Couverture de CAPH_124

Article de revue

Éros civilisateurs

Modèle de transmission idéale dans les musées postcoloniaux au Bénin

Pages 23 à 42

Notes

  • [1]
    Gazette nationale de France, CCVIII, 21 octobre 1792, p. 848-849, cité par Poulot, in Musée, nation, patrimoine, Paris, Gallimard, 1997, p. 195.
  • [2]
    Hélène D’Almeida-Topor, Naissance des États africains. XXe siècle, Casterman & Giunti, 1996, p. 56.
  • [3]
    William Faulkner, Absalon ! Absalon !, trad. R.-N. Raimbault et Ch.-P. Vorce, Paris, Gallimard, 2000.
  • [4]
    Il est bien entendu que ni Sutpen, ni la terre sur laquelle il choisit d’ériger sa dynastie ne viennent de nulle part, mais le mystère plane sur cet homme qui, dans son mutisme, demeure impénétrable pour le spectateur extérieur. Il ne s’agit pas tant de l’absence d’histoire antérieure au projet, que de sa négation.
  • [5]
    William Faulkner, op.cit., p. 30-31.
  • [6]
    Le Bénin est une ancienne colonie française (Dahomey) où les musées prolifèrent depuis son accès à l’indépendance.
  • [7]
    Nous nous référons ici à l’article de Catherine Perret, « L’allégorie : une politique de la transmission ? », revue Europe, avril 1996, Walter Benjamin, p. 102-112.
  • [8]
    Pierre Legendre, L’Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Leçon IV, Paris, Fayard, 1985.
  • [9]
    Ibid., p. 29.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid , p. 19.
  • [14]
    Catherine Perret (dir.), « Introduction », Rue Descartes, n° 30, FILS. L’Art et la transmission de la modernité, Paris, Collège international de philosophie, Presses universitaires de France, 2000.
  • [15]
    Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, tome III, traduit par Maurice Gandillac, Paris, Gallimard, « Folio Essais », (1974) 2000, p. 434.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », Œuvres, tome III, op. cit., p. 44-61.
  • [18]
    Walter Benjamin, Correspondance, tome II, Aubier Montaigne (1979), cité par Catherine Perret, op.cit., p. 63.
  • [19]
    Catherine Perret, « Pour un modèle non généalogique de la transmission », op. cit.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid., p. 66.
  • [22]
    Albert Tevoedjre, secrétaire d’État à la présidence de la République, Dahomey. Un an d’indépendance, 1er août 1960-1er août 1961, édité par le secrétariat d’État à l’Information, 30 juillet 1961, p. 3.
  • [23]
    Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, p. 51-52 ; (1955) 1968, p. 66-67.
  • [24]
    L’IFAN avait créé des centres ifans dispersés sur l’ensemble du territoire colonial. Une de leur mission était de créer des musées dans les capitales des territoires coloniaux français. C’est dans ce contexte que le palais royal d’Abomey a été transformé en musée en 1944.
  • [25]
    Anne Gaugue, Les États africains et leurs musées. La mise en scène de la Nation, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 28.
  • [26]
    La multiplicité des partis politiques est évoquée par M. Zinsou : rassemblement démocratique dahoméen (RDD), parti démocratique dahoméen (PDD), parti nationaliste dahoméen (PND), parti républicain du Dahomey (PRD), mouvement démocratique du Dahomey (MDD), mouvement de libération nationale (MLN), union démocratique dahoméen (UDD), union progressiste dahoméenne (UPD) et enfin le bloc populaire dahoméen (BPA). Le docteur Émile Zinsou, président de la Cour suprême, dénonce cette multiplicité des partis qui justifie selon lui la nécessité du parti dahoméen d’unité (PDU). L’étude de Dov Ronen permet de comprendre les dynamiques nationales et internationales dans lesquelles se sont inscrits les différents partis politiques. Il rappelle que le PDU était présidé par Hubert Maga et que Sorou Migan Apithy en était vice-président. Le parti était en rivalité avec l’UDD dirigé par Justin Ahomadégbé. Il constitue ainsi le premier parti des Indépendances, élu en décembre 1960 in Dahomey. Un an d’indépendance, 1er août 1960-1er août 1961, édité par le Secrétariat d’État à l’Information, 30 juillet 1961, p. 127-130).
  • [27]
    Michel Ahouanmenou, ministre de l’Éducation nationale et de la Culture, in Dahomey. Un an d’indépendance, 1er août 1960-1er août 1961, op. cit., p. 77.
  • [28]
    Nous renvoyons à l’ouvrage de Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
  • [29]
    Présentation du ministre des Finances et du Budget, in Dahomey. Un an d’indépendance, 1er août 1960- 1er août 1961, op. cit., p. 54.
  • [30]
    Cartel d’introduction de l’exposition, reproduit dans le Guide du musée d’ethnographie Alexandre-Sènou-Adandé. Former, communiquer tout en distrayant afin de mieux faire apprécier les cultures du Bénin, édité par le ministère de la Culture, de l’Artisanat et du Tourisme et le West African Museum Program (WAMP), en novembre 2005, p. 17.
  • [31]
    « Les musées sont en souffrance » est une expression employée par plusieurs acteurs culturels, à savoir des conservateurs, des guides de musées, des philosophes et des enseignants, au cours d’entretiens effectués avec eux.
  • [32]
    Rachida de Souza, Recensement et présentation sommaires des principales collections du musée de l’Homme, fonds ancien du Dahomey, 1889-1944, document conservé à la direction des Musées, Monuments et Sites, au Bénin, étude réalisée en 1985, p. 39.
  • [33]
    Alain Renaut, Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Paris, Flammarion, 2009 ; Jacques Hainard, Marc-Olivier Gonseth, Roland Kaehr (dir.), Le Musée cannibale, Neuchatêl, musée ethnographique de Neuchatêl, 2002 ; Giuliano Gliozzi, Adam et le Nouveau Monde. La naissance de l’anthropologie comme idéologie coloniale : des généalogies bibliques aux théories raciales (1500-1700), traduit de l’italien par Arlette Estève et Pascal Gabellone, Lecques, Théétète éditions, 2000.
  • [34]
    Stanislas Stero Adotevi, Négritude et Négrologues, Paris, Le Castor astral, 1998, p. 99.
  • [35]
    De manière non exhaustive, nous citons quelques travaux : Ana Lucia Araujo, « Patrimoine de l’esclavage, mémoire reconstituée : le musée Da Silva », Africultures, n° 70, juillet 2007 ; Edna Bay, The Wives of the Leopard. Gender, Politics, and Culture in the Kingdom of Dahomey, Charlotteville, London, University of Virginia Press, 1998 ; Alessandra Brivio, « La mémoire de l’esclavage à travers la religion vodun », Ana Lucia Araujo et Anna Seiderer (dir.), Conserveries mémorielles. Passé colonial et modalités de mise en mémoire de l’esclavage, juillet 2007 ; Gaetano Ciarcia et Joël Noret (dir.) « Mémoire de l’esclavage au Bénin. Le passé à venir », Gradhiva, n° 8, musée du quai Branly, 2008 ; Roberta Cafuri, In scena la memoria : anthropologia dei musei e dei siti storici del Benin, Roma, L’Harmattan, 2003 ; Robin Law, Ouidah, the Social History of West African Slaving Port, 1727-1892, Athens, Ohio University Press, 2004 ; « The evolution of the Brazilian community in Ouidah », Rethinking the African Diaspora. The Making of Black Atlantic World in the Bight of Benin and Brazil, Kristin Mann and Edna Bay (ed.), London, Frank Cass, 2001, p. 22-41 ; The Kingdom of Allada, Leiden, Research School CNWS, « School of Asian, African and American Studies », 1997 ; The Slave Coast of West Africa, 1550-1750. The Impact of the Atlantic Slave Trade on an African Society, Oxford, Clarendon Press, 1991 ; Jérôme Souty, Pierre Fatumbi Verger. Du regard détaché à la connaissance initiatique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2007.
  • [36]
    Jean-Loup Amselle, Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, La Découverte, (1985) 1999, p. IV.
  • [37]
    Les origines ethniques des candidats sont décisives dans les campagnes électorales au Bénin.
  • [38]
    Jean-Loup Amselle, Elikia M’Bokolo, op. cit., p. V.
  • [39]
    Stanislas Spero Adotevi, Négritude et Négrologues, op. cit., p. 153.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    Richard Banégas, La Démocratie à pas de caméléon. Transition et imaginaires politiques au Bénin, Paris, Karthala, 2003, p. 51.
  • [43]
    « On nous a reproché au début de la révolution, expliquait volontiers Kérékou, de ne pas avoir d’idéologie. Alors, nous avons dit par hasard que la théorie marxiste-léniniste libérait l’homme. C’est tout. » Cité par J. Girardon, « La banqueroute selon Mathieu », L’Express, 3 février 1989.
  • [44]
    Document anonyme et inédit conservé dans les archives du musée : « Exposé à l’intention des étudiants du Centre régional d’action culturelle (CRAC) de Lomé (Togo) lors de la visite du musée d’ethnographie de Porto-Novo le jeudi 14 août 1986 et des étudiants de l’Institut régional de formation en muséologie de Niamey, en visite au musée du lundi 25 au mercredi 27 août 1986.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Paulin Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, Yaoundé, Édition Cle, 1980, p. 226.
  • [47]
    Benjamin développe cette distinction à partir de la technique du théâtre qu’il oppose à celle du cinéma. Nous renvoyons au dossier élaboré par Lambert Dousson à l’occasion de la réédition de l’ouvrage de Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique. Version de 1939, Paris, Folio plus philosophie, 2008, p. 127-142.
  • [48]
    Senghor vantait l’« émotion nègre », qu’il opposait à la « raison occidentale ».
  • [49]
    « Il s’agit donc bien, comme le dit justement Eboussi (Fabien Eboussi-Boulanga), citant Jankélévitch, d’un “malentendu doublement entendu”, où la victime se fait secrètement complice du bourreau, communiant avec lui dans l’univers artificiel du mensonge. » Paulin Hountondji, op.cit., p. 35.
  • [50]
    Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Gallimard, 1968 (1943).
  • [51]
    Ibid., p. 148.
  • [52]
    Ibid., p. 150.
  • [53]
    Ibid., p. 156.
  • [54]
    Paulin Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, op.cit., p. 72.
  • [55]
    Paulin Hountondji, « Critique de l’ethnophilosophie », Combat pour le sens, Paris, Éditions du Flamboyant, 1997.
  • [56]
    Placide Tempels, « Idée fondamentale de l’ontologie bantu », Mélanges de la philosophie bantu, recueil de textes préparé par A.J. Smet, Wezembeek-Oppem, 2000.
  • [57]
    La notion est employée par Paulin Hountondji dans un article intitulé « Occidentalisme, élitisme : réponse à deux critiques », Recherches pédagogiques et culture, n° 56, Paris, 1982, p. 58-67.
  • [58]
    Paulin Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, op.cit., p. 20.
  • [59]
    Ibid., p. 226.
[Le musée] doit être le développement des grandes richesses que possède la nation […] il doit attirer les étrangers et fixer leur attention, il doit nourrir le goût des beaux-arts, récréer les amateurs et servir d’école aux artistes. Il doit être ouvert à tout le monde et chacun doit pouvoir placer son chevalet devant tel tableau ou telle statue, les dessiner, peindre ou modeler à son gré [1].
[Le] processus d’héroïsation aboutit, dans chaque pays, à honorer des personnages revendiqués comme nationaux même si leur action s’était, en réalité, déroulée dans d’autres cadres, comme ce fut le cas de Samori en Guinée, d’El Hadj Omar au Mali, de Béhanzin au Dahomey [actuel Bénin] […] [2].

1 Dans son roman Absalon !, Absalon[3] !, Faulkner met en scène ce qui pourrait être décrit comme la scène primitive de la fondation du musée colonial, scène déterminante pour la compréhension des enjeux du musée postcolonial.

2 Sutpen, le fils d’un pauvre planteur blanc, est envoyé par son père porter un message à un riche planteur blanc. Lorsque le jeune garçon se trouve devant la porte de la plantation, il s’en voit interdire l’accès par un jeune esclave noir. Le message de Sutpen ne sera pas transmis. L’identification du garçon à la figure idéale du père que représente le riche planteur a été forclose par l’image de l’esclave noir qui, en se substituant à celle du riche planteur, l’a déligitimée en tant que porteur de l’idéal paternel. Parvenu au seuil de ce qui aurait pu être l’accès à l’image de lui-même comme fils du père, il s’en trouve irrémédiablement séparé. Le pouvoir de transmettre lui a été refusé. Et c’est ce pouvoir que son destin lui ordonne de recréer de toutes pièces, en s’autoproclamant le père d’une généalogie indemne de tout contact avec la race noire et en créant, dans sa totalité, une plantation, où il règne sur ses esclaves noirs. Ce dessein nécessite un espace « vierge d’histoire » qu’il peut modeler à l’image de son désir. Un monde qui surgit, comme lui, de « nulle part [4] », et où la généalogie commence avec son décret :

3

Immobile, barbu, la main levée, l’homme était assis sur son cheval ; derrière lui, les Noirs sauvages et l’architecte captif se pressaient en silence, armés en un inoffensif paradoxe des pelles, pioches et haches à la conquête pacifique. Alors, dans cette longue éclipse de l’étonnement, Quentin eut l’impression de les voir soudain se répandre sur les cent mille carrés de terre tranquille et stupéfaite, arracher violemment au Néant silencieux maison et jardins d’apparat et les abattre comme des cartes sur une table au-dessous de la main levée immobile et pontificale, créant Sutpen’s Hundred, le Que soit Sutpen’s Hundred comme le Que la lumière soit des temps anciens [5].

4 La plantation Sutpen’s Hundred est un espace clos qui prend la forme de l’Éden biblique. Faulkner décrit Sutpen comme le Créateur : barbu, la main levée, il trône sur le monde qu’il vient de faire naître. Il domine les éléments, la force brute – les « Noirs sauvages » – et la science, « l’architecte captif ». Il cherche à supprimer toute forme d’extériorité, de contingence, pour ne laisser place qu’à cette reproduction du même. La plantation constitue un espace clos qui lui permet de nier toute forme d’extériorité et d’antériorité au projet idéal en spatialisant le temps par la mise en scène du mythe de l’origine. Projet qui aboutit à la folie incestueuse et meurtrière au terme de laquelle ses enfants s’entretuent et lui-même devient le meurtrier de son propre fils.

5 Nous pouvons faire du roman de Faulkner le paradigme du musée postcolonial ou encore du musée à l’épreuve de la décolonisation. Tout comme Sutpen dénie l’extériorité en transformant la plantation en forteresse mythique, nous verrons que le musée postcolonial, tel qu’il s’est refondé au Bénin [6], est hanté par la tentation de spatialiser le temps et de dénier l’indétermination identitaire issue de l’époque coloniale et des phénomènes ambivalentiels qui lui sont liés, par la revendication d’une image idéale censée sceller l’identité béninoise. Le musée constitue un espace architectural délimité qui permet de mettre en scène des mythes et son institutionnalisation conjure juridiquement l’indétermination du passé, qu’il soit de l’ordre de l’histoire ou de la mémoire. Ainsi, le musée tente de colmater le temps par la mise en scène d’un récit mythique de manière à garantir sa transmission, c’est-à-dire la reproduction à l’identique.

Le modèle de transmission généalogique

6 Le musée postcolonial est l’héritier du musée colonial, lui-même dépositaire du modèle républicain du musée tel qu’il s’est figé lors de la création du Louvre par la Révolution française, dans le but d’instituer des valeurs communes afin de fédérer une société a priori hétérogène.

7 C’est pourquoi il nous semble important d’expliciter les opérations politiques tributaires du modèle de transmission moderne et d’en analyser le modèle théorique. Celui-ci peut être décrit à partir de trois opérations constitutives : l’allégorisation du patrimoine monarchique sous la forme du patrimoine national révolutionnaire [7], son institution comme modèle universel et enfin sa laïcisation. Le projet révolutionnaire utilise le musée pour garantir l’élaboration et la transmission d’une image idéale de la France républicaine et pour faire régner le principe de Raison. Cette image idéale a pour vocation de permettre la transmission généalogique de l’institution et de la société qu’elle institue, autrement dit d’imposer à ses membres un modèle d’individuation politique unique. Suivant les indications données par Catherine Perret dans son article « Pour un modèle non généalogique de la transmission », c’est à partir des analyses proposées par Pierre Legendre dans L’Inestimable Objet de la transmission[8] que nous avons envisagé ce modèle de transmission généalogique moderne typique de la création du musée révolutionnaire.

8 Dans cet ouvrage, l’auteur rapporte la transmission à la filiation et se réfère, pour définir « le » paradigme de la transmission, au modèle de filiation du droit romain dont il rappelle qu’il est à l’origine du modèle de filiation de la société occidentale. Le fondement de cette société par « le mode de classement romain » impose selon lui un « mode légal des identifications [9] » à partir de normes qui garantissent « que soit fondé par un discours socialisé le principe de Raison [10] ». Le mode généalogique de transmission ne consiste pas à dicter des règles, à cataloguer et à comptabiliser « des exemplaires indéfiniment reproduits à l’identique selon la catégorie de personnes[11] ». Il consiste à instituer la société ou le sujet par ce qu’il nomme, en se référant à Jacques Lacan, le « tiers symbolique », c’est-à-dire par le tiers fondé sur le principe de Raison juridique, lequel est posé par Legendre comme un absolu. Cette opération constitue un rituel grâce auquel l’humain passe du statut de personne à celui de sujet :

9

Cette catégorie [de personnes] elle-même fonctionne pour canaliser dans un certain sens les identifications inconscientes où se joue la confrontation à mort du sujet et de ce dont il s’agit dans la fameuse question de l’inceste [12].

10 Le principe de Raison marque ainsi le sujet juridiquement et socialement, il marque la personne aux frontières de l’inconscient : il fait œuvre de « garde-fou » pour garantir la reproduction de l’espèce et ceci en l’identifiant grâce à ce que Legendre appelle le « culte de la Référence ».

11 Cette référence absolue, par laquelle la chair est instituée, opère selon Legendre – qui là encore suit la théorie lacanienne de l’identification – par le médium de l’image. Pour développer l’importance du pouvoir symbolique de l’image comme opérateur de transmission généalogique, il analyse la couverture de la Leçon IV sur laquelle sont reproduits deux portraits photographiques qui représentent un couple bourgeois européen du XIXe siècle :

12

Ils pourraient être de n’importe où, assignés à la culture occidentale qui fabrique les parents d’une certaine façon identifiable, manœuvrant le réglage romain, chrétien, industriel enfin. Mais ils sont de Grèce, dans l’ancienne pars orientalis du défunt empire romain, adjugée à l’Orthodoxie et revitalisée par la richesse du négoce moderne. Aujourd’hui cet homme et cette femme poursuivent leur carrière généalogique, entrés dans la foule des morts, à leur place dans une chaîne familiale, où ils ont pris statut d’emblèmes [13].

13 Les deux portraits instituent donc un système de « Référence » à partir duquel se déploie le processus d’individuation. L’auteur souligne que la question n’est pas de savoir si le portrait correspond à des personnages ayant réellement été illustres mais d’en perpétuer la fiction et la répétition. C’est l’image qui instaure ainsi la référence à partir de laquelle le sujet est divisé et se perçoit comme sujet dans l’espèce. Cette image, en opérant comme emblème, désigne implicitement la légende, legenda – ce qui doit être dit –, et confère à la transmission – du moins à la transmission telle que la pense Legendre – une valeur dogmatique.

14 C’est dans le prolongement de cette analyse critique que nous étudions, dans cet article, la reconduction de l’héritage moderne (et colonial) à travers le dispositif muséographique dans un contexte postcolonial. Ainsi, la mise en œuvre du modèle de transmission généalogique et son pouvoir d’institution par la référence à un Tiers, supposé créer des identifications idéales, étaient déployés dans les colonies africaines par l’Institut français d’Afrique noire.

15 Aux Indépendances, le Dahomey (le Bénin depuis le 30 novembre 1975) s’est emparé de ce dispositif de transmission en en transformant la finalité politique. L’image idéale mise en scène dans le musée n’avait plus pour but de permettre l’identification à la France coloniale mais à la République dahoméenne (fondée en 1958) et aux différents régimes politiques qui se sont succédé depuis le départ de l’administration coloniale française en 1960.

16 En menant cette étude à travers différents musées au Bénin, nous avons été cependant confrontés à un double constat : les institutions muséographiques sont toutes tributaires du modèle de transmission généalogique analysé ci-dessus et cherchent toutes à susciter des identifications idéales ; mais ce n’est pas le recours à un Tiers, à un Référent absolu, qui opère la transmission. Ainsi pourrons-nous observer dans un deuxième temps que le modèle de transmission dogmatique institue des identifications idéales sans qu’elles garantissent pour autant la reproduction du même ou encore de l’identique. Nous serons ainsi amenés à constater que le modèle de transmission généalogique, tributaire d’une conception de la modernité identifiée au culte de la Raison, produit des effets paradoxaux de transmission.

Un autre concept de la modernité

17 La philosophie benjaminienne nous a permis d’élaborer la critique du modèle de transmission généalogique proposé par Legendre en tant qu’il est inhérent à une certaine construction du concept de modernité. C’est en effet contre le modèle généalogique de la transmission que Benjamin permet de penser en soulignant qu’il y a une « transmission qui est catastrophe » :

18

De quel péril les phénomènes sont-ils sauvés ? Pas seulement et pas principalement du discrédit et du mépris dans lequel ils sont tombés, mais de la catastrophe que représente une certaine façon de les transmettre en les « célébrant » comme « patrimoine ». Ils sont sauvés lorsqu’on met en évidence chez eux la fêlure. Il y a une tradition qui est catastrophe [14].

19 Benjamin souligne le lien qui existe entre une conception de la modernité identifiée au progrès et une politique de transmission qui constitue les phénomènes historiques en objets passés en leur attribuant un sens à la fois déterminé et unilatéral. La catastrophe de la politique de patrimonialisation consiste en ce qu’elle coupe les phénomènes de leur ambivalence pour les circonscrire par un sens. Les phénomènes deviennent des objets de discours qui sont placés dans la représentation comme autant de pièces d’un puzzle dont la construction est élaborée a priori. La philosophie de l’histoire de Benjamin distingue cette politique, qu’il dénonce comme « catastrophe », d’une politique qui, dit-il, tient compte de la « fêlure », à savoir de l’ambivalence constitutive de ce qui n’apparaît comme passé qu’aux yeux d’un « aujourd’hui » dont le désir est par définition conflictuel. La modernité que dénonce Benjamin est celle qui procède par recouvrement de la fêlure. Elle transforme les phénomènes en emblèmes ou encore en « butin de guerre » :

20

L’identification au vainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment. Pour l’historien matérialiste, c’est assez dire. Tous ceux qui à ce jour ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui gisent à Terre. Le butin, selon l’usage de toujours, est porté dans le cortège. C’est ce qu’on appelle les biens culturels [15].

21 La célébration du patrimoine relève d’une politique de transmission dont la finalité consiste à emblématiser la victoire du régime en place. Benjamin qualifie ainsi de barbare cette opération politique de transmission qui transforme les phénomènes en « butins de guerre », dans la mesure où elle sacrifie le travail nécessaire qui consiste à rendre ces phénomènes transmissibles au profit de leur transmission en tant qu’emblèmes idéalisés qui renverraient aux idéaux de telle société donnée.

22 Le texte consacré par Benjamin au tableau Angelus Novus de Paul Klee nous permet d’expliciter la notion de « fêlure » de la transmission à partir du concept d’image dialectique :

23

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès [16].

24 À travers le tableau de Klee, Benjamin montre que l’Ange de l’Histoire est pris dans un double mouvement antinomique qui constitue ce qu’il appelle « une dialectique à l’arrêt », une dialectique arrêtée dans une image. Ce point est fondamental parce qu’il pose la question de la temporalité au cœur de l’image. Il montre comment la tension qui anime le présent opère comme le fait un négatif plongé dans une solution photographique d’où progressivement l’image se détache de la pure impression matérielle constituée par l’« amoncellement des ruines » passées. L’image se construit dans la contradiction qui d’un côté pousse l’Ange vers l’avant, sous la pression de la « tempête qui s’est prise dans ses ailes » et qui souffle depuis le paradis du progrès, alors que lui-même lui tourne le dos et qu’il regarde le « monceau de ruines » qui se déploie sous ses yeux.

25 Benjamin illustre ici la tension qui naît de ce que l’Ange de l’Histoire est pris dans cette contradiction qui consiste à voir se déposer le tas de ruines, le signifiant brut et insensé, tout en étant poussé ailleurs, dans la tempête du progrès, lequel correspond à l’image idéale, au « paradis » du sens. L’« image dialectique [17] » cristallise cette tension dont il est impossible de « sortir », entre l’aspiration à l’idéal qui est identifié au progrès et l’amoncellement des espoirs ruinés. C’est-à-dire qu’il est poussé par/vers le progrès et voit que ce qui prend la forme d’un enchaînement d’événements conduisant au « paradis » n’est en fait qu’un tas de boue, un reste in-signifiant.

26 Dans son article consacré à la transmission, Catherine Perret fait de la philosophie de Benjamin le creuset d’un modèle de transmission non généalogique à partir duquel conceptualiser cette autre modernité qui se dessine à travers sa philosophie. Rappelant une lettre de Benjamin à Gershom Scholem, dans laquelle il affirme au sujet de Kafka « [qu’]il renonça à la vérité pour ne pas lâcher la transmissibilité [18] », Perret explicite la notion benjaminienne de « noyau temporel » de la vérité à partir de la distinction entre l’hypothèse d’une transmission intégrale et sans reste de la vérité assimilée à l’Idée, et le travail consistant à rendre cette vérité transmissible en image à partir de ses apparitions historiques et contingentes. Là où la transmission généalogique transforme les phénomènes en emblèmes intemporels, le « rendre-transmissible » renonce à la production d’un sens au profit de l’expérience des effets de réécriture du temps. L’objet de l’écriture n’est pas nécessairement, comme le montre l’exemple de Kafka, de transmettre un contenu qui aurait un quelconque fondement originel, ni d’employer l’histoire pour « révéler » des vérités intemporelles, mais de garantir la transmissibilité, c’est-à-dire d’élaborer une expérience partageable de la temporalité.

27 Ainsi, la transmission garantit une expérience collective que Benjamin, selon Catherine Perret, analyse à partir de l’exemple du signe paradoxal qu’est le signe photographique. C’est à partir de l’image photographique que l’auteur élabore une théorie inédite de la symbolisation indexée sur la logique de la mémoire assumant précisément l’articulation antinomique entre indicialité, ou régression, et symbolisation :

28

C’est ainsi que le penseur juif qu’était Benjamin, trahissant l’interdit de la représentation, fait de la vérité transmissible une vérité qui surgit en image, et en image accidentelle, passagère, mortelle. Tel est l’essentiel de cette théorie de la transmission qui ne se fonde pas sur un continuum de la conscience maîtrisant le passé au fur et à mesure de son avènement mais sur la discontinuité de fragments mnésiques, revenant d’un passé inconnu, comme des flashs remontant du passé au présent, flashs aussi aléatoires qu’éphémères, expression d’un fonctionnement de la mémoire étranger au fonctionnement de la conscience [19].

29 Dans cette perspective, l’image photographique transmet précisément parce qu’il y a discontinuité, parce qu’elle s’inscrit dans la fêlure qui s’ouvre entre le signifiant et le signifié. L’identification qu’elle induit n’opère pas via un référent stable et intemporel mais via l’absence de référent « absolu » et par le mouvement de décollement, de déplacement entre des référents partiels, transitoires et hétérogènes. Ce mouvement est la condition pour que surgisse la vertu symbolique de cette image :

30

Deux éléments constituent la photographie en modèle théorique dans cette réflexion sur la transmission : son caractère régressif d’une part, qui tient à son statut indiciel et au devenir reproductible impliqué dans la photographie elle-même, et sa puissance de nommer qui est la puissance d’identification par excellence, puisqu’elle me constitue en sujet et en passeur de ce par quoi je suis nommé [20].

31 C’est précisément le caractère indiciel qui fait de la photographie une empreinte dont l’image ne dit rien et dont le caractère régressif obéit à la logique de la mémoire, et un signifiant qui peut donner momentanément sens à cette mémoire.

32 Si le signe photographique transmet, ce n’est donc pas en posant une grille de lecture, une « référentialité » à partir de laquelle décrypter et re-signifier les traces du passé – puisque ce geste, nous l’avons vu, consiste à recouvrir, à colmater, la faille en prescrivant un lien essentiel entre signifiant et signifié. C’est au contraire en s’appuyant sur la fragilité de l’indice, son « infirmité symbolique » apparente, et sur sa déqualification en tant qu’image reproductible en série, image ready-made, pour libérer de nouvelles voies d’identification.

33 Ainsi Catherine Perret observe-t-elle à propos de l’image photographique que c’est paradoxalement le devenir artefact du passé qui parvient à créer de la transmissibilité. C’est parce que la photographie livre un passé industrialisé de l’histoire, en tant qu’« image qui adhère au réel tout en le transformant en copie reproductible », à la fois trace concrète et machine à abstraire, qu’elle est un vecteur d’identification :

34

L’image en appelle au nom, ici, c’est l’innommable photographique, c’est l’impossibilité d’identifier cette empreinte curieusement abstraite, c’est l’effondrement du référent, le fait que dans le signe photographique se dénoue la complicité du réel, de l’image et du nom [21].

35 Le modèle de transmission analysé ici procède par « involution » : l’identification n’opère plus en référence à une projection idéale, mais par l’identification à ce reste dé-symbolisé et abstrait. Elle engage des pratiques de réécriture des traces, dont le modèle est davantage à trouver du côté des procédures de collage et de montage que du côté du récit et de l’histoire.

36 Ainsi pouvons-nous souligner la distinction entre deux modèles de transmission : le premier, porté par Legendre, postule l’érection d’images idéales auxquelles le sujet est censé s’identifier ; le second, analysé par Benjamin, fait de la transmission une pratique de réécriture de la trace. C’est cette ambivalence que nous tâchons d’expliciter à travers l’introduction du musée républicain dans les colonies françaises dans les années 1930. Ainsi analysons-nous dans cet article le projet politique qui consistait, pendant la période coloniale, à susciter une identification aux valeurs de l’empire colonial français, et depuis l’Indépendance, au Bénin (ex-Dahomey). Si les finalités sont distinctes, l’instrumentalisation politique du musée est la même dans la mesure où il s’agit, dans les deux cas, d’élaborer une identité nationale à travers l’érection d’images idéales. Nous observerons ainsi la bivalence de la transmission à l’œuvre dans les institutions coloniales et postcoloniales : elles mettent en scène des représentations idéalisées ou mythifiées des sociétés « indigènes » et engagent simultanément des pratiques de réécriture de la trace.

Mises en scène d’un soi comme Autre

37

Le 1er août 1960, le Dahomey entrait dans une phase nouvelle de l’histoire d’un peuple définitivement affranchi de toute servitude coloniale ; il devenait indépendant, c’est-à-dire qu’il devenait maître de son orientation politique, de sa conception économique et sociale [22].

38

Le musée d’ailleurs n’est rien, ne signifie rien, ne peut rien signifier, là où règne une trame auto-satisfaisante qui trouble la vue, où le secret mépris des autres a gâté les cœurs, là où, avoué ou pas, le racisme dessèche toute sympathie ; qu’il n’a rien à signifier, si le musée ne sert qu’à augmenter les jouissances de l’amour-propre […] [23].

39 Le gouvernement français de l’entre-deux-guerres a créé l’Institut français d’Afrique noire pour recenser et classifier des données rapportées par les chercheurs et les administrateurs coloniaux. L’IFAN est ainsi un organe de production et de diffusion du savoir sur l’Autre, qui désigne dans ce contexte le colonisé. L’Institut œuvrait simultanément pour la métropole et pour les colonies : sa mission consistait d’une part à réconcilier la population de la métropole avec l’entreprise coloniale (grâce au musée de l’Homme et au Palais des Colonies à Vincennes), et d’autre part, à faciliter l’investigation dans les colonies.

40 Malgré leur ancrage colonial, les musées n’ont pas disparu à l’Indépendance [24]. Au contraire, ils ne cessent de proliférer, ce qui prête à croire qu’ils constituent un enjeu important pour les acteurs culturels et pour les politiciens des anciennes colonies. La menace d’instabilité politique dans les années 1960 a poussé les nouveaux chefs d’État à développer un sentiment national pour éviter que les minorités ethniques revendiquent chacune leur part de reconnaissance. L’objectif était d’anticiper ces revendications et de renverser le phénomène en absorbant les diversités culturelles par le concept unificateur de la nation :

41

Dans la grande majorité des États nouvellement indépendants, le musée est conçu comme un outil de diffusion de l’idée de nation. Cependant, cette représentation de la nation à construire est le plus souvent confiée à des Européens, parfois les mêmes qu’à l’époque coloniale [25].

42 Il s’agit donc d’analyser comment la reconduction du mythe opère au sein du musée d’ethnographie créé dans un contexte politique instable. Le moment des Indépendances a eu pour effet de créer une situation d’urgence face à laquelle les dirigeants politiques devaient instituer des valeurs communes à partir desquelles fédérer les sociétés devenues nationales. Nous pouvons observer que le ministre de l’Éducation du parti dahoméen de l’unité (PDU) élabore un discours national fort, ayant pour but de se démarquer de la multitude de partis politiques qui s’étaient constitués lors de la décolonisation française [26] :

43

Face à ces tâches multiples et lourdes, notre souci ne varie pas. Promouvoir une culture nationale vivante et ouverte, former non seulement des cadres compétents mais des hommes complets et des citoyens sérieux. […] Nous sommes décidés à réussir. Pour cela nous bâtirons les circonstances favorables s’il le faut, car l’homme réalisateur ne les attend pas. Mais nous souhaitons surtout que tous les nationaux nous aident à triompher, d’autant plus que notre succès honore d’abord la nation, en définitive seule juge de nos actes de responsables [27].

44 C’est dans le cadre du projet politique de consolidation de la nation que le musée d’ethnographie Alexandre-Sènou-Adandé a été inauguré au Bénin. Son étude nous permet de montrer comment le phénomène colonial s’exprime dans l’ethnographique [28] après l’indépendance politique du pays. Nous verrons à travers cet exemple que c’est avec l’ethnographie qu’émerge la production de récits mythifiés ayant pour but de consolider l’image de la nation.

45 L’analyse d’un exemple particulier nous permettra d’observer la bivalence de la transmission dans l’institution, c’est-à-dire qu’elle érige des images idéales, héroïques, qui engagent une identification dogmatique à laquelle résiste toutefois la transmission que nous avons qualifiée de « non généalogique » et qui au contraire invite à d’incessantes opérations de réécriture du passé.

Le musée d’ethnographie Alexandre-Sènou-Adandé (MEASA)

46 Situé à Porto-Novo, capitale administrative du Bénin, le MEASA est installé dans un bâtiment colonial construit en 1922. Le musée est inauguré en 1966, et rebaptisé deux ans après la fin du régime marxiste-léniniste, soit le 28 août 1993, en hommage à l’un des premiers ethnologues du Dahomey. Alexandre Sènou Adandé, qui fut ministre des Finances et du Budget du parti dahoméen de l’unité (PDU) en 1960, occupait en effet la fonction, avant les Indépendances, de chef du département d’ethnographie de l’IFAN-Dakar. Il a effectué des stages et des voyages d’étude au musée de l’Homme à Paris, au musée de Tervuren en Belgique, et a également participé à des expositions consacrées à l’art africain au Sénégal, au Ghana et au Mali [29]. Le musée porte ainsi le nom d’un homme qui a d’une part été un acteur important dans le développement de l’ethnographie au Dahomey, et qui a d’autre part occupé une fonction politique à l’Indépendance du pays. Il symbolise de ce fait la réappropriation nationale d’un pouvoir exercé par les membres de l’administration coloniale française. Nous voyons ainsi que le pouvoir colonial de l’ethnologie n’a pas été déconstruit avec l’Indépendance, mais qu’il a changé de finalité politique.

47 Vivre, naître et mourir en République du Bénin est le titre de l’exposition permanente du musée. Elle cherche à « vous introduire aux coutumes des peuples du Bénin à travers l’exemple de trois cas de grands groupes socioculturels ». Le ton du cartel est une invitation au voyage qui rappelle celui des prospectus touristiques :

48

Les Nago, inventeurs des masques « Guélédé », les Bétammaribé, grands architectes bâtisseurs des célèbres « tata » dits tata somba et héritiers d’un système de mariage très complexe, les Adja-Tado, riches d’une représentation funéraire singulière. Laissez-vous séduire par la sécurité avec laquelle l’Africain envisage l’au-delà. L’homme, tel un combattant, parcourt la vie en expérimentant sa faiblesse et sa soumission à la nature, la joie de la fécondité et la tristesse du vieillissement. Au cours de cette exposition, vous vivez toutes ces émotions [30].

49 La diversité des objets est fidèle à la mission ethnographique définie dans les années 1930 : récolter les traces matérielles des sociétés afin d’expliciter leurs structures supposées inconscientes. Le discours muséographique attribue aux objets conservés dans le musée une fonction métonymique, c’est-à-dire qu’ils témoignent d’une pratique et d’une identité considérées comme des entités atemporelles. Les objets sont institués comme emblèmes d’une société au même titre que les photographies analysées ci-dessus par Pierre Legendre.

50 Nous voyons que l’institution occulte son pouvoir d’institution des objets en patrimoine national, en les présentant comme des entités atemporelles et paradigmatiques de cultures décontextualisées. Elle apparaît comme le lieu de conservation de ce qui est postulé être la trace d’une origine. Ce qui est passé sous silence, c’est la relation des objets à un lieu, et le pouvoir de réécriture de l’institution muséographique. Le musée d’ethnographie parvient à subsumer les objets en patrimoine national de manière à répondre à l’enjeu politique formulé par les premiers leaders indépendants.

51 Nous pouvons remarquer un changement du discours institutionnel : le terme d’« ethnie » est remplacé par celui de « groupe socioculturel » et l’identité nationale est présentée sous les aspects de la « diversité culturelle ». Mais cette nouvelle terminologie ne questionne pas le pouvoir institutionnel de l’ethnographie et reproduit de ce fait ses lacunes, à savoir la non-représentation d’un certain nombre de personnes non identifiables à des groupes ethniques particuliers et/ou la présentation de populations hétérogènes et de compositions complexes sous une appellation ethnographique commune.

52 Si nous nous en tenons au discours institutionnel, la diversité socioculturelle, symbolisée par le choix hétéroclite d’objets répartis sur l’ensemble du territoire, est réinvestie par une identité nationale, unifiée sous le terme de « communauté béninoise ». Elle-même est subsumée par une identité globale, celle de l’« Africain », dont le guide nous annonce qu’il constitue un modèle de sagesse pour l’Occident. La question est de savoir si le postulat d’une « sagesse noire » constitue un enjeu politique efficient pour les pays africains, ou s’il ne reproduit pas simplement une image mythique de l’Afrique élaborée par les ethnologues, fascinés par l’« étrangeté », la « différence », qu’ils découvraient au cours de leurs expéditions.

53 Un certain nombre d’acteurs culturels reconnaît que l’institution muséographique est « en souffrance [31] ». Ils expliquent les difficultés des musées africains par l’« endémie » provoquée par le pillage des objets aujourd’hui conservés dans les musées occidentaux. Or, dans une étude consacrée aux fonds de l’ancien Dahomey constitués entre 1894 et 1944 pour le musée de l’Homme, Rachida de Souza souligne que la dispersion du patrimoine africain, ou de ce que les Occidentaux ont institué comme tel, ne justifie pas l’absence d’une « réappropriation intellectuelle par les Béninois de leur patrimoine [32] ». La sociologue dissocie le problème de la privation des objets « patrimoniaux » par les pays africains du rôle que les institutions culturelles ont à jouer pour les sociétés contemporaines. Elle dénonce ainsi l’absence de ressaisissement de la question du patrimoine par les acteurs culturels béninois, toujours mimétiquement engagés dans la reproduction d’une méthodologie balbutiante. Elle fonde cette critique sur l’idée que le patrimoine national ne se limite pas aux objets pillés par les administrateurs coloniaux. Les enjeux identitaires de la société béninoise cristallisent au contraire des objets bien plus vastes et hétérogènes que ne le propose la notion de patrimoine héritée de la période coloniale.

54 Son analyse est implicitement fondée sur l’idée que les discours patrimoniaux prêtent, ou feignent de prêter, une réalité ontologique aux objets institués comme patrimoine. Or, critiquer cette posture dogmatique nécessite un décollement de l’image idéale. Il opère par une pratique de montage et de réécriture de la trace – opérations auxquelles se livre l’institution elle-même pour forger son image. Nous verrons qu’un certain nombre d’intellectuels béninois se livrent à cette déconstruction en aiguisant des outils théoriques. Mais nous pouvons souligner que le musée d’ethnographie porte en lui-même les limites de l’identification idéale. Les visites des musées sont toujours effectuées par un guide qui se livre à des récits qui diffèrent en fonction de son interlocuteur, de sa propre position sociale ou tout simplement de son humeur. Ainsi, l’image idéale élaborée par l’institution est plus ou moins reproduite en fonction de la visite. L’indétermination identitaire qui qualifie toute société résiste au discours patrimonial mis en scène au musée. Ainsi, les visites guidées actualisent et transforment le discours officiel, faisant de ce lieu un espace partageable de la temporalité. Les différents récits élaborés ou improvisés par les guides transforment les objets institués comme emblèmes culturels en référents partiels, transitoires et hétérogènes. Ainsi, en passant du temps avec le personnel, l’attitude révérencieuse exigée par l’institution disparaît rapidement. Il semblerait que cette image idéale véhiculée par le musée a pour seule fonction de répondre aux attentes d’un public étranger.

55 De nombreuses études [33] contestent aujourd’hui la distribution conceptuelle à laquelle a donné lieu l’ethnologie, élaborant une topographie ethnique en la présentant comme une découverte, comme la révélation d’une réalité fondamentale, à caractère essentialiste.

Reconduction des recherches ethnographiques des années 1930

56 Du concept inachevé de la négritude, on est passé à celui, très vague et surtout très habile, de l’âme noire ; enfin, à l’incertitude d’une pensée sans réquisit ni fondement dont le seul titre est la frénésie qui, paraît-il, doit régénérer le monde : le monde africain et le reste [34].

57 La remise en question des constructions identitaires au Bénin apparaît principalement dans les travaux anthropologiques contemporains dans la mesure où ces recherches complexifient ou critiquent les études antérieures [35]. Ce phénomène est explicitement théorisé dans l’étude dirigée par les deux anthropologues Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo et dans laquelle ils soulignent la nécessité de déconstruire une représentation du monde héritée de l’ethnologie et qui, lorsqu’elle est employée par les journalistes aujourd’hui, rend inintelligible la réalité dont ils prétendent traiter. Ainsi élaborent-ils une étude critique de la notion d’« ethnie » et des réalités qu’elle présuppose. Ils précisent bien qu’il ne s’agit pas de nier l’existence d’ethnies, mais d’en rappeler la construction historique. Ils dénoncent la persistance d’une image « primitive » des sociétés, construite au cours de la longue épopée coloniale. Ils soulignent que la reconduction de la grille de lecture ethnographique obscurcit l’analyse des conflits politiques qui se déroulent sur le continent africain et, plus grave encore, que les Africains eux-mêmes se sont réapproprié cette représentation. Ainsi, la cartographie imaginaire élaborée par les ethnologues des années 1930 a-t-elle fini par constituer une identité « propre » :

58

Dans cette perspective, la manière dont les indigènes se perçoivent eux-mêmes serait liée à l’effet en retour des récits d’exploration et de conquête ainsi que des textes ethnologiques coloniaux et post-coloniaux sur leur conscience d’eux-mêmes [36].

59 Dans la mesure où l’identité est toujours une construction, il pourrait sembler vain de contester l’artisan de la représentation. Les auteurs ne semblent pas polémiquer sur ce point, mais sur le fait que cette « identité » est instituée comme une forme essentielle et « pure ». Or, c’est précisément ce point qui est à l’origine de conflits et de manipulations idéologiques [37]. L’objet de leur recherche consiste donc à déconstruire le « caractère colonial des catégories ethniques » alors même que c’est tout particulièrement avec l’ethnologie, qui a pris son essor avec Griaule et les fonctionnalistes anglais, que la représentation d’un continent figé s’est cristallisée :

60

Ce sont bien en effet les représentants de l’école fonctionnaliste anglaise et de l’école de Griaule qui ont figé les sociétés africaines dans une mono-appartenance ethnique [38].

61 L’ethnologie universitaire a décontextualisé les sociétés qu’elle étudiait en les transformant en images idéales. Les objets étaient considérés comme des métonymies et leur étude consistait à « révéler » des systèmes. À travers l’étude du musée d’ethnographie de Porto-Novo, nous avons pu observer la persistance de cet héritage colonial et la faiblesse de son autocritique. La grille de lecture ethnographique de l’IFAN est toujours en œuvre même si la notion d’ethnie est aujourd’hui remplacée par le terme de « groupe socioculturel ». Le changement de terme masque l’absence d’une prise de position critique à l’égard de l’ethnologique. En nous référant à l’analyse de Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, nous pouvons interpréter le changement de vocabulaire comme un signe de reconduction de cet héritage par les acteurs culturels contemporains. Il faut préciser que ce changement se situe au niveau du discours théorique, et nous pouvons souligner que ces sociétés, dont l’identité est débattue dans les sphères politiques, ne se réduisent pas aux représentations qui leur sont attribuées. Nous l’avons évoqué à travers les guides des musées qui performent le discours en fonction des visites, nous pouvons souligner un autre phénomène, à savoir la prolifération de musées privés. L’objectif républicain du musée est victime de son propre succès dans la mesure où de plus en plus d’individus, des notables, des rois ou des intellectuels construisent leurs propres musées dans lesquels ils réécrivent l’histoire officielle présentée dans les musées publics. Ils utilisent généralement ces lieux d’exposition dans le but de s’octroyer une légitimité locale, pouvant parfois contredire les récits autorisés. Dans ce cas, ce ne sont plus les guides qui déjouent le discours du musée, c’est la présence d’autres espaces de transmission qui brouillent une lecture idéalisée de l’histoire nationale, négociant leur représentativité sur l’échiquier national et plongeant de fait les récits mythiques dans des tensions identitaires contemporaines. Mais ces musées privés sont aussi des lieux de constructions identitaires qui se réfèrent, au même titre que les institutions postcoloniales, au modèle de transmission généalogique analysé au début de cet article.

62 Un certain nombre d’intellectuels béninois dénonce cette identification malheureuse dans la mesure où elle enlise les sociétés dans un discours identitaire dogmatique. Il s’agit en quelque sorte d’invalider des discours qui peuvent être dangereux, lorsqu’ils servent des causes idéologiques, ou simplement inopérants lorsqu’il s’agit de penser la réalité effective des sociétés.

Identification malheureuse : deuil et mélancolie

63 Qu’on nous laisse jouir autrement de nos cacahouètes et de nos bananes [39].

64 La négritude, c’est la dernière née d’une idéologie de domination, c’est l’aboutissement de plusieurs décades d’ethnologie, c’est le commencement du nouveau mode de repossession [40].

65 Tant que le nègre poète ne s’insérera pas dans le combat de son peuple, tant qu’il n’acceptera pas de trahir ses maîtres, il sera négrologue, négrophile. Il fera de la négritation, il fera de la négritude, mais du nègre il ne parlera pas [41].

66 Stanislas Spero Adotevi est un intellectuel béninois dont l’éloquence et les positions provocantes ont suscité à la fois admiration et contestation. L’Unesco refusera de publier, sans remaniements, le discours prononcé à l’occasion d’une conférence contre le racisme en 1971. Nous pouvons développer la critique implicite que l’auteur adresse aux acteurs culturels à travers sa condamnation du musée. Il s’appuie sur l’argumentation anticoloniale développée par les communistes, en France, dans l’entre-deux-guerres. Identifiant la colonisation au capitalisme, il a déplacé la question de la couleur de peau vers celle du statut social. Il est particulièrement offensif car le pays, même pendant la période marxiste-léniniste, semblait docilement répondre aux exigences culturelles prônées par les bailleurs de fonds étrangers. Ainsi, douze ans après l’arrivée au pouvoir de Mathieu Kérékou, leader communiste, la contestation de l’héritage colonial demeure ambiguë :

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Simple ciment de l’alliance entre Ligueurs et militaires, l’adoption du marxisme-léninisme est restée, dans une large mesure, d’ordre rhétorique et symbolique. Le parti de la révolution populaire du Bénin, on l’a dit, n’a jamais été autre chose qu’un « club privé », au sein duquel se jouait néanmoins l’essentiel des luttes factionnelles [42].

68 Le coup d’État militaire mené par Mathieu Kérékou devait justifier le changement de pouvoir par une référence idéologique et c’est pour cette raison qu’a été brandi le discours de la libération de l’homme [43]. Richard Banégas précise que la phase radicale de la révolution aura duré peu de temps, c’est-à-dire entre 1974-1975 et 1979-1980. Ainsi, la critique à l’égard de l’héritage colonial – comme système de domination capitaliste – n’avait que peu de place dans la pratique politique. C’est ainsi que les acteurs culturels se retrouvent paradoxalement à poursuivre et honorer l’héritage laissé par la colonisation. Les déclarations du conservateur du musée d’ethnographie de Porto-Novo de l’époque, Wayidi Adamon, traduisent la faiblesse du discours de ceux qui sont en charge de l’héritage colonial :

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Il y a très peu d’années passées, l’Afrique ne disposait de rien d’autre dans le domaine des musées. Il y a très peu d’années passées, l’Afrique s’est mise en lutte pour retrouver son rang dans les problèmes de la création des musées en développant des vestiges que nous ont laissés nos colonisateurs par le biais de l’IFAN [44].

70 Certes, ce qui est en jeu dans ce discours, c’est la « sauvegarde d’un patrimoine africain » qu’il pose comme « l’identité de la culture africaine », celle-ci étant la « détermination de ce que nous sommes » [45]. Or c’est précisément cette identité que conteste Adotevi, qui voit derrière cette notion une image idéale qui masque la transformation de la culture africaine en marchandise. L’analyse et la critique d’Adotevi sont beaucoup plus fondées sur la théorie marxiste que les discours des dirigeants marxistes-léninistes qui ne font que déplacer les frontières raciales. Il dénonce le particularisme culturel visant à masquer la domination de classe. Il montre que la valorisation de l’« identité africaine » ne fait que reproduire la représentation des « sauvages » que les colons ont façonnée. Ainsi, la notion de « négritude » chantée par Senghor devient problématique dans la mesure où elle prend appui sur les recherches des sciences humaines de la France des années 1930.

71 Le philosophe et ancien ministre de la Culture du Bénin, Paulin Hountondji, est également très sévère quant à la politique menée par les dirigeants de son pays depuis les Indépendances. Il critique lui aussi le concept de négritude, en distinguant l’usage que Césaire en a fait, à un moment donné de l’histoire, dans un but politique, et le magma idéologique dans lequel a versé Senghor :

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L’exaltation des cultures noires fonctionne seulement chez Césaire comme un argument d’appoint en faveur de la libération politique, tandis qu’elle fonctionne chez Senghor comme un alibi servant à éluder le problème politique de la libération nationale [46].

73 La distinction entre les deux conceptions de la négritude rejoint la distinction benjaminienne de la politisation de l’esthétique et de l’esthétisation du politique [47]. La revendication de la négritude par Senghor pose comme effective l’image construite par la France coloniale, et masque ainsi la reconduction de l’idéologique qui se joue avec les Indépendances. Or, ce que refusent Adotevi et Hountondji, c’est la validation et la reconduction de cette image idéale du « nègre [48] » qui, selon eux, ne fait que recouvrir d’un voile idéal une réalité bien plus complexe.

74 Paulin Hountondji est extrêmement sévère à l’égard des intellectuels africains qui posent comme acquis ce qui précisément reste à construire. Dans son ouvrage Sur la « philosophie africaine », il déclare qu’accepter les moindres prémisses de la pensée ethnologique conduit à « une pensée où la victime se fait complice du bourreau [49] ».

75 Nous pouvons expliquer l’ambivalence d’un certain nombre d’intellectuels et d’acteurs culturels béninois à l’égard de la colonisation, ou plutôt de la décolonisation, à travers la distinction freudienne du deuil et de la mélancolie [50]. L’analyse freudienne du mécanisme psychique face à la perte d’un objet, qui est ici en l’occurrence la présence coloniale, permet d’expliciter le blocage qu’opère l’identification de la victime au bourreau dénoncée par Paulin Hountondji.

76 Le deuil et la mélancolie, nous dit Freud, sont des réactions à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. La violence du deuil est liée à l’épreuve de réalité qui souligne l’absence de l’objet aimé (ou idéalisé). Le deuil se caractérise par un retrait libidinal des liens qui retiennent la personne à l’objet perdu [51]. Le désinvestissement libidinal de l’objet disparu peut être violent, et parfois maintenir l’objet par une psychose hallucinatoire. Mais Freud précise que généralement, la réalité finit par l’emporter dans le cas du deuil, mais pas dans celui de la mélancolie. La pathologie est ici liée au refoulement de la perte de l’objet : « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c’est le moi lui-même [52]. » Freud souligne que la libido du mélancolique est retirée dans le moi, opérant une identification du moi à l’objet abandonné :

77

L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné. De cette façon, la perte de l’objet s’était transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et la personne aimée en une scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification [53].

78 La mélancolie résulte de l’idéalisation de l’objet perdu, et l’objet idéal est mis à la place du moi. Freud souligne que la substitution de l’idéal au moi conduit à la dépression ou au suicide. Le mélancolique retire la part érotique de la libido mais pas la part narcissique et c’est de ce fait que l’idéalisation demeure, contrairement au deuil, et se retourne contre le moi.

79 Le processus de régression analysé par Freud doit, selon Paulin Hountondji, être interrompu par l’élaboration d’une critique. Celle-ci a pour objet d’interrompre le processus d’identification du moi à l’objet perdu, qui est ici l’idéal colonial : Paulin Hountondji souligne l’importance de la critique de cet héritage pour sortir du discours mystificateur :

80

Ce faisant, nous élargissons en fait l’horizon étroit qui avait été jusqu’ici imposé à la philosophie africaine et donnons à celle-ci, comprise désormais comme une réflexion méthodique, les mêmes visées universelles que celles auxquelles prétend n’importe quelle autre philosophie dans le monde. Nous ruinons, en somme, la conception mythologique dominante de l’africanéité et revenons à l’évidence toute simple, toute banale, que l’Afrique est avant tout un continent, et le concept d’Afrique un concept géographique, empirique, non un concept métaphysique. En « démythologisant » ainsi l’idée d’Afrique et de philosophie africaine, nous ne visons qu’à libérer notre sens théorique de tous les préjugés et obstacles intellectuels qui en avaient jusqu’ici bloqué l’essor [54].

81 Paulin Hountondji élabore une pensée critique de l’ethnophilosophie – un mode de pensée « primitif » qui s’opposerait à la raison occidentale – théorisée par le père Tempels, missionnaire belge né en 1906. Celui-ci effectue une mission au Congo (ex-Zaïre) en 1933 et se consacre à l’étude des populations qu’il rencontre. Il est devenu célèbre à travers un livre intitulé La Philosophie bantoue[55], dans lequel il défend l’idée qu’il existe une philosophie bantoue (bantu) :

82

Je voudrais dans cette étude indiquer et expliquer aussi clairement que possible le concept caractéristique de l’ontologie bantu, peut-être même le concept fondamental de leur ontologie. Ce concept fondamental s’avérera peut-être même le concept fondamental de l’ontologie de tous les primitifs [56].

83 Paulin Hountondji critique ce texte en soulignant qu’il introduit l’idée de particularisme philosophique opposant le monde de la raison occidentale à celui du mythe africain. L’idée d’une Afrique disposant d’une philosophie primitive séduit un grand nombre d’intellectuels africains et européens. Elle semblerait postuler une égalité entre le continent africain et l’Europe. Or, Paulin Hountondji souligne que cette construction théorique est indissociable du rôle politique que joue le missionnaire en Afrique. Il observe que le continent africain est ainsi unifié et marginalisé par ce « discours mystificateur [57] ». À travers la critique de l’ethnophilosophie, Paulin Hountondji critique l’ambivalence inhérente à l’ethnologie :

84

Le penseur humaniste [Tempels] se démasque ainsi comme un véritable gardien de l’ordre colonial, et ses fumeuses abstractions comme des moyens très concrets au service d’une politique elle-même concrète : la sauvegarde de la domination impérialiste [58].

85 Paulin Hountondji élabore une pensée critique du discours qui maintient le continent africain dans un ancrage mythique et par conséquent marginalisé. Toutefois, le travail critique de l’ethnologie n’a pas encore été effectué dans les institutions culturelles qui demeurent ainsi, jusqu’à présent, les lieux d’une « hypertrophie du nationalisme culturel [59] ».

86 Les musées d’ethnographie situés en Europe ou dans les anciennes colonies partagent, pour la plupart, un héritage colonial qui institue un modèle de transmission généalogique, ou encore idéale : les musées fabriquent des héros afin de fédérer des groupes humains historiquement et culturellement distincts.

87 L’objet de cet article était d’expliciter la teneur idéologique du discours du musée, dont il faut toutefois préciser qu’il engendre des formes de détournement passionnantes dès lors que l’on se place du point de vue des pratiques mémorielles qu’il engendre. Nous avons pu l’observer à travers le rôle des guides dans les musées publics béninois et, à une autre échelle, par la prolifération anarchique des musées privés au Bénin. Ces détournements et réinterprétations sont la preuve que dans les musées opère, parallèlement au récit identitaire hérité de l’époque coloniale, une pratique de la transmission liée aux mémoires singulières des individus. Ainsi les musées postcoloniaux apparaissent comme des lieux de tensions où se joue l’articulation antinomique soulignée par Benjamin entre l’indicialité, ou la régression, rendue possible par la décontextualisation des objets et la symbolisation à laquelle se livrent le récit muséographique et les sujets qui arpentent le lieu d’exposition.


Date de mise en ligne : 15/11/2012.

https://doi.org/10.3917/caph.124.0023

Notes

  • [1]
    Gazette nationale de France, CCVIII, 21 octobre 1792, p. 848-849, cité par Poulot, in Musée, nation, patrimoine, Paris, Gallimard, 1997, p. 195.
  • [2]
    Hélène D’Almeida-Topor, Naissance des États africains. XXe siècle, Casterman & Giunti, 1996, p. 56.
  • [3]
    William Faulkner, Absalon ! Absalon !, trad. R.-N. Raimbault et Ch.-P. Vorce, Paris, Gallimard, 2000.
  • [4]
    Il est bien entendu que ni Sutpen, ni la terre sur laquelle il choisit d’ériger sa dynastie ne viennent de nulle part, mais le mystère plane sur cet homme qui, dans son mutisme, demeure impénétrable pour le spectateur extérieur. Il ne s’agit pas tant de l’absence d’histoire antérieure au projet, que de sa négation.
  • [5]
    William Faulkner, op.cit., p. 30-31.
  • [6]
    Le Bénin est une ancienne colonie française (Dahomey) où les musées prolifèrent depuis son accès à l’indépendance.
  • [7]
    Nous nous référons ici à l’article de Catherine Perret, « L’allégorie : une politique de la transmission ? », revue Europe, avril 1996, Walter Benjamin, p. 102-112.
  • [8]
    Pierre Legendre, L’Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Leçon IV, Paris, Fayard, 1985.
  • [9]
    Ibid., p. 29.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid , p. 19.
  • [14]
    Catherine Perret (dir.), « Introduction », Rue Descartes, n° 30, FILS. L’Art et la transmission de la modernité, Paris, Collège international de philosophie, Presses universitaires de France, 2000.
  • [15]
    Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, tome III, traduit par Maurice Gandillac, Paris, Gallimard, « Folio Essais », (1974) 2000, p. 434.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », Œuvres, tome III, op. cit., p. 44-61.
  • [18]
    Walter Benjamin, Correspondance, tome II, Aubier Montaigne (1979), cité par Catherine Perret, op.cit., p. 63.
  • [19]
    Catherine Perret, « Pour un modèle non généalogique de la transmission », op. cit.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid., p. 66.
  • [22]
    Albert Tevoedjre, secrétaire d’État à la présidence de la République, Dahomey. Un an d’indépendance, 1er août 1960-1er août 1961, édité par le secrétariat d’État à l’Information, 30 juillet 1961, p. 3.
  • [23]
    Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, p. 51-52 ; (1955) 1968, p. 66-67.
  • [24]
    L’IFAN avait créé des centres ifans dispersés sur l’ensemble du territoire colonial. Une de leur mission était de créer des musées dans les capitales des territoires coloniaux français. C’est dans ce contexte que le palais royal d’Abomey a été transformé en musée en 1944.
  • [25]
    Anne Gaugue, Les États africains et leurs musées. La mise en scène de la Nation, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 28.
  • [26]
    La multiplicité des partis politiques est évoquée par M. Zinsou : rassemblement démocratique dahoméen (RDD), parti démocratique dahoméen (PDD), parti nationaliste dahoméen (PND), parti républicain du Dahomey (PRD), mouvement démocratique du Dahomey (MDD), mouvement de libération nationale (MLN), union démocratique dahoméen (UDD), union progressiste dahoméenne (UPD) et enfin le bloc populaire dahoméen (BPA). Le docteur Émile Zinsou, président de la Cour suprême, dénonce cette multiplicité des partis qui justifie selon lui la nécessité du parti dahoméen d’unité (PDU). L’étude de Dov Ronen permet de comprendre les dynamiques nationales et internationales dans lesquelles se sont inscrits les différents partis politiques. Il rappelle que le PDU était présidé par Hubert Maga et que Sorou Migan Apithy en était vice-président. Le parti était en rivalité avec l’UDD dirigé par Justin Ahomadégbé. Il constitue ainsi le premier parti des Indépendances, élu en décembre 1960 in Dahomey. Un an d’indépendance, 1er août 1960-1er août 1961, édité par le Secrétariat d’État à l’Information, 30 juillet 1961, p. 127-130).
  • [27]
    Michel Ahouanmenou, ministre de l’Éducation nationale et de la Culture, in Dahomey. Un an d’indépendance, 1er août 1960-1er août 1961, op. cit., p. 77.
  • [28]
    Nous renvoyons à l’ouvrage de Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
  • [29]
    Présentation du ministre des Finances et du Budget, in Dahomey. Un an d’indépendance, 1er août 1960- 1er août 1961, op. cit., p. 54.
  • [30]
    Cartel d’introduction de l’exposition, reproduit dans le Guide du musée d’ethnographie Alexandre-Sènou-Adandé. Former, communiquer tout en distrayant afin de mieux faire apprécier les cultures du Bénin, édité par le ministère de la Culture, de l’Artisanat et du Tourisme et le West African Museum Program (WAMP), en novembre 2005, p. 17.
  • [31]
    « Les musées sont en souffrance » est une expression employée par plusieurs acteurs culturels, à savoir des conservateurs, des guides de musées, des philosophes et des enseignants, au cours d’entretiens effectués avec eux.
  • [32]
    Rachida de Souza, Recensement et présentation sommaires des principales collections du musée de l’Homme, fonds ancien du Dahomey, 1889-1944, document conservé à la direction des Musées, Monuments et Sites, au Bénin, étude réalisée en 1985, p. 39.
  • [33]
    Alain Renaut, Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Paris, Flammarion, 2009 ; Jacques Hainard, Marc-Olivier Gonseth, Roland Kaehr (dir.), Le Musée cannibale, Neuchatêl, musée ethnographique de Neuchatêl, 2002 ; Giuliano Gliozzi, Adam et le Nouveau Monde. La naissance de l’anthropologie comme idéologie coloniale : des généalogies bibliques aux théories raciales (1500-1700), traduit de l’italien par Arlette Estève et Pascal Gabellone, Lecques, Théétète éditions, 2000.
  • [34]
    Stanislas Stero Adotevi, Négritude et Négrologues, Paris, Le Castor astral, 1998, p. 99.
  • [35]
    De manière non exhaustive, nous citons quelques travaux : Ana Lucia Araujo, « Patrimoine de l’esclavage, mémoire reconstituée : le musée Da Silva », Africultures, n° 70, juillet 2007 ; Edna Bay, The Wives of the Leopard. Gender, Politics, and Culture in the Kingdom of Dahomey, Charlotteville, London, University of Virginia Press, 1998 ; Alessandra Brivio, « La mémoire de l’esclavage à travers la religion vodun », Ana Lucia Araujo et Anna Seiderer (dir.), Conserveries mémorielles. Passé colonial et modalités de mise en mémoire de l’esclavage, juillet 2007 ; Gaetano Ciarcia et Joël Noret (dir.) « Mémoire de l’esclavage au Bénin. Le passé à venir », Gradhiva, n° 8, musée du quai Branly, 2008 ; Roberta Cafuri, In scena la memoria : anthropologia dei musei e dei siti storici del Benin, Roma, L’Harmattan, 2003 ; Robin Law, Ouidah, the Social History of West African Slaving Port, 1727-1892, Athens, Ohio University Press, 2004 ; « The evolution of the Brazilian community in Ouidah », Rethinking the African Diaspora. The Making of Black Atlantic World in the Bight of Benin and Brazil, Kristin Mann and Edna Bay (ed.), London, Frank Cass, 2001, p. 22-41 ; The Kingdom of Allada, Leiden, Research School CNWS, « School of Asian, African and American Studies », 1997 ; The Slave Coast of West Africa, 1550-1750. The Impact of the Atlantic Slave Trade on an African Society, Oxford, Clarendon Press, 1991 ; Jérôme Souty, Pierre Fatumbi Verger. Du regard détaché à la connaissance initiatique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2007.
  • [36]
    Jean-Loup Amselle, Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, La Découverte, (1985) 1999, p. IV.
  • [37]
    Les origines ethniques des candidats sont décisives dans les campagnes électorales au Bénin.
  • [38]
    Jean-Loup Amselle, Elikia M’Bokolo, op. cit., p. V.
  • [39]
    Stanislas Spero Adotevi, Négritude et Négrologues, op. cit., p. 153.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    Richard Banégas, La Démocratie à pas de caméléon. Transition et imaginaires politiques au Bénin, Paris, Karthala, 2003, p. 51.
  • [43]
    « On nous a reproché au début de la révolution, expliquait volontiers Kérékou, de ne pas avoir d’idéologie. Alors, nous avons dit par hasard que la théorie marxiste-léniniste libérait l’homme. C’est tout. » Cité par J. Girardon, « La banqueroute selon Mathieu », L’Express, 3 février 1989.
  • [44]
    Document anonyme et inédit conservé dans les archives du musée : « Exposé à l’intention des étudiants du Centre régional d’action culturelle (CRAC) de Lomé (Togo) lors de la visite du musée d’ethnographie de Porto-Novo le jeudi 14 août 1986 et des étudiants de l’Institut régional de formation en muséologie de Niamey, en visite au musée du lundi 25 au mercredi 27 août 1986.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Paulin Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, Yaoundé, Édition Cle, 1980, p. 226.
  • [47]
    Benjamin développe cette distinction à partir de la technique du théâtre qu’il oppose à celle du cinéma. Nous renvoyons au dossier élaboré par Lambert Dousson à l’occasion de la réédition de l’ouvrage de Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique. Version de 1939, Paris, Folio plus philosophie, 2008, p. 127-142.
  • [48]
    Senghor vantait l’« émotion nègre », qu’il opposait à la « raison occidentale ».
  • [49]
    « Il s’agit donc bien, comme le dit justement Eboussi (Fabien Eboussi-Boulanga), citant Jankélévitch, d’un “malentendu doublement entendu”, où la victime se fait secrètement complice du bourreau, communiant avec lui dans l’univers artificiel du mensonge. » Paulin Hountondji, op.cit., p. 35.
  • [50]
    Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Gallimard, 1968 (1943).
  • [51]
    Ibid., p. 148.
  • [52]
    Ibid., p. 150.
  • [53]
    Ibid., p. 156.
  • [54]
    Paulin Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, op.cit., p. 72.
  • [55]
    Paulin Hountondji, « Critique de l’ethnophilosophie », Combat pour le sens, Paris, Éditions du Flamboyant, 1997.
  • [56]
    Placide Tempels, « Idée fondamentale de l’ontologie bantu », Mélanges de la philosophie bantu, recueil de textes préparé par A.J. Smet, Wezembeek-Oppem, 2000.
  • [57]
    La notion est employée par Paulin Hountondji dans un article intitulé « Occidentalisme, élitisme : réponse à deux critiques », Recherches pédagogiques et culture, n° 56, Paris, 1982, p. 58-67.
  • [58]
    Paulin Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie, op.cit., p. 20.
  • [59]
    Ibid., p. 226.
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