Notes
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[1]
L’expression est utilisée à de nombreuses reprises et donne même son titre à l’article qui ouvre Mythe et tragédie en Grèce ancienne, volume I (avec Pierre Vidal-Naquet), Paris, La Découverte, 2001 [première édition Maspero, 1972]. Désormais noté MT1.
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[2]
Plutarque, Vies parallèles, Solon, 29, 6. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, I, 60.
-
[3]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 17.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Aristote, Poétique, 1451 b 21.
-
[6]
C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique (1988), Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 269.
-
[7]
Ainsi, il déclare dans un entretien d’avril 1997, qu’il continue d’être structuraliste dès lors que le structuralisme n’expulse pas l’histoire de sa recherche. Voir La Volonté de comprendre, transcription d’entretiens radiophoniques, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1999, p. 56.
-
[8]
Absente des Origines de la pensée grecque (1962) [Paris, PUF, 2002, coll. « Quadrige »], ou de textes comme « La formation de la pensée positive » (1957) dans Mythe et pensée chez les Grecs [Paris, La Découverte, 1996], la tragédie n’est jamais replacée explicitement dans ce tableau de l’évolution de la pensée grecque.
-
[9]
Sur cet aspect de transition, notamment entre des formes de pensée anciennes et nouvelles, voir, par exemple, MT1, op. cit., p. 16, ainsi que tout l’article « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque », MT1, ibid., p. 21-40. Voir également infra.
-
[10]
Voir par exemple, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, coll. « Points Essai », p. 442. Désormais noté EMP.
-
[11]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 463.
-
[12]
Ibid., p. 444.
-
[13]
Un des problèmes consiste justement à savoir jusqu’où la tragédie relève d’un « système de pensée » particulier. Vernant semble osciller entre une assimilation avec la pensée du Ve siècle représentée par les sophistes, et une opposition avec un certain nombre de savoirs positifs qui donneront lieu à cette rationalité philosophique avec laquelle la tragédie semble reliée d’une manière ambiguë, elle en est le « pendant négatif », selon l’expression de J. Bollack et P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I : le texte et ses interprétations, Presses Universitaires de Lille, 1981, note 1, p. LXXVIII.
-
[14]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 445.
-
[15]
Sur la valeur de l’archaïsme de Platon, voir H. Joly, Le Renversement platonicien (1974), Paris, Vrin, 2001, 1re partie, p. 15-94.
-
[16]
Sur cette liste, probablement non exhaustive, des composants d’un univers spirituel, voir MT1, op. cit., p. 22. Sur la tragédie comme « interférence de deux mondes au sein d’un même discours », voir N. Loraux, « L’interférence tragique », Critique, 317, 1973, p. 910, ainsi que le commentaire de Bollack et Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXVI et la réponse de Vernant et Vidal-Naquet en Mythe et tragédie (1986), volume II, Paris, La Découverte, 2001, p. 13-16. Désormais noté MT2.
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[17]
Par exemple l’analyse de l’effet tragique des Sept contre Thèbes, MT1, op. cit., p. 29.
-
[18]
MT1, op. cit., p. 31 ; EMP, op. cit., p. 455 où Vernant évoque la fin des Euménides.
-
[19]
C’est le cas en particulier des notions juridiques, pour lesquelles Vernant reprend les analyses de Louis Gernet, qui montrent que le droit est en cours d’élaboration et que la tragédie, en jouant avec l’imprécision de ses concepts, participe aussi à leur évolution. Voir « La tragédie grecque selon Louis Gernet », in Hommage à Louis Gernet, Paris, PUF, 1966, p. 33 ou MT1, op. cit., p. 31, sur le cas de la notion de kratos qui oscille entre pouvoir et puissance dans Les Suppliantes. À vrai dire, il est difficile de déterminer avec précision ce que Vernant doit à Gernet sur la tragédie, puisque ce dernier n’a rien écrit sur elle. Cependant, outre une approche générale de l’homme grec, saisi à partir des différents champs de l’expérience humaine qui obéissent chacun à une logique propre (voir « La tragédie selon Louis Gernet », op. cit., p. 31 ; cette vision culminera dans L’Homme grec, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris, Seuil, 1993), il semble bien qu’il hérite des cours de Gernet sur la tragédie une grande partie de ce qu’il présente : la détermination comme moment, la place centrale d’un droit en train de se constituer, l’idée d’une tension entre un plan humain et un plan divin de causalité, le caractère problématisant de la tragédie. Cela dit, nous ne devons pas oublier que nous tenons cela de l’article hommage que Vernant a écrit, et qui présente une synthèse qui l’oblige, selon ses propres mots, « à trahir la méthode et, plus profondément, le style de pensée et la forme d’exposition qui sont propres à Louis Gernet » (p. 31). On peut donc supposer que le style « mosaïque » subit une sérieuse inflexion dans le sens de ce structuralisme qui n’expulse pas l’histoire. Si les éléments sont probablement empruntés à Gernet, la synthèse, autour des structures profondes de la pensée que la notion de moment fait jouer, est vraisemblablement celle de Vernant.
-
[20]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., note 1, p. 21.
-
[21]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 234-235, et tout l’article « Raison d’hier et d’aujourd’hui » pour cette caractérisation de la rationalité grecque.
-
[22]
Tel est bien le projet des Origines de la pensée grecque, mais voir aussi « La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque » et « Les origines de la philosophie », dans Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 373-410. Il y apparaît clairement que la tragédie consiste à « regarder le mythe avec l’œil du citoyen » (MT1, op. cit., p. 25), ce qui explique le privilège des formes rhétoriques et politiques de la pensée positive, dans la tragédie.
-
[23]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 16.
-
[24]
Ibid., « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe Roi », p. 101-131.
-
[25]
Vernant note des indices textuels précis sur une relation entre le début de la pièce et ces fêtes, MT1, op. cit., p. 122.
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[26]
Il s’oppose même sur ce point à René Girard, qui veut aller plus loin dans cette voie. Voir MT2, op. cit., p. 11.
-
[27]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 126.
-
[28]
Ibid. p. 131.
-
[29]
Ibid., p. 10.
-
[30]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 15.
-
[31]
Ibid., p. 11-12.
-
[32]
C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique, op. cit. p. 269. Voir aussi p. 57, une interprétation un peu excessive du caractère problématisant et du rôle social que Vernant reconnaît à la tragédie.
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[33]
MT2, op. cit., p. 88-89, EMP, op. cit., p. 444. L’attitude de Vernant envers Aristote est ambiguë : il semble reprendre à son compte certaines analyses de la tragédie, en ce qui concerne sa composition, voire son effet sur les spectateurs, tout en refusant à Aristote la compréhension spécifique du tragique, faute de l’avoir saisi comme moment. Voir MT1, op. cit., p. 21-22.
-
[34]
J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2004 [Maspero, 1974], p. 205-206, qui fait consister la nouveauté dans le fait d’utiliser les traditions mythiques « pour poser, à travers elles, des problèmes qui ne comportent pas de solution ».
-
[35]
Voir par exemple, MT2, op. cit., p. 21-22.
-
[36]
Précisons une fois pour toutes que Vernant n’a jamais recours à cette notion pour expliquer quoi que ce soit, ce sont uniquement les impasses dans lesquelles on se trouve engagé qui nous poussent à utiliser ce terme, pour rendre compte d’un défaut d’explication.
-
[37]
J. Bollack, P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXV-LXXVIII, discuté et cité par Vernant en MT2, op. cit., p. 13-16.
-
[38]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 8.
-
[39]
J. Bollack, P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXVI.
-
[40]
Ibid., note 1, p. LXXVIII. Voir aussi infra. L’enjeu est bien de connaître la « matière de la tragédie » (MT1, op. cit., p. 15), c’est-à-dire de savoir si le tragique est simplement « l’expression de contradictions objectives dans la société » (Bollack, op. cit., p. LXXV), ou bien s’il est une élaboration textuelle spécifique, avec ses propres enjeux intellectuels. Précisons que la critique de Bollack nous semble pertinente sans que sa solution, le retour au texte original et l’appel à une nouvelle philologie, n’emporte notre adhésion. Il n’empêche qu’elle a le mérite de souligner la nécessité de donner au tragique une assise intellectuelle plus forte que le simple moment historique et la synthèse des tensions sociales qu’il détermine, ce dont d’ailleurs Vernant est conscient. Mais il y a chez lui un saut entre la constitution historico-sociale du tragique et sa dimension intellectuelle ou philosophique.
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[41]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 15.
-
[42]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 258-259.
-
[43]
Ibid., p. 259.
-
[44]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 23.
-
[45]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 83.
-
[46]
F. Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, Paris, Gallimard, 1990, coll. « Folio essais », p. 16. À noter que la position de Vernant n’est pas dénuée de toute ambiguïté, puisque celui-ci, à la suite de Winnington-Ingram, rapproche le tragique du fragment 119 d’Héraclite lisible dans les deux sens : « le caractère (èthos), pour l’homme, c’est le démon » ou « le démon pour l’homme c’est le caractère ». Voir MT1, op. cit., p. 20.
-
[47]
Cela ne va pas sans difficultés si par ailleurs le tragique a une postérité et s’il instaure une conscience tragique, ce que soutient Vernant (MT2, op. cit., p. 83-84). Pourquoi la vision tragique se « cantonnerait-elle à la seule scène tragique ? » comme le note Marc Escola, in Le Tragique (Paris, Flammarion, 2002, coll. « GF/Corpus Littérature », p. 21). Enfin, n’est-il pas possible de voir dans le tragique un phénomène beaucoup plus large dont la tragédie n’est qu’une manifestation parmi d’autres contemporaines ?
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[48]
Ils ne sont en effet pas conceptualisés tels quels pour eux-mêmes, mais à l’occasion d’autres processus, et n’apparaissent pas avec la même netteté que dans la tradition moderne.
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[49]
Le texte a été repris dans l’ouvrage Religions, histoires, raisons, Paris, Éditions 10/18, 2006, coll. « Bibliothèques 10/18 », [Maspero, 1979], p. 85-95. Désormais noté RHR.
-
[50]
Ibid., p. 93.
-
[51]
Ibid., p. 92 : « […] ce n’est pas la catégorie de l’agent qui apparaît dessinée chez les Grecs, mais celle de l’action […] ou bien l’agent est immergé dans la fonction qu’il assume ; ou bien il se voit attribuer un acte posé en dehors de lui comme un objet. »
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[52]
Ibid., p. 88.
-
[53]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 43-74.
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[54]
Ibid., p. 63.
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[55]
Ibid., p. 72. Nous résumons ici les très importantes p. 70-72.
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[56]
Ibid., p. 69.
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[57]
Sans même parler des conséquences imprévues d’une action, ce qui est aussi un problème que pose la tragédie, mais cela a été bien plus étudié et ne remet pas en cause la volonté comme principe de l’acte.
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[58]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 451.
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[59]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 74. Il reviendra à Aristote de reprendre cette ébauche de la volonté dans sa théorie de la proairèsis, ainsi que le montre bien le début de l’article de Vernant (par exemple p. 50-51).
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[60]
Ce qui suit doit beaucoup à un cours d’Alain Petit, dispensé au printemps 2003.
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[61]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 67.
-
[62]
Ibid., p. 73. Par où l’on voit que la différence avec la volonté moderne, caractérisée par son infinité, s’accuse.
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[63]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 459.
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[64]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 79-90.
-
[65]
Ibid., p. 80. Sur le rapport à Marx (la dette ?), voir La Volonté de comprendre, op. cit., p. 54.
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[66]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 81.
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[67]
Ibid., p. 84.
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[68]
Ibid., p. 86.
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[69]
Ibid., p. 89. Où on vérifie que la volonté prend place dans le champ de la finitude. Voir aussi p. 83.
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[70]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 496.
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[71]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 21.
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[72]
J. Bollack, P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXVIII.
-
[73]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 89.
1 Jean-Pierre Vernant a toujours considéré la tragédie comme un moment. Tout son travail s’ancre dans cette approche à la fois féconde et problématique.
2 Il s’agit d’abord d’un « moment historique [1] ». Vers 530 av. J.-C., à Athènes, sous la tyrannie de Pisistrate, naîtrait la tragédie sur les recommandations du tyran qui souhaite rénover le culte de Dionysos. Le premier auteur de tragédie, un certain Thespis, nous est connu par une anecdote que rapportent Plutarque et Diogène Laërce [2]. Solon se met en colère à la suite de la première représentation qui lui apparaît comme un jeu beaucoup trop sérieux. Il y décèle un pouvoir nuisible ; à peine née, la tragédie se dote d’une légende noire. Vernant voit dans cette anecdote le signe que la tragédie cherche encore sa place par rapport aux croyances mythiques et au modèle du héros [3]. Elle ne prend sa véritable forme qu’à l’occasion de la condamnation de la pièce de Phrynichos La Prise de Milet, en 492, qui consacre la nécessité pour elle de se situer dans un temps ou un espace mythiques. Enfin, dernier jalon historique, Vernant évoque le poète Agathon [4], qui, à la fin du Ve siècle, fut, aux dires d’Aristote [5], le premier à écrire des intrigues entièrement de son cru et à rompre le lien jusqu’ici maintenu avec le passé mythique.
3 Mais le moment de la tragédie n’est pas uniquement chronologique ou événementiel ; il correspond à une période de l’histoire intellectuelle qui intéresse spécialement Vernant, puisqu’il prend place dans cette évolution qui fait passer du mythe à la pensée rationnelle. Comme l’a bien vu Christian Meier, le tragique reste abordé par Vernant dans le cadre plus global d’une analyse « des structures profondes de la pensée grecque [6] ». Par là, Vernant reste dans la continuité de ses autres travaux, et manifeste sa fidélité à la méthode de la psychologie historique héritée d’Ignace Meyerson, c’est-à-dire à un structuralisme qui ne renie pas l’histoire [7]. Ce qui peut surprendre, néanmoins, c’est que Vernant n’intègre pas, par ailleurs, la tragédie à son grand panorama de la pensée grecque [8], alors qu’il lui reconnaît pourtant ce statut de moment de transition [9], et qu’il la lie à l’expression de la pensée sociale, politique, religieuse et juridique de l’époque [10]. Il y a donc une particularité du traitement de la tragédie chez lui.
4 C’est qu’il y a des précautions particulières à prendre afin de respecter les traits spécifiques de la tragédie comme œuvre. L’œuvre est certes immergée dans un contexte global, mais elle est aussi une élaboration particulière qui répond à un contexte plus étroit, celui de son genre littéraire dont il s’agit également de rendre compte. Cela revient à dire que ce qui se joue dans la tragédie ne peut être approché que moyennant une prise en considération de ce contexte plus étroit que celui des seules « structures profondes de la pensée », qu’il s’agit bien pourtant aussi de dévoiler. Dès lors, on commence à entrevoir l’ambiguïté du terme de « moment » : il désigne à la fois le contexte dans lequel se déploie la tragédie, qui tout à la fois la rend possible et permet d’en saisir le sens authentique, et ce que la tragédie apporte de particulier, ce par quoi elle rompt avec le reste de ce qui la précède ou lui est contemporain, c’est-à-dire précisément ce par quoi elle dépasse le contexte qui lui fournit pourtant son « horizon de sens ». La spécificité du phénomène tragique tient donc aussi à la singularité de chaque tragédie qui en fait une œuvre dont on doit respecter le caractère abouti et refermé sur soi. Elle doit être lue comme « un type d’œuvre à la fois incroyablement cohérente et dense, fermée comme un œuf, et toujours absolument ouverte dans cette densité [11] », comme si la tragédie à nouveau condensait les paradoxes de la méthode de Vernant : isoler le sens d’un phénomène à partir du flux contextuel qui l’englobe.
5 Tout le problème consiste alors à comprendre comment le contexte peut s’articuler avec la saisie de la singularité, autrement dit à tenir ensemble les deux déterminations du moment comme produit d’un contexte et de ce qui échappe au contexte. Quel type d’innovation la tragédie peut-elle bien contenir ? Comment ce qu’elle invente en propre s’inscrit-il dans le contexte qui lui sert pourtant d’horizon de sens ?
6 Ce sont les multiples diffractions de ce problème dans l’œuvre de Vernant sur la tragédie qui feront l’objet de cette étude, à travers les deux principales dimensions du moment comme historique et philosophique. Nous parcourrons alors une partie du spectre des paradoxes du centre et de la marge, sources de fécondité ou de blocage, auxquels l’analyse de la tragédie mène Vernant : le rapport de l’ancien au nouveau, du texte au contexte, de la tragédie au tragique, du circonstanciel à l’universel, de l’ébauche à l’inédit.
Entre confrontation et invention : le moment historique
7 La tragédie reprend donc une grande partie des éléments qui constituent « l’univers spirituel » de son temps, mais sur un mode particulier : celui de la tension et de la confrontation. Examinons donc les traits caractéristiques du moment historique tragique selon J.-P. Vernant.
Un moment de transition : entre l’ancien et le nouveau
8 « C’est ça, je crois, le ressort de la tragédie : un passé qui continue à faire problème [12]. » Or ce passé ne fait problème que parce qu’il apparaît comme ancien par rapport à une nouveauté, qui ne le relègue pourtant pas à du folklore. Mais qu’est-ce qui est ancien et qu’est-ce qui est nouveau ? Pour J.-P. Vernant, il y va de deux systèmes de pensée qui sont confrontés dans un troisième [13], celui de la tragédie, qui a des modalités particulières en tant que spectacle institutionnel. « C’est donc dans cette espèce de débat entre ce que j’ai appelé le passé du mythe, le passé des récits épiques des grandes légendes héroïques, et le présent des institutions politiques que la tragédie se constitue [14]. » L’ancien et le nouveau sont donc également présents, ce qui signifie que l’on n’est pas dans le cas d’une pensée réactionnaire du type de celle de Platon [15], car il n’y a pas d’archaïsme, mais conflit entre les derniers feux d’un passé encore vivant et une nouveauté en rupture. La tragédie prend donc place au cœur d’une expérience de « transmutation », dans un des « points de fracture » majeurs de la civilisation grecque. Dès lors, elle est le produit d’un contexte dédoublé : elle se situe au point d’interférence de deux mondes, avec chacun son système de valeurs, son langage, son type de pensée, son rapport à l’action, sa forme de sensibilité [16]. Ces deux types sont incarnés par la figure du citoyen et celle du héros. Ainsi, le chiffre de la tragédie pour Vernant est le deux de l’opposition et du face-à-face irréductible et définitivement problématique [17]. D’où l’insistance avec laquelle il rappelle que la tragédie n’a pas, à proprement parler, de solution, dans le sens d’un retour à l’unité, mais que les résolutions ne sont jamais obtenues que grâce à un équilibre provisoire des tensions [18].
9 Deux lignes se déploient donc : celle de l’ancien univers de valeur et de pensée, lié aux représentations des mythes et fondé sur l’idée de justice divine – elle obéit à la logique du daimôn ; et celle du nouveau régime de la pensée positive, centré sur l’èthos. Mais Vernant constate que les oppositions peuvent aussi se déployer à l’intérieur d’un même régime de pensée [19], en profitant des imprécisions de celui-ci, et qu’ainsi les tensions et les ambiguïtés ont tendance à investir tout l’espace et à le saturer. Néanmoins, la tragédie, ne serait-ce que par cette simple mise en présence des deux lignes, se situe résolument du côté d’une forme de modernité, c’est pourquoi Vernant la met en rapport avec le système de pensée des sophistes [20] qui eux aussi ont recours à l’antilogie et à l’ambiguïté du langage. Il y a en effet des liens entre les sophismes et, par exemple, l’ironie tragique : les deux reposent sur la polysémie de certains concepts clefs. Ainsi, la tragédie participe à l’élaboration de cette forme de rationalité typiquement grecque : « la raison rhétorique », fondée sur le discours et l’argumentation [21].
10 Par là, on voit bien en quoi la tragédie se retrouve au centre des préoccupations de Vernant puisqu’elle condense en elle ce passage qu’il a lui-même étudié ailleurs, selon d’autres modalités, entre une pensée de type mythique et l’avènement d’une forme de pensée positive qui se constitue elle-même entre un pôle politique et rhétorique, celui du droit et des débats dans les assemblées, et un autre plus scientifique et démonstratif qu’on retrouve dans la médecine, la physique et les mathématiques et qui reste plus extérieur à la confrontation tragique [22]. La tragédie est donc un moment décisif situé à égale distance des deux systèmes. On comprend alors que Vernant insiste sur le fait que la situation historique de la tragédie ne tient pas du tout du hasard, mais qu’elle se situe dans un temps très précis, à bonne distance du mythe, pour permettre de rendre manifestes les oppositions, mais suffisamment près de lui pour éviter qu’il n’apparaisse comme un artifice mort ou une réaction [23]. Il y a une forme de coprésence vivante des deux lignes de pensée dans la tragédie, d’où naissent tensions et ambiguïtés caractéristiques du genre. C’est donc un moment charnière de durée relativement faible. Au niveau historique, le moment de la tragédie est une sorte d’instant privilégié : il reprend en lui l’évolution de la pensée grecque, en offrant, par un effet de collision entre deux modes de pensée, et par le caractère civique et politique de l’institution tragique, un condensé du processus qui fait de la raison « la fille de la cité ». C’est pour Vernant l’occasion d’étudier ses thèses en miniature. La tragédie joue le rôle du microcosme par rapport au macrocosme qu’est le projet de dévoiler l’évolution des structures profondes de la pensée grecque, du mythe à une certaine forme de rationalité positive.
Un moment critique : du reflet à la réflexion
11 Que se joue-t-il dans cette juxtaposition ? Précisément tout autre chose qu’une pure exposition de deux moments de la pensée. Vernant insiste souvent sur le fait qu’assigner un contexte à la tragédie ne signifie pas la considérer comme un simple reflet. Les œuvres tragiques sont certes immergées dans un contexte, tout comme le genre tragique lui-même, mais cela n’implique pas qu’elles se contentent de le reproduire. Elles agissent sur lui en retour. La tragédie n’est pas seulement conditionnée, elle conditionne aussi. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
12 D’abord, que cette coprésence a le sens d’une confrontation, qui n’est pas forcément réalisée aussi nettement, ni aussi radicalement, dans les autres sphères de la société et de la pensée. La tragédie crée un entrelacs visible de problèmes en superposant plans et tensions et en refusant une solution qui ferait disparaître la tension par anéantissement d’un camp par l’autre, l’apaisement ne signifiant jamais résolution totale et définitive, mais, dans le meilleur des cas, équilibre précaire, dans le pire, acceptation résignée du malheur et de la douleur de la scission. Que révèlent ces tensions ? Pourquoi la tragédie ne les dépasse-t-elle jamais, mais se contente de les débusquer ?
13 C’est que, selon Vernant, la confrontation a une dimension critique. Loin d’être un reflet passif, elle engage une réflexion active de la société sur elle-même, et dessine en creux la place pour une innovation possible. Dans le spectacle tragique, la société se met elle-même en scène et déniche ses failles, ses incohérences pour les exposer et les interroger. Elle évoque ce qui constitue ses marges, et ses dysfonctionnements, dans la distance et la confrontation au mythe. Ainsi, Vernant a pu montrer, à partir de l’étude précise d’Œdipe Roi [24], comment le personnage d’Œdipe s’éclairait par la mise en perspective d’un arrière-plan institutionnel. Certaines fêtes comme les Thargélies [25], cérémonie d’expulsion du pharmakos, ou bouc émissaire, ou certaines pratiques comme l’ostracisme, même si elles ne sont pas ce dont il est question dans la pièce [26], permettent d’en comprendre certains enjeux majeurs. Car la pièce de Sophocle révèle aussi ce qu’il y a de tensions dans ces deux institutions qui mettent en jeu le rapport à l’infra humain et au supra humain et que l’Athénien de l’époque a comme arrière-plan mental. Il montre ainsi comment la cité tâche d’équilibrer certaines tensions anomiques par le jeu de ces deux institutions [27], et comment la tragédie en manifeste la puissance dangereuse. Ne se contentant pas de refléter, elle réfléchit, interroge, conteste la distinction que la société établit entre le sur-humain et le sous-humain. « Sa vraie grandeur consiste dans cela même qui exprime sa nature d’énigme : l’interrogation [28]. » La tragédie dépasse donc les lignes qu’instaure la pratique sociale, elle est ce moment de brouillage généralisé des limites et des frontières.
14 Il reste cependant des difficultés dans cette conception. On peut se demander dans quelle mesure l’arrière-plan demeure inconscient. Le rapport entre le pharmakos ou l’ostracisme et Œdipe n’est pas clairement expliqué. Vernant dit bien que « ce qu’[il] voudr[ait] montrer, c’est que dans la communication qui s’établissait entre le poète et son public, l’ostracisme constituait un cadre de référence commun, l’arrière-plan qui rendait intelligibles les structures mêmes de la pièce [29] ». Mais si l’explication historique et sociologique ne prétend pas livrer des explications par un « contexte immédiat [30] », si ce n’est pas tel événement particulier, ni même telle structure sociale déterminée qui provoque l’écriture d’une pièce, comment ce contexte agit-il comme arrière-plan ? Certes l’œuvre ne se réduit pas à son contexte historico-sociologique : « Le pharmakos est un des termes limites qui permettent de comprendre le personnage tragique, il ne s’identifie pas avec lui [31]. » Il n’empêche qu’une hésitation demeure sur le statut de cette explication historique et sociologique, et sur sa place par rapport à l’œuvre tragique. C. Meier l’a bien souligné : « Quelle est la portée réelle des structures de la pensée et de l’imaginaire ainsi mises au jour ? Dans quelle mesure ces structures ne forment-elles qu’un substrat inconscient ? […] Tout cela me semble insuffisamment tiré au clair [32]. » Il en va évidemment de même avec l’influence du contexte historique et sociologique qui supporte ces structures. Le rôle de l’arrière-plan n’est pas clair puisque dans le temps même où l’on dit qu’il ne constitue qu’un « cadre de références communes », « un des termes limites », on prétend qu’il rend intelligibles les structures de la pièce. Or celles-ci, en accord avec les analyses aristotéliciennes que Vernant reprend à son compte à plusieurs reprises [33], constituent le propre du texte tragique, en tant que muthos, ou intrigue.
15 Dès lors, c’est toute la question de l’articulation entre invention et contexte qui pose problème à Vernant. Tant qu’il s’agit d’indiquer ce qui inscrit la tragédie dans la société de son temps, ou de mettre en lumière les différents systèmes de pensée et de valeurs qu’elle confronte, l’analyse fonctionne à plein. Mais la méthode patine dès lors qu’il faut rendre compte du tragique dans ce qui va plus loin que son arrière-plan. La tragédie interroge la société depuis son centre ; elle la remet en question par ses marges. Là serait sa force inventive qui fait qu’elle ne se réduit pas à un reflet mais est une véritable réflexion qui prend la forme de l’interrogation pure, sans réponse, c’est-à-dire de l’énigme. Mais cela reste une détermination seulement négative de l’invention tragique, qui consiste à dire que, si elle ne se contente pas de refléter un arrière-plan, elle n’est jamais qu’une synthèse d’éléments déjà présents. Comment comprendre donc ce qu’elle invente en propre ?
Un moment d’invention : entre horizon de sens et inédit
16 Vernant souligne souvent la dimension d’invention de la tragédie, qui fait, par exemple, qu’elle est irréductible à d’autres approches du mythe [34]. Cependant, la présentation la plus complète dégage un triple niveau d’invention [35]. Premièrement, la tragédie est une invention institutionnelle, et Vernant analyse comment « la cité se fait théâtre ». Deuxièmement, c’est une invention sur le plan des formes littéraires, la tragédie correspond à la naissance d’un genre, et même si elle dépasse la seule question du spectacle dramatique et de la mimesis intégrale, elle est aussi l’acte de naissance du théâtre occidental. Troisièmement, sur le plan de l’expérience humaine, elle invente un nouveau type d’homme, l’homme déchiré, énigme pour lui-même. En ce sens, l’invention est marquée par le surgissement du nouveau, de l’inédit. La notion de « moment » contient donc une ambiguïté puisqu’elle renvoie à la fois à la singularité d’un contexte, ce moment de transition entre deux systèmes de pensée, et à une forme d’irréductibilité à ce contexte qui présente le phénomène tragique comme une rupture temporelle, une quasi exception. Le moment est donc à la fois quelque chose de parfaitement circonstancié, inscrit très précisément dans un lieu et un temps, et ce qui échappe à tout lieu, qui s’échappe, presque hors du temps, dans la grâce de l’instant, une sorte de miracle [36].
17 La polémique avec J. Bollack [37] peut nous permettre d’éclaircir ce point. Il reproche à Vernant de ne pas être en mesure de rendre compte de ce que la tragédie comporte de propre et de nouveau, du fait même de son mode d’appréhension du phénomène. D’où une attitude doublement paradoxale : d’une part Vernant ne parviendrait pas vraiment à comprendre la tragédie par elle-même et se retrouverait au même point que les analyses plus traditionnelles. Alors qu’il se défend de tout recours à une mystérieuse « intention » de l’auteur [38], il placerait l’œuvre « dans la dépendance d’un “sujet” réifié, extérieur à elle : non plus l’individu créateur, mais la société à un stade de son évolution [39] ». D’autre part, il s’empêche ainsi de saisir l’originalité radicale du tragique et la raison de la perpétuation de son effet au-delà des circonstances de sa production : « Il subsiste un hiatus entre l’ampleur de l’investissement scientifique et la justification de l’intérêt actuel qui préside à celui-ci [40]. » Or, la défense explicite de Vernant est maladroite. À Bollack qui lui reproche de ne faire de la tragédie qu’une « maîtrise des codes préétablis », de réduire l’auteur à un « interprète ou virtuose », et finalement de faire de « l’état de la société », « le principe de la compréhension de l’œuvre », au lieu de privilégier le texte dans son autonomie, Vernant répond par une attaque contre la religion du texte dans l’école de Bollack, et par une mise au point sur la place du contexte social. Pour lui, la question du principe de compréhension est mal posée, et ne peut que renvoyer au vieux problème de la poule et de l’œuf [41]. Pourtant, une telle manœuvre de diversion ne saurait suffire. Affirmer que l’explication historique et sociologique ne définit qu’un « horizon de sens » qui seul permet de poser des questions pertinentes au texte, c’est éluder le problème réel, que souligne Bollack, de l’invention et de la spécificité du texte tragique, c’est-à-dire de ce qui prend place dans cet horizon. Vernant n’arrive à expliquer que cette nouveauté qui consiste dans la synthèse problématique et originale d’un état de la société, de structures de pensée déjà existantes, bref dans une certaine façon de faire jouer des contradictions présentes ailleurs dans la société. L’horizon de sens risque bien de se révéler indépassable, et la tragédie, dans sa nouveauté irréductible au contexte, d’apparaître comme un miracle…
18 Néanmoins, Vernant esquisse ailleurs [42] une autre ligne de défense, à propos de l’innovation que constitue la rationalité grecque qui s’élabore à partir du VIe siècle : « Les Grecs vont utiliser les mêmes éléments qu’auparavant. Simplement, par derrière, grâce à un vocabulaire plus abstrait, grâce à des schémas explicatifs choisis, ils vont proposer des principes d’ordre sous-jacent totalement inédits. C’est en ce sens qu’il y a innovation dans la rationalité. À partir de là, va s’imposer une curiosité, un questionnement intellectuel qui, en empruntant des voies inédites, conduira plus tard à ce que nous appelons science [43]. » Il y a donc un jeu entre des éléments hérités, l’horizon de sens, et des voies inédites : ceux-là définissent un champ dans lequel celles-ci sont tracées, sans qu’on puisse savoir à l’avance par où elles vont passer. Mais l’horizon de sens est passé au premier plan et n’est donc plus du tout un horizon. À l’inverse, la nouveauté et l’inédit sont rejetés dans un arrière-plan obscur. Il y a là un trait symptomatique du malaise qui existe dans l’approche de Vernant, les continuités mènent peut-être à la rupture, mais en la cachant, en l’obscurcissant. Plutôt alors qu’à un horizon de sens, on semble avoir à faire à un champ de possibles, ce qui ne signifie pas que tout est possible. Le champ lui-même est déterminé, la façon de le parcourir demeure absolument neuve et n’est pas contenue dans la détermination du champ qui la recouvre. On ne peut qu’en écrire l’histoire après coup, ce nouveau parcours déterminant un nouveau champ qui servira de condition de possibilité à d’autres innovations, ainsi on passe, par un jeu de cachecache, de la rationalité hésiodique à la rationalité philosophique, et de celle-ci à « ce que nous appelons science ». Or Vernant semble mettre ce modèle à l’épreuve pour les innovations conceptuelles de la tragédie.
Le moment philosophique de la tragédie : entre ébauches et impasse
19 La tragédie développe, en plus d’une « conscience », une « pensée », un « monde », un « homme » particulier [44] qui tous peuvent être dits tragiques. Par là la tragédie pourrait avoir d’emblée une dimension philosophique. Mais ce qualificatif de tragique n’a pas de sens avant la tragédie, ni en dehors d’elle : « Il n’y a pas de vision tragique en dehors de la tragédie et du genre littéraire dont elle fonde la tradition [45]. » Il faut donc postuler que la tragédie invente le tragique, et que celui-ci n’est pas d’emblée, voire pas du tout, un concept philosophique. Or, cela n’est pas un truisme, beaucoup, tel Nietzsche, considèrent que le tragique préexiste à la tragédie qui ne fait qu’en donner une expression particulière [46]. Par là, Vernant tient même une position radicale, puisqu’il confine le tragique à la tragédie [47], mais paradoxale puisqu’il semble bien faire d’elle un moment d’invention intellectuelle et conceptuelle, de sorte que si le tragique n’est pas une philosophie, il peut quand même s’appréhender comme un moment philosophique, au moins dans l’analyse de Vernant. Ainsi, parmi ces inventions, on retrouve deux concepts : la conscience et la volonté. Comment le tragique est-il impliqué dans le surgissement d’une forme de volonté et de conscience qui ont une dimension philosophique forte quoique problématique dans la tradition grecque [48] ?
L’ébauche de la volonté dans la tragédie
20 Vernant rappelle que les Grecs n’ont pas de terme qui corresponde à notre « volonté ». À la place, on trouve un champ de notions (hekôn, proairêsis, èthos) dont certaines configurations annoncent le développement de quelque chose qui pourrait ressembler à la volonté. Un champ de possibles se met en place dans lequel une certaine forme de volonté pourra se dégager. Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas de la volonté telle que nous nous la figurons spontanément, à la suite d’Augustin et surtout de Descartes, comme faculté du libre arbitre et de l’autodétermination. En quel sens est-il alors encore question de volonté, et en quoi n’est-ce qu’une ébauche ?
21 On peut partir d’un article de 1975, intitulé « Catégorie de l’agent et de l’action en Grèce ancienne [49] ». L’action et l’agent se trouvent caractérisés par la langue grecque selon une double modalité [50], d’où ressort une domination de l’action sur l’agent, laquelle semble empêcher toute émergence de la volonté [51]. Pour Vernant, il s’agit dès lors de confronter ce donné de l’analyse linguistique de Benveniste à d’« autres types de langages [52] » : religieux, juridique, technique ou littéraire, pour sonder ces catégories du langage et de la pensée. L’enquête sur la tragédie est une partie de ce travail. En effet, du fait qu’elle place le personnage devant la nécessité d’agir et de décider, elle permet de dégager non seulement une catégorie d’agent, mais d’un agent à qui rapporter l’action comme à sa source, bref d’un agent volontaire, ce qui ne veut pas dire qu’on fait de la volonté une faculté de l’agent. La tragédie conduit donc à une remise en cause partielle de la distribution originelle à travers le problème de la responsabilité. Dès lors, il s’agit dans l’article « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque » (1972) [53] de cerner le « statut tragique de l’agent [54] », c’est-à-dire d’examiner l’engagement du sujet dans ses actes à partir du cas exemplaire du héros.
22 Or, des déterminations essentielles de l’acte volontaire semblent apparaître : la tragédie propose de concevoir un début d’engagement du sujet dans ses actes ; l’ancien schéma se fissure, l’agent n’est plus inclus dans son action, quelque chose comme une intention commence à se dégager, dans la nouvelle idée de responsabilité et d’imputabilité dans laquelle « un individu privé, […] sans y être contraint, a choisi délibérément de commettre un délit [55] ». Ainsi, on retrouve sur la scène tragique des moments d’hésitation, de délibération, de prise d’initiative qui montrent que le sujet pense être à l’origine de ses actes, et qui inscrivent son action dans la continuité d’un caractère, d’un èthos. La distinction semble même très claire entre ce qui est le produit d’un choix et ce qui est subi. Vernant prend ainsi l’exemple du vers 1229-1230 d’Œdipe Roi. À propos de ses yeux qu’il vient de crever, Œdipe parle de « maux volontaires (hekonta) et non pas involontaires (akonta) », pour différencier cette action du parricide et de l’inceste, commis sans le savoir [56].
23 Néanmoins, cela reste un acte passionnel et ce n’est pas sans difficulté que l’on peut le qualifier de volontaire. D’ailleurs, Vernant se sert aussi de ce même exemple pour montrer que cette ébauche de la volonté n’est que très partielle. En effet, il n’y a pas d’autodétermination, et toutes les actions obéissent à un principe de double causalité, qui reconnaît, à côté de l’agent humain, une causalité divine, l’Atè, cette divinité de l’égarement. La volonté ne peut donc jamais être cause pleine car l’engagement dans l’acte se fait toujours selon un mode problématique : la résolution et la décision ne vont pas de soi et ne sont jamais qu’une dimension de l’acte dont l’agent n’a pas une entière maîtrise, même comme source [57]. « Et pendant qu’il [Œdipe] raisonne avec clairvoyance, il est complètement aveugle, parce que, par derrière, il y a des forces qui le dépassent et qui s’amusent à le manœuvrer. L’acte est toujours à la fois le produit de tous les mécanismes intellectuels de la personne, du caractère, du tempérament de l’agent, et le produit de toutes ces forces qui agissent à travers lui. C’est l’un et l’autre. C’est l’interférence [58]. » Or, cette interférence empêche que l’autodétermination soit complète même là où elle semble seule en scène, surtout là où elle semble seule, à vrai dire. Ainsi, le personnage d’Œdipe se retrouve être, là où il ressemble le plus à un homme qui exerce sa seule volonté, le plus ballotté par le sort. C’est d’ailleurs dans ce genre d’autorevendication de la volonté et de sa capacité d’agent que l’ironie tragique est la plus forte, le discours sur la volonté étant en quelque sorte miné par elle. Dès lors, l’autodétermination, comme forme quasiment achevée de la volonté et du volontaire, n’est, dans la tragédie, qu’une source ironique, tronquée et problématique des actes du héros. Enfin, cette figure de l’agent volontaire n’est qu’un moment éphémère dans le développement du genre. Le héros responsable a en effet tendance à disparaître, comme si la tragédie, en évoluant, abandonnait cette ébauche au profit de la figure pathétique de la vie humaine plongée dans le désordre et la confusion, dans le bruit et la fureur [59].
24 On peut alors essayer de délimiter les réussites, mais aussi les limites, des analyses de Vernant. Il dégage donc une innovation conceptuelle, bien qu’elle ne soit pas conceptualisée dans la tragédie mais livrée, pour ainsi dire, à l’état immanent, tout en montrant combien et par où elle est limitée. Même dans la forme que le volontaire prend chez Aristote, il continuera à lui refuser le titre de volonté pleine et entière. Là où il a raison, c’est quand il dit que cette ébauche est loin de la faculté de volonté telle qu’on la trouvera chez Descartes, par exemple. Là où il se pourrait qu’il ait tort, c’est quand il reste prisonnier de cette unique approche de la volonté [60]. Il est à son crédit d’avoir montré que la volonté se situe, chez Aristote, plus du côté de la proairèsis que de la boulèsis où on la cherchait sans l’y trouver. Mais on pourrait pousser plus loin et interroger la volonté comme cohérence du choix rationnel sur toute une vie, ou du moins sur une longue période de temps, par où l’on retrouverait la question du caractère telle que la posent les tragiques. La volonté se constitue alors dans des épreuves et dans son intrication avec les déterminations théologiques. Dans ce cas, elle n’apparaît certes plus comme une faculté, mais on assiste alors dans la tragédie à quelque chose comme sa genèse, sur un mode problématique, dans un sujet exemplaire, le héros. Dès lors, la volonté ne se constitue plus seulement autour de l’agent comme cause immédiate du mouvement, mais autour de quelque chose comme un sujet éthique, dans la durée. Vernant insiste suffisamment sur cette dimension de l’èthos : « La résolution prise par le héros émane de lui, répond à son caractère personnel [61]. » Par là, le héros est transformé en être qui répond de soi dans le temps. Certes, c’est là une modalité finie et, peut-être, la marque d’une infériorité par rapport à l’acte divin [62], mais cette prise en compte, en plus du pouvoir faire, de l’intention et d’une fin sur la durée, fait que le sujet, plus encore que l’agent, apparaît bien en partie au principe non pas d’un seul acte mais de la suite de ses actions. En ce sens, le destin d’Œdipe est exemplaire du mode humain de l’action, caractérisé pour les Grecs par une infériorité par rapport à la plénitude du dieu car impliquant un développement dans le temps, mais aussi, in fine, signe d’une tentative d’assimilation avec le dieu, dans un monde régi par la contingence. Le fait que, pour le héros tragique, cette constitution éthique du sujet soit toujours aussi due à un enchevêtrement avec des forces extérieures, n’empêche plus que dans cette expérience même du poids du daimôn, ce soit bien l’èthos du héros qui se développe progressivement, par lui-même. Cela ne signifie évidemment pas que la volonté du sujet est libre, le libre arbitre n’étant absolument pas requis dans cette approche éthique de la volonté. Cette dernière se constitue donc selon un processus de subjectivisation dans le temps, du fait de l’appropriation et de l’imputation d’une action par sa conformité à un caractère. Se crever les yeux est ainsi dans la continuité du caractère d’Œdipe, et cet acte est bien en un sens une marque de sa volonté qui se découvre en s’éprouvant sur un mode problématique, jusque dans l’Œdipe à Colone.
25 Vernant arrive bien à penser quelque chose comme une innovation proprement tragique, une reconfiguration des rapports entre l’action et l’agent, qui ouvre un nouveau champ de possibilités dont certaines seront exploitées par le droit, d’autres par Aristote. Ses analyses sont donc riches et précieuses, mais l’ébauche risque de conduire à une impasse. Il ne voit jamais qu’une volonté amputée, car elle n’est ni une faculté, ni libre, ni appuyée sur une autonomie du sujet. Même s’il ne réduit pas la volonté au concept cartésien, le fait de rechercher une catégorie de pensée l’empêche de pousser son intuition jusqu’au bout et d’en saisir toute la singularité. En effet, les deux premiers critères ne sont pas essentiels pour qu’il y ait volonté, quant au troisième, il se pourrait bien que la volonté soit requise dans cette constitution progressive du sujet par lui-même dans l’épreuve. Refusant d’aller jusque-là, l’innovation tragique semble limitée pour Vernant sur ce point : la tragédie offre quelques conditions mais sûrement pas celles qui sont suffisantes pour produire la volonté comme catégorie de l’esprit. Or, nous avons vu que si on renonce non seulement aux critères cartésiens, mais même à en faire une catégorie mentale, la tragédie présente, à l’état immanent certes, tous les éléments d’une forme originale mais complète de la volonté. Faute de quoi, Vernant se trouve aussi dans une impasse pour rendre compte du phénomène concomitant de cette subjectivisation : l’apparition d’une conscience tragique.
Naissance de la conscience tragique
26 J.-P. Vernant ne relie pas explicitement la question de la volonté à celle de la conscience tragique, peut-être parce que la première concerne davantage le héros, et la seconde est envisagée du point de vue du spectateur. Il n’empêche que, d’une part, le spectateur et le héros ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, et que d’autre part, le héros peut parvenir à une forme de conscience nouvelle de lui-même à la fin de la pièce. Peut-être est-il alors nécessaire de reposer le problème du moment tragique à partir de la question de la permanence de l’effet des textes au-delà de leur contexte de naissance ? Comment le moment tragique, non pas comme production d’œuvres, mais comme permanence de leur réception, peut-il durer ? Il s’agit de poser la question de l’universalité de l’expérience tragique, dont Vernant affirme qu’elle concerne la condition humaine, car « on peut dire qu’il y a contradiction entre une explication du tragique qui en fait un moment historique et, d’autre part, l’emploi d’expression du type “condition humaine” [63] ». Vernant a consacré un article à cette question : « Le sujet tragique : historicité et transhistoricité » (1979) [64].
27 S’interrogeant sur le succès intemporel de la tragédie, Vernant va chercher du côté de Marx [65], qui lui aussi peut se poser ce genre de question du fait de la place du contexte (les infrastructures et les superstructures) dans le développement et le sens à donner à un phénomène intellectuel. La piste consiste à dire qu’on produit aussi le sujet pour un objet quand on invente cet objet [66]. Autrement dit, avec la tragédie, on crée une conscience tragique qui rend cet objet visible. La tragédie fabrique donc le type d’homme qui est capable de ressentir et de comprendre ce qu’elle représente. En ce sens elle apparaît comme un geste inaugural qui ouvre un nouveau domaine de l’imaginaire humain. Au niveau littéraire d’abord, elle instaure un genre qui, avec des variations, pourra avoir une descendance : le théâtre tragique [67] ; et, dans la représentation théâtrale, ce que Vernant appelle une conscience de fiction, se met en place. Contribuant à modifier l’expérience esthétique par la distinction entre l’acteur et le héros représenté, et la façon de ressentir une œuvre d’art, elle éduque à la mimèsis [68]. Enfin et surtout, la tragédie fait apparaître une forme nouvelle de conscience en mettant en pleine lumière cet homme déchiré et en conflit, qui s’interroge sur ce qui, dans ses actes, lui est imputable. Ainsi, cette conscience tragique du héros ainsi que celle du spectateur apparaît comme le pendant de la réflexion sur la responsabilité et la volonté se construisant dans le temps.
28 Mais il y a alors deux poids et deux mesures. Dans cet élargissement de la conscience propre à la tragédie, serait contenu un universel, un invariant de la condition humaine : « La tragédie propose au spectateur une interrogation à portée générale sur la condition humaine, ses limites, sa nécessaire finitude [69]. » Mais, en reprenant ce vieux thème de la « vulnérabilité fondamentale [70] », elle le modifie radicalement en présentant l’homme comme un sujet déchiré, qui ne subit plus simplement son destin de mortel, mais qui se le constitue aussi en partie en tant que sujet éthique. Le problème humain dans les termes du tragique est un acquis pour toujours. Il reste néanmoins que, dans le système de Vernant, ce passage à l’universel demeure problématique, d’aucuns diraient miraculeux. Certes l’auteur revendique les analyses d’Aristote aussi bien sur l’ébauche de la volonté que sur le caractère universel de la poésie par rapport à l’histoire, mais ce ne peut être qu’un faux-semblant quand par ailleurs il dit d’Aristote « qu’il ne comprend plus ce qu’est l’homme tragique [71] ». Comment l’homme tragique peut-il être un acquis universel si déjà Aristote ne le comprend plus ? Quelle est la nature de ce ktèma es aiei, cet acquis pour toujours, que la tragédie semble produire ? Pourquoi et comment la conscience tragique serait-elle fondée une fois pour toutes, alors que la volonté, son complément, n’est qu’ébauchée ? Il semble bien que le constat de Bollack [72] sur le hiatus entre la connaissance du contexte et la justification de l’intérêt qu’on peut porter à la tragédie, bref le gouffre qui sépare l’exigence d’historicité et le fait de la transhistoricité, ne peut qu’être maintenu et renforcé. Et la distance qui sépare une volonté seulement à l’état d’ébauche, car considérée en lien avec son seul contexte, et une conscience achevée une fois pour toutes devient purement arbitraire, surtout si l’une est l’envers de l’autre. Si le miracle n’est plus que la tragédie soit apparue, il est que l’on continue à l’apprécier et à croire qu’elle nous dit quelque chose de profond sur nous-mêmes.
29 Jean-Pierre Vernant apparaît alors à la fois comme un grand historien et anthropologue de la Grèce antique, et comme un philosophe engagé dans les grands problèmes de la recherche intellectuelle de son temps, sur le sens d’une révolution intellectuelle, la constitution de la rationalité, le statut de l’interprétation. La notion de moment est assurément un moyen fécond d’aborder ces questions. Non seulement, elle permet d’en finir avec le « miracle grec » dont la tragédie était censée être un fleuron, en révélant les tensions présentes dans toute société et en tout homme [73], mais elle s’avère aussi un excellent moyen de mettre en lumière certains traits particuliers du tragique dans sa dimension philosophique. Mais cela n’est possible qu’au prix d’une conception du moment pleine de tensions contradictoires : comment concilier l’universel et le contextualisé, le moment comme événement ponctuel et comme acquis éternel, le moment historique et le moment philosophique, la tragédie et le tragique ? Dès lors, et paradoxalement, faute de chercher à comprendre le tragique pour lui-même et par lui-même, le psychologue historique se condamne à laisser place au miracle pour expliquer le saut entre les circonstances de sa naissance et la durée de son effet. La grandeur de Jean-Pierre Vernant est d’avoir senti ces difficultés et de ne pas avoir cherché à les cacher, comme si, autant que celles de la société grecque, la tragédie reflétait les tensions et les ambiguïtés de la pensée du psychologue historique.?
Notes
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[1]
L’expression est utilisée à de nombreuses reprises et donne même son titre à l’article qui ouvre Mythe et tragédie en Grèce ancienne, volume I (avec Pierre Vidal-Naquet), Paris, La Découverte, 2001 [première édition Maspero, 1972]. Désormais noté MT1.
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[2]
Plutarque, Vies parallèles, Solon, 29, 6. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, I, 60.
-
[3]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 17.
-
[4]
Ibid.
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[5]
Aristote, Poétique, 1451 b 21.
-
[6]
C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique (1988), Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 269.
-
[7]
Ainsi, il déclare dans un entretien d’avril 1997, qu’il continue d’être structuraliste dès lors que le structuralisme n’expulse pas l’histoire de sa recherche. Voir La Volonté de comprendre, transcription d’entretiens radiophoniques, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1999, p. 56.
-
[8]
Absente des Origines de la pensée grecque (1962) [Paris, PUF, 2002, coll. « Quadrige »], ou de textes comme « La formation de la pensée positive » (1957) dans Mythe et pensée chez les Grecs [Paris, La Découverte, 1996], la tragédie n’est jamais replacée explicitement dans ce tableau de l’évolution de la pensée grecque.
-
[9]
Sur cet aspect de transition, notamment entre des formes de pensée anciennes et nouvelles, voir, par exemple, MT1, op. cit., p. 16, ainsi que tout l’article « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque », MT1, ibid., p. 21-40. Voir également infra.
-
[10]
Voir par exemple, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, coll. « Points Essai », p. 442. Désormais noté EMP.
-
[11]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 463.
-
[12]
Ibid., p. 444.
-
[13]
Un des problèmes consiste justement à savoir jusqu’où la tragédie relève d’un « système de pensée » particulier. Vernant semble osciller entre une assimilation avec la pensée du Ve siècle représentée par les sophistes, et une opposition avec un certain nombre de savoirs positifs qui donneront lieu à cette rationalité philosophique avec laquelle la tragédie semble reliée d’une manière ambiguë, elle en est le « pendant négatif », selon l’expression de J. Bollack et P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I : le texte et ses interprétations, Presses Universitaires de Lille, 1981, note 1, p. LXXVIII.
-
[14]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 445.
-
[15]
Sur la valeur de l’archaïsme de Platon, voir H. Joly, Le Renversement platonicien (1974), Paris, Vrin, 2001, 1re partie, p. 15-94.
-
[16]
Sur cette liste, probablement non exhaustive, des composants d’un univers spirituel, voir MT1, op. cit., p. 22. Sur la tragédie comme « interférence de deux mondes au sein d’un même discours », voir N. Loraux, « L’interférence tragique », Critique, 317, 1973, p. 910, ainsi que le commentaire de Bollack et Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXVI et la réponse de Vernant et Vidal-Naquet en Mythe et tragédie (1986), volume II, Paris, La Découverte, 2001, p. 13-16. Désormais noté MT2.
-
[17]
Par exemple l’analyse de l’effet tragique des Sept contre Thèbes, MT1, op. cit., p. 29.
-
[18]
MT1, op. cit., p. 31 ; EMP, op. cit., p. 455 où Vernant évoque la fin des Euménides.
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[19]
C’est le cas en particulier des notions juridiques, pour lesquelles Vernant reprend les analyses de Louis Gernet, qui montrent que le droit est en cours d’élaboration et que la tragédie, en jouant avec l’imprécision de ses concepts, participe aussi à leur évolution. Voir « La tragédie grecque selon Louis Gernet », in Hommage à Louis Gernet, Paris, PUF, 1966, p. 33 ou MT1, op. cit., p. 31, sur le cas de la notion de kratos qui oscille entre pouvoir et puissance dans Les Suppliantes. À vrai dire, il est difficile de déterminer avec précision ce que Vernant doit à Gernet sur la tragédie, puisque ce dernier n’a rien écrit sur elle. Cependant, outre une approche générale de l’homme grec, saisi à partir des différents champs de l’expérience humaine qui obéissent chacun à une logique propre (voir « La tragédie selon Louis Gernet », op. cit., p. 31 ; cette vision culminera dans L’Homme grec, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris, Seuil, 1993), il semble bien qu’il hérite des cours de Gernet sur la tragédie une grande partie de ce qu’il présente : la détermination comme moment, la place centrale d’un droit en train de se constituer, l’idée d’une tension entre un plan humain et un plan divin de causalité, le caractère problématisant de la tragédie. Cela dit, nous ne devons pas oublier que nous tenons cela de l’article hommage que Vernant a écrit, et qui présente une synthèse qui l’oblige, selon ses propres mots, « à trahir la méthode et, plus profondément, le style de pensée et la forme d’exposition qui sont propres à Louis Gernet » (p. 31). On peut donc supposer que le style « mosaïque » subit une sérieuse inflexion dans le sens de ce structuralisme qui n’expulse pas l’histoire. Si les éléments sont probablement empruntés à Gernet, la synthèse, autour des structures profondes de la pensée que la notion de moment fait jouer, est vraisemblablement celle de Vernant.
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[20]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., note 1, p. 21.
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[21]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 234-235, et tout l’article « Raison d’hier et d’aujourd’hui » pour cette caractérisation de la rationalité grecque.
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[22]
Tel est bien le projet des Origines de la pensée grecque, mais voir aussi « La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque » et « Les origines de la philosophie », dans Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 373-410. Il y apparaît clairement que la tragédie consiste à « regarder le mythe avec l’œil du citoyen » (MT1, op. cit., p. 25), ce qui explique le privilège des formes rhétoriques et politiques de la pensée positive, dans la tragédie.
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[23]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 16.
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[24]
Ibid., « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe Roi », p. 101-131.
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[25]
Vernant note des indices textuels précis sur une relation entre le début de la pièce et ces fêtes, MT1, op. cit., p. 122.
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[26]
Il s’oppose même sur ce point à René Girard, qui veut aller plus loin dans cette voie. Voir MT2, op. cit., p. 11.
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[27]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 126.
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[28]
Ibid. p. 131.
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[29]
Ibid., p. 10.
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[30]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 15.
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[31]
Ibid., p. 11-12.
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[32]
C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique, op. cit. p. 269. Voir aussi p. 57, une interprétation un peu excessive du caractère problématisant et du rôle social que Vernant reconnaît à la tragédie.
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[33]
MT2, op. cit., p. 88-89, EMP, op. cit., p. 444. L’attitude de Vernant envers Aristote est ambiguë : il semble reprendre à son compte certaines analyses de la tragédie, en ce qui concerne sa composition, voire son effet sur les spectateurs, tout en refusant à Aristote la compréhension spécifique du tragique, faute de l’avoir saisi comme moment. Voir MT1, op. cit., p. 21-22.
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[34]
J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2004 [Maspero, 1974], p. 205-206, qui fait consister la nouveauté dans le fait d’utiliser les traditions mythiques « pour poser, à travers elles, des problèmes qui ne comportent pas de solution ».
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[35]
Voir par exemple, MT2, op. cit., p. 21-22.
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[36]
Précisons une fois pour toutes que Vernant n’a jamais recours à cette notion pour expliquer quoi que ce soit, ce sont uniquement les impasses dans lesquelles on se trouve engagé qui nous poussent à utiliser ce terme, pour rendre compte d’un défaut d’explication.
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[37]
J. Bollack, P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXV-LXXVIII, discuté et cité par Vernant en MT2, op. cit., p. 13-16.
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[38]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 8.
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[39]
J. Bollack, P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXVI.
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[40]
Ibid., note 1, p. LXXVIII. Voir aussi infra. L’enjeu est bien de connaître la « matière de la tragédie » (MT1, op. cit., p. 15), c’est-à-dire de savoir si le tragique est simplement « l’expression de contradictions objectives dans la société » (Bollack, op. cit., p. LXXV), ou bien s’il est une élaboration textuelle spécifique, avec ses propres enjeux intellectuels. Précisons que la critique de Bollack nous semble pertinente sans que sa solution, le retour au texte original et l’appel à une nouvelle philologie, n’emporte notre adhésion. Il n’empêche qu’elle a le mérite de souligner la nécessité de donner au tragique une assise intellectuelle plus forte que le simple moment historique et la synthèse des tensions sociales qu’il détermine, ce dont d’ailleurs Vernant est conscient. Mais il y a chez lui un saut entre la constitution historico-sociale du tragique et sa dimension intellectuelle ou philosophique.
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[41]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 15.
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[42]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 258-259.
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[43]
Ibid., p. 259.
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[44]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 23.
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[45]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 83.
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[46]
F. Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, Paris, Gallimard, 1990, coll. « Folio essais », p. 16. À noter que la position de Vernant n’est pas dénuée de toute ambiguïté, puisque celui-ci, à la suite de Winnington-Ingram, rapproche le tragique du fragment 119 d’Héraclite lisible dans les deux sens : « le caractère (èthos), pour l’homme, c’est le démon » ou « le démon pour l’homme c’est le caractère ». Voir MT1, op. cit., p. 20.
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[47]
Cela ne va pas sans difficultés si par ailleurs le tragique a une postérité et s’il instaure une conscience tragique, ce que soutient Vernant (MT2, op. cit., p. 83-84). Pourquoi la vision tragique se « cantonnerait-elle à la seule scène tragique ? » comme le note Marc Escola, in Le Tragique (Paris, Flammarion, 2002, coll. « GF/Corpus Littérature », p. 21). Enfin, n’est-il pas possible de voir dans le tragique un phénomène beaucoup plus large dont la tragédie n’est qu’une manifestation parmi d’autres contemporaines ?
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[48]
Ils ne sont en effet pas conceptualisés tels quels pour eux-mêmes, mais à l’occasion d’autres processus, et n’apparaissent pas avec la même netteté que dans la tradition moderne.
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[49]
Le texte a été repris dans l’ouvrage Religions, histoires, raisons, Paris, Éditions 10/18, 2006, coll. « Bibliothèques 10/18 », [Maspero, 1979], p. 85-95. Désormais noté RHR.
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[50]
Ibid., p. 93.
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[51]
Ibid., p. 92 : « […] ce n’est pas la catégorie de l’agent qui apparaît dessinée chez les Grecs, mais celle de l’action […] ou bien l’agent est immergé dans la fonction qu’il assume ; ou bien il se voit attribuer un acte posé en dehors de lui comme un objet. »
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[52]
Ibid., p. 88.
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[53]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 43-74.
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[54]
Ibid., p. 63.
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[55]
Ibid., p. 72. Nous résumons ici les très importantes p. 70-72.
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[56]
Ibid., p. 69.
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[57]
Sans même parler des conséquences imprévues d’une action, ce qui est aussi un problème que pose la tragédie, mais cela a été bien plus étudié et ne remet pas en cause la volonté comme principe de l’acte.
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[58]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 451.
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[59]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 74. Il reviendra à Aristote de reprendre cette ébauche de la volonté dans sa théorie de la proairèsis, ainsi que le montre bien le début de l’article de Vernant (par exemple p. 50-51).
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[60]
Ce qui suit doit beaucoup à un cours d’Alain Petit, dispensé au printemps 2003.
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[61]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 67.
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[62]
Ibid., p. 73. Par où l’on voit que la différence avec la volonté moderne, caractérisée par son infinité, s’accuse.
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[63]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 459.
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[64]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 79-90.
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[65]
Ibid., p. 80. Sur le rapport à Marx (la dette ?), voir La Volonté de comprendre, op. cit., p. 54.
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[66]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 81.
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[67]
Ibid., p. 84.
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[68]
Ibid., p. 86.
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[69]
Ibid., p. 89. Où on vérifie que la volonté prend place dans le champ de la finitude. Voir aussi p. 83.
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[70]
J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 496.
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[71]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 21.
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[72]
J. Bollack, P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXVIII.
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[73]
J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 89.