite un corps terreux ne touchant à aucun autre corps terreux qu’un être humain séparé d’un être humain [2].
3 Cette variation autour de la sympathie universelle tient dans l’application de deux principes physiques qui fondent à la fois la cohésion du tout qu’est le monde et une hiérarchie des êtres : 1) « toutes les choses qui partagent quelque chose de commun tendent vers leur semblable » ; 2) « plus un être est meilleur, plus il est disposé à se mélanger et à se confondre ». Or, à l’instar de la scala naturae, telle qu’elle peut être décrite par Cicéron [3] par exemple, c’est la qualité de la tension pneumatique qui sert de critère. Les êtres unifiés par la hexis tendent à s’assembler par classes élémentaires : la terre avec la terre, l’eau avec l’eau, etc. Marc Aurèle nomme les éléments dans un ordre qui, partant du plus « massif », la terre, va au plus subtil, le feu. Cet ordre, classique puisqu’il s’agit aussi de l’ordre de génération des éléments [4], indique une fluidité de plus en plus propice aux mélanges et consacre le feu comme l’élément le plus apte à opérer de tels mélanges : ainsi tout ce qui est matériel (?????? [5]) peut-il s’enflammer [6]. Cette prédominance du feu dans la tendance naturelle au mélange explique par ailleurs que plus une âme est chaude (donc plus une âme est rationnelle), plus elle se mélange. Ce qui était vrai au niveau de la hexis s’intensifie lorsqu’on passe à la psychê (Marc Aurèle ne fait état de la phusis que très rapidement, avec la référence aux végétaux et au bois) : les animaux ont des modes de rassemblement inférieurs (essaims, troupeaux) à ceux des êtres humains (psychê logikê) ou des dieux, dernier état de la psychê logikê, qui sont les astres dotés de l’âme la plus chaude et la plus pure.
4 Cette logique (ou plutôt cette physique) du rassemblement, inscrite au plus profond de la nature de chaque être, n’échoue, si l’on peut dire, que du fait d’obstacles à la tendance au mélange. Ceux-ci sont caractérisés par Épictète de deux façons non exclusives : ce sont d’une part des ?????????? qui usent de force (???) pour contrer le mouvement naturel des êtres ; d’autre part, ces éléments se trouvent plus ou moins dans les mélanges, ce qui explique la plus ou moins grande faculté de tel ou tel corps à se mélanger avec tel autre.
5 Or l’homme apparaît à la fin du texte comme une exception curieuse à l’ascension normalement sans hiatus de la scala : hexis, phusis, psychê, psychê logikê, alors même que, dans le corps du texte, il semblait partager la logique mise au jour. Ainsi Marc Aurèle prend-il l’exemple des regroupements des êtres non rationnels, puis les mélanges chez les êtres rationnels, d’abord les hommes, puis les dieux astres. Or la fin du texte fait état d’une sorte d’oubli de la part de l’être humain, oubli de ses tendances les plus profondes à l’unité. Encore cet oubli n’a-t-il rien de réel : de fait, les hommes, supérieurs aux corps terreux, obéissent, même à leur corps défendant, aux principes qu’a dégagés Marc Aurèle ; même en se fuyant, ils sont toujours plus assemblés que les corps inférieurs. À partir de la lecture de ce texte, je voudrais poser quelques questions et proposer quelques hypothèses (qui ne constituent pas un plan).
6 Pour autant qu’il n’est pas réel, l’oubli de la part des hommes de leurs tendances premières est-il effectif ? La notion d’effectivité voudrait rendre compte de l’ambivalence de l’observation de l’empereur : les hommes s’échinent à se fuir tout en ne pouvant faire autrement que vivre ensemble. Dès lors, comme l’effet, en bon stoïcisme, n’a de réalité que celle de « subsister » (??í??????) et non d’exister (c’est un incorporel), la séparation des hommes entre eux ne serait qu’une sorte de moindre réalité par rapport à une réalité plus profonde, celle de la volonté de la nature et des instincts qu’elle a placés dans l’être humain. Il s’agirait là d’une singulière approche de ce qu’Emmanuel Kant, plus tard, nommera l’« insociable sociabilité » portant, sur le mode du « comme si », au compte de la Nature universelle une sorte de ruse qui utilise la contradiction entre deux penchants (l’intérêt personnel et la société) et la volonté des hommes de s’isoler pour les contraindre, par la loi et les arts, à satisfaire à l’exigence humaine de société [7]. Tel, certes, n’est pas tout à fait le cas avec Marc Aurèle. Il ne s’agit pas d’une contradiction réelle en l’homme : elle n’est qu’apparente. Force est de constater, cependant, qu’elle produit des effets (chez les hommes, on ne voit – ?? ???????? – aucune convergence). Ces effets n’ont donc en eux-mêmes aucune réalité : ils ne sont que phénomènes, sur lesquels il s’agit de faire porter une attention soutenue (????????????) pour démasquer le mouvement réel de la nature.
7 Comment, dès lors, analyser ces regroupements humains que cite Marc Aurèle ? Il semble clair qu’ils sont à l’image de l’ambivalence à l’œuvre dans le cœur des hommes : entre oubli du zèle pour autrui et nécessité de celui-ci. Cela nous amène-t-il à comprendre chacun des regroupements comme une sorte d’antidote à l’illusion d’insociabilité en même temps que de creuset favorisant la sociabilité naturelle de l’homme ? Plus profondément, quelles formes, chez l’être humain, le « mélange » prend-il ? Ces formes sont-elles équivalentes ? Enfin, comment concourent-elles à une même fin, l’unité (??????), telle qu’on peut la trouver chez les autres psuchai logikai que sont les dieux ? Il semble que le texte fasse droit à l’une des parties (ou sous-parties) de la philosophie qu’est la politique. En tous les cas, son lieu se trouve d’une certaine manière circonscrit : il s’agit de mener les hommes vers l’achèvement de leur nature en usant d’instruments spécifiques. On peut sans aucun doute considérer de cette manière les constitutions (?????????) des « petites cités » (par opposition à la Grande, le Monde), les traités et armistices, comme des relais de l’amitié ou de l’amour familial et, en tant que tels, d’une part comme de puissants adjuvants à l’établissement de l’unité parmi les hommes et d’autre part comme les outils spécifiques de la science spécifique qu’est la politique, cette science ou cet art des liens dans la petite cité.
8 Je voudrais évaluer ces deux séries de questions et d’hypothèses : il s’agit d’en étudier la validité chez Marc Aurèle et de déterminer, outre les convergences entre une philosophie politique telle que développée par Marc Aurèle et une théorie politique que l’on peut tenter de reconstruire chez ses prédécesseurs en stoïcisme, les approfondissements que permet la réflexion de notre philosophe.
I
9 À la violence d’un mouvement contre nature, qui seul peut contrer le mouvement universel de rassemblement à l’œuvre dans le monde, la Nature oppose au phénomène d’insociabilité de l’homme son pouvoir : ?????? ? ?????. Dès lors, à la violence (???) des forces qui pourraient maintenir les hommes séparés, la nature oppose un autre type de puissance, un autre type de force (??????). Le vrai gouvernement reste celui de la Nature et l’homme ne peut rien contre elle.
10 La sociabilité naturelle de l’homme constitue un motif clé récurrent de toute la philosophie de Marc Aurèle. Du reste, de même qu’en IX, 9, l’empereur suppose une sorte de « main invisible [8] » qu’est la Nature pour enfermer les hommes les uns avec les autres, il avait déjà montré le dessein de la Providence en V, 30 :
L’esprit du Tout est sociable [??????????]. Il a créé certes les êtres inférieurs en vue des supérieurs et a ajusté [??????????] ensemble les êtres supérieurs les uns aux autres. Tu vois comme il a subordonné [???????], organisé [????????] et attribué [?????????] à chacun selon sa valeur [???'?????] et amené les êtres qui commandent [?????????????] à la concorde mutuelle [???????? ???????] [9].
12 La première phrase fait écho aux principes mis au jour précédemment tout en approfondissant l’analyse : chaque échelon de la scala naturae est subordonné aux échelons supérieurs et tout est créé en somme pour la psychê logikê, ce qui est du reste la doctrine la plus authentifiée du stoïcisme (le monde comme système des hommes, des dieux et de tout ce qui est produit pour eux). Mais la Nature, ou la Providence au principe de la Nature et à l’œuvre dans le monde, impose pour ainsi dire deux ordres (d’où la récurrence des composés à partir du terme ?????) confluents : un ordre « vertical », d’une part, qui dispose les êtres selon leur valeur (leur utilité quant à l’oikeiôsis, cette impulsion première qui fait que tout être s’adapte à lui-même et se chérit lui-même en s’appropriant à lui-même) : ainsi les animaux et les plantes sont-ils utiles à l’homme et ne tirent leur valeur que de cette utilité ; un ordre « horizontal », d’autre part, dont le premier texte fait état et que le second aborde pour les êtres supérieurs : à savoir que les êtres de l’univers sont assemblés par la Providence [10]. Ce double ordonnancement se traduit par une harmonisation des êtres supérieurs par leur concorde. Le verbe ?????µ????? montre bien que la concorde dont il s’agit n’a rien d’un tout fusionnel : le « mélange » des êtres supérieurs, voire l’unité des astres, n’implique en aucune manière qu’ils se compénètrent ou s’assimilent les uns aux autres. Il s’agit là d’une unité différenciée (s’il y a harmonisation, il faut qu’il y ait différence), articulée, organisée : en VIII, 56, Marc Aurèle montre que l’hégémonique de chacun a sa propre souveraineté (??? ????? ??????). Un autre texte nous montre la minutie de cette organisation et nous permet en même temps de voir à l’œuvre la force de la Nature :
Nous travaillons tous ensemble [???????????] à un seul accomplissement [?? ??????????] : les uns en connaissance de cause [???????] et en en suivant la logique [????????????????], les autres sans y prendre garde [???????????] : ainsi, même ceux qui dorment, au dire d’Héraclite je crois, sont les ouvriers et les collaborateurs [?????????] des choses qui arrivent dans le monde. Mais chacun contribue à sa manière, et, par surcroît [?? ???????í??], il y en a même qui font des reproches et tentent de résister [???????????] ou de détruire [????????] les choses qui adviennent : même de ceux-là le monde en avait besoin (???????). Reste donc à te rendre compte [?????] de ceux avec qui toi-même tu te ranges [???????????] : de fait, de toute façon, il usera correctement [?????] de toi celui qui gouverne [???????] toutes choses et t’accueillera en partie [?????] de ses collaborateurs [????????] et assistants [????????????] ; mais toi, ne deviens pas une partie semblable à ce vers vulgaire [???????] et ridicule dans la pièce que rappelle Chrysippe [11].
14 L’insistance sur les composés construits à partir du préfixe sun montre pour ainsi dire à l’œuvre cette harmonie entre êtres intelligents. Ce travail en commun à une fin unique passe par une dysharmonie apparente qui, en fait, ne constitue qu’une variation de l’harmonie du tout. Car la Nature a prévu la résistance et en use selon le plan déterminé par la Providence : même l’insensé qui ne comprend pas la fin et prétendrait faire obstacle au destin (???????????, ????????) se trouve en fait intégré à l’ordre du monde, dans lequel il avait sa place depuis toujours (d’où sans doute l’imparfait ???????). Les reproches et les résistances de l’insensé (le ??????, c’est-à-dire l’être de peu de qualité, comme le vers de la pièce de théâtre qui, malgré son ridicule, trouve son utilité dans le drame) restent donc sans risque pour le Monde. Ils sont une sorte de surcroît inutile qui, comme s’ajoutant à l’ordre du monde, n’y change pourtant rien et au contraire y contribue. Voilà l’illustration de cette pseudo-existence de la résistance de l’insensé : pur événement qui ne sera jamais cause réelle, pure jacasserie d’un être qui, malgré lui, se trouve soumis à être pleinement partie d’un tout qui se déroule en apparence sans lui et effectivement avec lui – les récriminations ne sont rien, seuls comptent les actes : les insensés « se donnent bien du mal pour atteindre des résultats opposés à leur but [12] », avait écrit Cléanthe. C’est là bien sûr une autre approche de la théorie chrysipéenne des confatalia (la résistance au destin est comprise dans le destin). Le destin, l’entrelacement des actes de tous, se déroule qu’on le veuille ou non : dès lors, plutôt que d’être entraîné, pour reprendre une image de Zénon, c’est-à-dire refuser la portée de ses actes, chacun devrait prendre conscience que chacune de ses actions contribue à façonner le destin du tout.
15 Ainsi pense le sage qui s’ordonne à la logique du destin (????????????????) et prend conscience de ce qu’il est réellement partie intégrante, cause au même titre que tous les êtres agissants, partie du dieu dont il contribue à déterminer et à effectuer le gouvernement. Une partie détachée n’est en revanche qu’une sorte d’abcès (????????) ou de tumeur (????) du monde (II, 16), partie donc au développement infectieux ou anarchique, un insensé qui se rend coupable d’une « désertion de la Nature » (????????? ???? ??? ??????).
16 On comprend mal à vrai dire comment une résistance qui n’a d’existence que phénoménale, qui au fond n’est rien, peut pourtant avoir comme conséquence un tel éloignement. Une première réponse pourrait montrer qu’en II, 16, il ne s’agit que d’une comparaison : « ???????? ??ì ???? ???? ??? ??????, ???? ??'????? » ; de fait, tant ???? que l’usage de la partition chère à Épictète entre ta eph’ hemin, ta ouk eph’hemin relativisent grandement l’éloignement, qui ne peut être conçu alors que sur le mode d’un « comme si » – l’insensé se comporte comme s’il était une partie détachée, mais il n’en est pas réellement une, comme s’il était une tumeur sans l’être réellement. Il s’agirait donc ici d’une caractérisation ne déterminant qu’un état psychologique et individuel, résultat de l’illusion qu’il est possible de s’opposer au cours de la nature.
17 Il reste cependant qu’ailleurs, dans un texte non dénué d’ambiguïtés, Marc Aurèle semble prendre plus au sérieux ce détachement, comme s’il était, cette fois, une conséquence réelle et effective des fantasmes de résistance de l’insensé :
As-tu déjà vu une main coupée, ou un pied, ou une tête tranchée, gisant là, à part du reste du corps : c’est ainsi [????????] qu’il fait, autant qu’il en dépend de lui [???? ??'??'?????], celui qui ne veut pas de ce qui arrive, qui se détache (?????????] ou qui agit en être insociable [??????????? ?? ???????]. Tu te bannis [?????????] en quelque sorte [??? ????] loin de l’unité selon la nature [??ò ??? ???? ????? ???????]. Tu es né en effet par nature [?????????] partie [?????] : à présent tu t’es coupé [????????]. Mais là, voici le subtil [??????] de la chose : il t’est permis [?????? ???] de t’amener toi-même à nouveau à l’unité [????? ?????? ???????]. Ceci, à aucune autre partie le dieu l’a confié [?????????] : de se réunir encore [????? ?????????] alors qu’elle est à part [??????????] et profondément coupée [??????????]. Mais considère la bonté avec laquelle il a honoré l’homme : il a fait qu’il dépend de lui de ne pas s’arracher [????????] du tout, et, s’il s’en arrache, de revenir encore, de croître avec lui [????????] et de recouvrer l’ordre de la partie [??? ??? ?????? ?????] [13].
19 Marc Aurèle oscille de manière ambivalente entre détachement fictif et détachement réel. Fictif, car il ne prend sens que via la comparaison avec les membres coupés du corps et se trouve une fois encore largement relativisé par la division entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. L’emploi du terme ??????, « subtil », « ingénieux », qu’on trouve dans un sens très ironique chez Épictète [14], nous incline à voir dans le plan de la Nature une sorte de double ironie qui peut jouer sur deux usages du terme grec : l’un en bonne part, l’autre en mauvaise part. Ironie de la nature, qui habilement tire parti de l’insensé contre son gré – « profondément coupée (???????) », séparée, détachée, la partie peut redevenir partie au sein du tout dont pourtant elle s’est séparée. A-t-on déjà vu une tête, ou une main, coupée retrouver sa place ? Il s’agit bien là d’affectation et d’inutile subtilité de la part d’un insensé qui n’a pas la simplicité de vouloir collaborer. De fait, l’insensé reste partie, il n’est jamais « autre chose que le tout [15] ». Dès lors, le détachement n’a de réalité que celle d’un événement, à la surface : comme il arrive au chat de courir, à la viande d’être coupée, sans que ces événements changent l’être du chat ou de la viande, il arrive à l’homme, par nature partie de l’univers (Marc Aurèle le répète souvent), d’être coupé de ce tout, sans que « être coupé » change profondément cet être [16]. Mais alors il faut souligner la réelle conséquence de cette fiction. En XI, 8, Marc Aurèle revient sur cette possibilité qu’a donnée le dieu à l’homme de redevenir partie :
Pourtant, voici le cadeau de Zeus qui a rassemblé la communauté : il nous est possible en effet de nous unir à nouveau à notre prochain et de contribuer à nouveau à l’accomplissement du tout [?????? ??? ???? ????? ???????? ?? ???????? ??ì ????? ??? ???? ??????????????]. Mais, quand une telle division [?????????] a lieu trop souvent, l’union et le rétablissement des rapports deviennent difficiles pour qui s’est éloigné [17].
21 S’éloigner, se mettre à part du tout et ici de la société des hommes a une conséquence non négligeable, c’est de changer la nature non de la partie ni de l’homme en tant que partie, mais du rapport entretenu entre le tout et la partie. En termes d’ontologie stoïcienne, on pourrait dire que ce n’est pas l’ousia qui est dénaturée, mais la catégorie de la manière d’être relative : ???? ?? ??? ????. La partie détachée ne se comporte pas comme partie et en somme ne se comporte pas comme ce qu’elle est. Aussi Marc Aurèle insiste-t-il sur la nécessité de méditer sur les modalités de cette relation :
Toujours se souvenir de ceci : ce qu’est la nature du tout, ce qu’est la mienne et la manière d’être de celle-ci par rapport à celle-là [??? ???? ??ò? ???í??? ??????], de quelle sorte est-elle une partie de quelle sorte de tout [18].
Comment l’homme touche au dieu, selon laquelle de ses parties et quand cette petite partie de l’homme est disposée de telle manière [???? ??? [???] ????????? ?ò ??? ???????? ????? ??????] [19].
24 Or, c’est le décalage entre sa nature de partie et la relation qu’il entretient avec le tout qui définit l’insensé : c’est ce décalage qui fait qu’il souffre, qu’il hait et qu’il vit encombré d’obstacles qui ne sont que rideaux de fumée et illusions – des pensées vides, des non-êtres, précisément (cf. par exemple V, 33). Le cadeau de Zeus (en fait, c’est la philosophie) consiste donc à proposer à l’insensé de réduire ce décalage, en lui donnant une chance de revenir à lui-même : l’unité qu’il s’agit de conquérir est tout autant l’unité personnelle que l’unité de la cité. Il s’agit de vivre à hauteur de son rang d’homme, en n’étant pas seulement contraint à être gouverné mais aussi participer activement au gouvernement du monde.
II
25 L’homme, c’est-à-dire celui qui tient son rang d’homme, d’être divin, se trouve non seulement partie du monde, mais aussi et surtout membre, participant au gouvernement divin par son obéissance à la loi naturelle, et par son action :
« Je suis un membre (?????) du système fait des êtres raisonnables. » Si tu te dis que tu en es une partie (?????), c’est que tu n’aimes pas encore les hommes de tout ton cœur, c’est que tu ne comprends pas encore la joie du bienfait ; c’est que tu y vois simplement une chose convenable, que tu ne fais pas de bien aux hommes comme à un autre toi-même [20].
27 Le couple meros/melos reprend par ailleurs, outre l’idée d’une participation organique du sage, l’idée d’harmonie des êtres raisonnables : harmonie à temps pour le sage, à contretemps pour l’insensé. Ce couple revêt une telle importance qu’on assiste à une sorte d’absorption de l’un par l’autre. L’authentique µ????, c’est le ????? : toute autre manière d’être partie revient à s’exclure du tout. Il importe donc de bien distinguer la partie, simple, du système du monde, qui en quelque sorte subit le gouvernement divin au même titre que les minéraux, les végétaux et les animaux, et le membre du gouvernement divin. Entre « être partie » et « avoir part », la différence est en somme considérable et justifie le fait que l’insensé vit au-dessous de son rang d’homme et ne mérite pas son nom. En X, 8, on trouve ainsi une profonde réflexion sur les noms et la nécessité, pour celui qui porte le nom d’homme, de se conformer à sa nature (voir sur ce point par exemple VI, 44). Cette conformité passe nécessairement par une participation à la raison universelle, véritable source de la raison en l’homme :
Si l’intelligence [?? ??????] nous est commune, la raison [?????] aussi, par laquelle nous sommes rationnels ; s’il en est ainsi, la raison qui ordonne [????????????] ce qui est à faire ou non, nous est commune ; s’il en est ainsi, la loi [?????] nous est commune ; s’il en est ainsi, nous sommes citoyens [??????? ?????] ; s’il en est ainsi, nous participons à des affaires publiques [???????????? ????? ?????????] ; s’il en est ainsi, le monde est comme une cité [?????? ?????] : car à quelles autres affaires publiques communes tout le genre humain [??? ???????? ??? ?????] pourrait-il participer [21] ?
29 On peut s’étonner que Marc Aurèle suppose une participation de tout le genre humain aux affaires de la Cité universelle. Qu’en est-il alors du statut subordonné de l’insensé qui se bannit lui-même d’une telle administration ? Stobée nous livre une doctrine stoïcienne plus tranchante :
La loi étant sage, comme nous l’avons dit, puisque la droite raison [????? ?????] commande [????????????] ce qu’il faut faire et interdit ce qu’il ne faut pas faire, seul le sage [?????] est libre, disent-ils, accomplissant les choses que la loi commande et il est seul interprète [??????????] de celle-ci, parce qu’il est aussi celui qui connaît la loi ; les sots [????í???], quant à eux, se comportent à l’inverse [22].
31 On pourrait penser que Marc Aurèle adopte les aménagements plus doux de Cicéron lorsque ce dernier écrit :
Il y a donc, puisqu’il n’y a rien de mieux que la raison, et que celle-ci est présente dans l’homme et dans le dieu, une première association de raison entre l’homme et le dieu. Entre eux, la raison est commune, entre les mêmes, la droite raison aussi est commune : et puisqu’elle est la loi, nous devons penser que les hommes sont associés aux dieux par la même loi. Par suite, entre eux existe une communauté de loi, entre eux existe une communauté de droit. Mais ceux pour qui ces choses sont communes doivent être considérés comme appartenant à la même cité. Mais si en vérité ils obéissent aux mêmes commandements et aux mêmes autorités, encore plus obéissent-ils à l’harmonie céleste, à la pensée divine et au dieu tout-puissant, de sorte que, à présent, il faut considérer ce monde en son entier comme une seule cité commune aux dieux et aux hommes [23].
33 Cicéron ajoute en fait à la doctrine stoïcienne, conformément à l’enseignement d’Antiochus d’Ascalon, la phrase : « Entre eux, la raison est commune, entre les mêmes, la droite raison aussi est commune [24]. » Pour les stoïciens, la droite raison n’est pas commune aux hommes et aux dieux, mais aux dieux et aux sages seulement. La participation de l’homme à la raison n’est que le gage d’une possibilité qui est offerte à l’homme de participer à la Cité universelle (en somme, les insensés dans la Cité universelle pourraient être comparés à des enfants, citoyens en puissance, à cette différence près que leur raison est tout autant pervertie qu’inachevée). Il faut alors penser, en suivant Marc Aurèle, que si tous les hommes ont part à la raison, alors les insensés, en s’exilant eux-mêmes, brisent leur participation à la raison : ils n’ont alors, effectivement, plus rang d’homme.
34 Dès lors, l’un des puissants relais de la raison et de la loi qu’elle institue consiste dans la loi de la cité. Là où le sage a conscience d’une double citoyenneté à la cité et au monde, l’insensé doit faire avec l’unique loi de la cité. Tel est le sens par ailleurs des institutions. Nous retrouvons là le premier texte que nous avons commenté :
Mais parmi les êtres rationnels on trouve des constitutions (?????????), des amitiés, des familles et des rassemblements (????????), et dans les guerres, des traités et des armistices.
36 On peut supposer un ordre sous-jacent à l’exposé de ces rassemblements. D’une part, on peut distinguer deux ordres de liens, le premier étant une série de regroupements, l’autre constituant comme un passage à la limite : même dans la guerre, même lorsque précisément, il n’est plus d’autre lien entre les hommes que la violence, existent des traités et armistices. C’est dire combien toute activité humaine nécessite quelque chose comme des lois ou au moins de quoi rendre une justice : le traité pendant la guerre permet une telle activité entre ennemis, et même dans ce cas les hommes partagent le droit. D’autre part, Marc Aurèle décrit une série des liens humains du plus resserré au plus lâche, comme le fait Cicéron, pour montrer que les liens entre les hommes sont plus étroits que les liens entre les animaux. Après avoir en effet cité les fourmis, les abeilles ou les cigognes, Cicéron écrit :
Ces choses, de manière beaucoup plus étroite, pour les hommes. C’est pourquoi par nature nous sommes appropriés aux rassemblements (coetus), aux assemblées (concilia), et des cités (ciuitates) [25].
38 L’ordre est inverse chez Marc Aurèle, mais l’idée reste similaire : les liens politiques sont les plus étroits, parce que les rassemblements (coetus, ????????) n’ont rien de l’unité que vise la nature, parce que les amitiés font généralement l’objet d’une élection et sont donc toujours singulières, parce que les liens familiaux répondent à une logique non de l’élection mais du sang. En somme, le lien politique dépasse – en les intégrant – tous ces liens. Il s’agit là d’une série connue et Marc Aurèle ne fait que citer dans un ordre inverse les cercles classiques de l’oikeiôsis dite sociale : lien à moi-même, lien aux proches, lien aux voisins, lien aux concitoyens. La ???????? répond ainsi par l’institution à l’exigence chez l’homme de créer et de sauvegarder des liens avec son prochain, liens qui dépassent en qualité tous les autres, même ceux de l’amitié (non l’amitié des sages, mais l’amitié la plus courante), au nom de la commune obéissance à un même ensemble de lois. C’est à ce titre que la cité est voulue par la nature : elle s’impose comme ce lieu d’un rassemblement non plus fondé sur un intérêt de groupe ou affectif mais sur la raison. Un texte à la fois très beau et très problématique [26] montre que la cité est voulue par la nature : elle constitue l’un des cercles de l’oikeiôsis, parce qu’en elle peut être rendue la justice pour les hommes. Dans la « petite cité » ils peuvent répondre de leurs actes par une loi commune.
39 En III, 11, Marc Aurèle définit l’homme comme citoyen du monde et le monde comme cité qui regroupe toutes les autres cités :
… pour l’homme, c’est-à-dire pour un citoyen de la cité sublime (????????) dont les autres cités sont comme les demeures (????? ?????? ?????) [27].
41 Ce faisant, il achève l’ordre des liens précédemment invoqué : la Cité universelle comprend toutes les autres cités et pourrait analogiquement être dans la position, au sein des cercles de l’oikeiôsis, de la cité par rapport aux liens familiaux. Sauf qu’il s’agit là en fait du dernier cercle. Si Marc Aurèle, comme Cicéron là encore lorsqu’il dit que le monde est quasi urbem [28], utilise parfois un comparant (??????) pour en parler, il ne faut pas se méprendre : le référent reste la Cité universelle, et il s’agit d’une sorte d’abus lorsqu’on dit que le monde est comme une cité. Tout simplement parce qu’il est la seule vraie cité. Mais Marc Aurèle ajoute ici un point d’une importance extrême : si les « petites » cités sont comme les demeures de la Grande, c’est aussi parce que, d’une manière ou d’une autre, elles l’abritent. On ne saurait mieux montrer que la petite cité et sa constitution relèvent de la grande. En d’autres termes, la constitution d’une cité, en tant qu’elle permet de rendre la justice et assume pour tâche et fin d’honorer la sociabilité de l’homme, n’est rien d’autre que la mise en œuvre, selon les circonstances toujours spécifiques, de la loi naturelle [29]. Celle-ci ne saurait s’écrire, elle est la droite raison incarnée par le sage, interprète de la loi et législateur, loi vivante et incarnée. En revanche, elle trouve dans la constitution d’une petite cité en progrès (qui ne trahit pas la fin visée par la cité) une expression adéquate. Ce dernier point nous interdit de penser la Cité universelle comme une sorte de cité idéale impossible : les législations existantes sont autant de mises en œuvre effectives de la loi naturelle, qui n’a du reste pas d’autres cadres que celui du sage ou ceux de la loi positive pour s’incarner selon les circonstances (d’où la nécessité d’un exégète et d’un progrès de la loi) :
N’espère pas la République de Platon, mais contente-toi d’un tout petit progrès, et songe que son résultat n’est pas une petite chose. Comme ils sont vulgaires, ces petits hommes, ces politiques qui croient aussi pratiquer la philosophie : des morveux ! Car qui changera leur opinion ? Et sans un changement de leur opinion, que sont-ils d’autre qu’un groupe d’esclaves gémissants alors qu’ils prétendent obéir [30] ?
43 Il ne s’agit pas de chercher à instituer une constitution idéale, mais à contribuer au bien de la cité, à enseigner aux hommes à vivre selon les volontés de la nature. Il n’y a pas de politeia « idéale » chez les stoïciens, car ils n’avaient pas en vue de fonder une cité cosmopolite qui fût une sorte de modèle que ne parviendrait à réaliser aucune des cités existantes. De ce point de vue, Marc Aurèle est parfaitement clair : il est à la fois citoyen du monde et citoyen romain [31], car l’un ne contredit pas l’autre. Ce n’est là que l’affirmation d’une double appartenance au monde et à une cité particulière, double appartenance que chaque homme devrait revendiquer, et dont l’une (l’appartenance à la Cité universelle) ne fait que renforcer la première dans le sens où le citoyen d’une cité qui est aussi citoyen du monde, soumis à la raison, ne peut que tenter d’amener sa cité vers le progrès politique et moral. Il ne s’agit pas de se désintéresser de l’une pour aller à l’autre ; au contraire, l’appartenance à la Cité universelle ne peut qu’être source de bienfaits pour la seconde.
Notes
-
[1]
Cf. Eusèbe, Préparation évangélique, XV, 3-5 (SVF, II, 528) et SVF II, 527.
-
[2]
Marc-Aurèle Marc Aurèle, Pensées, IX, 9.
-
[3]
Cicéron, De Natura deorum, II, 118.
-
[4]
Le feu pur se transforme en air chaud, qui lui même se condense en air (froid), l’air en eau (humide), l’eau en terre (sec), dans un mouvement centrifuge – de fait, le soleil demeure feu, l’air très chaud (mélange total d’air et de feu) et volatile est l’éther, dont les astres sont formés, puis viennent l’eau et la terre, cette dernière étant le centre de l’univers (Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, VII, 137).
-
[5]
Notons qu’il ne s’agit pas là d’un retour à l’élément « terre », mais bien des choses matérielles, composées par essence de tous les éléments en des proportions différentes.
-
[6]
On observe sans doute là l’un des ressorts de l’????????? : l’embrasement final constitue une sorte de parachèvement de la vie du monde, puisque l’élément le plus subtil engloutit le tout. Par ailleurs, l’inflammation est un exemple classique de la ?????? : lorsque quelque chose brûle, le feu (corps) se mélange totalement au corps qu’il brûle (cf. Émile Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, Vrin, 1997, p. 11).
-
[7]
E. Emmanuel Kant, Idée d’une Histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4e proposition. Cf. Brigitte Geonget, « Le concept kantien d’insociable sociabilité. Éléments pour une étude généalogique : Kant entre Hobbes et Rousseau », Revue germanique internationale, n° 6, 1996, p. 35-62.
-
[8]
Sur ce point et ces textes, et malgré la rareté réelle des occurrences de ce concept de « main invisible » chez Adam Smith, voir Harold B. Jones, « Marcus Aurelius, the Stoic Ethic, and Adam Smith », Journal of Business Ethics (XCV, n° 1, 2010) 95 : p. 89-96, notamment p. 94.
-
[9]
Marc Aurèle, Pensées, V, 30.
-
[10]
Notons que le « tout » dont il est question inclus le cosmos et le vide qui l’entoure – to holon – ; c’est que la Providence prévoit la mise en ordre du monde, la diakosmêsis, dès le moment où le dieu se repose en lui-même dans le vide universel.
-
[11]
Marc Aurèle, Pensées, VI, 42.
-
[12]
Cléanthe, Hymne à Zeus, 31.
-
[13]
Marc-Aurèle, Pensées, VIII, 34.
-
[14]
Épictète, Entretiens, III, XVI, 7.
-
[15]
Sur la relation entre partie et tout et la définition de la partie comme pas le tout mais « pas autre chose que le tout », voir Jonathan Barnes, « Bites and Pieces », in Jonathan Barnes, et Mario Mignucci, (dir.), Matter and Metaphysics, Naples, Bibliopolis, 1988, p. 223-294.
-
[16]
Marc Aurèle n’use cependant pas de la distinction huparchein (exister, mode d’être des corps) / huphistanai (subsister, mode d’être des incorporels), même si l’on pourrait dire qu’en IV, 4, il tient l’existence de l’homme comme partie à peu près comme l’est la vie de l’homme et la substance en II, 17 – un point et un flux.
-
[17]
Marc Aurèle, Pensées, IX, 8 part.
-
[18]
Ibid., II, 9 part.
-
[19]
Ibid., II, 12 part.
-
[20]
Ibid., VII, 13 : Le sens « mélodique » de ????? est également pertinent ; d’une certaine façon, l’accord de l’âme du sage avec elle-même entre en harmonie avec celui de l’âme du monde.
-
[21]
Ibid., IV, 4, part.
-
[22]
Arius Didyme, SVF III, 614.
-
[23]
Cicéron, Leg., I, VII, 23. Cf. Paul A. Vander Waerdt, « « Philosophical Influence on Roman Jurisprudence ? The Case of Stoicism and Natural Law », ANRW II., 36., 7 (, 1994), p. 4851-4900, notamment p. 4872-4878.
-
[24]
Paul A. Vander Waerdt, art. cit., p. 4873.
-
[25]
Cicéron, Fin., III, 63.
-
[26]
Arius Didyme, SVF III, 328.
-
[27]
Marc-Aurèle, Pensées, III, 11, part.
-
[28]
Cicéron, Fin., III, 64.
-
[29]
Valéry Laurand, « L’articulation entre loi universelle et loi naturelle à partir du débat entre Diogène de Babylone et Antipater de Tarse (De Officiis, III)) », Mélanges de l’’Université Saint-Joseph, LXI, 2008, p. 435-452.
-
[30]
Marc Aurèle, Pensées, IX, 29.
-
[31]
Ibid., II, 5 ; VI, 44.