Notes
-
[1]
T. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique, Paris, Allia, 2001, p. 10-11.
-
[2]
À propos du « paradis artificiel » des Lotophages, Adorno et horkheimer notent, dans La Dialectique de la raison (Paris, Gallimard, 1974), qu’« une telle idylle […] est inadmissible pour les partisans d’une raison auto-conservatrice » (p. 76). Quant à Circé, incitant à la libération des instincts, elle « est devenue le prototype de la courtisane », ambiguë en ce qu’elle « assure le bonheur et détruit l’autonomie de celui qu’elle rend heureux » (p. 82). D’un même geste, la morale d’Ulysse – une morale du travail de la raison, de l’Aufklärung – sacrifie le bonheur et condamne la séduction érotique des femmes, au nom de la vigueur et de la maîtrise de soi.
-
[3]
On y verra, en effet, une entreprise qui se donne au premier abord comme voulant échapper à la fois à ces deux modalités récurrentes des rapports de la philosophie à l’art, à savoir l’intimidation et le paternalisme (j’emprunte à Jean Kaempfer ces deux déterminations). C’est cette exigence qui est remarquable. L’éminence de la place que trouve l’esthétique dans le système kantien avec la troisième critique invite, à juste titre, à lire cette dernière comme annonce ou « fondation du romantisme » (G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 48). Nous constaterons toutefois que tant l’intimidation que le paternalisme travaillent, en sous-main certes, mais au cœur de la Critique de la faculté de juger.
-
[4]
E. Kant, Critique de la raison pure (désormais noté C1), in Œuvres philosophiques, t.1, Paris, Gallimard, 1980, coll. « Pléiade », Deuxième préface, p. 743. (Kritik der reinen Vernunft, 2 bd., Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974.)
-
[5]
La tâche critique consiste en effet à dessiner l’épure architecturale de la philosophie : « La philosophie transcendantale est l’idée d’une science dont la critique de la raison pure doit tracer le plan tout entier de façon architectonique, c’est-à-dire à partir des principes, avec la pleine garantie du caractère complet et de la valeur sûre de toutes les pièces qui constituent cet édifice. » (C1, Introduction, VII, p. 778).
-
[6]
E. Kant, Critique de la faculté de juger (désormais noté CFJ), in Œuvres philosophiques, t. 2, Paris, Gallimard, 1985, coll. « Pléiade », Préface, p. 919. (Kritik der Urteilskraft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974.)
-
[7]
CFJ, Introduction, III, p. 930.
-
[8]
« Ainsi se découvre en même temps un passage, au moyen de la faculté de juger, qui relie les deux parties grâce à un principe qui lui est propre, je veux dire le passage du substrat sensible de la philosophie théorique au substrat intelligible de la philosophie pratique, et cela grâce à la critique d’un pouvoir (la faculté de juger) qui ne sert qu’à établir un lien, et ne peut donc par lui-même procurer aucune connaissance ni fournir aucune contribution quelconque à la doctrine. » (ibid., Première introduction, XI, p. 905) ; « Il doit y avoir néanmoins un fondement de l’unité du suprasensible, qui réside au fondement de la nature, avec ce que le concept de liberté contient de façon pratique, fondement dont le concept […] rend toutefois possible le passage du mode de penser selon les principes de l’un au mode de penser selon les principes de l’autre » (ibid., Introduction, II, p. 929). Ce fondement (Grund) résidera dans la faculté de juger en tant qu’elle effectue « un passage de la faculté de connaître, c’est-à-dire du domaine des concepts de la nature, au domaine de la liberté, comme elle rend possible dans l’usage logique le passage de l’entendement à la raison » (ibid., Introduction, III, p. 932-933).
-
[9]
Cf. CFJ, Première introduction, III, p. 859.
-
[10]
Cf. ibid., Introduction, II, p. 927.
-
[11]
Ibid., p. 931.
-
[12]
Car si le sublime consiste en ce qui « excessif pour l’imagination […] est en quelque sorte un abîme (Abgrund) où elle craint de se perdre » (ibid., Analytique du sublime, § 27, p. 1027), le non-lieu de la faculté de juger est certainement le premier à répondre à la définition. Ce qui inscrit déjà l’entreprise de l’esthétique à l’intérieur d’elle-même, sous une catégorie dont on sait qu’elle ne relève pourtant que d’un « simple appendice » au jugement esthétique (ibid., § 23, p. 1012) : au centre de lui-même, le centre est en même temps renvoyé à la périphérie, selon une certaine logique de décentrement qui s’annoncera à nouveau plus loin. Notons encore que si le gouffre déborde l’imagination, pourtant « faculté de se représenter dans l’intuition un objet même sans sa présence (Einbildungskraft ist das Vermögen, einen Gegenstand auch ohne dessen Gegenwart in der Anschauung vorzustellen) » (C1, Analytique transcendantale, § 27, p. 867), c’est qu’il résiste alors à toute représentation, qu’il ne peut se donner selon aucune modalité de la présence – pas même celle, négative, de l’absence.
-
[13]
C1, Introduction, VII, p. 776. À ce titre, la troisième critique ne fait pas l’objet d’une introduction propédeutique – qui annoncerait une doctrine – mais d’une introduction encyclopédique « qui présuppose […] l’idée d’un système que cette doctrine rendra tout d’abord complet » (CFJ, Première introduction, XI, p. 900). Or précisément, une telle doctrine ne pourra jamais avoir lieu : l’entreprise encyclopédique qui veut enceindre la critique dans le cercle du système doit donc présupposer le concept d’un tout que la critique de la faculté de juger seule permettra de réaliser, mais sans y trouver aucune place.
-
[14]
Comblant sans ajouter, suppléant un défaut qu’aucune adjonction pourtant ne vient compléter – puisque tout l’espace disponible est déjà occupé – on aura reconnu partout ici, dans le fonctionnement de la faculté de juger au sein de l’économie du discours kantien, le mécanisme du supplément tel que le décrit Jacques Derrida dans De la grammatologie (Paris, Minuit, 1967) : « Le concept de supplément […] abrite en lui deux significations dont la cohabitation est aussi étrange que nécessaire. Le supplément s’ajoute, il est un surplus, une plénitude enrichissant une autre plénitude, le comble de la présence. Il cumule et accumule la présence. C’est ainsi que l’art, la technè, l’image, la représentation, la convention, etc., viennent en supplément de la nature et sont riches de toute cette fonction de cumul. […] Mais le supplément supplée. Il ne s’ajoute que pour remplacer. Il intervient ou s’insinue à-la-place-de ; s’il comble, c’est comme on comble un vide. S’il représente et fait image, c’est par le défaut antérieur d’une présence. Suppléant et vicaire, le supplément est un adjoint, une instance subalterne qui tient-lieu. En tant que substitut, il ne s’ajoute pas simplement à la positivité d’une présence, il ne produit aucun relief, sa place est assignée dans la structure par la marque d’un vide. Quelque part, quelque chose ne peut se remplir de soi-même, ne peut s’accomplir qu’en se laissant combler par signe et procuration. Le signe est toujours le supplément de la chose même » (p. 208).
-
[15]
« Ce principe ne peut différer du suivant : les lois empiriques particulières, eu égard à ce qui est laissé en elles indéterminé par les lois universelles, doivent être considérées selon une unité telle qu’un entendement (même si ce n’est pas le nôtre) pouvait la donner pour notre faculté de connaître, afin de rendre possible un système de l’expérience selon des lois particulières de la nature » (CFJ, Introduction, IV, p. 934).
-
[16]
« On ne peut pas attribuer aux produits de la nature quelque chose comme une relation dans la nature de ses produits à des fins » (ibid., IV, p. 935). Et à propos de l’accord entre les lois particulières de la nature et notre faculté de connaître, « l’entendement reconnaît en même temps cet accord comme objectivement contingent » (ibid., V, p. 940).
-
[17]
Ibid., Première introduction, V, p. 869.
-
[18]
Ibid., Introduction, IV, p. 935.
-
[19]
Analytique du sublime, § 43, p. 1084. Dans les lignes précédentes, Kant écrivait : « En toute rectitude, on ne devrait appeler art que la production qui fait intervenir la liberté, c’est-à-dire un libre arbitre dont les actions ont pour principe la raison. Car, bien qu’on se plaise à qualifier d’œuvre d’art le produit des abeilles (les gâteaux de cire construits avec régularité), ce n’est que par analogie avec l’art ; dès qu’on a compris en effet que le travail des abeilles n’est fondé sur aucune réflexion rationnelle qui leur serait propre, on accorde aussitôt qu’il s’agit d’un produit de leur nature (de l’instinct), et c’est seulement à leur créateur qu’on l’attribue en tant qu’art » (je souligne). Or c’est bien sur une telle « analogie avec l’art » que repose le principe de la faculté de juger. L’attribution en dernière instance de la causalité naturelle à un « créateur » vient en quelque sorte ici légitimer l’analogie.
-
[20]
« En effet, ce n’est que dans les produits de l’art que nous pouvons prendre conscience de la causalité de la raison envers des objets que pour ce motif nous appelons finals ou fins » (ibid., Première introduction, IX, p. 891).
-
[21]
Attribuer à la nature quelque intention, voilà qui reviendrait – dit en substance Kant – à faire un roman. Cf. Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 9e proposition, in Œuvres philosophiques, t. 2, op. cit., p. 203.
-
[22]
CFJ, Première introduction, VII, p. 868. En effet, c’est par l’imagination que la faculté de juger, réfléchissant sur l’expérience, donne une forme à l’objet telle qu’elle peut conduire à un concept quelconque (mais sans déterminer lequel), et en cela s’accorde avec sa présentation (Darstellung) dans l’entendement. Cf. ibid., V, p. 874. On sait que c’est en un tel accord harmonieux de l’imagination et de la faculté des concepts que réside le plaisir esthétique : donc en une fiction ou en un fantasme.
-
[23]
Le texte a été traduit sous le titre Sur la différence des sexes et autres essais (désormais noté DS), Paris, Payot, 2006 (Vorlesungen über Anthropologie, Gesammelte Schriften Abt. IV, Vorlesungen Bd. 25 / II / 1. Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1997).
-
[24]
« Nous allons trouver dans le caractère du sexe féminin quelque chose qui est une loi déterminée de la nature et qui, parce que dans la nature, doit être nécessairement bon, quoique bien dissimulé et paraissant imparfait à nos yeux » (DS, p. 76). L’opération est ainsi celle d’une alétheia, un dévoilement de la nature qui met à nu son intention. Elle reste toutefois circonscrite dans le cadre fictionnel qui est celui de la troisième critique ; l’alétheia n’est donc que de fiction, la nature ne se dénude qu’à se parer de l’artifice de la faculté de juger.
-
[25]
Ibid., p. 74.
-
[26]
C’est ici tout l’appareil conceptuel de la téléologie de la nature, déployé notamment dans L’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, qui réduit la tension nature-histoire dans l’économie du discours kantien. Le développement historique apparaît alors comme une actualisation de la puissance naturelle.
-
[27]
Ibid., p. 77. Cet art, dont on reconnaîtra bientôt qu’il consiste à générer le désir, tirerait sa visibilité suffisante d’un dévoilement, puisque « pour l’homme, [les femmes] sont également bien parées en négligé, elles savent qu’elles ont suffisamment de charme vis-à-vis de lui par l’agrément de leur personne sans la parure de leurs vêtements » (p. 98). C’est donc la nudité immédiate qui devient visible comme art. Le vêtement est ornemental et inessentiel, conformément aux remarques que fait Kant à son sujet dans le § 14 de la Critique de la faculté de juger (cf. à ce sujet l’analyse de Derrida dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 66 sq.). Pourtant il semble bien que l’art du désir requiert pour Kant un certain voile, insinué entre le désir et son objet : « L’homme trouva […] que l’excitation sexuelle, qui chez les animaux repose sur une impulsion passagère et la plupart du temps périodique, était susceptible pour lui de se prolonger et même de s’accroître sous l’effet de l’imagination qui fait sentir son action avec d’autant plus de mesure sans doute, mais aussi de façon d’autant plus durable et plus uniforme que l’objet est soustrait aux sens ; ce qui évite la satiété qu’entraîne avec soi la satisfaction d’un désir purement animal » (Kant, Les conjectures sur les débuts de l’histoire, cité in S. Kofman, Le Respect des femmes, Paris, Galilée, 1982, p. 33). À son tour, le voile est entraîné dans le mouvement du supplément : ainsi Sarah Kofman, qui suit le motif du voile chez Kant, constate qu’il drape autant la loi morale que, dans une note du § 49 de la troisième critique, la nature figurée sous les traits d’Isis. On sait que la femme d’Osiris parvint à rassembler tous les membres dispersés de son époux à l’exception d’un seul, le laissant de ce fait littéralement impuissant. Isis quant à elle, ayant découvert le nom secret du dieu suprême, s’est assuré une puissance illimitée. Renversement des rôles, donc, et ce par la maîtrise du verbe, que Kant reconnaîtra en partie comme naturellement féminine. Sarah Kofman suggère que l’impossible dévoilement d’Isis, auquel Kant fait allusion, renvoie au fait que « la levée du voile risquerait de terrasser l’homme, de l’écraser, de le paralyser et d’ôter à la femme, la mère, toute sa dignité phallique, de l’émasculer […]. L’économie que réalise le respect [des femmes] serait celui de l’angoisse de la castration et elle communiquerait avec un geste fétichiste » (p. 54). Il faut peut-être ajouter que la faculté de juger, en suppléant par la fiction au défaut de système des lois particulières de la nature, recouvre phantasmatiquement le manque ou le vide au milieu de cette dernière. Toute la troisième critique, mimant le dénudement d’Isis, s’attellerait en fait à la remembrer, c’est-à-dire à la rhabiller, geste à la fois de pudeur et de maîtrise, le second étant indissociable du premier par ailleurs.
-
[28]
DS, p. 77.
-
[29]
« Pour qu’il y ait diversité des deux sexes et que d’elle puisse naître une unité, il faut que l’homme ait force là où la femme a faiblesse, et qu’il ait faiblesse là où elle a force » (ibid., p. 81).
-
[30]
Ibid., p. 79.
-
[31]
Ibid., p. 78.
-
[32]
Idem. C’est moi qui souligne.
-
[33]
« Être heureux est nécessairement ce que désire tout être raisonnable mais fini ; c’est donc aussi un inévitable principe de la faculté de désirer. Car, être satisfait de son existence entière n’est nullement une possession originelle et une félicité qui supposerait la conscience de se suffire à soi-même en toute indépendance, mais un problème qu’impose à cet être sa nature finie, parce qu’il a des besoins ; et ces besoins concernent la matière de la faculté de désirer, c’est-à-dire quelque chose qui se rapporte à un sentiment de plaisir ou de peine », Critique de la raison pratique (désormais noté C2), in Œuvres philosophiques, t. 2, Paris, Gallimard, 1985, coll. « Pléiade », § 2, scolie II, p. 635-636 (Kritik der praktischen Vernunft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974).
-
[34]
DS, p. 80.
-
[35]
S. Kofman, Le Respect des femmes, op. cit., p. 29.
-
[36]
DS, p. 83.
-
[37]
Ibid., p. 81. Et quelques lignes plus haut : « L’homme dans son foyer ne sera pas tellement actif et vigoureux, mais indulgent, tandis que la femme, elle, s’y montre fort active et si les choses ne vont pas, il est très approprié à son rôle de blâmer la domesticité, de mener disputes et guerres au sein de la maison. » Dans la maison, les rôles s’inversent donc, l’homme devenant passif et féminin, la femme active et masculine. Ce qui veut dire également que si l’homme trouve son être propre dans son lieu propre – le dehors public, intermédiaire entre la nature brute et l’espace domestique –, la femme par contre dans le sien n’atteint pas sa féminité. La norme de propriété pour chaque sexe est unilatéralement masculine. L’être féminin, c’est l’être hors de (chez) soi – pour les femmes également.
-
[38]
Ibid., p. 83.
-
[39]
Ibid., p. 74.
-
[40]
E. Kant, Métaphysique des mœurs, 2 vol., Paris, Garnier-Flammarion, 1994, « Doctrine de la vertu », § 7, p. 277.
-
[41]
Métaphysique des mœurs, « Doctrine du droit », § 23-27. On peut souligner que la finalité du mariage n’est pas identique à celle, naturelle, de la reproduction. Si elle l’était, souligne Kant, le mariage prendrait alors fin dès lors que celle-ci serait accomplie. En quoi réside alors la fin propre du mariage en tant que « contrat rendu nécessaire par la loi de l’humanité » (p. 78) ? Kant précise que « l’usage naturel qu’un sexe fait des organes sexuels de l’autre est une jouissance pour laquelle chacune des deux parties se donne à l’autre. Dans cet acte, un être humain fait de lui-même une chose, ce qui est en contradiction avec le droit de l’humanité dans sa propre personne. Cela n’est possible qu’à l’unique condition que, quand une personne est acquise par l’autre comme chose, elle fasse en retour l’acquisition réciproque de cette dernière ; car ainsi elle se reconquiert elle-même et rétablit sa dimension de personne » (p. 78-79). Le mariage, en tant qu’il est contractuel, est ainsi le seul cadre à l’intérieur duquel la jouissance sexuelle ne serait pas réifiante et, partant, déshumanisante. Le danger de la volupté incontrôlée ou libre, c’est toujours de conduire hors de l’humanité, vers la bestialité – c’est-à-dire de faire perdre la raison. Autrement dit, un certain danger d’impuissance, éloignant l’homme de ce qui est son propre.
Que le mariage soit pensé comme acquisition, c’est-à-dire dans l’horizon de la propriété privée, et qu’il délimite ainsi la sphère privée de l’oikos qui devient ce dedans où les femmes sont assignées, c’est l’indice du fait que le plaisir non marital est ici toujours aussi une menace pour le propre en tant que propriété. Et cela renvoie en effet à l’interpénétration, dans l’histoire du monde occidental, de l’institution matrimoniale et de la reproduction de la propriété privée. -
[42]
« L’économie générale met en évidence en premier lieu que des excédents d’énergie se produisent qui, par définition, ne peuvent être utilisés. L’énergie excédante ne peut être que perdue sans le moindre but, en conséquence sans aucun sens » (Bataille, cité in J. Derrida, L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, « De l’économie restreinte à l’économie générale », p. 397). Dans la mesure où le désir et la jouissance s’exercent en dehors de toute fin naturelle ou sociale, ils engagent une dépense ne rapportant aucun intérêt calculable ou prévisible.
-
[43]
L’analytique du beau est divisée selon la table des catégories établie dans la première critique. Toutefois la Critique de la faculté de juger s’ouvre sur la catégorie de la qualité, et non sur celle de la quantité. Kant croit devoir s’en expliquer dans une note qui traduit plus son embarras qu’elle n’emporte la conviction. Il affirme en substance que cette critique doit commencer par la qualité, parce que c’est elle que le jugement esthétique prend d’abord en considération. En fait, l’enjeu est probablement ailleurs et d’ordre plus stratégique qu’il n’y paraît : il faut dès le seuil distinguer qualitativement les plaisirs, tracer leurs limites et assigner chacun à sa place.
-
[44]
On pourrait dire tout aussi bien clivage, au sens que donne Freud à ce terme dans Au-delà du principe de plaisir (in Essais de psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001) : « Des pulsions isolées ou bien des éléments pulsionnels se révèlent incompatibles dans leur but ou leur revendication avec les autres pulsions qui sont capables de se joindre à l’unité englobante du moi. Le processus de refoulement opère alors un clivage entre elles et cette unité ; elles sont maintenues à des stades inférieurs du développement psychique et coupées, pour commencer, de la possibilité d’une satisfaction » (p. 53). La cartographie de la troisième critique a plus d’un trait commun avec la topique décrite dans ce texte par Freud. À commencer par l’économie faite du plaisir pour préserver le système des traumatismes survenus : « Ici le principe de plaisir est tout d’abord mis hors d’action […] c’est bien plutôt une autre tâche qui apparaît : maîtriser l’excitation, lier psychiquement les sommes d’excitation qui ont pénétré par effraction pour les amener ensuite à la liquidation » (p. 78). On sait qu’un tel travail se dévoile partiellement et médiatement dans le rêve, que Freud présente ailleurs explicitement comme une mise à nu : « Nous savons que lors de chaque endormissement nous rejetons loin de nous notre moralité péniblement acquise, comme un vêtement que nous remettons le matin. Ce déshabillage est naturellement sans danger, parce que, paralysé par l’état de sommeil, nous sommes condamnés à l’inactivité » (p. 26). Mais en elle-même, libre de ses mouvements, la nudité reste une menace. Le vêtement moral qui vient la maîtriser aura toujours été pensé sous les traits d’une camisole de force.
-
[45]
C2, § 3, p. 631.
-
[46]
Sur ce point, Kant reconnaît qu’Épicure est tout à fait conséquent : « Il a recherché la source de beaucoup [de représentations déterminant la volonté], autant qu’on peut le conjecturer, aussi bien dans l’usage de la faculté supérieure de connaître ; mais cela ne l’empêchait pas et ne pouvait pas non plus l’empêcher de considérer, une fois ce principe posé, même le plaisir que nous procurent ces représentations assurément intellectuelles, et par lequel seul elles peuvent être des principes déterminants de la volonté, comme étant tout à fait de même nature que les autres plaisirs » (ibid., Théorème 2, scolie I, p. 634).
-
[47]
S. Kofman, Le Respect des femmes, op. cit., p. 55.
-
[48]
CFJ, Analytique du beau, § 1, p. 958.
-
[49]
Ce que Derrida nomme un se-plaire-à, in La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 55.
-
[50]
CFJ, Analytique du beau, § 3, p. 962.
-
[51]
Le plaisir esthétique, en renvoyant à soi, remarque l’étendue de notre propriété : « Le sentiment de plaisir et de peine [...] fonde une faculté de discernement et d’appréciation tout à fait particulière, qui n’apporte rien à la connaissance et ne fait que rapprocher la représentation donnée, dans un sujet, de la faculté des représentations toute entière, dont l’esprit prend alors conscience dans le sentiment de son état » (ibid., § 1, p. 958). La conscience de soi esthétique vient en quelque sorte redoubler ainsi l’aperception transcendantale de la raison pure, comme phénoménalité de l’ego accompagnant toutes mes représentations.
-
[52]
Ibid., § 2, p. 959.
-
[53]
Ibid., § 4, p. 964.
-
[54]
Idem.
-
[55]
Ibid., § 5, p. 966.
-
[56]
En regard de cette autonomie comme pure présence à soi ou jouissance de soi, la loi du désir est, pour la métaphysique, celle de la dépendance : « La servilité n’est donc que le désir du sens : proposition avec laquelle se serait confondue l’histoire de la philosophie ; proposition déterminant le travail comme sens du sens, et la technè comme déploiement de la vérité » (J. Derrida, L’Écriture et la Différence, op. cit., p. 384). On a reconnu plus haut le lien chez Kant entre l’artifice et le dévoilement. Il faudrait encore souligner dans les Vorlesungen un autre lien, entre la Neigung (œuvrant à l’union matrimoniale) d’une part, et la servitude de l’autre, lorsque Kant affirme que « la femme s’affranchit par le mariage tandis que l’homme y perd sa liberté » (DS, p. 101).
-
[57]
Et par homme, il faut aussi bien entendre ici l’humain que le masculin. Kant indique en effet dans les Vorlesungen que le goût est une faculté plus proprement masculine : « L’homme a le goût fin, la femme a un goût plus grossier. Car si la femme avait le goût plus délicat quant à l’inclination des sexes, l’homme devrait être plus délicat et fin, et si l’homme avait un goût plus grossier et un sentiment plus grossier, la femme devrait être de formation plus grossière. Or c’est l’inverse » (DS, p. 90).
-
[58]
CFJ, Analytique du beau, § 5, p. 965-966.
-
[59]
« La nature était belle lorsqu’elle avait incontinent l’apparence de l’art ; et l’art ne peut être appelé beau que lorsque nous sommes conscients qu’il s’agit bien d’art, mais qu’il prend pour nous l’apparence de la nature » (ibid., Analytique du sublime, § 45, p. 1088).
-
[60]
Ibid., § 45, p. 1089.
-
[61]
« L’art se distingue de l’artisanat ; l’art est libéral, l’artisanat peut également être appelé mercantile. On considère le premier comme s’il ne pouvait être orienté par rapport à une fin (réussir à l’être) qu’à condition d’être un jeu, c’est-à-dire comme une activité agréable en soi ; le second comme un travail, c’est-à-dire comme une activité en soi désagréable (pénible), attirante par ses seuls effets (par exemple, le salaire), qui donc peut être imposée de manière contraignante » (ibid., § 43, p. 1085).
-
[62]
Ibid., § 43, p. 1084.
-
[63]
« Dans les productions des beaux-arts, la finalité, bien qu’animée d’une intention, ne doit pas paraître intentionnelle » (ibid., § 45, p. 1088).
-
[64]
« Les femmes sont juges du goût dans les fréquentations sociales. Sans elles, ce commerce est grossier, tempétueux et insociable. En compagnie d’hommes exclusivement, on tombe dans les conflits, la ratiocination et les querelles, mais ce n’est pas le cas dans la compagnie des femmes » (DS, p. 86) ; « [Les femmes] se trouvent mieux disposées au jeu qu’à une occupation d’importance » (ibid., p. 87).
-
[65]
Ibid., p. 85.
-
[66]
CFJ, Analytique du sublime, § 53, p. 1114.
-
[67]
Ibid., § 43, p. 1085.
-
[68]
Cf. supra, note 64.
-
[69]
CFJ, Analytique du sublime, § 53, p. 1113.
-
[70]
Ibid., § 51, p. 1106. Également § 52, p. 1112.
-
[71]
Ibid., § 49, p. 1099.
-
[72]
Ibid., § 53, p. 1113.
-
[73]
Ce que souligne également Deleuze de façon plus générale : « Ce dont il est question dans la Critique du jugement, c’est comment certains phénomènes [et la poésie est un de ceux-là] qui vont définir le Beau donnent au sens intime du temps une dimension supplémentaire autonome, à l’imagination un pouvoir de réflexion libre, à l’entendement une puissance conceptuelle infinie » (Critique et clinique, op. cit., p. 48).
-
[74]
CFJ, Analytique du sublime, § 53, p. 1113.
-
[75]
Renversement qui fait basculer l’inclination vers la domination féminine jusqu’à les identifier. Cette proposition vient en confirmer une autre des Vorlesungen, selon laquelle « le mal gît dans la liberté et dans le mésusage de la nature » (DS, p. 75).
-
[76]
CFJ, Analytique du sublime, § 53, p. 1114, note.
-
[77]
Toute l’étendue de la menace tient dans l’exemple choisi : « Cet art n’a atteint son apogée, à Athènes comme à Rome, qu’à une époque où l’État courait à sa ruine et où la pensée patriotique s’était éteinte » (ibid., p. 1115, note).
-
[78]
Ibid., § 53, p. 1114.
-
[79]
DS, p. 113.
-
[80]
L’éloquence, cette publication de la poésie, se trouve ainsi déconseillée pour les tribunaux et pour la chaire, étant même tout à fait indigne pour les questions relatives aux lois civiles, au droit des personnes ou à l’enseignement.
-
[81]
« La pharmacie de Platon », in La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 135.
-
[82]
Métaphysique des mœurs, op. cit., « Doctrine de la vertu », § 7, p. 278.
1. ENCEINTE n. f. (XIIIe ; de enceindre). 1. Ce qui entoure un espace à la manière d’une clôture et en défend l’accès. V. ceinture (…)
2. ENCEINTE adj. f. (XIIe ; bas lat. incincta, de incingere « entourer ». V. enceindre). Qui est en état de grossesse.
« Non pas la prisonnière ou l’habitante, mais, en quelque sorte, à la fois le donjon, les remparts et les fossés, c’est-à-dire non pas retenue par, enfermée dans, mais comme les pierres elles-mêmes. »
Effraction
« Si au contraire tu admets la Muse voluptueuse, le plaisir et la douleur seront les rois de ta cité, à la place de la loi et de ce principe que, d’un commun accord, on a toujours regardé comme le meilleur, la raison. » Platon, République, X.
2 Le rapport de la philosophie à l’art n’a jamais été un rapport pacifié – même si le conflit n’a pas toujours été ouvert. Non sans quelque impérialisme, la philosophie se sera efforcée sans relâche d’étendre son autorité, jusqu’aux terres les plus sauvages et les plus reculées. Et l’esthétique, comme discipline philosophique, est certainement l’un des instruments de cette conquête territoriale.
3 Pareille entreprise, qu’on pourrait dire coloniale, n’est pas allée sans adopter des traits de « guerre préventive ». Car il est, dans l’art, une dimension menaçante pour la maîtrise philosophique : le moment de sensualité. Adorno, dans un petit texte sur la musique, met le doigt sur cela : « Dans les plaintes habituelles regrettant le déclin du goût, certains motifs reviennent constamment […]. Le plus tenace de ces motifs est celui qui veut que la séduction sensuelle effémine et rende incapable de toute attitude héroïque. On trouve déjà cela dans le troisième livre de la République de Platon [1]. » Et Adorno de souligner qu’une telle réaction trahit l’angoisse devant le caractère subversif de la séduction sensuelle pour l’ordre philosophico-politique dominant – une thèse que développera largement son collègue de Francfort, Herbert Marcuse.
4 Par ce moment de sensualité, l’art menacerait donc de frapper le Logos d’impuissance, opérant une sorte de castration. La dimension somatique, « matérielle » et opaque du plaisir non seulement le soustrait à l’autorité de la pensée, mais ébranle la maîtrise de soi de cette dernière. Le plaisir sensuel, pénétrant par effraction, s’insinuant du dehors en dedans, met hors de soi, au point qu’on s’y perd ou s’y oublie toujours – un instant au moins. Facteur de fragmentation, il fissure et interrompt la présence à soi du sujet. Il installe par là une relation de servitude (au sens hégélien), une dépendance au dehors de l’esprit – le corps, l’autre, l’objet. L’ordre et l’espace de la métaphysique s’en trouvent littéralement dérangés.
5 Lisons alors l’effort que la philosophie déploie à travers l’esthétique comme une résistance qui cherche à lier les énergies pulsionnelles, en essayant de maintenir le dehors au dehors et de préserver la pureté du dedans. On pourrait distinguer ici au moins deux gestes typiques de cette formation réactionnelle. Celui de Platon dans la République, qu’évoque Adorno et qui consiste à expulser hors des murs de la cité les séductions mortelles – par là, tout en expatriant Homère, Platon confirme la morale qui guide Ulysse sur l’île des Lotophages aussi bien que sur celle de Circé [2]. Et un second geste, peut-être plus complexe parce qu’il accueille l’art au sein du système et semble reconnaître à la dimension esthétique une valeur et une fonction inouïes et probablement sans égales dans l’histoire de la philosophie jusque-là : celui de Kant [3].
Kant géographe et terrassier
« Toute méthode est une fiction. » Mallarmé, Fragments et notes.
7 Le geste kantien par excellence, c’est le geste critique, c’est-à-dire l’opération d’un géographe : le tracé des frontières, le relevé des chemins et des routes, l’établissement d’un plan cadastral – donc toujours des limites de propriété. Chacune des trois Critiques est comme telle « un traité de méthode, non un système de la science même ; mais elle en établit cependant tout le tracé (Umriss), en ce qui regarde aussi bien ses limites (Grenzen) que toute sa structure interne [4] ». Mais c’est aussi le travail d’un architecte [5], assurant les fondations avant d’ériger le système de la métaphysique : « La critique doit d’abord avoir exploré en profondeur le sol (Boden) de cet édifice jusqu’au niveau des premières assises (Grundlage) de la faculté des principes indépendants de l’expérience, afin que ce sol ne s’effondre pas en quelque partie, ce qui impliquerait l’écroulement de la totalité [6]. » Il s’agit toujours de marquer les bornes d’un territoire et de préparer le terrain sur lequel vont s’élever les murs d’enceinte d’un royaume – celui de la métaphysique. Les deux en même temps : Kant construit une muraille de Chine.
8 On voudrait demander alors où se situe, sur le plan architectonique de la philosophie, la région de l’esthétique. La question paraît légitime et toute naturelle. Pourtant je voudrais suggérer qu’elle s’est ici déjà trop précipitée à chercher un lieu, et je lui substituerai par conséquent la suivante, plus incongrue en apparence : l’esthétique kantienne a-t-elle lieu ?
9 Toute une théorie de commentateurs défilera ici, je le sais, pour lui indiquer une place, marquée et remarquée : le centre du système, occupé par la dernière critique, celle de la faculté de juger. Et parmi eux, en premier lieu, Kant lui-même, se commentant dans la double introduction à cet ouvrage pour situer, c’est-à-dire aussi bien critiquer, sa critique. Cette place, il ne s’agit pas de la contester, pour lui en préférer, par exemple, une autre qui tiendrait mieux lieu d’esthétique. Si l’esthétique a lieu, c’est incontestablement là qu’elle s’installe. Je voudrais plutôt suggérer que ce centre offre des résistances à toute installation ou sédentarisation et, de ce fait, ne se laisse pas simplement localiser.
10 Commençons par demander où serait le centre ? Entre l’entendement et la raison, nous dit Kant : « Dans la famille des facultés supérieures de connaître, il y a encore un intermédiaire entre l’entendement et la raison. C’est celui de la faculté de juger [7]. » Intermédiaire (Mittelglied) : cela renvoie à la fois à une localisation – celle de l’entre-deux – et une fonction – assurer une transmission. D’emblée, et Kant n’aura de cesse de le souligner, la faculté de juger se donne comme un lieu de passage (Übergang) [8] : voie de communication qui relie l’entendement et la raison, réunissant ainsi le sensible et le suprasensible, la nature et la liberté, le théorique et le pratique. Aussi la faculté de juger est-elle la charnière ou la cheville du système, qui le réalise comme tel, faisant passer l’ensemble des parties de la philosophie du statut de simples agrégats à celui d’édifice structuré systématiquement [9]. En s’ajoutant aux deux autres, entre elles, la troisième critique fait plus qu’adjoindre un nouvel élément, elle les constitue en tout.
11 Pourtant, à la critique de la faculté de juger ne correspond aucune place dans la philosophie. Si cette dernière n’a de sol ou de territoire (Boden, territorium) que là où la connaissance par concept est possible [10], alors la faculté de juger est hors sol ou extraterritoriale. Ne disposant pas en effet d’un concept d’objet, elle ne peut donner lieu à aucune connaissance. La critique – comme entreprise de terrassement – se fait ici dans le vide. No man’s land, que l’on pénètre pour le traverser de part en part, sans jamais s’y installer. Comme s’ajoutant à cette déficience, la faculté de juger se trouve également frappée d’impuissance et condamnée à l’errance : elle n’a ni domaine (Gebiet, dominio, partie du Boden où les concepts exercent une législation), ni demeure (Aufenthalt, domicilium, partie du Boden occupée par les concepts, de type empirique, qui ne sont pas légiférants). Elle correspond d’ailleurs à la seule capacité de l’âme qui n’a aucun pouvoir (au sens de Vermögen, c’est-à-dire également de propriété) : le sentiment de plaisir et de peine (« Gefühl der Lust und Unlust »), entre la faculté de connaître (« Erkenntnisvermögen ») et la faculté de désirer (« Begehrungsvermögen ») [11].
12 L’édifice de la métaphysique à venir ne comportera donc aucune doctrine ni aucune science de la faculté de juger, parce qu’il n’existe pas de sol sur lequel en arrêter les fondations. À la place d’un tel sol, on trouvera seulement « un gouffre immense » (« Unübersehbare Kluft »), « entre le domaine du concept de la nature, en tant que sensible, et le domaine de la liberté, en tant que suprasensible ». La philosophie tout entière se divisera en théorie et pratique, comme l’être tout entier se divise en sensible et suprasensible, sans reste, tout tiers exclu. La faculté de juger est seulement juchée sur la frontière à la fois infiniment mince puisqu’il n’existe aucun espace à occuper, et infiniment large, Unübersehbare Kluft, béance sublime [12] soustraite à toute maîtrise surplombante du regard et inscrivant au cœur de la philosophie comme de l’être une différence absolue. Une frontière dont on doit souligner également qu’elle ne dessine les contours d’aucun territoire intérieur, puisque sa limite traverse seulement du dedans l’être et la philosophie. La clôture ainsi ne se clôt jamais ni nulle part – tout sauf un cercle, donc –, frappée qu’elle est d’une insoluble solution de continuité. C’est par cette porosité irréductible qu’elle remplit d’ailleurs sa fonction : se laisser toujours déborder, assurer le passage entre les deux extériorités. Une frontière en forme de pont sur le vide démesuré.
13 L’esthétique, comme science ou comme doctrine, n’aura donc pas lieu. La critique de la faculté de juger est destinée à rester purement négative [13], délimitation qui supplée au défaut de système des deux autres (et seules) doctrines, sans pour autant rien leur ajouter positivement – relevant en cela d’une certaine supplémentarité [14]. L’esthétique kantienne s’inscrit donc en creux et, n’ayant pas lieu, elle va s’écrire naturellement sous le régime de la fiction.
14 En effet, toute la critique de la faculté de juger s’échafaude sur l’hypothèse d’un comme si. C’est même là le principe de son principe. Rappelons que ce dernier consiste dans la finalité des lois particulières ou empiriques de la nature, eu égard à l’entendement [15]. Or Kant note qu’une telle intention finale ne peut être réellement attribuée à la nature [16]. Ce qui revient très exactement à dire que le principe de la faculté de juger fait seulement comme si la nature était finale dans ses lois particulières. Ce que les deux introductions expriment d’ailleurs ouvertement : « nous nommons final ce dont l’existence semble présupposer une représentation de cette même chose ; or, les lois de la nature qui sont constituées et rapportées les unes aux autres, comme si (als ob) la faculté de juger en avait formé l’esquisse pour son propre besoin, ont de la ressemblance avec la possibilité des choses qui présuppose une représentation de ces choses comme fondement [17] » et « la nature est représentée par ce concept [de finalité] comme si un entendement contenait le fondement de l’unité du divers de ses lois empiriques [18] ». Autrement dit, et c’est ce que vise Kant ici, l’hypothèse de la finalité des lois naturelles repose sur leur ressemblance avec les lois présidant aux productions de l’art humain, aux artifices de toute sorte qui supposent en effet que « la cause efficiente [se soit] accompagnée de la pensée d’un but auquel l’objet doit sa forme [19] ». Kant admet qu’on ne devrait parler, au sens strict, de finalité qu’au sujet des artefacts [20]. Une telle hypothèse émise au sujet de la nature est qualifiée ailleurs par Kant de romanesque [21] ; elle n’en est pas moins maintenue ici à titre de principe suprême d’une faculté qui, par elle seule, réalise l’unité du système. L’imagination (Einbildungskraft) tient sur cette scène le premier rôle : c’est elle qui assume le travail de fiction (le als ob) qui génère l’analogie (le als) qu’on trouve au principe de la faculté de juger, à savoir que la nature est « regardée comme (als) de l’art [22] », c’est-à-dire comme un produit de l’art. Les jugements esthétiques et téléologiques font donc fond sur une suppléance fictionnelle au sans fond, au vide de tout sol joignant objectivement sensible et suprasensible.
Des femmes – ou l’espace confiné du désir
« Circé […] tu veux que je sois nu pour m’ôter la force et la virilité » Homère, Odyssée, X.
« La scène est le foyer évident des plaisirs pris en commun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse ouverture sur le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur. » Mallarmé, Crayonné au théâtre.
17 La faculté de juger, comme fiction suppléant au défaut de pouvoir et de propriété (Vermögen), relève dès lors elle-même de l’artifice, dont nous allons reconnaître les liens qui le rattachent essentiellement à la nature féminine. En effet, l’économie du discours kantien invite explicitement à superposer la carte du gouffre de l’entre-deux et celle de la différence sexuelle. Et cela en un lieu où il va être question précisément de mettre en œuvre la faculté de juger.
18 Dans ses leçons publiées sous le titre de Vorlesungen über Anthropologie, Kant aborde la question de la « différence des sexes [23] » en se donnant la tâche suivante : par la philosophie, montrer que les imperfections apparentes de la nature (ici, eu égard au sexe féminin) renvoient en vérité à une finalité de la nature qui, tout d’abord, nous est cachée [24]. On reconnaît aisément que cette tâche suppose le principe « romanesque » de la faculté de juger, qui conduit en l’occurrence à deux hypothèses de travail : la seconde, que tout se qui se trouve dans la nature est bon ; la première – qui nous occupera ici – que l’art supplée au défaut de puissance. Ce défaut est ici celui des femmes, leur manque naturel de force auquel la nature supplée artificiellement, en les pourvoyant du pouvoir d’artifice. Aussi les femmes sont-elles naturellement artificieuses et l’art est-il leur nature : « Or étant donné que le sexe féminin ne possède pas autant de force (Kraft) que le masculin et doit néanmoins produire autant d’effet que celui-ci, autrement il ne pourrait pas avoir son compte et la nature lui eût fait du tort s’il n’était pas à égalité avec le sexe masculin – la nature, donc, aura donné plus d’art (Kunst) au sexe féminin. Par conséquent, le sexe féminin, la nature féminine méritent d’être plus étudiés parce que possédant plus d’art et que la nature, de ce côté, accomplit par l’art ce que du côté masculin elle accomplit par la puissance (Macht) [25]. »
19 C’est donc une déficience originaire et naturelle que l’art comme nature des femmes vient compléter. Encore faut-il préciser qu’une telle nature n’est déployée qu’historiquement [26]. L’état de nature originel, dans sa simplicité première, c’est la seule puissance ; aussi ne peut-on y étudier la nature féminine, dévoilée par l’histoire, mais seulement celle de l’humanité en général. « Dans cet état, il n’existe donc pas de différence de caractère entre l’homme et la femme, c’est seulement dans l’état d’affinement que l’art du sexe féminin devient visible [27]. » On devrait dire plutôt que la différence est si grande, le gouffre entre les deux sexes si démesuré qu’il est tout à fait unübersehbar, donc en quelque sorte invisible. Kant souligne en effet : « Avant que nous ne parvenions à ce stade [d’affinement], [les femmes] sont tout à fait impuissantes (ohnmächtig) à utiliser l’art de gouverner l’homme, c’est pourquoi chez tous les sauvages, la femme est considérée comme un animal domestique (Haustier), et du fait qu’ils ne possèdent pas d’autres animaux domestiques, elle est même l’unique animal domestique [28]. » L’impuissance à user de l’art – c’est-à-dire à actualiser leur propre puissance, à réaliser leur nature – relègue les femmes au-dehors de cette « humanité en général » de l’état de nature qui, pour le coup, est indifférenciée : uniformément masculine et violente. Les femmes-animales sont maintenues au-dehors. Au-dehors certes, mais un dehors confiné au sein d’un dedans : animal domestique. Cette qualification assigne déjà un domaine dont les contours seront seulement soulignés lors du rapatriement des femmes par l’art. Ici s’annonce une géo-logique du centre telle que le dedans du dedans, l’intérieur absolu se trouvera toujours irréductiblement décentré, c’est-à-dire déporté à l’extérieur de soi.
20 Ce que la faculté de juger opérait pour le système de la philosophie – à savoir la réduction de l’écart différentiel, en réalisant l’unité d’un tout – les femmes le réalisent ici, à propos de la différence sexuelle, par leur faiblesse et, corrélativement, l’art qui est leur force [29]. La fiction téléologique prête en effet à la nature une double intention concordant en un but commun, « la parfaite unité à établir dans la race humaine [30] ». La première de ces intentions concerne la reproduction de l’espèce. La seconde réside dans la constitution de l’humanité en société. Pour ce faire, l’ordre civil (bürgerliche Ordnung) et masculin est insuffisant parce que contraignant : impuissant parce que trop puissant. Il revient à « la nature féminine » – donc à l’art – de « modére[r] la force de l’homme [31] ». En effet, « il faut que la plus grande union de la société, le plus parfait état de société advienne sans contrainte. Et cela ne peut se faire autrement que par inclination, à travers la femme (durch Neigung, also durchs Frauenzimmer) [32] ». L’artifice féminin par l’intermédiaire duquel s’établit l’unité sociale, c’est donc la Neigung, l’inclinaison ou le penchant que les femmes provoquent, tout ce qui relève du désir des femmes. Un tel désir est chaque fois l’indice d’un manque, la marque d’un besoin inscrit au cœur de la différence. En d’autres termes, le sceau de la finitude [33]. « L’union repose sur le manque de l’une des parties et sur la possession par l’autre de ce qui manque à la première [34]. » Et si les femmes sont dépourvues de force, c’est leur art que les hommes ne possèdent point et qui de ce fait génère le penchant. L’artificieuse inclination joue donc au lieu d’un défaut des deux sexes qui, comme toujours chez Kant, est celui d’une certaine unité. L’art, appendice au manque naturel des femmes – ce qui se lit désormais selon la double direction de ce génitif – établit ainsi la société en lieu et place de l’état de nature, non sans réaliser par là une fin naturelle. Supplément de nature, donc.
21 On pourrait relire ici entièrement l’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, qui déploie la dialectique historique du binôme nature-société. Je n’en retiendrai pour mon propos que l’insistance de Kant sur la conflictualité comme instrument d’accomplissement des buts de la nature eu égard à l’humanité. Cette thèse détermine également tout le texte de l’Anthropologie ici commenté. Ainsi que le souligne Sarah Kofman, la description par Kant du rapport entre les sexes est « celle de rapports de guerre où chacun lutte pour la domination [35] ». Dans cette lutte, les femmes règnent (beherrschen) par l’inclination, là où les hommes gouvernent (regieren) par l’entendement. Cette différence de moyens – Neigung versus Verstand – employés à l’effort de guerre divise et organise l’espace social en une sphère privée et une sphère publique : « Le sexe féminin acquiert son activité dans l’état domestique (im häuslichen Zustande), l’homme dans l’état de civilité (im bürgerlichen Zustande) [36]. » Le domaine des femmes, où elles exercent leur domination, c’est le dedans du foyer, l’oikos – c’est-à-dire aussi la propriété dont le mari, précise Kant, reste le maître – alors que l’homme « a ses activités à l’extérieur de la maison [37] ». Cette assignation des femmes au-dedans nous renvoie en fait à la première intention de la nature eu égard à l’unité de la race humaine, à savoir la fonction reproductrice. En effet, l’impuissance et la faiblesse des femmes constituent le corollaire d’une « grande délicatesse » de la nature. Cette intention première « étant confiée aux entrailles des femmes, la nature a rendu craintif le sexe féminin [...]. Cette disposition est sans pareille car, si la femme se risquait à courir tous les dangers comme l’homme, elle mettrait également son fruit en péril, et l’espèce ne pourrait alors se conserver aussi bien que ce n’est le cas maintenant grâce à une disposition d’une telle sagesse [38] ». Kant répète ici une thèse ancestrale et solidaire de tout le phallogocentrisme : parce que les femmes seraient destinées à être enceintes, leur destination se situerait dans l’enceinte du foyer. Elles n’auraient alors de rapports avec le dehors de la nature que médiatement, résistant à la nature par l’art, c’est-à-dire l’art d’user de la puissance masculine comme rempart : « Comme la femme est faite pour l’homme et, à travers l’homme, pour la nature, il faut qu’elle ait de l’art pour résister, à travers l’homme, à la nature et à ses désagréments, et pour s’en servir à son avantage [39]. » La géographie de l’espace sexué s’enracine dans une téléologie biologique et fonctionnaliste.
22 Une fois l’histoire de l’art féminin engagée, plus rien ne semble venir déranger cette géographie. Dès qu’on quitte la scène originelle, cet art, dont la frontière se trace sur la différence sexuelle au cours du développement historique, intègre les femmes au sein et au centre de l’humanité accomplie en société. Immédiatement à l’extérieur du foyer, l’espace masculin dessine un second cercle, intermédiaire, que la seule puissance sépare de la nature. Ce lieu médian est celui de tous les dangers, puisque le moindre défaut de puissance à tenir cette place menacerait l’homme d’une sortie hors de soi, vers la bestialité au-dehors ou la féminité au-dedans. D’où la guerre entre les sexes ou contre les femmes : leur pouvoir, c’est-à-dire le désir qu’elles engendrent, comporte toujours le risque de rabaisser l’homme « au-dessous de la bête [40] ». Ce risque, à lire la Doctrine de la vertu, consiste en ce qu’un tel désir dévie de son but, manque sa fin. Il est alors purement fantasmatique et conduit à une volupté solitaire en l’absence de l’autre désiré et en dehors de l’union avec lui. Pareille volupté échappe à toute économie restreinte, guidée par les fins naturelles de la reproduction, pour s’exercer en pure perte : contre-nature et impuissante. Il faut donc un ordre civil et public – autrement dit masculin – qui, bien qu’insuffisamment puissant, assigne des limites en édifiant des institutions et au premier chef, celle du mariage. Aussi la Métaphysique des mœurs déterminera-t-elle le mariage comme une sauvegarde devant le danger d’un plaisir incontrôlé et réifiant qui met l’humanité hors de soi et lui fait perdre raison [41].
23 L’art féminin – mais on l’a vu, le discours de l’Anthropologie tend à faire de l’art en général un attribut des femmes, à identifier l’émergence historique de l’art humain avec l’actualisation de la puissance féminine –, l’art comme artifice de désir et inclination au plaisir, est donc dangereusement ambigu : encadré et établi dans l’enceinte de l’ordre masculin, il œuvre à l’union de l’humanité, réduisant le gouffre de la différence sexuelle qui la traverse. Mais s’il refuse de tenir en place, si entre le désir et son objet joue quelque vide qui diffère l’accomplissement de l’hymen, alors l’inclination peut engager une jouissance débordante qui, s’insinuant ou se disséminant, renverse toutes les frontières (entre l’homme et l’animal, la nature et la culture, le dehors et le dedans, le bien et le mal, etc.) et nous entraîne sur le terrain d’une économie générale [42] qui menace la maîtrise philosophique. C’est pourquoi il est impératif pour Kant de maintenir la Neigung dans les limites instituées par la morale, le cadre autorisé du plaisir marital.
Économie d’un plaisir sans intérêt
« Il semble que nous apprenions quelque chose sur l’art, quand nous éprouvons ce que voudrait désigner le mot solitude. » Maurice Blanchot, L’Espace littéraire.
25 Tout l’effort de la troisième critique peut également être lu comme un travail de contrôle du plaisir, et l’absence de maîtrise semble être ici aussi dangereuse que la jouissance débordante provoquée par l’artifice féminin. Cet effort est marqué dès l’ouverture. Le premier moment de l’analytique du beau s’attache en effet à démontrer que la satisfaction relative au beau est désintéressée [43]. Le geste consiste tout à la fois à reconnaître une place au plaisir dans le système critique – et non des moindres, puisqu’il s’agira d’une véritable clef de voûte – tout en le démembrant par dissection [44], c’est-à-dire tout en le rendant impuissant.
26 L’esthétique, on l’a vu, relève du sentiment de plaisir et de peine. Dans la seconde critique, le plaisir (Lust) a été rapporté à la faculté inférieure de désirer, celle qui s’exerce sur une matière empirique. C’est ici la représentation de l’existence d’une chose qui génère une satisfaction que Kant rattache à « l’amour de soi » (Selbstliebe) [45]. Une telle détermination de la volonté ne saurait jamais servir de fondement à la morale. Peu importe d’ailleurs que cette représentation trouve son origine dans les sens ou dans l’entendement : même si l’on admet qu’un plaisir intellectuel détermine la volonté, il est impossible de le distinguer absolument, quant à sa nature, des plaisirs sensuels les plus grossiers [46]. « Aussi bien – note Sarah Kofman – la morale kantienne interdit-elle la volupté, fût-ce au prix de la névrose [47]. » On pourrait dire mot pour mot la même chose de l’esthétique, puisque seul le plaisir absolument indifférent à l’existence des choses y trouve droit de cité. Il y a là une homologie entre la Métaphysique des mœurs et la Critique de la faculté de juger qui se constitue autour des rapports triangulaires art-femme-plaisir qu’on commence à reconnaître. Dans chaque cas, le plaisir doit être maîtrisé, délimité, ceinturé pour assurer l’autonomie du sujet esthético-moral, c’est-à-dire – nous allons le voir – pour établir le domaine de l’homme.
27 Le plaisir esthétique, en son désintéressement, consiste en ce que « le sujet éprouve le sentiment de lui-même, tel qu’il est affecté par la représentation [48] ». Il s’agit donc d’une pure auto-affection, plaisir pris à soi dans la solitude du sujet [49]. Un tel plaisir doit pouvoir faire l’économie de la présence même de ce qui se trouve représenté dans la représentation. Kant évoque, à titre d’illustration, une robinsonnade : seul sur une île déserte, « sans espoir de jamais revenir parmi les hommes », s’il m’était donné de faire apparaître un palais somptueux par mon unique volonté, je pourrais ne pas souhaiter sa présence, pour la raison que ma cabane me serait amplement suffisante. Mais néanmoins, je pourrais prendre un plaisir esthétique à sa seule représentation qui, par hypothèse ici, est sans objet. Le plaisir esthétique inscrit donc sa possibilité dans celle d’une représentation purement fictionnelle ou fantasmée : pour pouvoir assurer l’existence d’une satisfaction désintéressée, il faut qu’il me soit toujours possible de jouir de et par ma seule imagination, en l’absence de l’objet et selon une structure économique qui soustrait la représentation à toute représentativité.
28 Distincte de ce plaisir solitaire et fantasmatique, la jouissance (Genuss) est une satisfaction intéressée à l’existence de l’objet auquel on prend plaisir. L’objet produit ici une inclination, une Neigung [50] – ce qui rapporte la structure de la jouissance à l’ordre du désir artificieux des femmes. La position de Kant semble ici radicalisée : là où la philosophie morale tolérait que le désir des femmes provoque une jouissance – à condition qu’il soit contrôlé, cadré et que sa destination soit assurée par l’institution matrimoniale – l’esthétique veut purifier son plaisir supérieur de tout Genuss. C’est là une conséquence de l’enjeu stratégique immense que comporte la troisième critique dans le système kantien, et qui va bientôt apparaître.
29 Impropre – et l’allemand Genuss désigne également, comme en français, l’usufruit d’un bien qui n’est pas en notre propriété – la jouissance esthétique l’est dans la mesure où elle déborde le sujet, l’installe dans une relation de dépendance avec son autre. La représentation qui la génère ne renvoie pas à soi [51], mais déporte au-dehors. Or « c’est ce que je fais de cette représentation en moi-même, et non pas ce en quoi je dépends de l’existence d’un objet qui importe pour que je puisse dire que tel objet est beau [52] ». La satisfaction relative au beau doit être insulaire, s’assurer une parfaite autonomie et ne dépendre, comme Robinson, que de soi. Le plaisir esthétique doit pouvoir répondre d’une économie autarcique. Il y va en effet du plus haut des enjeux : « car ce n’est que par ce qu’il fait sans tenir compte de la jouissance (Genuss), en pleine liberté et indépendamment de ce que la nature peut lui offrir, même passivement, que l’homme donne une valeur absolue à son existence [53] ». Or une telle liberté, même la sphère de la morale ne saurait l’assurer. En effet, la satisfaction morale est également intéressée : « Le bien moral est objet de la volonté (c’est-à-dire de la faculté de désirer déterminée par la raison). Or vouloir quelque chose et trouver une satisfaction à son existence, c’est-à-dire y prendre un intérêt, c’est la même chose [54]. » Kant conclut donc, quelques lignes plus loin : « Parmi ces trois sortes de satisfaction, celle du goût pour le beau est la seule et unique qui soit une satisfaction désintéressée et libre [55]. » Si la loi morale exprime l’autonomie et la liberté – c’est là le résultat de la seconde critique –, elle implique bien, en tant que loi, une contrainte et un rapport de dépendance. Devant la loi morale, il n’y a objectivement plus de choix libre. Seul le jugement esthétique repose sur, et donc témoigne d’une présence à soi ab-solue, coupée de toute pénétration du dehors au dedans, assurant un espace tout à fait propre (à tous les sens) où peut s’inscrire l’identité à soi du sujet, clef de voûte de tout le système de la raison pure [56].
30 Cette identité du sujet dans son jugement ainsi que la « valeur absolue de l’existence » ne sont pas les deux seules assurances que doit fournir la troisième critique en faisant l’économie du désir et de la présence de l’autre. La faculté de juger détermine également, en un geste de territorialisation, le domaine de l’homme [57]. Au terme du premier moment de l’analytique du beau, Kant a en effet découpé trois régions dans l’espace de la satisfaction (Wohlgefallen), correspondant à l’agréable, au beau et au bon. Elles se rapportent respectivement à l’inclination, à la faveur et au respect. Or ces régions renvoient à trois domaines de l’être : « L’agréable concerne aussi bien les animaux dénués de raison ; la beauté seulement les hommes, c’est-à-dire des êtres de nature animale et cependant raisonnable – et non pas exclusivement en tant qu’ils sont raisonnables (comme des esprits, par exemple), mais bien en tant qu’ils sont en même temps une nature animale ; le bien, en revanche, vaut pour tout être raisonnable en général [58]. » Privé de raison, l’animal n’évolue que dans la dimension sensible et ne peut accéder au suprasensible. Ce dernier est le lieu propre des esprits. Entre deux, et par l’intermédiaire de cet entre-deux qu’est la faculté de juger, l’homme est, pour paraphraser Nietzsche, une corde au-dessus de l’abîme.
Débordement de la poésie
« Et cependant nous n’avons pas encore accusé la poésie du plus grave de ses méfaits. Qu’elle soit capable de corrompre même les honnêtes gens, à l’exception d’un petit nombre, voilà sans doute ce qui est tout à fait redoutable. » Platon, République, X.
32 D’une telle corde – qui trace étrangement ce domaine de l’homme par-dessus le vide – avons-nous la certitude qu’elle est bien assurée ? On comprend en tout cas qu’elle tient à l’appareil qui établit l’autonomie du plaisir esthétique et le coupe de la jouissance. La faculté de juger comme cet appareil repose, on l’a vu, sur un principe fictionnel, traitant des lois de la nature comme si elles étaient finales. La fiction consiste donc à faire le portrait de la nature à l’image de l’art. Toutefois ce geste fictionnel se dédouble et le portrait de la nature est reflété en miroir dans l’analyse consacrée aux beaux-arts. S’il n’y a de plaisir esthétique pris à la nature qu’à la condition de la considérer comme si elle était un produit de l’art, à l’inverse les œuvres ne sont belles qu’à la condition de revêtir l’apparence de la nature [59]. Les œuvres doivent s’effacer comme œuvres pour apparaître aussi libres qu’un « simple produit de la nature » : il s’agit que l’effort productif gomme ses traces, que l’accord du produit avec les règles de sa production se fasse « sans [être] laborieux, sans qu’on y sente l’école [60] », parce que le travail renvoie à la peine et à l’intérêt [61]. L’art est donc cette « production qui fait intervenir la liberté, c’est-à-dire le libre arbitre dont les actions ont pour principe la raison [62] » mais une telle production en tant qu’elle se donne comme libre jeu et ce faisant n’atteint à sa beauté propre qu’à imiter son autre en masquant son intentionnalité [63]. Ce qui revient à dire que la beauté des artefacts humains se mesure, dans une certaine mimesis de la nature, à leur résistance au principe fictionnel de la faculté de juger.
33 Or le modèle de l’artifice naturel, Kant l’a peint dans les Vorlesungen sous des traits féminins. Rappelons-nous : si la puissance et le labeur constituent la nature masculine, les femmes n’atteignent la leur qu’en déployant l’art. Kant illustrait sa thèse : à l’évidence, les femmes sont naturellement douées pour l’art d’écrire, aussi bien qu’elles le sont pour les activités ludiques ou pour rendre les conversations agréables [64]. Ainsi l’écriture d’une sœur comportera naturellement plus de « gaîté, de facétie et de vivacité » que celle de son académicien de frère qui « va en quelque sorte dégurgiter sa lettre avec toutes les formules, prémisses et conclusions possibles, et ce, à grand peine [65] ». Il ne paraît pas déraisonnable de voir dans le style épistolaire ici décrit l’équivalent scriptural de cet « art de bien parler » dont il est question dans Critique la faculté de juger et qui est « lié à une présentation vivante et illustrée d’exemples, sans heurter les règles d’euphonie du langage ni celles qui fixent la convenance de l’expression aux idées de la raison [66] ». À la lumière du texte des Vorlesungen, on ne peut que constater les aspects essentiellement féminins de cet art que la troisième critique valorise en tant que libre jeu, en tant qu’apparence de naturalité, en tant qu’absence d’effort et de labeur.
34 L’art ressortit donc au ludique, à l’agrément, au féminin, et ce dans la mesure où il efface son intentionnalité. Malgré cet effacement requis, il n’en sera pas moins divisé en fonction de son intention – et de son intention relative au plaisir [67] : l’art proprement esthétique vise un sentiment de plaisir, à la différence des arts mécaniques qui se contentent d’une mise en œuvre orientée par la seule réalisation d’un objet. La distinction se poursuit selon le même principe : l’art esthétique se découpe en art d’agrément et en beaux-arts, selon que le plaisir accompagne les représentations en tant que simples sensations ou au contraire en tant que mode de connaissance. Les arts d’agrément, limités aux seules sensations (Empfindungen), ont pour finalité la simple jouissance. C’est le cas de la conversation ou du jeu, activités féminines s’il en est pour Kant [68], et confinées à l’espace domestique. Les beaux-arts quant à eux, dans la mesure où ils sont l’objet d’une possible communication universelle, c’est-à-dire dans la mesure où ils sont essentiellement publics, ne peuvent reposer sur la seule jouissance, toujours privée, mais nécessitent un plaisir de la réflexion. La polarisation sexuelle semble ainsi présider à la division des arts : pour assurer l’espace d’un art autonome et désintéressé malgré la surdétermination féminine, il faut rejeter hors des beaux-arts tout ce qui les inféoderait au seul plaisir sensuel et au Genuss. Kant reproduit donc au sein de l’analyse consacrée à l’art le geste critique qui circonscrit les contours de la beauté et assure l’autonomie du jugement. Les limites ainsi tracées vont toutefois être difficiles à maintenir.
35 Les beaux-arts représentent donc, parmi les activités humaines relevant de la liberté, la sphère d’autonomie la plus haute, liberté de et dans la liberté. Au titre de premier d’entre eux, on trouve la poésie en tant qu’elle opère précisément une certaine libération. Avec l’éloquence, celle-ci constitue les arts du langage. La poésie « élargit l’âme en libérant l’imagination et en offrant, à l’intérieur des bornes fixées par un concept donné, et dans la diversité sans limites des formes susceptibles d’y correspondre, celle qui associe la présentation de ce concept à un trop-plein de pensées qui ne rencontre dans le langage aucune expression parfaitement adéquate [69] ». Le poète propose un « jeu d’idées divertissantes [70] » tel pourtant qu’il est propre à alimenter l’entendement et à animer ses concepts par l’imagination. Il donne en effet corps, à partir des concepts limités du langage, aux idées infinies de la raison (parlant ainsi de l’éternité, de la création, du paradis, etc. ou donnant une extension dépassant les limites de l’expérience à des concepts empiriques, tels que l’amour, la mort, la gloire, etc.) [71]. Renversant les frontières mesquines des concepts, la poésie fait ressentir la liberté et l’autonomie d’un esprit capable de contempler la nature phénoménale, mais d’en juger selon des perspectives que n’offre pas l’expérience, en faisant ainsi usage « au profit du suprasensible [72] ». La grandeur de la poésie réside donc dans son pouvoir illimitant de dé-bordement [73] : elle perfore la frontière entre le sensible et le suprasensible.
36 Un tel dérangement des limites n’est pourtant toléré ici qu’à la condition de rester circonscrit dans le cadre de la seule distraction (Zerstreuung) et du simple jeu (blosses Spiel). Autrement dit, à condition de se maintenir dans le cadre de la sphère privée et féminine : telle est la limite de la liberté poétique. Lorsque la poésie, se dé-bordant elle-même, se libère de cette clôture et pénètre l’espace public, elle devient éloquence, c’est-à-dire « une dialectique qui n’emprunte à la poésie que ce qui est nécessaire pour gagner les esprits, avant tout jugement, aux vues de l’orateur, et ainsi ravir sa liberté au jugement [74] ». La libération de la poésie se retourne en instrument d’asservissement [75], qui enchaîne la faculté assurant l’autonomie. L’art oratoire attire toujours le soupçon d’être un « art fourbe », qui « s’entend à mobiliser les hommes comme s’ils étaient des machines », dans le but « d’exploiter les faiblesses des hommes à ses propres fins [76] », les traitant ainsi comme de simples moyens et non comme des fins. L’éloquence, elle-même « machine à persuader », menace donc toujours de passer outre l’impératif catégorique et de mettre à bas l’édifice tout entier de la morale et de la civilisation [77]. Artifice mécanique, « art de persuader et de séduire [78] », rabaissant l’homme au-dessous de son humanité en le détournant de sa fin, l’éloquence penche alors dangereusement vers l’inclination féminine et subjuguante en ce qu’elle a de plus périlleux. Elle a tous les traits de ce que les Vorlesungen décrivent comme « vices féminins », qui sont « ceux d’une créature faible, qui accomplit par ruse ce qu’une autre créature fait par violence », utilisant « la fourberie pour gagner [79] ». La dangereuse ambiguïté est ici celle que Kant attribuait à la Neigung. Aussi la poésie – que tout l’appareil textuel de la troisième critique constitue comme la plus haute expression de l’autonomie humaine – se voit-elle, comme les femmes, condamnée au confinement de la sphère privée [80] et à l’impouvoir du jeu domestique, et cela parce qu’elle menace précisément, par ses traits féminins, l’autonomie.
37 En s’efforçant d’enfermer la poésie dans l’impuissance du divertissement et en condamnant réciproquement tout débordement à titre d’éloquence séductrice et aliénante, l’esthétique kantienne réitère la condamnation millénaire de Circé. Non pas simplement chassée ou repoussée aux confins : le geste kantien, on l’a vu, est plus complexe. Incluse, au centre même, mais cloîtrée dans l’espace privé, domestiquée par l’institution matrimoniale, la magicienne tentatrice se voit privée de son droit de cité et de toute parole publique. La réclusion est aussi une exclusion. Pareil geste se confond avec tel autre, fondateur pour la philosophie, qui consiste en l’expulsion des sophistes hors de l’enceinte de la cité. Si le discours platonicien, exemplaire à cet égard, dénonce l’art des sophistes comme « la perversion qui consiste à remplacer un membre par une chose [81] », alors l’art chez Kant, féminin et suppléant par artifice l’absence du membre viril et l’impuissance corrélative, est irrémédiablement pervers et perverti, sophistiqué et sophistique. Mais la condamnation s’étend du même coup à toute la faculté de juger, dans la mesure où elle obéit à la logique du supplément. La fiction vicariante d’un défaut de fin ne peut se prémunir de séductions artificieuses qu’à se contenir elle-même dans le cercle magique du désir des femmes, où aucun propre ne peut s’assurer sans une certaine participation de ce dont il voudrait se purifier. En coupant le plaisir esthétique de son objet, en le constituant dans sa pureté comme fantasmatique et solitaire, Kant lui assigne la structure même de cette volupté « contre-nature » qui se manifeste « quand l’homme est attiré vers elle, non par l’objet réel, mais par la représentation imaginaire de celui-ci, tel qu’il la crée en lui-même, contrairement à sa finalité [82] ». L’esthétique kantienne, en isolant le plaisir dans la jouissance de soi, d’un seul et même geste l’élève au rang de condition fondamentale de la valorisation absolue de l’existence humaine, et la détermine comme facteur rabaissant l’homme en dessous de sa propre humanité. La difficulté est à la hauteur de l’ambition. La stratégie de Kant – sédentariser le plaisir nomade derrière les murs d’enceinte du système – échoue ici à maîtriser la dissémination de sa puissance subversive et dé-bordante. Du plaisir, donc, on ne peut faire l’économie sans intérêt.
Notes
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[1]
T. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique, Paris, Allia, 2001, p. 10-11.
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[2]
À propos du « paradis artificiel » des Lotophages, Adorno et horkheimer notent, dans La Dialectique de la raison (Paris, Gallimard, 1974), qu’« une telle idylle […] est inadmissible pour les partisans d’une raison auto-conservatrice » (p. 76). Quant à Circé, incitant à la libération des instincts, elle « est devenue le prototype de la courtisane », ambiguë en ce qu’elle « assure le bonheur et détruit l’autonomie de celui qu’elle rend heureux » (p. 82). D’un même geste, la morale d’Ulysse – une morale du travail de la raison, de l’Aufklärung – sacrifie le bonheur et condamne la séduction érotique des femmes, au nom de la vigueur et de la maîtrise de soi.
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[3]
On y verra, en effet, une entreprise qui se donne au premier abord comme voulant échapper à la fois à ces deux modalités récurrentes des rapports de la philosophie à l’art, à savoir l’intimidation et le paternalisme (j’emprunte à Jean Kaempfer ces deux déterminations). C’est cette exigence qui est remarquable. L’éminence de la place que trouve l’esthétique dans le système kantien avec la troisième critique invite, à juste titre, à lire cette dernière comme annonce ou « fondation du romantisme » (G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 48). Nous constaterons toutefois que tant l’intimidation que le paternalisme travaillent, en sous-main certes, mais au cœur de la Critique de la faculté de juger.
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[4]
E. Kant, Critique de la raison pure (désormais noté C1), in Œuvres philosophiques, t.1, Paris, Gallimard, 1980, coll. « Pléiade », Deuxième préface, p. 743. (Kritik der reinen Vernunft, 2 bd., Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974.)
-
[5]
La tâche critique consiste en effet à dessiner l’épure architecturale de la philosophie : « La philosophie transcendantale est l’idée d’une science dont la critique de la raison pure doit tracer le plan tout entier de façon architectonique, c’est-à-dire à partir des principes, avec la pleine garantie du caractère complet et de la valeur sûre de toutes les pièces qui constituent cet édifice. » (C1, Introduction, VII, p. 778).
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[6]
E. Kant, Critique de la faculté de juger (désormais noté CFJ), in Œuvres philosophiques, t. 2, Paris, Gallimard, 1985, coll. « Pléiade », Préface, p. 919. (Kritik der Urteilskraft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974.)
-
[7]
CFJ, Introduction, III, p. 930.
-
[8]
« Ainsi se découvre en même temps un passage, au moyen de la faculté de juger, qui relie les deux parties grâce à un principe qui lui est propre, je veux dire le passage du substrat sensible de la philosophie théorique au substrat intelligible de la philosophie pratique, et cela grâce à la critique d’un pouvoir (la faculté de juger) qui ne sert qu’à établir un lien, et ne peut donc par lui-même procurer aucune connaissance ni fournir aucune contribution quelconque à la doctrine. » (ibid., Première introduction, XI, p. 905) ; « Il doit y avoir néanmoins un fondement de l’unité du suprasensible, qui réside au fondement de la nature, avec ce que le concept de liberté contient de façon pratique, fondement dont le concept […] rend toutefois possible le passage du mode de penser selon les principes de l’un au mode de penser selon les principes de l’autre » (ibid., Introduction, II, p. 929). Ce fondement (Grund) résidera dans la faculté de juger en tant qu’elle effectue « un passage de la faculté de connaître, c’est-à-dire du domaine des concepts de la nature, au domaine de la liberté, comme elle rend possible dans l’usage logique le passage de l’entendement à la raison » (ibid., Introduction, III, p. 932-933).
-
[9]
Cf. CFJ, Première introduction, III, p. 859.
-
[10]
Cf. ibid., Introduction, II, p. 927.
-
[11]
Ibid., p. 931.
-
[12]
Car si le sublime consiste en ce qui « excessif pour l’imagination […] est en quelque sorte un abîme (Abgrund) où elle craint de se perdre » (ibid., Analytique du sublime, § 27, p. 1027), le non-lieu de la faculté de juger est certainement le premier à répondre à la définition. Ce qui inscrit déjà l’entreprise de l’esthétique à l’intérieur d’elle-même, sous une catégorie dont on sait qu’elle ne relève pourtant que d’un « simple appendice » au jugement esthétique (ibid., § 23, p. 1012) : au centre de lui-même, le centre est en même temps renvoyé à la périphérie, selon une certaine logique de décentrement qui s’annoncera à nouveau plus loin. Notons encore que si le gouffre déborde l’imagination, pourtant « faculté de se représenter dans l’intuition un objet même sans sa présence (Einbildungskraft ist das Vermögen, einen Gegenstand auch ohne dessen Gegenwart in der Anschauung vorzustellen) » (C1, Analytique transcendantale, § 27, p. 867), c’est qu’il résiste alors à toute représentation, qu’il ne peut se donner selon aucune modalité de la présence – pas même celle, négative, de l’absence.
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[13]
C1, Introduction, VII, p. 776. À ce titre, la troisième critique ne fait pas l’objet d’une introduction propédeutique – qui annoncerait une doctrine – mais d’une introduction encyclopédique « qui présuppose […] l’idée d’un système que cette doctrine rendra tout d’abord complet » (CFJ, Première introduction, XI, p. 900). Or précisément, une telle doctrine ne pourra jamais avoir lieu : l’entreprise encyclopédique qui veut enceindre la critique dans le cercle du système doit donc présupposer le concept d’un tout que la critique de la faculté de juger seule permettra de réaliser, mais sans y trouver aucune place.
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[14]
Comblant sans ajouter, suppléant un défaut qu’aucune adjonction pourtant ne vient compléter – puisque tout l’espace disponible est déjà occupé – on aura reconnu partout ici, dans le fonctionnement de la faculté de juger au sein de l’économie du discours kantien, le mécanisme du supplément tel que le décrit Jacques Derrida dans De la grammatologie (Paris, Minuit, 1967) : « Le concept de supplément […] abrite en lui deux significations dont la cohabitation est aussi étrange que nécessaire. Le supplément s’ajoute, il est un surplus, une plénitude enrichissant une autre plénitude, le comble de la présence. Il cumule et accumule la présence. C’est ainsi que l’art, la technè, l’image, la représentation, la convention, etc., viennent en supplément de la nature et sont riches de toute cette fonction de cumul. […] Mais le supplément supplée. Il ne s’ajoute que pour remplacer. Il intervient ou s’insinue à-la-place-de ; s’il comble, c’est comme on comble un vide. S’il représente et fait image, c’est par le défaut antérieur d’une présence. Suppléant et vicaire, le supplément est un adjoint, une instance subalterne qui tient-lieu. En tant que substitut, il ne s’ajoute pas simplement à la positivité d’une présence, il ne produit aucun relief, sa place est assignée dans la structure par la marque d’un vide. Quelque part, quelque chose ne peut se remplir de soi-même, ne peut s’accomplir qu’en se laissant combler par signe et procuration. Le signe est toujours le supplément de la chose même » (p. 208).
-
[15]
« Ce principe ne peut différer du suivant : les lois empiriques particulières, eu égard à ce qui est laissé en elles indéterminé par les lois universelles, doivent être considérées selon une unité telle qu’un entendement (même si ce n’est pas le nôtre) pouvait la donner pour notre faculté de connaître, afin de rendre possible un système de l’expérience selon des lois particulières de la nature » (CFJ, Introduction, IV, p. 934).
-
[16]
« On ne peut pas attribuer aux produits de la nature quelque chose comme une relation dans la nature de ses produits à des fins » (ibid., IV, p. 935). Et à propos de l’accord entre les lois particulières de la nature et notre faculté de connaître, « l’entendement reconnaît en même temps cet accord comme objectivement contingent » (ibid., V, p. 940).
-
[17]
Ibid., Première introduction, V, p. 869.
-
[18]
Ibid., Introduction, IV, p. 935.
-
[19]
Analytique du sublime, § 43, p. 1084. Dans les lignes précédentes, Kant écrivait : « En toute rectitude, on ne devrait appeler art que la production qui fait intervenir la liberté, c’est-à-dire un libre arbitre dont les actions ont pour principe la raison. Car, bien qu’on se plaise à qualifier d’œuvre d’art le produit des abeilles (les gâteaux de cire construits avec régularité), ce n’est que par analogie avec l’art ; dès qu’on a compris en effet que le travail des abeilles n’est fondé sur aucune réflexion rationnelle qui leur serait propre, on accorde aussitôt qu’il s’agit d’un produit de leur nature (de l’instinct), et c’est seulement à leur créateur qu’on l’attribue en tant qu’art » (je souligne). Or c’est bien sur une telle « analogie avec l’art » que repose le principe de la faculté de juger. L’attribution en dernière instance de la causalité naturelle à un « créateur » vient en quelque sorte ici légitimer l’analogie.
-
[20]
« En effet, ce n’est que dans les produits de l’art que nous pouvons prendre conscience de la causalité de la raison envers des objets que pour ce motif nous appelons finals ou fins » (ibid., Première introduction, IX, p. 891).
-
[21]
Attribuer à la nature quelque intention, voilà qui reviendrait – dit en substance Kant – à faire un roman. Cf. Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 9e proposition, in Œuvres philosophiques, t. 2, op. cit., p. 203.
-
[22]
CFJ, Première introduction, VII, p. 868. En effet, c’est par l’imagination que la faculté de juger, réfléchissant sur l’expérience, donne une forme à l’objet telle qu’elle peut conduire à un concept quelconque (mais sans déterminer lequel), et en cela s’accorde avec sa présentation (Darstellung) dans l’entendement. Cf. ibid., V, p. 874. On sait que c’est en un tel accord harmonieux de l’imagination et de la faculté des concepts que réside le plaisir esthétique : donc en une fiction ou en un fantasme.
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[23]
Le texte a été traduit sous le titre Sur la différence des sexes et autres essais (désormais noté DS), Paris, Payot, 2006 (Vorlesungen über Anthropologie, Gesammelte Schriften Abt. IV, Vorlesungen Bd. 25 / II / 1. Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1997).
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[24]
« Nous allons trouver dans le caractère du sexe féminin quelque chose qui est une loi déterminée de la nature et qui, parce que dans la nature, doit être nécessairement bon, quoique bien dissimulé et paraissant imparfait à nos yeux » (DS, p. 76). L’opération est ainsi celle d’une alétheia, un dévoilement de la nature qui met à nu son intention. Elle reste toutefois circonscrite dans le cadre fictionnel qui est celui de la troisième critique ; l’alétheia n’est donc que de fiction, la nature ne se dénude qu’à se parer de l’artifice de la faculté de juger.
-
[25]
Ibid., p. 74.
-
[26]
C’est ici tout l’appareil conceptuel de la téléologie de la nature, déployé notamment dans L’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, qui réduit la tension nature-histoire dans l’économie du discours kantien. Le développement historique apparaît alors comme une actualisation de la puissance naturelle.
-
[27]
Ibid., p. 77. Cet art, dont on reconnaîtra bientôt qu’il consiste à générer le désir, tirerait sa visibilité suffisante d’un dévoilement, puisque « pour l’homme, [les femmes] sont également bien parées en négligé, elles savent qu’elles ont suffisamment de charme vis-à-vis de lui par l’agrément de leur personne sans la parure de leurs vêtements » (p. 98). C’est donc la nudité immédiate qui devient visible comme art. Le vêtement est ornemental et inessentiel, conformément aux remarques que fait Kant à son sujet dans le § 14 de la Critique de la faculté de juger (cf. à ce sujet l’analyse de Derrida dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 66 sq.). Pourtant il semble bien que l’art du désir requiert pour Kant un certain voile, insinué entre le désir et son objet : « L’homme trouva […] que l’excitation sexuelle, qui chez les animaux repose sur une impulsion passagère et la plupart du temps périodique, était susceptible pour lui de se prolonger et même de s’accroître sous l’effet de l’imagination qui fait sentir son action avec d’autant plus de mesure sans doute, mais aussi de façon d’autant plus durable et plus uniforme que l’objet est soustrait aux sens ; ce qui évite la satiété qu’entraîne avec soi la satisfaction d’un désir purement animal » (Kant, Les conjectures sur les débuts de l’histoire, cité in S. Kofman, Le Respect des femmes, Paris, Galilée, 1982, p. 33). À son tour, le voile est entraîné dans le mouvement du supplément : ainsi Sarah Kofman, qui suit le motif du voile chez Kant, constate qu’il drape autant la loi morale que, dans une note du § 49 de la troisième critique, la nature figurée sous les traits d’Isis. On sait que la femme d’Osiris parvint à rassembler tous les membres dispersés de son époux à l’exception d’un seul, le laissant de ce fait littéralement impuissant. Isis quant à elle, ayant découvert le nom secret du dieu suprême, s’est assuré une puissance illimitée. Renversement des rôles, donc, et ce par la maîtrise du verbe, que Kant reconnaîtra en partie comme naturellement féminine. Sarah Kofman suggère que l’impossible dévoilement d’Isis, auquel Kant fait allusion, renvoie au fait que « la levée du voile risquerait de terrasser l’homme, de l’écraser, de le paralyser et d’ôter à la femme, la mère, toute sa dignité phallique, de l’émasculer […]. L’économie que réalise le respect [des femmes] serait celui de l’angoisse de la castration et elle communiquerait avec un geste fétichiste » (p. 54). Il faut peut-être ajouter que la faculté de juger, en suppléant par la fiction au défaut de système des lois particulières de la nature, recouvre phantasmatiquement le manque ou le vide au milieu de cette dernière. Toute la troisième critique, mimant le dénudement d’Isis, s’attellerait en fait à la remembrer, c’est-à-dire à la rhabiller, geste à la fois de pudeur et de maîtrise, le second étant indissociable du premier par ailleurs.
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[28]
DS, p. 77.
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[29]
« Pour qu’il y ait diversité des deux sexes et que d’elle puisse naître une unité, il faut que l’homme ait force là où la femme a faiblesse, et qu’il ait faiblesse là où elle a force » (ibid., p. 81).
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[30]
Ibid., p. 79.
-
[31]
Ibid., p. 78.
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[32]
Idem. C’est moi qui souligne.
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[33]
« Être heureux est nécessairement ce que désire tout être raisonnable mais fini ; c’est donc aussi un inévitable principe de la faculté de désirer. Car, être satisfait de son existence entière n’est nullement une possession originelle et une félicité qui supposerait la conscience de se suffire à soi-même en toute indépendance, mais un problème qu’impose à cet être sa nature finie, parce qu’il a des besoins ; et ces besoins concernent la matière de la faculté de désirer, c’est-à-dire quelque chose qui se rapporte à un sentiment de plaisir ou de peine », Critique de la raison pratique (désormais noté C2), in Œuvres philosophiques, t. 2, Paris, Gallimard, 1985, coll. « Pléiade », § 2, scolie II, p. 635-636 (Kritik der praktischen Vernunft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974).
-
[34]
DS, p. 80.
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[35]
S. Kofman, Le Respect des femmes, op. cit., p. 29.
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[36]
DS, p. 83.
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[37]
Ibid., p. 81. Et quelques lignes plus haut : « L’homme dans son foyer ne sera pas tellement actif et vigoureux, mais indulgent, tandis que la femme, elle, s’y montre fort active et si les choses ne vont pas, il est très approprié à son rôle de blâmer la domesticité, de mener disputes et guerres au sein de la maison. » Dans la maison, les rôles s’inversent donc, l’homme devenant passif et féminin, la femme active et masculine. Ce qui veut dire également que si l’homme trouve son être propre dans son lieu propre – le dehors public, intermédiaire entre la nature brute et l’espace domestique –, la femme par contre dans le sien n’atteint pas sa féminité. La norme de propriété pour chaque sexe est unilatéralement masculine. L’être féminin, c’est l’être hors de (chez) soi – pour les femmes également.
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[38]
Ibid., p. 83.
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[39]
Ibid., p. 74.
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[40]
E. Kant, Métaphysique des mœurs, 2 vol., Paris, Garnier-Flammarion, 1994, « Doctrine de la vertu », § 7, p. 277.
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[41]
Métaphysique des mœurs, « Doctrine du droit », § 23-27. On peut souligner que la finalité du mariage n’est pas identique à celle, naturelle, de la reproduction. Si elle l’était, souligne Kant, le mariage prendrait alors fin dès lors que celle-ci serait accomplie. En quoi réside alors la fin propre du mariage en tant que « contrat rendu nécessaire par la loi de l’humanité » (p. 78) ? Kant précise que « l’usage naturel qu’un sexe fait des organes sexuels de l’autre est une jouissance pour laquelle chacune des deux parties se donne à l’autre. Dans cet acte, un être humain fait de lui-même une chose, ce qui est en contradiction avec le droit de l’humanité dans sa propre personne. Cela n’est possible qu’à l’unique condition que, quand une personne est acquise par l’autre comme chose, elle fasse en retour l’acquisition réciproque de cette dernière ; car ainsi elle se reconquiert elle-même et rétablit sa dimension de personne » (p. 78-79). Le mariage, en tant qu’il est contractuel, est ainsi le seul cadre à l’intérieur duquel la jouissance sexuelle ne serait pas réifiante et, partant, déshumanisante. Le danger de la volupté incontrôlée ou libre, c’est toujours de conduire hors de l’humanité, vers la bestialité – c’est-à-dire de faire perdre la raison. Autrement dit, un certain danger d’impuissance, éloignant l’homme de ce qui est son propre.
Que le mariage soit pensé comme acquisition, c’est-à-dire dans l’horizon de la propriété privée, et qu’il délimite ainsi la sphère privée de l’oikos qui devient ce dedans où les femmes sont assignées, c’est l’indice du fait que le plaisir non marital est ici toujours aussi une menace pour le propre en tant que propriété. Et cela renvoie en effet à l’interpénétration, dans l’histoire du monde occidental, de l’institution matrimoniale et de la reproduction de la propriété privée. -
[42]
« L’économie générale met en évidence en premier lieu que des excédents d’énergie se produisent qui, par définition, ne peuvent être utilisés. L’énergie excédante ne peut être que perdue sans le moindre but, en conséquence sans aucun sens » (Bataille, cité in J. Derrida, L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, « De l’économie restreinte à l’économie générale », p. 397). Dans la mesure où le désir et la jouissance s’exercent en dehors de toute fin naturelle ou sociale, ils engagent une dépense ne rapportant aucun intérêt calculable ou prévisible.
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[43]
L’analytique du beau est divisée selon la table des catégories établie dans la première critique. Toutefois la Critique de la faculté de juger s’ouvre sur la catégorie de la qualité, et non sur celle de la quantité. Kant croit devoir s’en expliquer dans une note qui traduit plus son embarras qu’elle n’emporte la conviction. Il affirme en substance que cette critique doit commencer par la qualité, parce que c’est elle que le jugement esthétique prend d’abord en considération. En fait, l’enjeu est probablement ailleurs et d’ordre plus stratégique qu’il n’y paraît : il faut dès le seuil distinguer qualitativement les plaisirs, tracer leurs limites et assigner chacun à sa place.
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[44]
On pourrait dire tout aussi bien clivage, au sens que donne Freud à ce terme dans Au-delà du principe de plaisir (in Essais de psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001) : « Des pulsions isolées ou bien des éléments pulsionnels se révèlent incompatibles dans leur but ou leur revendication avec les autres pulsions qui sont capables de se joindre à l’unité englobante du moi. Le processus de refoulement opère alors un clivage entre elles et cette unité ; elles sont maintenues à des stades inférieurs du développement psychique et coupées, pour commencer, de la possibilité d’une satisfaction » (p. 53). La cartographie de la troisième critique a plus d’un trait commun avec la topique décrite dans ce texte par Freud. À commencer par l’économie faite du plaisir pour préserver le système des traumatismes survenus : « Ici le principe de plaisir est tout d’abord mis hors d’action […] c’est bien plutôt une autre tâche qui apparaît : maîtriser l’excitation, lier psychiquement les sommes d’excitation qui ont pénétré par effraction pour les amener ensuite à la liquidation » (p. 78). On sait qu’un tel travail se dévoile partiellement et médiatement dans le rêve, que Freud présente ailleurs explicitement comme une mise à nu : « Nous savons que lors de chaque endormissement nous rejetons loin de nous notre moralité péniblement acquise, comme un vêtement que nous remettons le matin. Ce déshabillage est naturellement sans danger, parce que, paralysé par l’état de sommeil, nous sommes condamnés à l’inactivité » (p. 26). Mais en elle-même, libre de ses mouvements, la nudité reste une menace. Le vêtement moral qui vient la maîtriser aura toujours été pensé sous les traits d’une camisole de force.
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[45]
C2, § 3, p. 631.
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[46]
Sur ce point, Kant reconnaît qu’Épicure est tout à fait conséquent : « Il a recherché la source de beaucoup [de représentations déterminant la volonté], autant qu’on peut le conjecturer, aussi bien dans l’usage de la faculté supérieure de connaître ; mais cela ne l’empêchait pas et ne pouvait pas non plus l’empêcher de considérer, une fois ce principe posé, même le plaisir que nous procurent ces représentations assurément intellectuelles, et par lequel seul elles peuvent être des principes déterminants de la volonté, comme étant tout à fait de même nature que les autres plaisirs » (ibid., Théorème 2, scolie I, p. 634).
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[47]
S. Kofman, Le Respect des femmes, op. cit., p. 55.
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[48]
CFJ, Analytique du beau, § 1, p. 958.
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[49]
Ce que Derrida nomme un se-plaire-à, in La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 55.
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[50]
CFJ, Analytique du beau, § 3, p. 962.
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[51]
Le plaisir esthétique, en renvoyant à soi, remarque l’étendue de notre propriété : « Le sentiment de plaisir et de peine [...] fonde une faculté de discernement et d’appréciation tout à fait particulière, qui n’apporte rien à la connaissance et ne fait que rapprocher la représentation donnée, dans un sujet, de la faculté des représentations toute entière, dont l’esprit prend alors conscience dans le sentiment de son état » (ibid., § 1, p. 958). La conscience de soi esthétique vient en quelque sorte redoubler ainsi l’aperception transcendantale de la raison pure, comme phénoménalité de l’ego accompagnant toutes mes représentations.
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[52]
Ibid., § 2, p. 959.
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[53]
Ibid., § 4, p. 964.
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[54]
Idem.
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[55]
Ibid., § 5, p. 966.
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[56]
En regard de cette autonomie comme pure présence à soi ou jouissance de soi, la loi du désir est, pour la métaphysique, celle de la dépendance : « La servilité n’est donc que le désir du sens : proposition avec laquelle se serait confondue l’histoire de la philosophie ; proposition déterminant le travail comme sens du sens, et la technè comme déploiement de la vérité » (J. Derrida, L’Écriture et la Différence, op. cit., p. 384). On a reconnu plus haut le lien chez Kant entre l’artifice et le dévoilement. Il faudrait encore souligner dans les Vorlesungen un autre lien, entre la Neigung (œuvrant à l’union matrimoniale) d’une part, et la servitude de l’autre, lorsque Kant affirme que « la femme s’affranchit par le mariage tandis que l’homme y perd sa liberté » (DS, p. 101).
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[57]
Et par homme, il faut aussi bien entendre ici l’humain que le masculin. Kant indique en effet dans les Vorlesungen que le goût est une faculté plus proprement masculine : « L’homme a le goût fin, la femme a un goût plus grossier. Car si la femme avait le goût plus délicat quant à l’inclination des sexes, l’homme devrait être plus délicat et fin, et si l’homme avait un goût plus grossier et un sentiment plus grossier, la femme devrait être de formation plus grossière. Or c’est l’inverse » (DS, p. 90).
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[58]
CFJ, Analytique du beau, § 5, p. 965-966.
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[59]
« La nature était belle lorsqu’elle avait incontinent l’apparence de l’art ; et l’art ne peut être appelé beau que lorsque nous sommes conscients qu’il s’agit bien d’art, mais qu’il prend pour nous l’apparence de la nature » (ibid., Analytique du sublime, § 45, p. 1088).
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[60]
Ibid., § 45, p. 1089.
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[61]
« L’art se distingue de l’artisanat ; l’art est libéral, l’artisanat peut également être appelé mercantile. On considère le premier comme s’il ne pouvait être orienté par rapport à une fin (réussir à l’être) qu’à condition d’être un jeu, c’est-à-dire comme une activité agréable en soi ; le second comme un travail, c’est-à-dire comme une activité en soi désagréable (pénible), attirante par ses seuls effets (par exemple, le salaire), qui donc peut être imposée de manière contraignante » (ibid., § 43, p. 1085).
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[62]
Ibid., § 43, p. 1084.
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[63]
« Dans les productions des beaux-arts, la finalité, bien qu’animée d’une intention, ne doit pas paraître intentionnelle » (ibid., § 45, p. 1088).
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[64]
« Les femmes sont juges du goût dans les fréquentations sociales. Sans elles, ce commerce est grossier, tempétueux et insociable. En compagnie d’hommes exclusivement, on tombe dans les conflits, la ratiocination et les querelles, mais ce n’est pas le cas dans la compagnie des femmes » (DS, p. 86) ; « [Les femmes] se trouvent mieux disposées au jeu qu’à une occupation d’importance » (ibid., p. 87).
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[65]
Ibid., p. 85.
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[66]
CFJ, Analytique du sublime, § 53, p. 1114.
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[67]
Ibid., § 43, p. 1085.
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[68]
Cf. supra, note 64.
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[69]
CFJ, Analytique du sublime, § 53, p. 1113.
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[70]
Ibid., § 51, p. 1106. Également § 52, p. 1112.
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[71]
Ibid., § 49, p. 1099.
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[72]
Ibid., § 53, p. 1113.
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[73]
Ce que souligne également Deleuze de façon plus générale : « Ce dont il est question dans la Critique du jugement, c’est comment certains phénomènes [et la poésie est un de ceux-là] qui vont définir le Beau donnent au sens intime du temps une dimension supplémentaire autonome, à l’imagination un pouvoir de réflexion libre, à l’entendement une puissance conceptuelle infinie » (Critique et clinique, op. cit., p. 48).
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[74]
CFJ, Analytique du sublime, § 53, p. 1113.
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[75]
Renversement qui fait basculer l’inclination vers la domination féminine jusqu’à les identifier. Cette proposition vient en confirmer une autre des Vorlesungen, selon laquelle « le mal gît dans la liberté et dans le mésusage de la nature » (DS, p. 75).
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[76]
CFJ, Analytique du sublime, § 53, p. 1114, note.
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[77]
Toute l’étendue de la menace tient dans l’exemple choisi : « Cet art n’a atteint son apogée, à Athènes comme à Rome, qu’à une époque où l’État courait à sa ruine et où la pensée patriotique s’était éteinte » (ibid., p. 1115, note).
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[78]
Ibid., § 53, p. 1114.
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[79]
DS, p. 113.
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[80]
L’éloquence, cette publication de la poésie, se trouve ainsi déconseillée pour les tribunaux et pour la chaire, étant même tout à fait indigne pour les questions relatives aux lois civiles, au droit des personnes ou à l’enseignement.
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[81]
« La pharmacie de Platon », in La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 135.
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[82]
Métaphysique des mœurs, op. cit., « Doctrine de la vertu », § 7, p. 278.