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Article de revue

Raison et politique : Jean-Pierre Vernant et la polis Grecque

Pages 66 à 90

Notes

  • [1]
    Pour leurs précieuses critiques et suggestions, tous mes remerciements vont à Barbara Cassin, Bernard Sève et aux membres du comité de lecture des Cahiers philosophiques en charge de cet article.
  • [2]
    L. Gernet, « La notion de démocratie chez les Grecs » (1948), in Les Grecs sans miracle, textes réunis et présentés par R. Di Donato, Paris, Maspero, 1983, p. 279.
  • [3]
    Poikilia, études offertes à J.-P. Vernant, publié par le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987.
  • [4]
    L’Homme grec, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris, Seuil, 1993, p. 7.
  • [5]
    « D’abord, […] l’enquête “scientifique” sur la Grèce ancienne ne se limite pas au religieux et au mythique. Elle était orientée au départ en direction du politique, dont elle cherchait à saisir les conditions d’émergence en repérant la série des innovations, sociales et mentales, auxquelles était lié, avec la naissance de la cité comme forme de vie collective, son surgissement. Le terrain de l’Antiquité devait donner à l’historien l’occasion de mieux cerner les frontières séparant la pensée mythico-religieuse d’une rationalité grecque engagée dans le politique, solidaire de lui dans la mesure où elle apparaissait fille de la polis. » Dans J.-P. Vernant, préface, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, p. 9.
  • [6]
    J.-P. Vernant, « Les étapes d’un cheminement », in Entre mythe et politique, op. cit., p. 34-35.
  • [7]
    Voir Entre mythe et politique, op. cit., p. 139-199.
  • [8]
    J. Burnet, Greek Philosophy, Part I : Thales to Plato, London, MacMillan, 1914, p. 3-4 et p. 10 (ma traduction).
  • [9]
    Dans sa célèbre « Prière sur l’Acropole » : voir Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 14. Voir l’article de P. Vidal-Naquet, « Ernest Renan et le miracle grec », in La Démocratie grecque vue d’ailleurs. Essais d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Flammarion, 1990, p. 245-264.
  • [10]
    Voir F.M. Cornford, From Religion to Philosophy. A Study in the Origins of Western Speculation, London, E. Arnold, 1912, et aussi Principium Sapientiae, Cambridge, University Press, 1953, part II, passim.
  • [11]
    Je parle d’idéologie au sens où, bien évidemment, la théorie du miracle grec et le discontinuisme qu’elle présuppose en faisant de la naissance de la raison une coupure radicale dans l’histoire, confortent l’illusion ethnocentrique des populations occidentales qui s’en réclament. Voir l’entretien accordé par Vernant au journal L’Humanité daté du 6 avril 2005 et intitulé « J.-P. Vernant : un chercheur dans la cité ».
  • [12]
    Pour plus de détails, voir S. Arlen, The Cambridge Ritualists. An Annotated Bibliography of the Works by and about Jane Ellen Harrison, Gilbert Murray, Francis M. Cornford, and Arthur B. Cook, Metuchen, N.J., Scarecrow Press, 1990, et W.M. Calder III (ed.), The Cambridge Ritualists Reconsidered, Illinois Classical Studies, Supplement 2, Illinois Studies in the History of Classical Scholarship, vol. 1, Atlanta, Scholars Press, 1991.
  • [13]
    Voir J.E. Harrison, Themis. A Study of the Social Origins of Greek Religion, Cambridge, University Press, 1912.
  • [14]
    Voir, par exemple, les précautions prises par E.R. Dodds, pourtant Regius Professor of Greek à l’Université d’Oxford et acteur important du tournant anthropologique, dans la préface (datée de 1950) de son ouvrage fondamental Les Grecs et l’irrationnel (1959), trad. M. Gibson, Paris, Flammarion, 1977, p. 7-8.
  • [15]
    Pour un exemple parmi d’autres, mais ô combien éloquent, voir les railleries et critiques acerbes de Paul Shorey dans sa conférence intitulée « Sophocles » et imprimée dans les Martin Classical Lectures, vol. 1, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1930, p. 88-91.
  • [16]
    Voir M.I. Finley, Le Monde d’Ulysse (1978), trad. C. Vernant-Blanc et M. Alexandre, Paris, Seuil, 2002, et l’article général de P. Vidal-Naquet sur Finley, repris dans La Démocratie grecque vue d’ailleurs, op. cit., p. 55-94.
  • [17]
    C’est là l’objet de l’article de Frédéric Fruteau de Laclos dans le présent numéro. Voir supra, p. 9.
  • [18]
    Voir, par exemple, La Traversée des frontières (Entre mythe et politique II), Paris, Seuil, 2004, p. 24 : « Pourquoi les Grecs ? il y a beaucoup de hasard, aussi. […] Le hasard, c’est que, cette même année, Louis Gernet arrivait d’Alger à Paris. Ignace Meyerson m’amena chez lui et ce fut le coup de foudre. Gernet a tout changé dans ma façon de voir et de penser. »
  • [19]
    Voir, entre autres textes, Entre mythe et politique, op. cit., p. 139-182 (pour Meyerson) et p. 187-199 (pour Gernet).
  • [20]
    Pour une analyse nuancée et plus détaillée du rapport de Meyerson à l’humanisme, voir l’article de Fruteau de Laclos dans le présent numéro, supra, p. 9.
  • [21]
    Cité par Vernant dans « Lire Meyerson », Entre mythe et politique, op. cit., p. 140.
  • [22]
    J.-P. Vernant, préface à Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, repris dans Entre mythe et politique, op. cit., p. 189.
  • [23]
    Voir J.-P. Vernant, « Les étapes d’un cheminement », Entre mythe et politique, op. cit., p. 35 : « Comme je ne crois pas qu’il existe, pour les faits humains, d’explication unique, de “clé universelle”, j’utilise tous les instruments disponibles, s’ils me paraissent adaptés au problème que j’ai à résoudre. Je tâche seulement de comprendre. »
  • [24]
    « La Grèce hier et aujourd’hui : entretien avec S. Georgoudi », préface à l’édition grecque de Mythe et pensée en Grèce ancienne (Athènes, 1975), repris dans Entre mythe et politique, op. cit., p. 52.
  • [25]
    Sur la psychologie historique, voir J.-P. Vernant, Religions, histoires, raisons, Paris, Maspero/La Découverte, 1979, coll. « Bibliothèques 10/18 », 2006, p. 63-73.
  • [26]
    « Introduction (1965) » à Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, Maspero, 1965, nouvelle édition augmentée, Paris, La Découverte, 1996, p. 9.
  • [27]
    Ibid., p. 5.
  • [28]
    Voir, par exemple, « Les étapes d’un cheminement », dans Entre mythe et politique, op. cit., p. 32-42.
  • [29]
    Ibid., p. 35.
  • [30]
    Ibid., p. 36. Voir, pour les études de détail consacrées à ces différentes fonctions psychologiques, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., passim et Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974, passim.
  • [31]
    Entre mythe et politique, op. cit., p. 38.
  • [32]
    Les Origines de la pensée grecque (1962), Paris, PUF, 1987, p. 7-8.
  • [33]
    Ibid., p. 27.
  • [34]
    Ibid., p. 31.
  • [35]
    Voir Constitution d’Athènes, 3, 1-4.
  • [36]
    Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 34.
  • [37]
    Voir sur cette question M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967.
  • [38]
    Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 52-53.
  • [39]
    Ibid., p. 66.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Ibid., p. 68.
  • [42]
    Ibid., p. 84.
  • [43]
    Ibid., p. 99.
  • [44]
    Ibid., p. 106.
  • [45]
    Voir aussi l’article de Vernant intitulé « Structures géométriques et notions politiques dans la cosmologie d’Anaximandre », Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 216-237, qui poursuit ces analyses.
  • [46]
    La traduction française, avec d’utiles compléments bibliographiques, se trouve dans M.I. Finley, Économie et société en Grèce ancienne, trad. J. Carlier, Paris, La Découverte, 1984, Seuil, 1997, p. 234-262. La thèse très radicale de Finley a cependant été mise en question à plusieurs reprises : voir, par exemple, K. Greene, « Technological Innovation and Economic Progress in the Ancient World : M.I. Finley re-considered », Economic History Review LIII, 1, 2000, 29-59.
  • [47]
    « Questions de méthode », in Entre mythe et politique, op. cit., p. 116.
  • [48]
    Voir sur ce point M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, op. cit., p. 132-157.
  • [49]
    Sur l’institution de l’Hestia koinè, du Foyer public, voir « Hestia-Hermès : sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs », in Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 179 sq., et « Espace et organisation politique en Grèce ancienne », ibid., p. 241-242.
  • [50]
    Mais pourquoi dix et non pas douze, comme dans les Lois de Platon ? Voir la Constitution d’Athènes, 21, 4 où l’auteur montre que c’est seulement ainsi que Clisthène a pu réaliser un véritable mélange de la population.
  • [51]
    Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 99.
  • [52]
    « La guerre des cités », in Mythe et société en Grèce ancienne, op. cit., p. 56.
  • [53]
    « Questions de méthode », in Entre mythe et politique, op. cit., p. 114.
  • [54]
    Voir par exemple Entre mythe et politique, op. cit., p. 105-136.
  • [55]
    A. Laks, « Les origines de Jean-Pierre Vernant. À propos des Origines de la pensée grecque », Critique, mai 1998, n° 612, p. 268-282.
  • [56]
    Ibid., p. 279.
  • [57]
    Ibid, p. 281-282.
  • [58]
    Mogens Herman Hansen (ed.), Introduction to an Inventory of Poleis. Symposium August, 23-26 1995. Acts of the Copenhagen Polis Centre, vol. 3, Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab, Historisk-filosofiske Meddelelser, 74, Copenhagen, The Royal Danish Academy of Sciences and Letters, 1996 ; M.H. Hansen and K. Raaflaub (eds), More Studies in the Ancient Greek Polis. Papers from the Copenhagen Polis Centre 3, Historia, Einzelschriften, 108. Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1996. Voir aussi M.H. Hansen, Polis et Cité-État. Un concept antique et son équivalent moderne, trad. A. Hasnaoui, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
  • [59]
    M. Detienne, J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
  • [60]
    Ibid., p. 9.
  • [61]
    Detienne et Vernant montrent ainsi que, s’agissant du règne animal, le renard et le poulpe sont des animaux à mètis, qu’Ulysse bien sûr, mais aussi Nestor ou Pénélope, sont des humains doués de mètis, et qu’enfin, on peut distinguer dans le panthéon olympien les dieux à l’intelligence rusée (Zeus, Héphaïstos, Athéna ou Hermès) et ceux qui font les frais de celle-ci (Arès) ou lui sont totalement étrangers (Apollon, Poséidon).
  • [62]
    Ibid., p. 49.
  • [63]
    Ibid., p. 113-114.
  • [64]
    M. Detienne, J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence, op. cit., p. 11.
  • [65]
    Ibid., p. 304-305.
  • [66]
    Voir en outre l’appel à la mekhanè dans le Philèbe, 16 A 7 et 23 B 7.
  • [67]
    Voir Marx, La Question juive, in K. Marx, Œuvres complètes, tome III : Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 355.
  • [68]
    Sur l’utilisation du modèle idéalisé de la démocratie grecque par les révolutionnaires français, les travaux de P. Vidal-Naquet sont indispensables : voir « La place de la Grèce dans l’imaginaire des hommes de la Révolution », in La Démocratie grecque vue d’ailleurs, op. cit., p. 211-235 et « Tradition de la démocratie grecque » préfaçant l’ouvrage de M.I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, trad. M. Alexandre, Paris, Payot, 1976, p. 7-44.
  • [69]
    Voir R. Dahl, Democracy and Its Critics, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 23.
  • [70]
    De par leur qualité et leur importance, les travaux de Pierre Vidal-Naquet, disparu lui aussi il y a peu, mériteraient également un numéro spécial.
  • [71]
    B. Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Écrits politiques, textes choisis, présentés et annotés par M. Gauchet, Paris, Gallimard, 1997, p. 618-619.
« Tout se tient dans une civilisation : le milieu où la démocratie s’est affirmée, c’est celui où on a su qu’il y a un au-delà à la politique et que, lorsque la petite Antigone a parlé, tout le réalisme des rois de Thèbes ne pèse pas bien lourd [2]. »
Louis Gernet
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© Courtesy Patrick Zachmann-Magnum Photos

1 P oikilia : tel est le titre choisi pour le volume d’hommages que collègues et amis, écrivains et savants, consacrèrent en 1987 à Jean-Pierre Vernant [3]. Cet adjectif qui dit à la fois la multiplicité et la bigarrure n’aurait pu être mieux choisi pour illustrer les travaux d’un savant dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils touchent aux aspects les plus divers de la pensée grecque archaïque et classique. Aussi, pour qui veut tenter de rendre compte de l’importance des travaux de Vernant, poikilon est un terme qui s’impose, mais comme un problème, car quelle facette de son œuvre s’agit-il de prendre en compte ? le Vernant mythologue ou l’anthropologue ? l’historien des religions et des cultes ou le psychologue des catégories mentales ? À n’en pas douter chacune de ces étiquettes, par définition réductrices, pourrait illustrer un aspect essentiel de l’œuvre de Vernant et, à ce titre, donner lieu à un traitement spécifique. Poikilos, Vernant le fut donc par les objets d’étude auxquels il se consacra. Mais il le fut aussi par sa méthode. Helléniste et exégète, historien et comparatiste, anthropologue et psychologue, mais aussi structuraliste et marxiste critique, Vernant est tout cela à la fois. Par conséquent, où trouver le géométral permettant de saisir, par-delà leur diversité, l’unité de ses travaux ? La réponse pourrait être simple et tenir en deux mots : l’homme grec. Mais là encore, le singulier est trompeur. Vernant dans la préface à un ouvrage collectif intitulé précisément L’Homme grec, y insistait : « Que voulons-nous dire au juste quand nous parlons de l’homme grec et en quel sens sommes-nous en droit de prétendre en dresser le portrait ? Le singulier déjà fait problème. […] » Et Vernant de poursuivre, justifiant ainsi l’intérêt des regards croisés, propre aux ouvrage collectifs : « On découvrira ainsi, défilant tour à tour suivant l’angle de vision retenu, un Grec citoyen et spectateur, engagé dans des formes caractéristiques de socialité, cheminant de l’enfance à l’âge adulte au long d’un parcours imposé d’épreuves et d’étapes pour devenir un homme pleinement homme, conforme à l’idéal grec de l’homme accompli [4]. »

2 Dans les pages qui suivent, je voudrais expliquer ce que le lecteur philosophe apprend de l’œuvre de Vernant, pourquoi elle est incontournable pour qui s’intéresse aux philosophèmes anciens, et, bien sûr, aux textes qui les véhiculent. Encore faut-il préciser – et l’ampleur des travaux de Vernant en est une justification suffisante – qu’il ne s’agira ici que d’examiner ce que Vernant a apporté à notre compréhension de la pensée politique grecque dans le cadre plus général de son analyse des formes de rationalité antiques [5].

3 Même si, depuis plus de trente ans, en Europe comme en Asie, outre-Atlantique comme outre-Manche, l’œuvre de Vernant et de cette École de Paris dont il fut la figure de proue est un passage obligé pour quiconque s’intéresse, de près ou de loin, à l’Antiquité grecque, force est de constater qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Je commencerai donc par mettre en contexte les travaux de Vernant en les reliant, tant par leur contenu que par leur méthode, à ceux de ses maîtres. Ce préambule permettra, je l’espère, de jeter quelque lumière sur les traits les plus caractéristiques de la « méthode Vernant » et de saisir ainsi, par la suite, la profonde cohérence méthodologique qui préside aux études de détail consacrées à la vie et aux institutions politiques grecques.

Les Grecs autrement : Vernant et le tournant anthropologique

4 « “On entre en recherche comme on entre en religion : on s’y adonne totalement.” Cette phrase d’Ignace Meyerson, l’un des deux maîtres (l’autre étant Louis Gernet) qui m’ont véritablement façonné à la recherche […] peut résumer assez bien ce que j’essaie de faire depuis cinquante ans [6]. » Comme Vernant l’affirme ici et dans de nombreux autres passages, comme il l’a prouvé en éditant ou préfaçant plusieurs recueils d’articles et autres rééditions des œuvres de ses deux maîtres [7], Meyerson et Gernet ont eu sur la méthode et les objets de sa recherche une influence considérable. Pourtant, c’est la production scientifique de l’élève, et la filiation qu’il n’a de cesse de rappeler, qui ont permis de prendre conscience de l’importance des travaux de ses maîtres. Gernet et Meyerson, à la différence de Vernant, n’ont pas fait école. Le tournant anthropologique qu’ont connu les études grecques en France dans la seconde moitié du XXe siècle est donc directement lié aux travaux de Vernant. Afin d’en montrer la nature et l’importance, il convient d’abord de l’inscrire dans son contexte européen, puis d’expliquer comment la méthode de Vernant a prolongé celle de Meyerson et de Gernet et, ce faisant, changé profondément notre compréhension de l’homme grec.

De l’humanisme à l’anthropologie

5 « Celles-ci [i.e. les spéculations cosmogoniques et eschatologiques qui ont influencé la philosophie] ne sont pourtant pas elles-mêmes de la philosophie, et on ne peut même pas dire qu’elles forment le germe à partir duquel la philosophie s’est développée. Il est important d’être clair sur ce point ; car, ici et là, les cosmogonies orientales sont encore faussement considérées comme la source de la philosophie grecque. […] Même des sauvages ont des cosmogonies, et celles-ci sont presque aussi avancées que celles de peuples plus civilisés. […] Mais la science rationnelle est la création des Grecs, et nous savons quand elle est née. Nous ne considérons pas que quoi que ce soit d’antérieur à elle soit de la philosophie. […]

6 Si les Grecs sont parvenus à de tels résultats, c’est d’abord parce qu’ils étaient des observateurs nés. La précision anatomique de leurs sculptures, dans la meilleure période de la statuaire grecque, le prouve, bien qu’ils n’aient jamais rien dit de tel dans leur littérature, considérant apparemment cela comme évident. Les Égyptiens, rappelons-nous, n’ont jamais appris à dessiner un œil de profil. Mais les Grecs ne se sont pas seulement contentés d’observations : ils ont aussi fait des expérimentations d’un type assez moderne [8]. »

7 La thèse de John Burnet, classiciste et éditeur renommé de Platon (son Platonis Opera en cinq volumes est de nos jours encore, pour la plupart des dialogues et faute de mieux, l’édition de référence), que l’on trouve exprimée dans ces lignes est à n’en pas douter caractéristique de ce rationalisme triomphant de la fin de l’époque victorienne en Angleterre et de l’âge d’or de la philosophie comtienne en France. Même si l’on doit la paternité de l’expression « miracle grec » à Ernest Renan [9], Burnet, plus que quiconque, a contribué à propager l’idée d’un commencement absolu de la Raison en Grèce au VIe siècle, quand l’imagination mythico-religieuse cède selon lui le pas, sous l’impulsion des premiers philosophes, au raisonnement fondé sur l’observation des faits. Le miracle grec est donc dans cette perspective l’acte de naissance de la Raison scientifique universelle.

8 Pourtant, dès 1912, soit deux ans avant la publication du premier volume de la Greek Philosophy de Burnet, l’historien de la philosophie antique que fut, à Cambridge, F.M. Cornford tentait déjà de préciser les rapports unissant la pensée religieuse et les débuts de la pensée rationnelle [10]. Cornford n’était d’ailleurs pas le seul à mettre en cause l’idéologie du miracle grec [11] : G. Murray, A. Cook formèrent avec lui et sous l’influence de Jane Harrison ce que l’on a parfois appelé les Cambridge Ritualists[12]. Ces derniers, chacun dans leur domaine de prédilection, cherchèrent à mettre en relief la survivance des pratiques et des motifs mentaux primitifs chez les Grecs classiques, parangons de la rationalité pour la très grande majorité des antiquisants de l’époque, et ce, en soulignant la priorité du rituel sur la théologie, des actes sur les mythes. Fait significatif : la plus engagée des Cambridge Ritualists dans ce genre de recherche, Jane Harrison, trouva de nombreux points d’appui dans les travaux de Durkheim sur la psychologie de la religion et la dynamique des groupes [13]. Cette tradition resta cependant, en Angleterre, très minoritaire [14] et on ne peut manquer d’être étonné par la violence des critiques qu’elle suscita dans le monde académique anglo-saxon [15]. Mais une voie nouvelle était tracée : non seulement l’idéologie du miracle grec se voyait peu à peu fragilisée, mais une première passerelle était construite entre les études grecques, austères et scrupuleuses, et l’anthropologie et la sociologie naissantes, en France notamment. Le tournant anthropologique des études grecques amorcé à Cambridge fut ensuite poursuivi dans cette même université quelques décennies plus tard par l’historien Moses Finley. Lecteur de Mauss et de Durkheim, et héritier de Karl Polyani et de Max Weber, Finley publie en 1954 à New York, puis deux ans plus tard en Grande-Bretagne, The World of Odysseus. Éclairant le monde d’Homère par la théorie maussienne du potlatch, Finley livre avec cet ouvrage l’une des études séminales de l’anthropologie historique du monde grec [16].

9 Les remarques précédentes visent à montrer qu’à l’évidence Vernant ne fut pas le seul acteur du tournant anthropologique que les études grecques ont connu au milieu du siècle dernier, et qu’il fut influencé, non seulement par l’enseignement direct de ses maîtres, mais aussi indirectement par la lecture de Cornford et d’Harrison, de Dodds et de Finley. Pourtant ce détour outre-Manche, bien loin de diminuer l’importance de l’École française et de Vernant, la renforce au contraire. Car à l’origine même de ce nouveau regard porté sur la Grèce, on décèle l’influence constante de Durkheim et de Mauss (deux savants très proches de Meyerson et de Gernet), bref d’un mode de questionnement centré autant sur les conditions d’émergence des formes sociales que sur l’homme compris comme fait total à expliquer.

Ni psychologie, ni histoire, ou : pour une psychologie historique

10 Je ne m’étendrai pas sur le rapport de Vernant à Meyerson [17], ni sur l’amitié qui le lia à Gernet. Vernant lui-même y a souvent fait allusion [18]. Je me contenterai de rappeler ce que Vernant a appris de ses deux maîtres, et ce afin de mettre en lumière, paradoxalement peut-être, ce qu’il y a de profondément novateur dans son questionnement scientifique.

11 De Meyerson, pourrait-on dire, Vernant hérita sa méthode, et de Gernet, son objet d’étude. De l’influence de ses deux maîtres sur ses travaux, ce serait là bien sûr une explication commode. Mais elle est pourtant caricaturale. Car elle efface les communes leçons que Vernant a tirées de Meyerson et de Gernet : à lire les nombreux textes où il explique l’importance des travaux de ses deux maîtres (et les raisons de leur faible influence dans leur sphère respective) [19], on comprend que les deux savants (par ailleurs amis) cherchaient à relativiser une conception traditionnelle, courante à l’époque, de l’humanisme [20], c’est-à-dire une conception sommaire et figée, intemporelle et anhistorique, de ce que c’est, en propre, que l’humain. En effet, quand, dans les années 1920, ses intérêts scientifiques se déplacèrent du physiologique au psychologique, Meyerson ne cessa plus de s’interroger sur les grandes fonctions mentales de l’homme, sur leurs conditions d’émergence et d’exercice, cherchant ainsi à comprendre ce qu’il nommait « l’entrée dans l’humain [21] » ; Gernet, quant à lui, consacra ses travaux à retrouver l’expérience grecque, dépouillée du préjugé l’identifiant à l’expérience de l’Esprit absolu ou de la Raison universelle, et ce, en se demandant « pourquoi et comment se sont constitués ces formes de vie sociale, ces modes de penser où l’Occident situe son origine, où il croit pouvoir se reconnaître et qui servent aujourd’hui encore à la culture européenne de référence et de justification [22] ». Dans les deux cas, c’est bien l’homme (grec), mais l’homme (grec) total qu’il s’agit de saisir, dans la profonde cohérence qui le lie à ses œuvres, c’est-à-dire aux institutions, aux rites, aux formes de socialité, aux types de rationalité qu’il construit dans l’histoire.

12 Mais ce ne sont pas là les seuls points communs entre Meyerson et Gernet. Chez ces deux savants, comme chez leur élève, on remarque la même souplesse méthodologique et la même volonté de ne pas questionner un fait psychologique ou social d’un unique point de vue, mais de varier les perspectives afin de saisir l’objet à tous ses niveaux [23]. C’est en effet à la fois en philologue, en historien du droit, en comparatiste ou encore en anthropologue que Gernet a considéré les Grecs. De même, Meyerson, qui dirigea pendant plusieurs décennies le Journal de psychologie, multiplia les angles d’études dans les pages du Journal comme dans ses propres textes, car, pour le psychologue qui soutient que l’esprit est dans les œuvres, tous les faits de civilisation étudiés par l’historien des religions, de l’art, du droit, le linguiste ou encore l’ethnologue sont à même de faire saisir le fonctionnement de l’esprit. Il ne fait aucun doute que les travaux de Vernant sont sur ce point aussi dans le prolongement direct de ceux de ses deux maîtres : « J’ai donc étudié l’homme antique à partir de tout ce qu’il a créé et produit dans les divers secteurs de la vie collective, depuis ses outils, ses techniques, jusqu’à ses mythes et ses dieux, en passant par les institutions de la cité, le droit, les grandes créations littéraires et plastiques, les ouvrages scientifiques. La psychologie animale repose sur l’analyse des comportements propres aux espèces. Le vrai comportement de l’homme, c’est ce qu’il fait et ce qu’il fait en tant qu’être social en liaison avec les autres et pour les autres. L’homme est dans les œuvres qu’il édifie pour qu’elles durent, qu’elles soient communiquées, transmises de génération en génération. L’ensemble de ces œuvres constitue ce qu’on appelle les faits de civilisation, qui relèvent d’une étude historique. En ce sens, le psychologue qui enquête sur l’homme doit nécessairement se faire aussi historien [24]. »

13 Si Vernant a appris de ses maîtres l’importance de la pluridisciplinarité, si en vogue de nos jours, la phrase précédente montre bien avec quelle impérieuse nécessité celle-ci s’est imposée au chercheur qu’il fût. Car, pour qui veut tenter de cerner l’homme grec total, tant la psychologie que l’histoire sont une discipline intrinsèquement limitée. D’où la nécessité de cette « psychologie historique » dont Vernant, à la suite de Meyerson, se réclame et qu’il a lui-même introduite dans les études grecques et même, plus généralement, dans les études classiques. Le présupposé fondamental de cette discipline ou, si l’on préfère, de cette approche des textes et des témoignages, consiste dans le refus de tout fixisme dans l’analyse des fonctions psychologiques. La psychologie historique prend donc comme point de départ l’inadéquation essentielle du tableau des grandes fonctions psychologiques, tel qu’il apparaît au psychologue dans son temps propre, dès qu’on cherche à l’appliquer à des cultures d’époque différente. Dit autrement, l’ethnologue et le psychologue historien subissent l’un comme l’autre le même sentiment de la différence entre leur culture propre et celle de leur objet d’étude, mais, pour le premier, cette différence est avant tout fonction d’une distance dans l’espace, tandis que pour le second, elle est surtout due à une distance temporelle. À l’instar de la psychologie, la psychologie historique cherche à analyser les fonctions de la psyché humaine, des formes du sentiment et de l’organisation perceptive jusqu’aux opérations intellectuelles (le raisonnement logico-déductif, la mémoire) et aux fonctions complexes (la personne, la volonté), mais, à la différence de la psychologie, elle refusera de considérer l’homme en général, et ce, en cherchant à reconstituer les conduites et l’univers intérieur de l’homme à tel endroit et à tel moment [25].

14 « Nos études ont pour matière les documents sur lesquels travaillent les spécialistes, hellénistes et historiens de l’Antiquité. Notre perspective, cependant, est autre. Qu’il s’agisse des faits religieux : mythes, rituels, représentations figurées –, de philosophie, d’art, d’institutions sociales, de faits techniques ou économiques, toujours nous les considérons en tant qu’œuvres créées par des hommes, comme expression d’une activité mentale organisée. À travers ces œuvres, nous recherchons ce qu’a été l’homme lui-même, cet homme grec ancien qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il est à la fois le créateur et le produit [26]. » C’est en ces termes que Vernant introduisit en 1965 le premier recueil de ses travaux regroupant quinze études de psychologie historique. Vingt ans plus tard, son influence ne se démentait déjà plus : « Dans l’introduction de 1965, je formais le souhait que mon entreprise ne reste pas isolée et que, dans la voie ouverte par l’helléniste Louis Gernet et le psychologue Ignace Meyerson, se multiplient les enquêtes consacrées à l’histoire intérieure de l’homme grec […]. Au moment où j’écris, l’anthropologie historique de la Grèce ancienne a acquis droit de cité dans les études classiques comme chez les historiens, les sociologues et les anthropologues, soucieux de comparatisme [27]. »

Les Grecs sans miracle : la raison grecque, fille de la polis

15 Comme Vernant s’en est expliqué lui-même, à plusieurs reprises [28], ses recherches se sont organisées autour de quatre axes principaux. Le premier problème fut celui des conditions d’émergence d’une pensée philosophique au IVe siècle : « Du Mythe à la Raison, que s’est-il maintenu, que s’est-il transformé dans le vocabulaire, l’outillage conceptuel, les modes de raisonnement et les grands cadres de pensée, les principes logiques [29] ? » Une fois cette mutation décrite et analysée dans les Origines de la pensée grecque notamment, Vernant a dédié ses travaux de psychologie historique aux différentes modalités de cette transformation de l’homo religiosus en homo politicus, à savoir à l’ensemble des fonctions psychologiques qu’elle a affectées dans l’histoire : « temps, espace, mémoire, imagination, forme du travail et esprit technique, volonté, personne, mode de l’expression symbolique et maniement des signes [30]. » Enfin, le dernier palier de la recherche de Vernant fut dédié à la religion grecque, afin de « mieux cerner les formes et les degrés d’imbrication du religieux, du social et du mental [31] », puis, une fois au Collège de France à partir de 1974, au rôle symbolique de l’image dans l’Antiquité.

16 À l’évidence, l’analyse de la spécificité du phénomène politique chez les Grecs constitue l’aspect essentiel de deux premiers axes de ses travaux. En me concentrant sur ceux-ci, je tâcherai, dans ce qui suit, de montrer comment Vernant a éclairé, d’une lumière neuve et singulière, l’importance de l’invention grecque de la polis. Le cœur de son analyse réside dans l’imbrication qu’il décèle, déploie et explique entre la forme politique et sociale d’organisation collective qu’est la cité athénienne et la forme spécifique que prend la rationalité grecque. S’il est maintenant devenu évident, pour le philosophe comme pour l’historien, que la raison grecque est fille de la polis, il reste à rappeler comment Vernant a démontré cette filiation, en commençant par l’un de ses ouvrages les plus influents, le premier : Les Origines de la pensée grecque.

« Les Origines de la pensée grecque »

17 Cet ouvrage, publié en 1962, est à la fois déroutant et passionnant. Déroutant parce que comment traiter, en un peu plus d’une centaine de pages, d’un sujet aussi vaste (la naissance de la raison grecque) et d’une période aussi étendue (de l’effondrement des royaumes mycéniens au XIIe siècle à l’épanouissement de la cité-État à Athènes au Ve siècle) ? Déroutant, aussi, parce que, bien que l’ouvrage soit intitulé Les Origines de la pensée grecque, il faut attendre le milieu du chapitre V et les deux chapitres suivants pour véritablement parvenir à l’analyse de la forme spécifique que prend la raison grecque dans le cadre de la polis. Mais précisément, pour peu que l’on suive pas à pas le parcours tracé, les derniers chapitres éclairent rétrospectivement les premiers et révèlent ce qu’il y a de plus passionnant dans la démarche de Vernant : le parallèle progressivement construit entre, d’une part, le passage de la royauté mycénienne centralisée à la démocratie athénienne, et d’autre part, celui de la théogonie et du mythe à la cosmologie. On comprend ainsi, au fil de la lecture, comment le changement d’attitude envers la nature dérive du changement de modalité de la vie civique et comment le second est une condition nécessaire du premier.

18 Le premier chapitre trace le cadre historique du monde mycénien, tel que le déchiffrement du linéaire B au milieu du XXe siècle a permis de le révéler. Le but de Vernant n’est évidemment pas d’analyser en détail la structure politique du monde mycénien, mais bien de dégager les traits spécifiques du système palatial alors répandu afin de mettre en pleine lumière les inflexions significatives repérables dans le monde d’Homère, au tournant des VIIIe et VIIe siècles. Si cette période est un tournant, c’est parce qu’avec elle, la Grèce prend un « nouveau départ et explore les voies qui lui sont propres [32] », une voie qui mène directement à l’avènement de la cité-État.

19 L’anax mycénien, par l’intermédiaire de la classe des scribes, concentre et unifie tous les pouvoirs politiques, religieux, administratifs, économiques et militaires, et réglemente, depuis son palais, l’ensemble des secteurs de la vie économique et sociale. Dans le monde mycénien, le basileus n’est précisément pas roi, mais « simple seigneur, maître d’un domaine rural et vassal de l’anax[33] ». Quand l’invasion dorienne survient, et que la Grèce passe de la métallurgie du bronze à celle du fer, c’est ce monde-là qui tout entier disparaît et avec lui l’ensemble du système politique palatial, la division du travail qu’il implique et même l’écriture dont il fait usage : « Le terme anax disparaît du vocabulaire proprement politique. Il est remplacé, dans son emploi technique pour désigner la fonction royale, par le mot basileus dont nous avons vu la valeur étroitement locale et qui, plutôt qu’une personne unique concentrant sur soi toutes les formes du pouvoir, désigne, employé au pluriel une catégorie de grands se situant les uns comme les autres au sommet de la hiérarchie sociale [34]. » Le troisième chapitre, intitulé « La crise de la souveraineté », cherche à décrire cette révolution subie par la Grèce et dont, dans le cas d’Athènes, Aristote nous a conservé quelques traces [35]. Il montre notamment comment, « dans toute une série de domaines, une délimitation plus rigoureuse des différents plans du réel prépare l’œuvre d’Homère, cette poésie épique qui, au sein même de la religion, tend à écarter le mystère [36] ».

20 Quelles sont les conditions spécifiques qui ont permis à la raison grecque de se transformer ? Ou, pour le dire avec les mots de Vernant, quel est « l’univers spirituel » propre à la cité grecque, permettant le processus général de laïcisation de la pensée qui connaîtra son apogée aux Ve et IVe siècles ? Le quatrième chapitre est consacré à la description des multiples transformations sociales qui accompagnent l’invention de cette nouvelle forme de vie politique et d’organisation spatiale et temporelle qu’est la cité. Vernant distingue trois transformations majeures : la prévalence de la parole comme instrument de pouvoir, le développement des pratiques publiques, enfin la constitution d’un lien social réciproque et réversible entre isoi (égaux). Je reviendrai plus loin sur chacune de ces transformations dont Vernant dans ses travaux ultérieurs a précisé les modalités. Qu’il suffise, pour l’instant, de saisir le cœur de sa thèse : de la parole religieuse dominatrice, dont la valeur de vérité dépend de sa source [37], aux discours contradictoires et argumentés, du savoir réservé, des conduites et des pratiques secrètes, privilèges d’une élite aristocratique, aux pratiques publiques placées sous le regard de tous, enfin des hiérarchies sociales strictes au régime d’isonomie des égaux liés par la philia citoyenne, c’est un même processus que l’on voit à l’œuvre, celui de la désacralisation, compris à la fois comme laïcisation et comme démocratisation.

21 Mais il faut nuancer. Car Vernant montre très bien que ce processus ne va pas sans heurt, ni blocage. Sur ce point précis, Vernant livre plusieurs pages lumineuses, indispensables au philosophe. Il montre en effet comment tant la religion que la philosophie entretiennent un rapport ambigu à cette laïcisation progressive de la société athénienne. « Dans le domaine de la religion, écrit-il [38], se développent, en marge de la cité et à côté du culte public, des associations fondées sur le secret. Sectes, confréries et mystères sont des groupes fermés, hiérarchisés, comportant des échelons et des grades. […] Le secret prend ainsi, en contraste, avec la publicité du culte officiel, une signification religieuse particulière : il définit une religion du salut personnel visant à transformer l’individu indépendamment de l’ordre social, à réaliser en lui comme une nouvelle naissance qui l’arrache au statut commun et le fait accéder à un plan de vie différent. » Entre ces deux pôles que sont les pratiques publiques de l’agora, lieu de l’argumentation contradictoire entre citoyens égaux, d’une part, et, de l’autre, les pratiques privées mystériques et divinatoires visant à l’ascèse individuelle, la philosophie tient une place ambiguë. Vernant touche ici au cœur d’une des caractéristiques les plus essentielles de la philosophie grecque classique : son oscillation constante entre l’esprit de secret propre aux sectes et celui du débat contradictoire public. Que l’on songe à tout ce qui sépare, par exemple, la secte pythagoricienne qui naît en Grande Grèce au VIe siècle et le mouvement sophistique du Ve siècle, dont l’une des particularités essentielles, par-delà les différences individuelles notables d’un sophiste à l’autre, est de toujours prétendre préparer à l’exercice du pouvoir par l’apprentissage de la maîtrise de la parole. Cette tension se trouve incarnée de la façon la plus claire dans les Dialogues de Platon : le philosophe est en effet à la fois le plus qualifié pour diriger l’État de par la valeur intrinsèque du savoir qu’il possède et par rapport auquel il entend réformer profondément la cité, mais il est aussi l’homme de l’assimilation au divin autant qu’il est possible, qui travaille à délier son âme de son corps en se consacrant aux seules realia dignes de ce nom, les réalités intelligibles.

22 Après l’analyse synchronique de l’univers spirituel propre à la cité, Vernant consacre son cinquième chapitre à « un moment d’histoire sociale [39] », l’explication de la crise qu’a connue la cité aux tournants des VIIe et VIe siècles : « moment de crise, qui s’amorce à la fin du VIIe siècle et se développe au VIe, période de troubles et de conflits internes dont nous apercevons certaines des conditions économiques, et que les Grecs ont vécue, sur un plan religieux et moral, comme une mise en question de tout leur système de valeurs, une atteinte à l’ordre même du monde, un état de faute et de souillure [40] ». Quelles sont les causes de cette crise de la cité ? À cette question, Vernant développe une réponse sans ambiguïté aucune : elles sont d’ordre économique. C’est en effet à la fin du VIIe siècle que l’économie des cités va se tourner vers l’extérieur, en développant le trafic maritime à l’échelle de la Méditerranée tout entière. Mais pourquoi cette ouverture commerciale ? « Recherche de terre, recherche de nourriture, recherche aussi du métal, tel est le triple objectif qu’on a pu assigner à l’expansion grecque à travers la Méditerranée [41]. » C’est donc cet enrichissement progressif de la Grèce qui est le facteur principal du bouleversement que va connaître la cité, car si enrichissement il y a, il n’est pas partagé par tous, loin de là : la propriété foncière se concentre en effet dans les mains d’une aristocratie de plus en plus fascinée par l’opulence orientale, ceci allant de pair avec un asservissement d’une grande partie du dèmos. L’opposition entre les populations urbaines riches et détentrices du pouvoir, et les populations rurales à la périphérie de la ville (astu) chargées de les nourrir se creuse donc progressivement. C’est dans ce contexte que naît un effort de renouveau visant à réduire le pouvoir de l’aristocratie sur tous les plans, religieux, économique, politique, juridique. Vernant développe particulièrement ce dernier aspect, dans le sillage des travaux de Gernet, et montre comment la mythologie des Sept Sages (parmi lesquels Thalès, Solon ou Epiménide) répond à ce besoin de réorganisation et de refonte de la vie sociale, fondé sur un refus absolu de l’anomia.

23 Mais de quelle refonte s’agit-il exactement ? Le chapitre VI, intitulé « L’organisation du cosmos humain », l’expose en détail, en insistant plus particulièrement sur la naissance d’une réflexion morale et politique autonome dont Solon, mais aussi Théognis, sont les principaux acteurs et témoins : « Avec Solon, Dikè et Sôphrosunè, descendues du ciel sur la terre, s’installent dans l’agora. C’est dire qu’elles vont désormais avoir à “rendre des comptes”. Les Grecs continueront certes à les invoquer ; mais ils ne cesseront pas, non plus, de les soumettre à discussion [42]. » Et Vernant de montrer comment l’intraduisible vertu de sôphrosunè, tempérance, maîtrise de soi ou bon sens, se voit réinterprétée dans un contexte politique, où elle signifie, à côté de son sens religieux développé parallèlement, l’obligation dans laquelle se trouve le citoyen de dominer ses passions et ses instincts. Ainsi le rôle des Sages est d’avoir inscrit la question morale de la conduite individuelle dans un contexte politique, lié au développement de la vie publique. Vernant démontre ainsi comment certains des concepts clefs de l’éthique grecque (sôphrosunè, métrion, homonoia, eunomia) ne peuvent se comprendre qu’en référence aux réformes de Solon. L’égalité, concept central dans les quelques fragments et témoignages qui nous restent de lui, doit par exemple s’entendre au sens d’égalité géométrique, c’est-à-dire de proportionnalité. Elle traduit bien la volonté solonienne de substituer aux rapports d’inégalité fondés sur la richesse ou la naissance des relations rationnelles visant à proportionner tous les échanges constitutifs de la vie sociale. Mais naturellement entre l’égalité géométrique et l’égalité arithmétique, il y a toute la différence qui sépare les deux grands courants de la pensée politique grecque : l’un aristocratique, prônant la première, et envisageant la cité comme un cosmos organique dont la différence des parties justifie un traitement et un statut différents, l’autre, prônant la seconde, où l’égalité pleine et entière est la seule juste mesure acceptable entre citoyens. Solon est le législateur par excellence du premier courant qui trouve ensuite sa pleine expression chez Archytas et bien sûr chez Platon ; Clisthène est le héros du second courant, lui qui par ses réformes radicales a détruit l’organisation tribale solonienne pour lui substituer une polis fondée sur un système de dix dèmes géographiques : « La Polis se présente comme un univers homogène, sans hiérarchie, sans étage, sans différenciation. L’archè n’est plus concentrée en un personnage unique au sommet de l’organisation sociale. Elle est répartie également à travers tout le domaine de la vie publique, dans cet espace commun où la cité trouve son centre, son mèson[43]. »

24 Les chapitres VI et VII, enfin, montrent que la naissance de la spéculation philosophique dans la Milet ionienne est concomitante du processus de laïcisation caractéristique de l’institution de la cité. Vernant porte ici un coup fatal à la théorie du miracle grec en soulignant, avec Cornford, tout ce que les premières cosmologies présocratiques empruntent à la Théogonie d’Hésiode. Pourtant, considérer que du mythe à la philosophie la continuité est totale serait tout aussi naïf que de soutenir que la raison grecque s’est brusquement révélée à l’humanité en Ionie au VIe siècle : non seulement la forme nouvelle que prend l’enquête sur la nature se rattache directement au nouvel ordre politique détaché du religieux, mais son contenu même dépend étroitement de la polis. « Pour construire les cosmologies nouvelles, ils [les Milésiens] ont utilisé les notions que la pensée morale et politique avaient élaborées, ils ont projeté sur le monde de la nature cette conception de l’ordre et de la loi qui, triomphant dans la cité, avait fait du monde humain un cosmos[44]. » L’ultime et septième chapitre des Origines expose cette thèse en détail en s’appuyant sur l’œuvre d’Anaximandre [45].

Raison et politique

25 Au terme de la lecture des Origines, c’est donc à une Grèce sans miracle que le lecteur est conduit, une Grèce qui n’a pas vu naître la Raison, universelle et intemporelle, mais bien une raison singulière, que Vernant, dans sa préface de 1987, s’interdit même d’appeler la raison grecque. Qu’a alors de spécifique, en définitive, cette forme de rationalité ? Elle est avant tout politique. Or, dire de la raison grecque classique qu’elle est politique, c’est dire à la fois ce qui la caractérise en propre, d’où elle émerge, et tout ce qu’elle manque, ses limites.

26 On a en effet souvent noté le peu d’influence que la pensée grecque a eu sur le développement des sciences et des techniques qui permettent d’opérer sur la nature. Dans un article célèbre et constamment cité, Moses Finley a décrit ce qu’il appelait le blocage technique et la stagnation économique des sociétés anciennes [46]. Les Origines montrent que si la raison grecque n’a pas vraiment visé à transformer la nature, c’est parce qu’elle s’est formée non dans le rapport que les hommes entretenaient avec les choses, mais dans celui qu’ils entretenaient entre eux. On objectera peut-être que c’est là une thèse paradoxale au vu du développement des mathématiques grecques qui, si elles ne sont évidemment pas sciences expérimentales, n’en semblent pas moins relativement déconnectées de la sphère sociale. Mais précisément, Vernant montre que la rationalité géométrique à l’œuvre chez les philosophes milésiens du VIe siècle provient de la vie publique, qu’elle traduit dans le champ mathématique des notions enracinées dans le champ politique. En ce sens, l’aspect essentiellement politique de la raison grecque est l’aspect déterminant qui lui a permis de s’ouvrir à d’autres champs du savoir. Bien sûr, Vernant est conscient que si les premières cosmologies présocratiques sont enracinées, de par leur vocabulaire et leurs concepts, dans la vie politique de la cité, les choses changent dès le Ve siècle, où, à partir de Parménide notamment, la philosophie développe un mode d’investigation, des concepts, une logique, bref une rationalité propres. Mais il n’en demeure pas moins que la philosophie grecque classique ne s’est pas vraiment rapprochée du réel physique et que si elle a tenté parfois de le mathématiser, tel Platon dans le Timée, c’est en ayant une conscience profonde des limites inhérentes à l’entreprise. Des origines de la pensée grecque aux philosophies plus ou moins systématiques du IVe siècle, certaines constantes demeurent donc : chez Solon comme chez Platon, du géométrique au politique, la conséquence est bonne, et ce, parce que la rationalité du premier dérive principalement de l’ordre instauré par le second.

Espace public, espace géométrique

27 Si les travaux de Vernant nous conduisent à abandonner une conception anhistorique et décontextualisée de la raison, doit-on pour autant ranger dans les placards encombrés des préjugés historiques tenaces toute idée d’un miracle grec ? Car si la naissance de la raison ne tient pas du miracle, qu’en est-il de celle de la cité ? L’invention de la cité et en un sens celle de la politique ne constituent-elles pas tout simplement un autre, mais cette fois véritable, miracle grec ?

28 L’invention du mode de vie sociale et politique qu’est la cité tiendrait du miracle si la cité faisait irruption dans l’histoire et introduisait une discontinuité radicale entre la Grèce archaïque, disons celle d’Homère, et la Grèce des VIe et Ve siècles. Mais il n’en est rien. Si rupture il y a, comme le montrent Les Origines, c’est du monde mycénien au monde archaïque. Car les continuités entre la politique aristocratique des basileis homériques et la cité démocratique sont réelles. Pour le dire d’une formule empruntée à Vernant, « dans une très large mesure, la cité est une sorte de démocratisation, d’élargissement à la paysannerie de ce qui constituait les privilèges de l’aristocratie militaire [47] ». Quels sont ces privilèges ? La société guerrière que l’on voit vivre dans l’œuvre d’Homère a pour cœur l’assemblée des chefs guerriers. Dans cette assemblée règne d’abord l’iségoria, le droit égal de chaque chef à la parole. En outre, chaque chef est roi et il est l’égal de chaque autre, tout aussi roi que lui. Bien sûr, Agamemnon est très souvent nommé par Homère le « roi des rois » ou le « plus roi de tous ». Mais il n’en demeure pas moins que tous sont rois, égaux en ce sens. Enfin, une fois les butins et les prises de guerre amassés, ceux-ci sont placés au centre (ès to méson) du cercle, là où ils n’appartiennent en propre à personne et où chacun est en droit de retirer la part qui lui revient [48]. Ces trois dispositifs – iségorie, égalité du statut royal, espace centré à équidistance de chacun – annoncent et préparent l’espace verbal, juridique et spatial propre à la cité démocratique.

29 Si donc la cité est née de l’extension des privilèges de quelques-uns au plus grand nombre, puis à l’ensemble du démos, quels furent les signes de cette démocratisation progressive ? Comme je l’ai rappelé précédemment, Vernant a isolé trois transformations significatives actant la naissance de la cité, dont chacune, on vient de le voir, est déjà en germe dans le monde d’Homère : la prévalence de la parole argumentée et du discours contradictoire comme instruments de pouvoir, le développement des pratiques publiques et celui du lien réciproque entre égaux. Il reste à en comprendre les aspects principaux.

Publicité et écriture

30 Le développement des pratiques publiques est un élément essentiel du nouveau cadre de la cité mais l’émergence d’un domaine public signifie deux choses différentes bien qu’étroitement liées. D’une part, une démocratisation des conduites, des procédures, des savoirs qui initialement constituent le privilège d’une élite et qui sont ouverts au plus grand nombre ; d’autre part, une divulgation de ces mêmes phénomènes portés désormais au regard de tous et non plus confinés à une caste détentrice des secrets du pouvoir. Bien sûr, le développement du discours contradictoire comme instrument politique a été déterminant dans ce processus de publicité progressive, mais il faut tout autant souligner l’importance de l’écriture. À l’époque mycénienne, les Grecs ont connu un type d’écriture syllabique, mais réservé à une caste de scribes ayant des fonctions dans l’administration du royaume. Avec l’effondrement du monde mycénien, l’écriture disparaît. Quand les Grecs la redécouvrent, en l’empruntant aux Phéniciens, ils la modifient sensiblement afin de transcrire correctement les sons, élaborant ainsi un genre nouveau d’écriture phonétique. L’écriture n’est plus alors fonction d’un savoir spécialisé mais est largement diffusée dans le public et le sera continûment du VIIIe au IIIe siècle, tant et si bien qu’elle deviendra progressivement, avec l’apprentissage d’Homère et d’Hésiode, l’un des éléments de base de la paideia grecque.

31 Ce « choix » a une énorme incidence sur la vie politique. D’abord, par rapport à l’écriture idéographique ou pictographique, telle qu’elle est adoptée en Chine ou dans le monde suméro-babylonien, l’écriture phonétique syllabique se situe dans le sillage de la parole et à ce titre implique une plus grande démocratisation du savoir, puisqu’en droit nul n’est plus qualifié qu’un autre pour déchiffrer les signes. Ensuite, l’accès d’un plus grand nombre à la technique scripturale appelle l’écriture des codes qui régissent la vie de tous : les lois. Écrire les lois, c’est les placer sous le regard de tous et de ce fait retirer à quelques-uns le privilège de détenir la norme : il n’y a plus de basileus pour dire le droit, car il suffit de le lire. Parce qu’il est écrit, c’est-à-dire dépersonnalisé et objectivé, le nomos, une fois voté ou promulgué, ne dépend plus des individus et peut donc s’imposer à eux. Naturellement, le développement de l’écrit qui rend possible cette constitution d’un ordre légal démocratique permet aussi plus généralement la démocratisation de la communication intellectuelle et de sa réception.

Géométrisation et politique : l’espace physique de la cité

32 Si la forme de rationalité que voit naître la cité démocratique procède de la parole et de l’écriture, elle procède aussi naturellement de la conception particulière que l’homme grec du VIe siècle se fait de lui-même et de celui qu’il juge semblable à lui. La démocratie implique une forme d’égalité entre les membres du démos détenteur du pouvoir, mais celle-ci, on l’a vu, peut revêtir différentes formes. Des réformes de Solon à celles de Clisthène, un processus s’engage qui mène les citoyens à se concevoir comme homoioi (semblables), puis comme isoi (égaux). Il est sans doute impossible d’isoler exhaustivement tous les facteurs de cette transformation progressive. Les travaux de Vernant ont cependant montré l’essentiel : si l’idée même du citoyen s’est transformée, c’est parce que le cadre de la vie civique s’est modifié selon une norme commune imposée à l’espace comme au temps. Avec Clisthène, la géométrisation de l’espace et du temps civiques les rend non seulement isomorphes mais aussi homogènes.

33 La troisième section de Mythe et pensée chez les Grecs (1965) comporte quatre articles décisifs consacrés au rapport de la cité et de l’espace, à l’organisation spatiale et symbolique spécifique à la cité. En effet, l’histoire de la rationalité grecque, de la naissance de la cité au VIIIe ou VIIe siècle jusqu’aux réformes de Clisthène (508-507), peut se lire dans les différentes structurations de l’espace successivement mises en œuvre. En d’autres termes, la polis ne se contente pas, à partir d’une expérience sociale nouvelle, de créer de nouvelles institutions et de construire plus globalement un nouvel ordre du monde en accord avec celles-ci : elle les projette aussi dans son propre espace afin de créer un véritable espace urbain politique. D’abord, dans le prolongement de l’assemblée des héros homériques se partageant les prises de guerre, il faut à cet espace un centre : l’agora, qui forme le cœur de l’espace commun à l’équidistance duquel chaque citoyen se situe. Cet espace est central, mais aussi homogène : qui y pénètre est un citoyen qui, en tant que tel, est dans une relation de parfaite réciprocité avec n’importe quel autre [49]. Enfin, il est polarisé : en tant qu’espace de débat public, laïcisé, il s’oppose à l’espace religieux qu’est l’Acropole, lieu des hiera, choses sacrées qui concernent les dieux. L’instauration de l’agora n’est cependant pas le seul signe du nouvel espace politique inhérent à la cité démocratique. Si les réformes de Clisthène sont, à juste titre, considérées par les historiens comme les réformes les plus importantes et les plus démocratiques qu’ait connues la cité, c’est avant tout parce qu’elles marquent une volonté extrêmement cohérente de géométrisation de l’espace et du temps civiques. Vernant montre notamment comment la division clisthénienne en dix tribus géographiques [50] regroupant tous les dèmes de l’attique répond à une volonté d’homogénéisation de l’espace civique : il ne s’agit plus de regrouper les citoyens en genè et phratries selon les liens de parenté, mais de les rassembler sur des bases purement géographiques. Par ailleurs, chacune des dix tribus incorpore les trois parties de la cité telles que Solon les avait conçues : chaque tribu comprend donc trois trittyes, la première devant appartenir à la région côtière, la deuxième à l’intérieur des terres et la troisième à l’espace urbain. Cette homogénéisation de l’espace appelle celle du temps : l’année administrative est elle aussi divisée en dix périodes, correspondant à chacune des dix tribus (calendrier prytanique). Ainsi, conclut Vernant, « le monde des relations sociales forme alors un système cohérent, réglé par des rapports et des correspondances numériques permettant aux citoyens d’entrer les uns avec les autres dans des relations d’égalité, de symétrie, de réciprocité, de composer tous ensemble un cosmos uni [51] ».

34 À la volonté d’instaurer un corps social composé d’égaux répond donc la constitution d’un espace profondément géométrisé. Mais ce n’est pas tout, car attribuer aux citoyens des droits identiques, constituer un temps et un espace communs sont sans doute insuffisants pour que les citoyens vivent pleinement leur égalité réciproque. De là l’importance, entre autres choses, de la réforme de l’armée, car être citoyen dans l’Antiquité implique aussi l’impérieux devoir de défendre sa cité. Si j’insiste ici sur ce point, c’est parce que Vernant a consacré plusieurs travaux aux problèmes de la guerre en Grèce ancienne : il a notamment souligné le contraste entre d’une part la guerre hoplitique et, de l’autre, les combats présents dans l’Iliade. Chez Homère, les soldats sont recrutés par des héros individuels ; ils doivent se distinguer par des exploits, par leur courage et aussi par leur équipement. L’armée d’hoplites, au contraire, est recrutée par la cité ; son succès dépend de la solidarité et de la discipline, de la cohésion d’un groupe de soldats identiquement équipés. À l’évidence, l’armée hoplitique fournit elle aussi une nouvelle image de la cité, en accord avec les éléments décrits précédemment : même si là encore, les continuités entre les guerriers homériques et les hoplites sont nombreuses, l’important est de noter que le personnage du guerrier se fond avec celui du citoyen. « Si dans sa famille, ses affaires privées, chaque Grec demeure hégémonique, comme un roi par rapport à ses sujets, dans la cité, dans la vie publique, il doit se reconnaître un homme différent, isonomique comme le sont les combattants de la phalange qui, chacun à sa place, ont même part dans le combat [52]. »

35 Homogénéisation géométrique de l’espace et du temps, dépersonnalisation du pouvoir et publicité des pratiques et des codes : tels sont les trois éléments décisifs pour la naissance de la cité que j’ai choisis de distinguer parce qu’ils me semblaient les plus importants et aussi les plus exemplaires du travail et de la méthode de Vernant. D’autres auraient pu être également soulignés, tels les transformations des conditions du travail, de la pensée technique ou du mariage. J’ai déjà rappelé que la multiplication constante des points de vue est un aspect essentiel de la méthode Vernant. J’ajoute pour finir qu’elle justifie aussi l’indispensabilité de ses travaux pour l’historien et pour le philosophe. Car Vernant est un penseur résolument anti-réductionniste : l’ensemble de son travail repose sur l’idée que les formes sociales inventées par les Grecs sont étroitement liées à leur univers mental, mais Vernant, en historien scrupuleux, répugne à décider une fois pour toutes du sens de la causalité. « Je ne crois pas qu’il y ait une causalité unilatérale et, dans mes Origines de la pensée grecque, je ne prétends pas du tout qu’il y en ait. J’essaie de montrer qu’on peut braquer l’éclairage dans une série de directions pour montrer qu’il y a une convergence qui aboutit à une profonde transformation dans la conception des rapports humains, et l’émergence de cette notion que les Grecs appellent ta koina, "les affaires communes", de ce plan qui est justement celui du politique [53]. »

Perspectives critiques

36 Rationaliste farouche, Vernant fut un homme de débat et d’arguments. En témoignent les nombreuses discussions critiques sur son œuvre auxquelles il a lui-même participé [54]. Comme toute pensée vivante, il n’est donc pas étonnant que celle de Vernant continue d’interroger le lecteur et de susciter la critique. Si l’œuvre de Vernant est indispensable au philosophe comme à l’historien de l’Antiquité, elle n’est pas sans poser, à l’un comme à l’autre, un certain nombre de problèmes. Trois d’entre eux me semblent particulièrement pertinents tant ils révèlent à la fois l’inévitabilité de ses analyses et leurs limites propres.

37 Le premier problème touche au cœur de la méthode de Vernant et de sa thèse essentielle, celle qui voit dans la pensée rationnelle, ou plutôt dans l’une des ses formes, la « fille de la cité ». Cette thèse est vraie, mais elle est aussi partielle et sans doute par trop formelle. La psychologie historique peut-elle vraiment rendre compte de la rupture qu’elle décèle du mythe à la raison ? Il est significatif que Vernant, dans ses travaux postérieurs aux Origines se soit beaucoup plus intéressé à la coexistence de l’ancien et du nouveau qu’à la rupture entre ces deux plans. Comme l’a bien noté André Laks dans son compte rendu des Origines[55], « nous touchons ici […] à une instabilité essentielle de la notion de nouveauté. Qu’est-ce que le nouveau, si ce n’est ni l’ancien, ni le miracle ? On peut se demander si la psychologie historique avait vraiment les ressources de répondre à la question qu’elle posait [56] ». Laks montre notamment que Vernant ne fait aucun usage des deux concepts de différenciation et de sécularisation développés par Weber dans le cadre de son analyse de la rationalisation des religions universelles. Or « on peut […] se demander si les analyses typologiques de Weber n’auraient pu de leur côté féconder l’analyse du fait grec, puisque les processus de rationalisations étudiés, dépassant par définition le cadre de la cité, conduisent à remettre en cause ce que la filiation vernantienne – la pensée rationnelle, “fille de la cité” – a sans doute de trop formel, et donc de trop étroit, tout comme la dynamique de la différenciation engageant à l’analyse de la logique propre des domaines différenciés et de leur éventuelle interaction, porte le regard au-delà de l’homologie des secteurs et du poids des rémanences [57] ».

38 Le deuxième problème tient à la conception vernantienne de la polis. Si l’on ne peut douter du rapport essentiel et démontré par lui entre raison et démocratie lors de la naissance et de l’avènement de la polis, doit-on pour autant considérer que cette polis à laquelle il se réfère est une catégorie historique simple, univoque et même clairement définie ? De nombreux historiens de la pensée politique antique se sont penchés, durant les trente dernières années, sur cette réalité politique et historique particulière que constitue la cité-État et l’ont interrogée, faisant ainsi apparaître la complexité d’un objet que Vernant a trop eu tendance peut-être à simplifier et déshistoriciser. Je pense notamment aux travaux de l’historien danois Mogans Herman Hansen [58]. Les recherches menées par Hansen et le centre qu’il a dirigé jusqu’en 2005, le Copenhagen Polis Centre, se sont concentrées sur l’investigation systématique de l’ensemble des témoignages littéraires et archéologiques relatifs à ce que les Grecs archaïques et classiques ont appelé polis. Ces recherches ont montré que, même si le terme polis a correspondu à un usage déterminé et à une réalité politique définie (une ville comportant un centre urbain siège de l’autorité politique, une communauté politique de citoyens, vivant dans un centre urbain et son hinterland), le phénomène auquel ce terme se réfère a varié selon l’espace et le temps. En bref, la réalité politique de la polis, dans sa diversité géographique et historique, est loin d’être à ce jour totalement élucidée. Si donc les analyses de Vernant sur la constitution géométrique de la polis démocratique athénienne sont suggestives et profondes, leur validité plus générale à l’échelle du phénomène politique peut être questionnée.

39 Le troisième et dernier problème touche enfin à l’un des prolongements essentiels auxquels les premiers travaux de Vernant sur les formes antiques de rationalité ont donné lieu : son analyse, en collaboration avec Marcel Detienne, de la catégorie grecque de la mètis, ou intelligence rusée [59]. Qu’est-ce que la mètis ? Non pas une notion, mais une catégorie mentale, à laquelle on ne peut accéder que par une étude précise du vocabulaire et des champs sémantiques. « Car les formes d’intelligence rusée, d’astuce adaptée et efficace que les Grecs ont mises en œuvre dans de larges secteurs de leur vie sociale et spirituelle, qu’ils ont hautement valorisées dans leur système religieux et dont nous avons tenté, à la façon d’archéologues, de restituer la configuration, ne font jamais l’objet d’une formulation explicite, d’une analyse en termes de concept, d’un exposé suivi d’ordre théorique. Il n’y a pas de traités de la mètis, comme il y a des traités logiques, ni de systèmes philosophiques construits sur les principes de l’intelligence rusée [60]. » L’analyse de Detienne et Vernant conduit donc le lecteur, de texte en texte, dans les subtilités d’une forme d’intelligence oblique prisée par les Grecs, et qui recouvre la plus grande partie du règne vivant : les animaux, les hommes, les dieux. Chacun de ces groupes dispose d’espèces ou d’individus dotés de mètis et d’autres à qui elle fait défaut [61]. Mais de quelles armes la mètis use-t-elle ? « Les liens sont les armes privilégiées de la mètis. Tresser (plékein) et tordre (stréphein) sont des maîtres mots de son vocabulaire [62]. » Plus précisément encore, « les armes humaines de la mètis, filets, nasses, pièges, lacets, trappes, tout ce qui est tressé, tissé, ourdi, ajusté et machiné, ont […] pour répondant dans l’univers des dieux le lien magique, invisible et infrangible. Un être divin ne saurait périr ; il peut seulement être lié [63] ». Entre l’intelligence rusée et le lien, il y a une véritable affinité, une parenté telle que la mètis se dit avec les mots du lien, et que l’art du lier et du délier est paradigmatique de la mètis.

40 Si l’intérêt premier du livre de Detienne et Vernant est d’insister à juste titre sur l’importance d’une catégorie mentale dont on ne trouve pourtant pas de théorisation directe dans l’Antiquité, il reste à savoir pourquoi cette catégorie, cruciale pour la pensée archaïque, n’a pas donné lieu à thématisation et s’est donc vu par la suite négligée par les antiquisants modernes. Pour Detienne et Vernant, la faute en incombe… à la philosophie. « L’univers intellectuel du philosophe grec, contrairement à celui des penseurs chinois ou indiens, suppose une dichotomie radicale entre l’être et le devenir, l’intelligible et le sensible. Il ne met pas seulement en jeu une série d’oppositions entre termes antithétiques. Groupées en couples, ces notions contrastées s’ajustent les unes aux autres pour former un système complet d’antinomies qui définissent deux plans de réalité, s’excluant mutuellement : d’un côté, le domaine de l’être, de l’un, de l’immuable, du limité, du savoir droit et fixe ; de l’autre, le domaine du devenir, du multiple, de l’instable, de l’illimité, de l’opinion biaisée et flottante. Dans ce cadre de pensée, la mètis ne peut plus avoir de place [64]. » Même si c’est à Parménide qu’échoit la paternité de la distinction entre sensible et intelligible, Platon est le premier philosophe à avoir explicitement et systématiquement exploré les implications de cette séparation, et il occupe, de ce fait, pour Detienne et Vernant, une place décisive dans la condamnation, et par conséquent l’oubli, de la mètis, qui ne se verra, selon eux, que partiellement réhabilitée avec l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. « Si Platon met tant de soin à détailler les composantes de la mètis, ce n’est que pour exposer mieux les raisons qui l’obligent à condamner cette forme d’intelligence. […] C’est au nom d’une seule et même Vérité, affirmée par la Philosophie, que les diverses modalités de l’intelligence pratique se trouvent réunies dans une condamnation unique et décisive. Car le Philosophe qui décide souverainement du partage est aussi responsable de l’objectivation éphémère qui, pour ainsi dire, unifie les formes dispersées de la mètis et les rassemble dans une même figure dont les contours surgissent du contraste abrupt avec le Savoir immuable revendiqué par une métaphysique de l’Être et par une logique de l’Identité [65]. »

41 Cette thèse est assez caricaturale, et ce, je crois, parce qu’elle émane d’une idée sommaire du rapport entre le régime du discours philosophique platonicien et les autres régimes de discours. J’en veux pour preuve le fait que s’il est un texte philosophique de l’Antiquité qui use de la mètis et de ses armes, c’est bien le Sophiste de Platon. Il est sans doute inutile de rappeler à quel point, dans ce dialogue, Platon déploie en tous sens les métaphores du filet et du piège, et la technique de la chasse en général, afin d’attraper le sophiste, pour comprendre que le philosophe sait aussi faire usage de mètis, quand il le faut [66]. En outre, que Platon dévalorise la mètis au nom d’une exigence d’intelligibilité et de scientificité du discours philosophique n’implique en rien que l’une des composantes principales de celle-ci (le lien) n’ait pas une importance significative dans les Dialogues. Il faut rappeler en effet que si Platon a hérité de Parménide une forme radicale de dualisme, qui serait responsable de la condamnation de la mètis, il la réaménage complètement en identifiant le monde de la doxa parménidien au devenir en perpétuel changement d’Héraclite. Or ceci lui permet de saisir une dimension nouvelle, philosophique, de la composante essentielle de la mètis. Si en effet le lien lie, ou contraint, cette contrainte qu’il impose peut servir à une autre fin que la simple entrave : elle peut servir à remédier aux effets, sur notre âme, sur notre pensée et notre discours, sur la conduite de notre vie, de la fragmentation du monde qui nous entoure et de l’expérience que nous en faisons. Bien loin, comme le pensent Detienne et Vernant, de promulguer l’arrêt de mort de la mètis, Platon en fait un usage conscient et explicite, mais strictement subordonné à et délimité par la philosophie.

Conclusion : la démocratie grecque et nous

42 Je voudrais conclure ce rapide aperçu de l’apport des travaux de Vernant sur la question politique grecque par quelques réflexions sur leur utilité et leur actualité.

43 La leçon principale que l’on peut tirer de l’œuvre de Vernant tient au rapport qu’il dégage entre démocratie et rationalité. De même que la démocratie est un régime politique parmi d’autres, elle met en œuvre une rationalité spécifique : argumenter, débattre, juger, tels sont ses éléments essentiels, elle qui ne reconnaît comme vrai que ce qui est objet de débat contradictoire. La démocratie est donc par essence rationaliste : toutes les questions, tous les problèmes doivent être objets d’un débat librement contradictoire. Par son étude historique des conditions de naissance de la cité, Vernant révèle donc un universel inhérent à toute démocratie authentique. Évidemment, la raison grecque n’est qu’une forme de rationalité parmi d’autres, liée au discours et relativement déconnectée de la raison hypothético-déductive scientifique, mais qu’il y ait plusieurs formes de la raison, que la raison ait une histoire, que celle-ci même connaisse des révolutions profondes liées aux progrès des sciences ou aux modifications de la pratique et de la vie sociales, ne changent rien au fait que si ces formes de rationalité doivent mériter leur nom, donc être authentiquement rationnelles, elles doivent toutes se soumettre à une absence de norme absolue qui pourrait faire taire le débat. En étudiant le passage du mythe à la raison grecque, Vernant montre que l’universel qui sous-tend toute forme de rationalité tient en réalité à la polarité entre pensée religieuse et pensée rationnelle. Que l’on songe, pour preuve, que dès qu’un domaine de la recherche scientifique ou de la vie sociale est soustrait au débat public et à la confrontation des arguments, la pensée religieuse ne manque jamais de réapparaître, sous la forme d’une religion proprement dite, voire d’un athéisme d’État [67].

44 Que le débat public et la confrontation des arguments soient inhérents à la démocratie, à celle d’hier comme à celle d’aujourd’hui, mène directement à un second problème que les travaux de Vernant permettent de mieux comprendre : celui de l’unité de la communauté citoyenne. En effet, si la démocratie implique le libre débat, si elle est intrinsèquement agonistique, elle court alors toujours le risque de la désunion et de la fracture. C’est d’ailleurs précisément l’un des reproches que la tradition anti-démocratique, aussi vieille que la démocratie elle-même, et incarnée à des titres divers par le Pseudo-Xénophon, Thucydide, Platon, Xénophon, Aristote et bien d’autres encore, ne cesse de lui faire. La préoccupation majeure de la pensée politique grecque est en effet l’unité : que la politeia ait été étendue à tout le corps social ou seulement restreinte à l’une de ses parties, il s’agit toujours de construire une communauté véritablement une, en dépit des différences opposant les citoyens les uns aux autres. Or Vernant montre très clairement que si ce problème est inhérent à la pensée politique grecque, c’est parce que celle-ci est grevée d’une ambiguïté fondamentale : la confusion entre la société et l’État, entre le plan social et le plan politique. Le politeia est à la fois le groupe social dans son ensemble (avec ses différences irréductibles) et l’État (nécessairement un). Au niveau individuel du citoyen, société et État sont identiques, puisque l’État n’est rien d’autre que celui des politai, des citoyens exerçant leur charge à tour de rôle, le nom de l’État étant d’ailleurs le plus souvent désigné par la somme de ses citoyens ruraux et urbains (les Athéniens, les Lacédémoniens). Au niveau collectif, en revanche, le problème est réel, car si la société est plurielle et hétérogène, l’État est par essence un et homogène. Cette tension entre ces deux plans explique en partie les revirements historiques d’une cité comme Athènes : pour parvenir à l’harmonie interne et à l’unité, soit l’État doit accepter la hiérarchie sociale, la division des classes et confier le pouvoir à une classe dominante (c’est la solution oligarchique ou aristocratique), soit la société doit se mouler dans l’unité de l’État et dissoudre autant que faire se peut ses différences internes (c’est la solution démocratique). La polis démocratique n’a jamais réellement pu dépasser les oppositions de classe, et ce notamment parce que la cité-État n’a jamais été conçue autrement que comme immanente à la société de ses membres.

45 Lire les travaux de Vernant sur la rationalité politique grecque nous fait donc saisir tout ce qui rapproche mais aussi tout ce qui sépare nos modernes démocraties de leur lointain ancêtre. Ce faisant, nous pouvons nous garder d’idéaliser [68] un système politique qui comme n’importe quel autre comporte son lot d’excès, de violence et d’injustice. Mais nous pouvons aussi prévenir l’excès inverse, consistant à ne voir dans la démocratie athénienne qu’un régime dont la pérennité est directement issue de l’esclavagisme et de l’impérialisme et qui ne doit son relatif bon fonctionnement qu’aux limites inhérentes aux micro-sociétés antiques. Ce dernier argument très classique, consistant à soutenir que la démocratie athénienne est une curiosité plutôt qu’un modèle, pour nos démocraties modernes d’une tout autre échelle [69], paraît bien faible, car il ne dit rien de la démocratie elle-même mais discute son applicabilité. Or rien, en droit, n’implique que la démocratie directe pratiquée par les Athéniens ne soit possible qu’à petite échelle. Celle-ci est par essence une démocratie locale : aussi requiert-elle un certain type de citoyen, un citoyen non pas seulement électeur, mais aussi et surtout acteur. Ce que nous apprend la démocratie grecque et les travaux d’historiens tels que Vernant ou Vidal-Naquet [70], c’est, pour reprendre la distinction célèbre de Benjamin Constant, que notre moderne liberté de jouissance n’est pas, comme celle des Athéniens, une liberté de participation, et que si nous avons conquis la première, c’est en partie au détriment de la seconde.

46 « L’œuvre du législateur n’est point complète quand il a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que ce peuple est content, il reste encore beaucoup à faire. Il faut que les institutions achèvent l’éducation morale des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en ménageant leur indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler à concourir par leurs déterminations et leurs suffrages à l’exercice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les former de la sorte, par la pratique, à ces fonctions élevées, leur donner à la fois et le désir et la faculté de s’en acquitter [71]. » ?


Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/caph.112.0066

Notes

  • [1]
    Pour leurs précieuses critiques et suggestions, tous mes remerciements vont à Barbara Cassin, Bernard Sève et aux membres du comité de lecture des Cahiers philosophiques en charge de cet article.
  • [2]
    L. Gernet, « La notion de démocratie chez les Grecs » (1948), in Les Grecs sans miracle, textes réunis et présentés par R. Di Donato, Paris, Maspero, 1983, p. 279.
  • [3]
    Poikilia, études offertes à J.-P. Vernant, publié par le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987.
  • [4]
    L’Homme grec, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris, Seuil, 1993, p. 7.
  • [5]
    « D’abord, […] l’enquête “scientifique” sur la Grèce ancienne ne se limite pas au religieux et au mythique. Elle était orientée au départ en direction du politique, dont elle cherchait à saisir les conditions d’émergence en repérant la série des innovations, sociales et mentales, auxquelles était lié, avec la naissance de la cité comme forme de vie collective, son surgissement. Le terrain de l’Antiquité devait donner à l’historien l’occasion de mieux cerner les frontières séparant la pensée mythico-religieuse d’une rationalité grecque engagée dans le politique, solidaire de lui dans la mesure où elle apparaissait fille de la polis. » Dans J.-P. Vernant, préface, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, p. 9.
  • [6]
    J.-P. Vernant, « Les étapes d’un cheminement », in Entre mythe et politique, op. cit., p. 34-35.
  • [7]
    Voir Entre mythe et politique, op. cit., p. 139-199.
  • [8]
    J. Burnet, Greek Philosophy, Part I : Thales to Plato, London, MacMillan, 1914, p. 3-4 et p. 10 (ma traduction).
  • [9]
    Dans sa célèbre « Prière sur l’Acropole » : voir Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 14. Voir l’article de P. Vidal-Naquet, « Ernest Renan et le miracle grec », in La Démocratie grecque vue d’ailleurs. Essais d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Flammarion, 1990, p. 245-264.
  • [10]
    Voir F.M. Cornford, From Religion to Philosophy. A Study in the Origins of Western Speculation, London, E. Arnold, 1912, et aussi Principium Sapientiae, Cambridge, University Press, 1953, part II, passim.
  • [11]
    Je parle d’idéologie au sens où, bien évidemment, la théorie du miracle grec et le discontinuisme qu’elle présuppose en faisant de la naissance de la raison une coupure radicale dans l’histoire, confortent l’illusion ethnocentrique des populations occidentales qui s’en réclament. Voir l’entretien accordé par Vernant au journal L’Humanité daté du 6 avril 2005 et intitulé « J.-P. Vernant : un chercheur dans la cité ».
  • [12]
    Pour plus de détails, voir S. Arlen, The Cambridge Ritualists. An Annotated Bibliography of the Works by and about Jane Ellen Harrison, Gilbert Murray, Francis M. Cornford, and Arthur B. Cook, Metuchen, N.J., Scarecrow Press, 1990, et W.M. Calder III (ed.), The Cambridge Ritualists Reconsidered, Illinois Classical Studies, Supplement 2, Illinois Studies in the History of Classical Scholarship, vol. 1, Atlanta, Scholars Press, 1991.
  • [13]
    Voir J.E. Harrison, Themis. A Study of the Social Origins of Greek Religion, Cambridge, University Press, 1912.
  • [14]
    Voir, par exemple, les précautions prises par E.R. Dodds, pourtant Regius Professor of Greek à l’Université d’Oxford et acteur important du tournant anthropologique, dans la préface (datée de 1950) de son ouvrage fondamental Les Grecs et l’irrationnel (1959), trad. M. Gibson, Paris, Flammarion, 1977, p. 7-8.
  • [15]
    Pour un exemple parmi d’autres, mais ô combien éloquent, voir les railleries et critiques acerbes de Paul Shorey dans sa conférence intitulée « Sophocles » et imprimée dans les Martin Classical Lectures, vol. 1, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1930, p. 88-91.
  • [16]
    Voir M.I. Finley, Le Monde d’Ulysse (1978), trad. C. Vernant-Blanc et M. Alexandre, Paris, Seuil, 2002, et l’article général de P. Vidal-Naquet sur Finley, repris dans La Démocratie grecque vue d’ailleurs, op. cit., p. 55-94.
  • [17]
    C’est là l’objet de l’article de Frédéric Fruteau de Laclos dans le présent numéro. Voir supra, p. 9.
  • [18]
    Voir, par exemple, La Traversée des frontières (Entre mythe et politique II), Paris, Seuil, 2004, p. 24 : « Pourquoi les Grecs ? il y a beaucoup de hasard, aussi. […] Le hasard, c’est que, cette même année, Louis Gernet arrivait d’Alger à Paris. Ignace Meyerson m’amena chez lui et ce fut le coup de foudre. Gernet a tout changé dans ma façon de voir et de penser. »
  • [19]
    Voir, entre autres textes, Entre mythe et politique, op. cit., p. 139-182 (pour Meyerson) et p. 187-199 (pour Gernet).
  • [20]
    Pour une analyse nuancée et plus détaillée du rapport de Meyerson à l’humanisme, voir l’article de Fruteau de Laclos dans le présent numéro, supra, p. 9.
  • [21]
    Cité par Vernant dans « Lire Meyerson », Entre mythe et politique, op. cit., p. 140.
  • [22]
    J.-P. Vernant, préface à Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, repris dans Entre mythe et politique, op. cit., p. 189.
  • [23]
    Voir J.-P. Vernant, « Les étapes d’un cheminement », Entre mythe et politique, op. cit., p. 35 : « Comme je ne crois pas qu’il existe, pour les faits humains, d’explication unique, de “clé universelle”, j’utilise tous les instruments disponibles, s’ils me paraissent adaptés au problème que j’ai à résoudre. Je tâche seulement de comprendre. »
  • [24]
    « La Grèce hier et aujourd’hui : entretien avec S. Georgoudi », préface à l’édition grecque de Mythe et pensée en Grèce ancienne (Athènes, 1975), repris dans Entre mythe et politique, op. cit., p. 52.
  • [25]
    Sur la psychologie historique, voir J.-P. Vernant, Religions, histoires, raisons, Paris, Maspero/La Découverte, 1979, coll. « Bibliothèques 10/18 », 2006, p. 63-73.
  • [26]
    « Introduction (1965) » à Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, Maspero, 1965, nouvelle édition augmentée, Paris, La Découverte, 1996, p. 9.
  • [27]
    Ibid., p. 5.
  • [28]
    Voir, par exemple, « Les étapes d’un cheminement », dans Entre mythe et politique, op. cit., p. 32-42.
  • [29]
    Ibid., p. 35.
  • [30]
    Ibid., p. 36. Voir, pour les études de détail consacrées à ces différentes fonctions psychologiques, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., passim et Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974, passim.
  • [31]
    Entre mythe et politique, op. cit., p. 38.
  • [32]
    Les Origines de la pensée grecque (1962), Paris, PUF, 1987, p. 7-8.
  • [33]
    Ibid., p. 27.
  • [34]
    Ibid., p. 31.
  • [35]
    Voir Constitution d’Athènes, 3, 1-4.
  • [36]
    Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 34.
  • [37]
    Voir sur cette question M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967.
  • [38]
    Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 52-53.
  • [39]
    Ibid., p. 66.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Ibid., p. 68.
  • [42]
    Ibid., p. 84.
  • [43]
    Ibid., p. 99.
  • [44]
    Ibid., p. 106.
  • [45]
    Voir aussi l’article de Vernant intitulé « Structures géométriques et notions politiques dans la cosmologie d’Anaximandre », Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 216-237, qui poursuit ces analyses.
  • [46]
    La traduction française, avec d’utiles compléments bibliographiques, se trouve dans M.I. Finley, Économie et société en Grèce ancienne, trad. J. Carlier, Paris, La Découverte, 1984, Seuil, 1997, p. 234-262. La thèse très radicale de Finley a cependant été mise en question à plusieurs reprises : voir, par exemple, K. Greene, « Technological Innovation and Economic Progress in the Ancient World : M.I. Finley re-considered », Economic History Review LIII, 1, 2000, 29-59.
  • [47]
    « Questions de méthode », in Entre mythe et politique, op. cit., p. 116.
  • [48]
    Voir sur ce point M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, op. cit., p. 132-157.
  • [49]
    Sur l’institution de l’Hestia koinè, du Foyer public, voir « Hestia-Hermès : sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs », in Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 179 sq., et « Espace et organisation politique en Grèce ancienne », ibid., p. 241-242.
  • [50]
    Mais pourquoi dix et non pas douze, comme dans les Lois de Platon ? Voir la Constitution d’Athènes, 21, 4 où l’auteur montre que c’est seulement ainsi que Clisthène a pu réaliser un véritable mélange de la population.
  • [51]
    Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 99.
  • [52]
    « La guerre des cités », in Mythe et société en Grèce ancienne, op. cit., p. 56.
  • [53]
    « Questions de méthode », in Entre mythe et politique, op. cit., p. 114.
  • [54]
    Voir par exemple Entre mythe et politique, op. cit., p. 105-136.
  • [55]
    A. Laks, « Les origines de Jean-Pierre Vernant. À propos des Origines de la pensée grecque », Critique, mai 1998, n° 612, p. 268-282.
  • [56]
    Ibid., p. 279.
  • [57]
    Ibid, p. 281-282.
  • [58]
    Mogens Herman Hansen (ed.), Introduction to an Inventory of Poleis. Symposium August, 23-26 1995. Acts of the Copenhagen Polis Centre, vol. 3, Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab, Historisk-filosofiske Meddelelser, 74, Copenhagen, The Royal Danish Academy of Sciences and Letters, 1996 ; M.H. Hansen and K. Raaflaub (eds), More Studies in the Ancient Greek Polis. Papers from the Copenhagen Polis Centre 3, Historia, Einzelschriften, 108. Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1996. Voir aussi M.H. Hansen, Polis et Cité-État. Un concept antique et son équivalent moderne, trad. A. Hasnaoui, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
  • [59]
    M. Detienne, J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
  • [60]
    Ibid., p. 9.
  • [61]
    Detienne et Vernant montrent ainsi que, s’agissant du règne animal, le renard et le poulpe sont des animaux à mètis, qu’Ulysse bien sûr, mais aussi Nestor ou Pénélope, sont des humains doués de mètis, et qu’enfin, on peut distinguer dans le panthéon olympien les dieux à l’intelligence rusée (Zeus, Héphaïstos, Athéna ou Hermès) et ceux qui font les frais de celle-ci (Arès) ou lui sont totalement étrangers (Apollon, Poséidon).
  • [62]
    Ibid., p. 49.
  • [63]
    Ibid., p. 113-114.
  • [64]
    M. Detienne, J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence, op. cit., p. 11.
  • [65]
    Ibid., p. 304-305.
  • [66]
    Voir en outre l’appel à la mekhanè dans le Philèbe, 16 A 7 et 23 B 7.
  • [67]
    Voir Marx, La Question juive, in K. Marx, Œuvres complètes, tome III : Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 355.
  • [68]
    Sur l’utilisation du modèle idéalisé de la démocratie grecque par les révolutionnaires français, les travaux de P. Vidal-Naquet sont indispensables : voir « La place de la Grèce dans l’imaginaire des hommes de la Révolution », in La Démocratie grecque vue d’ailleurs, op. cit., p. 211-235 et « Tradition de la démocratie grecque » préfaçant l’ouvrage de M.I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, trad. M. Alexandre, Paris, Payot, 1976, p. 7-44.
  • [69]
    Voir R. Dahl, Democracy and Its Critics, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 23.
  • [70]
    De par leur qualité et leur importance, les travaux de Pierre Vidal-Naquet, disparu lui aussi il y a peu, mériteraient également un numéro spécial.
  • [71]
    B. Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Écrits politiques, textes choisis, présentés et annotés par M. Gauchet, Paris, Gallimard, 1997, p. 618-619.

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