Notes
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[1]
S. Braunschweig, Petites portes, grand paysages, Arles, Actes Sud, 2007, p. 282.
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[2]
Voir Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre post-dramatique, Paris, L’Arche, 2000.
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[3]
Entretien avec O. Schmitt, Le Monde 2, 16 décembre 2006, p. 48.
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[4]
John Dover Wilson, What Happens in Hamlet ? (1re éd. 1935), trad.fr., Pour comprendre Hamlet, Paris, Seuil, 1992, coll. « Points Essais ».
1 Pierre Lauret Dans un entretien au Monde du 9 août 2007, tu rappelais comment le metteur en scène Antoine Vitez, dans les années 70, en investissant dans le théâtre tous les acquis et toutes les questions issus de la psychanalyse, du marxisme, de la critique littéraire contemporaine, lui avait donné une nouvelle vitalité, une signification politique et sociale, et aussi une grandeur.
2 Où penses-tu que nous en soyons aujourd’hui, par rapport à ces années où le théâtre existait fortement comme lieu de pensée, et art recueillant le questionnement intellectuel d’une époque ?
3 ? Anne-Françoise Benhamou Ce n’était pas seulement Vitez. C’était toute une génération de metteurs en scène dont le travail était influencé par les sciences humaines et la nouvelle critique. Mon premier souvenir d’un spectacle de ce genre est celui du Tartuffe de Roger Planchon, que j’ai vu à la reprise en 1974. Le metteur en scène y faisait voir, de façon un peu psychanalytique, l’homosexualité inconsciente de la relation d’Orgon à Tartuffe. Et le spectacle développait aussi une dramaturgie politique : le pouvoir absolu de Louis XIV et l’influence du parti dévot en étaient le cadre perceptible ; pour l’arrestation de Tartuffe, il y avait une véritable descente de police, assez effrayante, qui renvoyait aussi très clairement à la façon dont on percevait dans ces « années de plomb » la remise en ordre en France. Planchon a été le premier à mettre au cœur de ses mises en scène toute cette pensée critique. Ce rapport au théâtre était né de Brecht dont l’influence en France, pas du tout par hasard, avait pris naissance dans des milieux sartriens, préoccupés d’engagement et de « situations » – Bernard Dort et Barthes, par exemple. De là sont nées, parallèlement au développement de cette pensée critique dans laquelle toi et moi avons été formés, des représentations théâtrales qui avaient une dimension critique, sur le mode d’un brechtisme à la française. Un peu après sont venus Vitez et Chéreau, mais au fond c’est tout le théâtre des années 70 qui était parcouru par des énergies sociales et politiques et des thèmes intellectuels que partageaient les spectateurs. C’est justement parce que le théâtre me semblait alors à la croisée de la littérature et de ce type de questionnements que j’y suis venue, même si c’est autre chose, plus lié au partage de l’imaginaire, qui m’y a retenue et qui fait que j’y reste.
4 Aujourd’hui ces questionnements issus des sciences sociales et humaines sont beaucoup moins actifs, pour ne pas dire qu’ils sont absents, dans la façon dont la société se pense elle-même et cherche à remédier à ses problèmes. La psychanalyse, par exemple, me semble en train de subir une sorte de défaite historique : la plupart des jeunes gens autour de moi, dès qu’ils vont mal, se traitent aux médicaments plutôt qu’à la parole. Si le théâtre, qui s’alimente toujours dans son époque, n’est plus porteur de représentations critiques, j’y vois plutôt un symptôme – celui de l’absence de ce type de pensée dans le débat public – qu’un problème intrinsèque au théâtre. Certains metteurs en scène continuent tout de même à prendre en charge ces questions : Bernard Sobel qui a commencé dans les années 60, Alain Françon qui a débuté dans les années 70 de façon très politique, et aussi Stéphane Braunschweig, qui est nettement plus jeune mais a été l’élève de Vitez, conçoivent encore le théâtre comme un instrument critique. Mais il y a aussi aujourd’hui un théâtre complètement en rupture avec la pensée et les représentations critiques, un courant qui affirme privilégier l’émotion, la sensation, et travaille sur la performance, le choc visuel etc., – tous ces artistes qui ont suscité débats et polémiques à Avignon en 2005. Ils se revendiquent rarement d’Artaud, mais ils pourraient très bien le faire – comme le faisaient les anti-brechtiens dans les années 70, qui soutenaient un théâtre de participation, Grotowski, le Living Theater – puisqu’il s’agit au fond d’en finir avec les chefs-d’œuvre du passé, avec les textes, avec le théâtre en tant que représentation.
5 ? P.L. C’est peut-être aussi un théâtre qui travaille sur un autre genre d’affects. Il me semble que le théâtre qui se revendique ou qui vient d’Artaud travaille plus sur l’affect d’horreur que sur l’affect d’angoisse. Il est traversé par une image de la réalité, non pas tant politique que mondiale, qui peut être pensée comme horreur. Cela correspond aussi en partie au travail d’Alain Françon.
6 ? A.-F.B. Tout théâtre travaille sur les affects. Mais il est très difficile de savoir sur quels affects on travaille, puisque précisément c’est un peu le point aveugle du travail. Un grand théâtre, un théâtre qui a une identité, porte à mon avis certains affects qui lui sont propres, et par lesquels il va faire passer ses spectateurs. En tant que spectatrice, dans certaines démarches théâtrales, que j’aime ou non, je peux identifier certaines qualités d’affect. Dans le théâtre de Françon, il y a une qualité de distance qui n’est pas la même que celle du théâtre de Sobel.
7 La réflexion sur les affects, leur production, leur fabrication, leur création, leur fonction, c’est le propre du théâtre, Aristote le disait déjà… Les affects sont dans la vie quelque chose que l’on subit. Au théâtre on se réunit pour les créer. Il me semble que c’est un point commun à toutes les équipes de théâtre. Peut-être que dans certaines d’entre elles, on nomme les affects et on les discute, et dans d’autres, on ne les nomme pas. Nous, nous appartenons à une tradition de théâtre où on essaie de les nommer. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de point aveugle. Cela m’ennuie toujours de dire « le théâtre », car il y a des zones de théâtre, des manières d’en faire, que je ne connais pas du tout ; mais dans le théâtre tel que je le connais, la question des affects est au centre, parce qu’au centre, il y a le jeu. La visée du travail, c’est qu’à un moment, l’acteur joue. Et être en état de jeu, c’est arriver à faire passer des choses de l’ordre de l’inconscient. Si l’acteur, dans ce qu’on appelle l’intuition de jeu, n’est pas en lien avec son inconscient, s’il n’y a pas des choses qui lui échappent, il ne se passe rien, il n’y a pas de jeu, pas d’acteur. Donc, quand on fait du théâtre, on est tous réunis, y compris quand on réfléchit beaucoup, pour que s’établisse un lien entre ce qui relève de la réflexion consciente et collective, et ce qui vient de l’inconscient des uns et des autres.
8 La création théâtrale a obligatoirement une dimension consciente, du fait qu’on travaille en équipe. Il faut bien, à un moment, trouver un langage commun, explicite, rationnel, que tout le monde comprend, et formuler les choses, expliquer. Une compréhension commune est nécessaire entre des gens très différents : une dramaturge comme moi a l’habitude de manier des concepts, d’autres membres de l’équipe ont une pratique artistique mais pas intellectuelle. Mais d’autre part, tous ceux qui travaillent ensemble sur un projet de théâtre peuvent être considérés comme des gens qui mettent leur inconscient ensemble, dans le non-explicite et le non-formulé. Dans le travail théâtral, il y a un versant de formulation, nécessaire, et une non-formulation tout aussi nécessaire, parce que la formulation, à certains moments, peut casser la production de choses plus implicites, plus inconscientes, plus obscures. Quand un acteur produit quelque chose sur un plateau, parfois il est important de le nommer et de dire ce qu’on a vu, et parfois il vaut mieux ne pas le nommer tout de suite, pour ne pas le figer ni créer sur lui un regard trop déterminé. De même, quand je travaille avec un metteur en scène, je peux me formuler des choses de son paysage fantasmatique, pour moi, parce que cela m’aide à travailler. Mais peut-être que si je les lui formule, cela va sembler très réducteur, et même désagréable, castrateur ou inhibant. Pour que le sens circule, il faut qu’il y ait une part d’informulé. Le travail a à voir avec le rêve, le jeu, l’association libre. On doit pouvoir dire n’importe quoi ! On travaille dans un cadre, où les idées bizarres qui surviennent vont quand même avoir un rapport avec ce qu’on cherche en commun. C’est cela qui est très important. Pour moi, le modèle de tous les gens qui travaillent sur un spectacle, ce sont les acteurs. Ils sont dans un cadre où ils vont produire des choses un peu étranges, mais si ce sont de bons acteurs, qui ont une capacité de répondre sur le mode du jeu à des choses qui sont là, ce sera toujours dans le cadre.
9 Le texte lui-même entre dans ce processus. On convoque le texte pour ce qui s’y dit consciemment, explicitement, et pour ses soubassements, pour ce qui le traverse de manière moins explicite. C’est un peu absurde de parler d’inconscient du texte, mais on se met à l’écoute du texte, voire de l’auteur produisant son texte comme symptôme.
10 ? P.L. En quoi est-il pertinent de ramener le texte à l’auteur qui le produit ? Dans le cas de Molière et de Dom Juan, cela donne beaucoup à penser, mais si par hypothèse on avait juste le texte et le contexte historique ? Qu’est-ce que cela éclaire de rapporter le texte à la névrose de Molière, à sa maladie, à son hypocondrie, à sa jalousie, à sa position vis-à-vis du roi, au fait qu’il écrive Dom Juan alors qu’il vient d’être lâché par le pouvoir absolu ?
11 ? A.-F.B. L’auteur est quelqu’un qui fait une construction extrêmement élaborée, quelque chose qui a à voir avec la philosophie : une construction du monde, qui porte une pensée forte, une intelligence du monde. D’un autre côté, il y a les soubassements de l’œuvre, dans lesquels on se trouve pris quand on joue une pièce. On est pris dans sa construction consciente, mais aussi dans les manières dont elle est traversée de mouvements moins conscients. C’est là qu’on rencontre l’auteur. Les auteurs réagissent différemment par rapport à leur propre inconscient. Il y a de grands spécialistes de l’acte manqué, comme Kleist, qui sont très perturbés par leur inconscient. D’autres auteurs, comme Shakespeare, jouent avec leur inconscient d’une manière beaucoup plus maîtrisée. Nous en sommes venus à nous formuler qu’un texte était pour nous une façon dont une subjectivité négocie son rapport avec le monde. C’est un point essentiel de notre travail, et c’est pour cela que la figure de l’auteur est importante.
12 Et puis l’auteur, sa biographie, les trous de sa biographie, ce sont aussi des choses qui font beaucoup rêver. Si l’on sait par exemple qu’une œuvre a été écrite par un auteur mourant comme le Roberto Zucco de Koltès ou Le Malade imaginaire, ou La Cerisaie, on ne peut pas tout à fait s’enlever cela de la tête.
13 Je pense que j’ai fait du théâtre contre un certain nombre de censures que j’ai rencontrées dans mes études : les personnages n’existent pas, s’identifier aux personnages, c’est complètement idiot, l’auteur et sa biographie n’existent pas non plus. Je me suis mise à lire des biographies d’auteurs à l’âge de 35 ans ! C’était une chose interdite. Je n’ai rien appris sur la vie des grands auteurs dans mes études de lettres. C’était le Contre Sainte-Beuve devenu un dogme.
14 ? P.L. Par ta fonction de dramaturge, et sans doute aussi par goût, ton rapport au théâtre privilégie l’interrogation sur le sens : la recherche du sens, et des moyens de le faire exister sur la scène.
15 J’aimerais qu’on examine ce travail sur le sens, en commençant par le texte. Avec Stéphane Braunschweig, tu t’inscris nettement dans un courant qui donne une place essentielle au texte. Peux-tu préciser cette importance du texte – alors que d’autres pratiques théâtrales le mettent au second plan, voire le refusent, au profit de l’image, de la présence du corps, ou du rituel et de la participation ?
16 ? A.-F.B. Je pense que ce qui m’a amenée au théâtre, c’est quelque chose de l’ordre du rapport à la lecture que j’avais quand j’étais enfant. Quand j’ai découvert le travail théâtral, la première fois que j’ai vu des répétitions, j’ai eu l’impression que les acteurs étaient plongés dans le monde imaginaire de leur personnage exactement comme, quand on est enfant, on peut être complètement parti dans un livre. C’est certainement cette passion de l’immersion dans la lecture que j’avais quand j’étais enfant – fuite de la réalité ou plongée dans une autre réalité ? Cette question ne me quitte jamais – qui m’a amenée à faire du théâtre. Le texte, à cet égard, est un opérateur premier.
17 ? P.L. Il y a plusieurs manières de se rapporter au texte. Dans un entretien avec toi, Stéphane Braunschweig refuse ce qu’il appelle « l’exaltation de la langue ». Il déclare : « La langue en elle-même, la langue pour elle-même ne m’intéresse pas. Ce qui est important pour moi, ce sont les êtres qui la parlent, et le rapport qu’ils entretiennent à cette parole, et au langage en général. Sinon, au lieu de donner l’illusion d’être un personnage inventant sa parole (c’est là que le théâtre commence !), l’acteur se cantonne à être un passeur quasi religieux de l’écriture. Et l’acteur porte-voix de la poésie de l’auteur, comme un but en soi, cela ne m’intéresse pas du tout [1]. »
18 ? A.-F.B. Dans le milieu du théâtre, les gens qui disent qu’un texte, c’est sa langue, sont des gens qui refusent l’idée qu’on va représenter une fiction. Défendre la langue, c’est être contre l’idée de personnages et de situations. Il y aurait ainsi au théâtre des gens qui montent des textes pour la langue, mais sans personnages ni situations, et des gens qui défendent les textes à travers les personnages, les situations, les représentations de la fiction. Ceux-ci vont évidemment être assez soucieux de la langue, préférer une traduction à une autre, mais ce n’est pas en fonction de cela qu’ils vont défendre un texte. C’est une première division au sein des travailleurs du texte !
19 Actuellement, nous travaillons sur Tartuffe. L’homogénéité métrique n’empêche pas que chaque personnage y ait sa manière de parler, très individualisée. Dorine ne parle pas du tout comme Cléante, qui ne parle pas comme Orgon, qui ne parle pas comme Tartuffe. C’est assez beau, cette caractérisation par le style de la parole. Chez Racine, c’est beaucoup plus uni, mais l’alexandrin d’Andromaque n’est pas celui d’Iphigénie. Bien sûr que la langue est pour nous aussi très importante. Mais aujourd’hui, il y a comme un enjeu idéologique autour de la célébration de la langue, de la recherche d’une forme de théâtre, qui participe de la profération, du refus de l’incarnation. Nous, nous cherchons plutôt, au risque d’être dénoncés comme passéistes, autour de l’incarnation, du personnage, voire du roman du personnage, de la situation. Ce sont des choses que nous travaillons avec nos élèves. Le « personnage » était aussi un mot interdit dans mes études. Puis on travaille avec un acteur, et on s’aperçoit que pour lui, son personnage existe énormément, qu’il peut même être dépassé, débordé par son personnage.
20 Dans le paysage du théâtre contemporain, il y a beaucoup de gens qui ne veulent plus de théâtre de texte. C’est ce que Lehmann appelle le théâtre « post-dramatique [2] » : des formes hybrides, du théâtre-danse, ou des spectacles où le texte est présent, mais à l’état de matériau – un bout d’un texte, un bout d’un autre, des mélanges… Du côté du théâtre de texte, il y a une autre division. Il y a ceux pour qui l’événement théâtral n’est pas la production d’un univers de fiction : Stanislas Nordey ou Jean-François Sivadier, qui ne font pas du tout le même théâtre, mais qui seraient d’accord, je pense, pour dire que sur scène ils ne veulent pas produire un univers de fiction. Peut-être parce qu’ils pensent que le texte suffit en soi à produire un univers, ou que le théâtre se situe dans le présent de l’acte. Nous, nous pensons plutôt qu’il y a un monde de la fiction, qui peut avoir rapport avec le romanesque, et que ce monde de la fiction est l’endroit où nous rencontrons nos spectateurs. Eux aussi, dans leurs fauteuils, déploient dans leur tête un monde de fiction.
21 Même s’il y a des acteurs qui passent d’un univers à l’autre, cette division est profonde : la place que l’on accorde à la fiction est assez discriminante. En ce qui me concerne, j’appartiens aux gens que la fiction aide à vivre, qui ont besoin de fiction. Je pense vraiment, comme le dit Antonio Tabucchi, que la fiction a avant tout une valeur cognitive ; c’est aussi cette recherche pour connaître la réalité qui est essentielle entre nous. C’est cela qui nous lie, plus que la recherche de la « présence », par exemple, qui lie les gens qui travaillent autour de Sivadier. Bien sûr, la présence est importante au théâtre. Il me semble que nos spectacles arrivent à un effet de présence quand l’émotion produite par l’univers de fiction y est portée à un point d’incandescence, si je puis dire. On peut comparer cela au rêve. À un moment dans le rêve peut surgir un affect si présent qu’on se réveille. La représentation théâtrale est un peu comme une rêverie – en tant que spectatrice, j’ai l’impression d’être en contact avec la rêverie de l’acteur, avec celle de l’auteur, celle du metteur en scène. Je circule dans toutes ces rêveries, et dans la mienne, et par moments le rêve aboutit à un point où quelque chose du réel ressurgit. Par exemple, sur Vêtir ceux qui sont nus de Pirandello, nous avons eu des répétitions très ludiques, très inventives, dans une sorte d’état de grâce. Ce n’est pas toujours le cas, et cela ne préjuge pas de la valeur du spectacle, mais il y avait un accord entre les acteurs, qui s’amusaient tous beaucoup, même s’il y avait des moments plus graves, car la pièce est assez sombre. À la fin, quand Ersilia, le personnage principal, revient, elle se mettait au bord du plateau pour expliquer au public pourquoi elle avait voulu se suicider, et pourquoi cette fois-ci elle se suicidait bel et bien. Les autres acteurs étaient derrière, elle était un peu hors fiction. On n’avait pas énormément répété cette fin, et à la première, quand Cécile Coustillac a adressé ce dernier monologue aux spectateurs, j’ai senti la salle saisie, tétanisée. Et brutalement, je me suis rendue compte que nous avions monté une pièce sur le suicide, et que cette question du suicide, de la personne qui réussit son suicide après la énième tentative, renvoyait beaucoup de gens dans la salle à quelque chose de très réel, à une expérience banale et très douloureuse. Ce que le spectacle mettait en place – c’est ce que nous cherchons peut-être toujours à produire – c’est cette rencontre fulgurante de la fiction avec ce qui est le plus difficile à intégrer dans l’expérience. Ainsi, on rêve sur des personnages, et il y a des moments où la construction de la fiction aboutit à des formes de réveil à l’intérieur de la fiction. La construction de fiction n’est pas contre l’idée de la présence, mais la présence ne peut pas se produire à jet continu.
22 ? P.L. Le travail théâtral et le travail philosophique ont une chose en commun, qui est de faire du texte un objet d’interrogation, un séjour problématique. Il me semble qu’il y a une dimension socratique du travail sur le sens au théâtre, et cela sous trois aspects :
- l’art de se poser les bonnes questions ;
- le fait de les chercher ensemble, puisque le théâtre est un art collectif ;
- enfin, il faut réussir à ce que les spectateurs les entendent, les comprennent, et les reprennent (c’est aussi un enjeu décisif des dialogues de Platon : le rapport aux lecteurs).
24 Commençons par le rapport aux questions : l’art de trouver les bonnes questions. Le spectre des questions possibles est très large. Il y a le micro-travail sur le texte. Par exemple, Bernard Sobel dit, à propos de Claudel, Ostrovski et Babel : « Je n’ai jamais cessé d’essayer de comprendre pourquoi ils écrivaient ceci ou cela, pourquoi ils mettaient une virgule, pourquoi ils mettaient un tiret, pourquoi ils allaient à la ligne… [3] » À l’autre extrémité du spectre, il y a les questions sur le contenu même de l’intrigue, comme celle de John Dover Wilson : que se passe-t-il vraiment dans Hamlet [4] ? Les enjeux de la pratique théâtrale apparaissent dans le genre de questions qu’on se pose à propos d’un texte et d’un spectacle. Peux-tu parler de ce questionnement ?
25 ? A.-F.B. En ce qui concerne la parenté avec la philosophie, elle est dans notre pratique liée à la personnalité du metteur en scène, qui a fait des études de philosophie, et y est fort attaché.
26 Sur le versant conscient et clair du travail, les questions sont importantes. Déjà pour le choix du texte : il y a des pièces qui nous plaisent, mais qu’on ne choisira pas, parce que l’on ne voit pas le sens qu’il y aurait à les monter maintenant. On part donc de l’intuition d’une résonance possible. Ensuite, on se déplace par rapport à cette intuition, mais sans doute la première raison du choix d’une pièce est-elle l’hypothèse d’une pertinence dans le moment.
27 Quand on travaille sur une pièce ensemble, il y a au départ la décision collective d’y croire tous en même temps – c’est la mise initiale : y croire. À l’université, mon premier travail est de faire comprendre aux étudiants qu’il faut miser, et essayer de croire à une pièce pour la comprendre. La suspension of disbelief est fondamentale, car les acteurs ne font rien d’autre. Quand on fait du théâtre, on suit l’acteur dans sa décision d’y croire le temps qu’il joue ; et il ne peut y croire que si nous, nous y croyons. Donc, toute l’équipe est dans ce mouvement, et c’est la première différence avec le travail universitaire. Quand je suis devant mes étudiants, c’est tout un travail de leur faire croire à Mère Courage, que je n’ai pas à faire dans une production théâtrale, puisque nous sommes déjà dans un jeu que nous jouons ensemble. De ce fait, il faut prendre en compte tous les coups joués, d’où qu’ils viennent, puisque tout le monde a misé et acquitté son droit d’entrée. S’engager dans cette chose au fond très bizarre, très enfantine, qui est d’y croire, différencie absolument la communauté théâtrale de la communauté universitaire, où ce n’est pas cela qui réunit les gens. On peut, en tant que professeur, amener les étudiants à se retrouver sur ce rapport au texte, mais il faut parfois un parcours énorme pour arriver à ce qui est acquis d’emblée dans la répétition théâtrale. C’est d’ailleurs intéressant de faire faire aux gens ce parcours.
28 Dans le travail collectif, les bonnes questions, ce sont celles qui vont pouvoir être communes aux gens qui sont là, celles qui peuvent être partagées par toute l’équipe. Cela implique une confiance réciproque telle que si quelqu’un apporte une question, même mal formulée, même naïve (ce sont parfois les plus utiles) il y ait suffisamment d’attention pour qu’elle soit reprise, élaborée. Un travail de théâtre passe beaucoup par l’écoute. Toute équipe de théâtre cherche les bonnes questions. Mais ce sont des questions articulées à l’imaginaire, explicitement et de manière assumée. C’est peut-être là la principale différence avec la philosophie.
29 Pour mon travail de dramaturge, je m’immerge dans l’œuvre, je lis tout, je lis autour, j’essaye d’entendre l’œuvre, ses motifs obsédants. La méthode la plus simple est donc la méthode universitaire de base : lire l’ensemble de l’œuvre. Il y a des œuvres qui me parviennent très facilement, et d’autres pour lesquelles j’ai besoin de lire autour afin de trouver un accès. C’est une première forme d’écoute. Après, c’est un jeu qui passe par une construction de propositions et de réponses. Personnellement, j’ai toujours pratiqué mes études de lettres à fleur d’inconscient. Ce que j’ai cherché en étudiant la littérature plutôt que la philosophie, c’est agencer quelque chose de l’ordre de la pensée méthodique, de la construction, et quelque chose qui me mette en contact avec de l’informulé ou de l’informulable. C’est pour cela que je me suis trouvée mieux dans des études de lettres que de philosophie. Il n’y a donc pas une coupure complète entre mon moi universitaire et mon moi théâtral. Les questions passent toujours par un cheminement qui va de l’intuition à la question, de l’image à la formulation.
30 Pour Tartuffe, que nous venons tout juste de commencer à répéter, déjà j’ai l’impression de vivre dans un monde où il y a de la tartufferie à peu près partout. Mais plus précisément nous sommes partis de l’idée que la pièce est l’histoire d’un homme qui va mal, qui n’est pas aimé par sa femme, qui ne s’entend pas avec ses enfants, qui a une terrible mère sur le dos… Cette mélancolie d’Orgon faisait un lien avec Le Misanthrope que nous avons monté, et plus généralement avec une question qui court dans notre travail : comment répondre à la mélancolie ? L’utopie est-elle une réponse à la mélancolie ? En confiant le rôle d’Orgon au comédien qui avait joué Alceste (Claude Duparfait), nous avons placé sa mélancolie dans la suite de celle d’Alceste. Et l’utopie censée remédier à cet état, ici, c’est Tartuffe : l’utopie de la pureté. Tout est pourri, affreux, dégoûtant, mais heureusement il y a Tartuffe, grâce à qui enfin on est pur, on va bien, on est délivré de ses affects encombrants liés à sa famille (« et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme… »). C’est l’hypothèse dramaturgique de départ, après, en répétition, on voit jusqu’où on peut tirer ce fil.
31 Lorsque nous avons lu la première fois avec les acteurs la dernière partie de la pièce, à partir du moment où Orgon découvre sous la table combien Tartuffe l’a trompé (acte IV, sc. 4-6), Claude Duparfait a dit : « Quel chemin de croix, c’est terrible ! » Et en effet, Orgon subit une suite d’humiliations épouvantables. Le lendemain, nous avons relu la scène de la table, et quelqu’un a rappelé en riant que Vitez disait que si Orgon tardait tant à sortir de dessous la table, c’est qu’il s’y masturbait… Nous avons continué à discuter de la scène un peu en tous sens et Stéphane a fait une erreur : il a parlé du moment où Elvire fait sortir Orgon de sa cachette ; quelqu’un a alors rectifié en disant qu’Orgon sort tout seul, quand Tartuffe est dans le couloir. Mais cette erreur était très significative : elle m’a immédiatement suggéré une image, j’ai vu le geste d’Elvire dévoilant Orgon. Et un peu plus tard dans la répétition – alors que nous relisions encore la scène – Stéphane s’est mis à rire et nous a fait part d’une image qui l’avait traversé : celle d’Orgon surgissant nu de dessous la table. Le soir, en rentrant chez moi, j’ai pensé que cette image – pas vraiment une idée de mise en scène, plutôt un fantasme de mise en scène – était peut-être une figuration de toute cette fin de la pièce, où Orgon est mis à nu, dépouillé de tout, où tous ses secrets sont jetés en pâture à ses proches, au public, au Roi même. Sa passion folle pour Tartuffe est sous le regard de tous et le dernier acte est comme un cauchemar de honte.
32 Finalement, comme dans beaucoup de pièces de Molière, un effet d’intrigue aboutit à une situation totalement fantasmatique. La scène de la table, c’est d’un certain côté l’exploitation d’un motif farcesque mais d’un autre c’est la réalisation du fantasme même du jaloux, ce fantasme qui parcourt de son horreur tout le théâtre de Molière : voir la femme qu’on aime dans un jeu de séduction avec un autre – comme Tom Cruise dans Eyes Wide Shut de Kubrick. Quant à cette cassette compromettante, que Molière a ajoutée dans une des dernières versions de la pièce, elle m’est apparue aussi tout à coup comme un élément à interpréter à la manière d’un cauchemar d’Orgon : que voudrait dire ce rêve d’avoir une cassette contenant tous les secrets politiques coupables de son meilleur ami alors qu’on est censé être soi-même un sujet loyal ? Et même cet huissier qui s’appelle Monsieur Loyal, cet « huissier à verge » qui a été serviteur du père et qui vient tenir un discours accusateur et proclamer la destruction de la maison d’Orgon, cette image d’un père vengeur et grotesque, se met à faire signe, d’une manière déformée.
33 Si on se demande en quoi ce travail d’interprétation est différent de ce qu’on pourrait faire à l’université, je dirais que sans doute la légitimité n’est pas la même. L’interprétation que je développe en tant que dramaturge est légitime par rapport au metteur en scène en face de qui je suis et aux acteurs avec qui je travaille. Cette cassette par exemple va plutôt être pour nous une espèce de figuration de la culpabilité d’Orgon comme il y pourrait y en avoir dans un rêve, le tout dans une fin aux allures de cauchemar, que l’occasion d’une réflexion historique et politique sur les séquelles de la Fronde, sur la situation de la bourgeoisie sous le pouvoir absolu de Louis XIV – bien que cette piste soit elle aussi intéressante et légitime. La dramaturgie qui surgit est liée à l’intuition scénographique de Stéphane (qui a imaginé que la maison d’Orgon se transforme peu à peu de façon inquiétante), à la façon dont Claude aborde le rôle avec un humour sombre un peu kafkaïen, à la recherche de sens que nous faisons et qui est plus proche de la psychanalyse que de la philosophie, dans laquelle la fiction peut être le moyen de formuler ou de figurer ce qui autrement serait informulable.
34 Je lis évidemment beaucoup d’ouvrages autour de l’œuvre, parce que c’est important de connaître le paysage interprétatif, et de savoir où l’on se situe, de bien avoir conscience, aussi, de ce qu’on exclut dans la lecture qu’on fait du texte. C’est une partie de mon travail. Mais je travaille aussi beaucoup sur pourquoi l’acteur entend telle chose de telle manière, ou le joue comme cela. J’essaie de comprendre quel sens cela fait pour lui, ou pour le metteur en scène, et j’ai le sentiment que ce que je communique passe plutôt à travers une relation où eux aussi comprennent intuitivement pourquoi cela fait sens comme cela pour moi, que dans un discours parfaitement argumenté. Bien sûr, il arrive aussi qu’on doive débattre et argumenter, notamment quand le travail bloque. Et puis il faut de nouveau aller au-delà de l’argumentation, essayer, rêver. Par exemple, sur la fin des Trois Sœurs, on a eu beaucoup de mal. Stéphane ne pouvait pas imaginer le dernier échange des sœurs – « il faut vivre ! » – dans la continuité de la fiction, mais il ne pouvait pas exactement donner les raisons de cette intuition. Il a décidé de faire tomber un rideau noir entre les personnages placés à l’avant-scène, et le décor, et de faire cesser la musique militaire du régiment qui s’en va : qu’il n’y ait plus que les personnages face aux spectateurs avec leur résolution de vivre présentée comme une sorte d’énigme. C’est en tout cas comme ça que je me le suis formulé quand on l’a essayé, puisque depuis le début du travail, on n’avait jamais discuté entre nous de ce qu’il fallait penser de cette fin de la pièce et de ce fameux « il faut vivre ». Finalement, je voyais ce rideau noir comme un effet de censure : comme si dire « il faut vivre » rendait indispensable une censure : on tourne la page, on ne pense plus à ce qu’il y a derrière – la mort suicidaire de Touzenbach, quand même ! Cela revient à dire qu’il n’y a pas d’autre solution pour vivre que de faire tomber le rideau sur beaucoup de choses : qui est responsable de cette mort, et beaucoup d’autres questions. Mais nous ne nous sommes pas donnés une formulation commune sur cette fin. Je crois que le metteur en scène n’en avait pas envie, sa propre intuition lui échappait un peu, peut-être qu’il souhaitait qu’il en soit ainsi. Mais c’était difficile pour les acteurs d’être dans ce vide. Certaines fois, ils y arrivaient très bien, dos au rideau noir, c’était bouleversant et ambigu. D’autres fois, ça ne marchait plus.
35 ? P.L. Les fins des pièces de Tchekhov sont très difficiles, à part La Cerisaie, où l’on peut voir un nouveau départ. Souhaite-t-on envoyer un message complètement désespérant aux spectateurs ?
36 ? A.-F.B. Le point de départ dans le choix des Trois Sœurs, ce qui nous semblait résonner avec ce que nous vivons, c’était l’idée d’une pièce sur la dépression de personnages jeunes qui se sentent prisonniers d’un monde sans perspectives pour eux. Mais en même temps, il s’agissait de regarder en face cette mélancolie, ses symptômes, de dessiner ses contours, d’éprouver sa lucidité et sa cécité, ses contradictions, et peut-être ses plaisirs inavouables… le tout avec un certain humour auquel Tchekhov nous invite et qui est de toute façon une dimension essentielle de notre travail et du plaisir théâtral que nous visons. C’est vrai que la fin de la pièce n’a rien de gai. Mais Stéphane ne la voulait pas, je crois, comme un point d’aboutissement où se précipite le sens ultime du spectacle. Dans les premiers spectacles que nous avons faits, la mise en scène était souvent construite en fonction de la fin. L’image finale était au départ du projet. On l’a beaucoup moins fait ensuite, on s’est mis à aborder la fin… à la fin ! On est arrivé à des fins moins élaborées, plus suspendues, moins synthétiques et moins maîtrisées.
37 ? P.L. En somme, dans le cours de votre travail, vous avez atténué l’importance qu’on accorde généralement à la fin comme point de vue herméneutique privilégié, vous avez été de moins en moins guidés par le souci de la construction de la fin, si ouverte soit-elle. Cela me ramène à la philosophie. Je pense qu’en philosophie, il ne suffit pas de poser les bonnes questions, il faut aussi apporter les bonnes réponses. Quand un travail philosophique ne répond pas aux questions qu’il formule, cela me semble une faiblesse. Élaborer des réponses, cela demande de prendre toute la mesure des questions, et de parvenir à une cohérence. C’est donc très difficile.
38 Le problème est sans doute différent au théâtre, quand le travail collectif est porté à la scène. La littérature n’est pas dogmatique. La représentation théâtrale doit-elle rester au plus près des questions ? À la fin, l’enjeu n’est pas d’apporter des réponses…
39 ? A.-F.B. Quand j’ai rencontré Stéphane, qui a lui-même une formation en philosophie, il m’a dit nettement qu’il trouvait qu’il fallait bien poser les questions pour pouvoir éventuellement apporter des réponses. En même temps, je pense que notre travail en commun est fondamentalement marqué par le scepticisme et par un questionnement sur les limites du scepticisme. Il y a un moment dans le texte sur le théâtre que tu viens d’écrire, où tu poses la question : « à quoi consentir ? »… C’est une de nos principales interrogations.
40 ? P.L. Il y a une intention un peu polémique derrière cette question : elle vise les postures de résistance. Quand on demande à quoi consentir, tout le monde se met à hurler en disant : « mais nous, on ne consent pas, on résiste ». Dans cette invocation de la résistance, je vois un symptôme. Adopter une posture de résistance, dans une démocratie, c’est le symptôme qu’on ne parvient pas à construire une opposition.
41 ? A.-F.B. Cela va avec la question de la crise des représentations critiques. Nous avons participé à toute une époque critique, dont nous avons vu la mort. Dans le monde social et politique qui est le nôtre, il y a beaucoup de questions que nous ne savons même plus comment poser justement. À quoi consentir dans la réalité ? Ce n’est pas fortuitement que nous avons enchaîné Le Misanthrope, Brand, Les Trois Sœurs. Avec le monde tel qu’il est, quelle négociation trouver ? Je ne pense pas qu’on puisse se dire qu’un spectacle donne une réponse, mais le travail est alimenté par le fait que dans la réalité, on a besoin de répondre de temps en temps, de dire oui ou non à la Constitution européenne, à telle réforme. Il y a des moments où l’on ne peut repousser les questions à l’infini. Je crois que dans notre travail, il y a des scènes où nous cherchons à apporter des réponses aux questions que nous nous sommes posées, où nous assumons une position, un positionnement, et d’autres que nous souhaitons plutôt constituer comme des énigmes livrées au spectateur – comme la fin de La Mouette où le désespoir suicidaire de Treplev et la « foi » de Nina nous semblaient représenter l’avers et le revers d’un même être.
42 ? P.L. Plutôt que de penser en termes de réponse, ce qui est important pour moi au théâtre, c’est la clarté. J’accorde aisément que tout ne doit pas être formulé, et que ce qui est intéressant, c’est de ne pas tout mettre en forme, de ne pas tout boucler dans une forme. Mais pour moi, la représentation a toujours eu une valeur de clarification, d’« énargeia » comme disaient les Grecs. La confusion signifie que la mise en scène ne parvient pas à exhiber son propos et sa nécessité. L’important n’est pas d’apporter des réponses, mais de garder toujours à l’esprit la question « que veut-on raconter ? ».
43 ? A.-F.B. Oui, les textes les plus intéressants sont ceux qui nous obligent à nous poser cette question. C’est pour cela que les textes de Brecht sont si intéressants. On peut travailler un texte de Brecht avec des gens qui ne le connaissent pas du tout, on lit une scène, et dès qu’on entre dedans, on se retrouve dans des débats fondamentaux. Le théâtre de texte ne peut éviter cette question : que veut-on raconter à partir de cette fiction que nous raconte l’auteur ? On rencontre tout de suite la question de ce que nous appelons dans notre enseignement à Strasbourg « l’objectivité du texte » : pouvons-nous nous mettre d’accord sur ce que l’auteur veut raconter et qu’il raconte bel et bien ? Un texte n’est pas malléable à l’infini. Il y a des éléments de situation incontournables. À partir de là, on peut définir les marges d’interprétation possibles. Se débarrasser de tout ce qu’on projette a priori sur une œuvre est un travail assez long. Quand on fait une scène, souvent c’est à la septième ou la huitième fois que tout d’un coup on réalise qu’on croyait qu’il se passait telle chose dans cette scène, et en fait non. On avait projeté quelque chose. C’est pour cela que nous accordons un grand intérêt à ce que l’on ne comprend pas. Quand un étudiant lit une pièce de Shakespeare et dit qu’il a tout compris, cela veut bien sûr dire qu’il n’a rien compris. Si on ne trouve pas une aspérité, une obscurité, on n’entre pas en contact avec l’œuvre. C’est une banalité de dire cela. Mais pour moi, cette aspérité est essentielle. Pour comprendre, pour mettre en scène, nous nous accrochons à ce qui est obscur, à ce qui nous déplaît, à ce qui nous est totalement étranger. Il faut retrouver cette capacité d’être heurté, dérangé par un texte, et même fâché avec lui. On parle souvent de l’altérité du texte. Si ce n’est pas un vain mot ou une abstraction, il faut éprouver ces points où il nous est étranger. Par exemple, je dis toujours, par provocation, et en citant Vitez, que Tchekhov est misogyne. Si le contexte est un peu convenu, les gens répondent « mais non, Tchekhov est un grand auteur, il est bien au-dessus de cela, un grand auteur ne peut pas être misogyne ». Moi, j’ai l’impression que quand on est un peu fâché avec Tchekhov, on avance plus dans Tchekhov.
44 ? P.L. Ce n’est pas une attitude simplement psychologique. Ce sont des misogynies qui prennent une forme et une signification spécifiques, parce qu’elles s’inscrivent dans un certain contexte historique des rapports entre hommes et femmes. La misogynie n’est pas un archétype anthropologique. Quelque chose ne va pas dans les rapports entre les hommes et les femmes dans cette société de la fin du XIXe siècle, et cela peut alimenter une forme de misogynie. C’est une société qui interdit le travail aux femmes d’une certaine condition, et dans Tchekhov, on entend tous ces reproches sur le thème « vous ne faites rien ! ». Dans Oncle Vania, celle qui travaille reproche à celle qui ne travaille pas sa paresse et sa futilité, et en même temps elle est dans une sorte de disgrâce du fait qu’elle s’occupe de son exploitation agricole… La misogynie est une manière psychologique de se situer par rapport à un contexte.
45 ? A.-F.B. Je pense que chez Tchekhov, jusque dans les rapports amoureux, il y a une certaine haine des femmes qui ressort régulièrement. Claude Duparfait, qui jouait Treplev dans La Mouette, disait que cela l’avait beaucoup aidé, dans la scène où Treplev apporte la mouette morte à Nina, de penser à cette haine, à cet aspect strindbergien de Tchekhov dont parle Vitez.
46 La clarté liée à la littérature, c’est cela aussi : ne pas fermer les yeux, reconnaître que l’on peut dire dans le cadre d’une œuvre littéraire des choses que personne ne s’autoriserait à dire dans la vie courante. Entre gens de théâtre, on peut se dire, en parlant des personnages, des choses qu’il faut absolument taire dans les rapports sociaux, familiaux, personnels. Nous avons tous en nous des choses indicibles dans la complexité et la contradiction de nos rapports aux autres, et dans une équipe de théâtre, tout d’un coup, les gens vont formuler entre eux ces horreurs et ces angoisses dont ils sont porteurs – et dans la légèreté, le jeu. Le jeu du théâtre est un endroit où l’on peut regarder avec plus ou moins de clarté, mais de manière non solitaire, des choses que l’on ne peut dans la vie ni regarder longtemps, ni dire, ni surtout partager.
47 ? P.L. Le travail théâtral produit des effets comparables au dispositif analytique qui permet de dire des choses qu’on ne pourrait pas dire autrement, qui libère une parole.
48 ? A.-F.B. L’espace du jeu permet de lever de la censure, qui existe même dans une relation amicale très intime et confiante. La fiction permet un partage sans censure.
49 ? P.L. Cela nous ramène à la tartufferie. On pourrait croire qu’on vit dans un monde où il n’y a pas de censure, on peut voir des journaux pornos à la devanture des kiosques, mais d’un autre côté il y a une censure énorme sur tout ce qui relève notamment du domaine de l’angoisse, ou de la difficulté à vivre.
50 ? A.-F.B. L’idée qu’on a ou qu’on est une question, qu’il faut élaborer la question que l’on a en soi, me semble assez passée de mode… Ajoutons que la condition de spectateur est contraire aux normes actuelles de la société, selon quoi être spectateur, c’est mauvais. Dans le magazine Psychologies, j’ai vu un test : « êtes-vous spectateur de votre vie ? » On cochait des réponses, et quand on atteignait un maximum de points montrant qu’on était spectateur, c’était très mauvais ! Il faut être acteur de sa vie ! La méditation, le regard sur soi, un penchant à la contemplation étaient très mal vus. Être spectateur est une expérience d’intériorité. Faire surgir le monde intérieur, c’est quelque chose qui se cherche au théâtre. La littérature est un lieu d’expression de certains tourments qui ne peuvent s’exprimer ailleurs. La philosophie aussi peut-être ?
51 ? P.L. D’une manière assez différente. La philosophie est une construction intellectuelle, théorique.
52 ? A.-F.B. Oui, mais je pense aussi que l’activité intellectuelle est une manière d’exprimer un tourment non monnayable ailleurs.
53 ? P.L. Il n’y a pas le même rapport au public. Quand j’ai vu votre mise en scène des Trois Sœurs, dans la salle il n’y avait que des invités, c’est-à-dire essentiellement des gens du spectacle. Tous ces gens assistaient à un spectacle qui ne parlait que de l’imagination et de la vie imaginaire, des aspirations et de leur chute, de vies ratées, de gens qui s’imaginaient pouvoir faire autre chose et qui se retrouvent bloqués, à ne plus pouvoir bouger. La salle était tétanisée. Le spectacle parlait, non plus des intermittents, des précaires, mais de quelque chose dont il est difficile de parler. C’est difficile de parler de l’échec de ses aspirations. La salle prenait cela en pleine figure, c’était palpable. Là, on rejoint quelque chose de l’ordre de la catharsis. La catharsis a à voir avec le fait d’exprimer la vie affective ou subjective dans ses aspects souvent censurés, ou qui peuvent conduire à passer à l’acte faute d’élaboration.
54 ? A.-F.B. À mon avis, les spectacles les plus forts actuellement sont ceux qui mettent en jeu certains types d’émotions complexes. Dans la vie sociale, nous sommes actuellement submergés d’émotions collectives que la politique instrumentalise, des affects souvent primaires de peur, d’angoisse, de frustration, de fascination. Quand dans une salle de théâtre les spectateurs sont réunis autour du partage d’émotions beaucoup plus complexes, cette expérience me semble avoir une certaine valeur politique. On n’est plus dans la peur, ou plus dans les mêmes peurs, on est arraché à ses angoisses et ses obsessions pour entrer dans quelque chose de plus contradictoire. J’ai vu Ivanov de Tchekhov dans la mise en scène d’Alain Françon. Tout ce qui se joue dans cette petite société qui tourne autour d’Ivanov était très bien mis en scène. Lorsque dans la pièce surgit brutalement le mot « youpine » pour parler de la femme d’Ivanov, il y a eu un choc dans la salle. Les spectateurs étaient sidérés, on sentait que certains étaient sur la défensive, d’autres horrifiés, d’autres bouleversés, d’autres très gênés, mais en même temps je crois que chacun de nous était très curieux des réactions des autres. Ces mots, et ce qu’ils véhiculent, on sait qu’ils existent dans le monde social, autour du théâtre, mais là nous recevions tous ensemble, de plein fouet, la façon très tranquille dont ces personnages les utilisaient. Et nous étions obligés d’être à l’écoute avec précision de nos réactions et de celles des autres. Ce que nous mettions en commun, ce n’est pas des mots convenus, des discours, mais cette gifle, ce choc que nous avions reçus, et d’où peut partir à mon avis un désir de réponse beaucoup plus profond, sans lequel il n’y a pas de réponse possible à l’ignominie. « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous », dit Kafka. Le théâtre peut être parfois cette hache qui brise les émotions collectives fabriquées et les réponses superficielles. C’est très réconfortant de se dire que l’on peut faire l’expérience collective d’émotions complexes : on se dit qu’on peut vivre en respirant un peu mieux. La catharsis, actuellement, c’est peut-être de refaire circuler entre les gens, dans de petites communautés, ces émotions-là. Bien sûr, on va dire que c’est une petite communauté de privilégiés, etc. Mais j’ai le sentiment qu’en ce moment où le théâtre subventionné semble plus menacé qu’il ne l’a jamais été depuis sa création, les spectateurs savent pourquoi ils sont là et pas ailleurs. J’ai vu au Théâtre de la Colline la pièce d’Antonio Tarentino sur la folie, La Passion selon Jean, montée par Sophie Loucachevsky. Et je crois vraiment que les gens dans la salle, qu’ils aient ou non aimé le spectacle, le regardaient dans l’idée que c’est important, cette question de comment on montre la folie. Par hasard, cela tombait juste au moment où le gouvernement avançait l’idée qu’il fallait que les fous répondent pénalement de leurs actes. Énormément de gens sont horrifiés, mais tout se passe comme s’il n’y avait plus de lieu, à part quelques tribunes dans la presse qui sont banalisées par le relativisme obligé des pages « rebonds », où dire que c’est hors de tout bon sens, que c’est absurde…
55 ? P.L. De plus, on propose ces choses complètement absurdes au nom de l’éthique. C’est soi-disant pour aider les familles de victimes à se reconstruire. Comme si les gens pouvaient se reconstruire sur une base absurde !
56 ? A.-F.B. Dans cette petite communauté de hasard, pas tout à fait de hasard, je crois que tout le monde participait à cette recherche qu’avaient menée ces acteurs, cette metteuse en scène : se et nous mettre en contact avec cette chose si étrangère et inquiétante qu’est la folie et la façon dont une communauté peut la regarder.
57 ? P.L. Une dernière question. Tu fais partie de l’équipe pédagogique de l’École du TNS, l’École supérieure d’art dramatique de Strasbourg. Tu es aussi rédactrice en chef d’OutreScène, la revue du TNS, qui a consacré un numéro à l’École du TNS. C’est d’ailleurs un recueil très important, à la fois sur l’histoire du théâtre public et de sa décentralisation en France depuis 1945, et sur les raisons et les manières de faire du théâtre.
58 Il y a peut-être un rapport entre l’enseignement du théâtre et celui de la philosophie : outre leur dimension théorique et technique, on peut les charger d’enjeux de transmission – même si certains s’y refusent.
59 Si tu assumes ces enjeux, alors, quelles sont les choses dont tu estimes qu’elles méritent d’être transmises dans l’enseignement du théâtre ?
60 ? A.-F.B. Je ne transmets pas le théâtre comme le ferait un acteur, un metteur en scène. Une chose que j’essaye très consciemment de transmettre, c’est la mémoire des spectacles. Moi, j’ai énormément rêvé sur les spectacles racontés par Bernard Dort. Dans le théâtre, il y a des choses qui ne survivent que de mémoire à mémoire à travers cette transmission entre spectateurs. Le rapport aux étudiants est un face-à-face générationnel. Je leur raconte des spectacles qui sont liés aux années que nous évoquions au début de cet entretien. C’est important qu’ils comprennent pourquoi je pense comme je pense, et d’où cela vient. Ils voient 68 comme quelque chose qui se rapproche beaucoup de la tartufferie, une hypocrisie de leurs parents dont il n’y a rien à hériter – « vous avez dit que vous vouliez changer le monde, et regardez à quoi il ressemble ». Ils me parlent du mauvais état de la planète quasiment comme si c’était nous qui l’avions détruite. « Nous sommes la génération qui hérite d’une planète détruite », c’est ce qui a surgi dans un cours de dramaturgie, c’est ce que les étudiants voulaient raconter. J’ai quand même été étonnée ! J’essaye d’expliquer ce qu’était cette période, pour qu’à la fois on n’en ait pas de nostalgie et qu’on puisse y prendre ce qui était intéressant, et en ce qui concerne le théâtre, l’héritage existe, et il est riche. ?
Notes
-
[1]
S. Braunschweig, Petites portes, grand paysages, Arles, Actes Sud, 2007, p. 282.
-
[2]
Voir Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre post-dramatique, Paris, L’Arche, 2000.
-
[3]
Entretien avec O. Schmitt, Le Monde 2, 16 décembre 2006, p. 48.
-
[4]
John Dover Wilson, What Happens in Hamlet ? (1re éd. 1935), trad.fr., Pour comprendre Hamlet, Paris, Seuil, 1992, coll. « Points Essais ».