Notes
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[1]
J. S. Fishkin, J. Mansbridge, Introduction à Daedalus – Journal of the American Academy of Arts & Sciences, vol. 146, n° 3 : The Prospects & Limits of Deliberative Democracy, 2017, p. 7 : « Based on greater deliberation among the public and its representatives, deliberative democracy has the potential, at least in theory, to respond to today’s current challenges ».
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[2]
L. Diamond, « Facing Up to Democratic Recession », Journal of Democracy, vol. 26, n°1, 2015, p. 141-155.
-
[3]
J. Habermas, « Zur Prinzipienkonkurrenz von Bürgergleichheit und Staatengleichheit im supranationalen Gemeinwesen. Eine Notiz aus Anlass der Frage nach der Legitimität der ungleichen Repräsentation der Bürger im Europäischen Parlament », Der Staat, vol. 53, n° 2, 2014, p. 185 ; « Sur la concurrence entre le principe d’égalité des citoyens et le principe d’égalité entre États dans une entité politique commune supranationale. Une note destinée à répondre à la question de la légitimité de l’inégale représentation des citoyens au Parlement européen » dans J. Habermas, Parcours, t. II, trad. fr. F. Joly, Paris, Gallimard, 2018, chap. xviii, p. 496.
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[4]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2012, p. 76.
-
[5]
J. Habermas, Die postnationale Konstellation. Politische Essays, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1998 ; Après l’État-nation, une nouvelle constellation politique, trad. fr. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 2000.
-
[6]
L’usage du préfixe post n’est pas à comprendre en parallèle de la perspective postmoderne, qui n’est résolument pas celle de Habermas, qui défend la modernité et critique la postdémocratie. Il faut comprendre le préfixe post en parallèle des stades de la conscience morale chez Lawrence Kohlberg, où le stade post-conventionnel est celui qui ouvre à des principes, soit à une dimension formelle et universelle. Habermas a discuté ces stades notamment dans « Conscience morale et activité communicationnelle » dans Morale et Communication, trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Le Cerf, 1986, p. 131-204.
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[7]
Pour paraphraser le titre de son célèbre article : J. Habermas, « Die Moderne – ein unvollendetes Projekt », Die Zeit, 19 septembre 1980 ; « La modernité, un projet inachevé », trad. fr. G. Raulet, Critique, t. 37, n°413, 1981, p. 950- 969.
-
[8]
D’où la thématique de la postdémocratie, voir C. Crouch, Post-démocratie, trad. fr. Y. Coleman, Zürich, Diaphanes, 2013. Voir également A. Insel, « La postdémocratie – Entre gouvernance et caudillisme », Revue du MAUSS, Paris, La Découverte, 2005, vol. 2 n° 26, p. 121 à 136 ; L.-A. Serrut, « Une nouvelle catégorie politique dans les États de l’est de l’Union européenne », Cités, Paris, P.U.F., 2017, vol. 2, n° 70, p. 135-160. Ce dernier citant (p. 153) ce passage de l’article d’A. Insel qui permet d’esquisser les dangers et les deux variantes de ladite postdémocratie : « À côté de la post-démocratie technocratique a émergé une post-démocratie autoritariste comme celle de Chavez au Venezuela, d’Orbán en Hongrie ou d’Erdogan en Turquie : ce sont des dirigeants élus et bien élus, mais une fois l’élection passée, ils considèrent que le peuple ne fait qu’un avec eux, qu’il les habite. L’ennemi pour eux, c’est la séparation des pouvoirs. À l’autoritarisme soft des technocrates répond l’autoritarisme plus sanglant d’un Erdogan ».
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[9]
J. Habermas, « Für eine demokratische Polarisierung – Wie man dem Rechtspopulismus den Boden entzieht », Blätter für deutsche und internationale Politik, novembre 2016, p. 35-42.
-
[10]
Voir l’article 21 de la Loi fondamentale allemande : les partis doivent « contribuer à la formation de la volonté politique du peuple ». Habermas accorde une importance capitale à cette question de « la formation de la volonté politique » qui est au cœur de la définition de la démocratie, et il se réfère à cet article pour dénoncer également l’idée de la postvérité, écrivant contre la post-truth democracy en rappelant que « l’opinion des gens reflétée par les sondages est autre chose que la volonté des citoyens formée dans la délibération démocratique. » (J. Habermas, La constitution de l’Europe, op. cit., p. 49 et 59).
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[11]
J. Habermas, « Warum der Ausbau der Europäischen Union zu einer supranationalen Demokratie nötig, und, wie er möglich ist. », Leviathan, vol. 42, n°4, 2014, p. 524-538, en français dans Dialogues avec Jürgen Habermas, I. Aubert et J.-F. Kervégan (dir.), Paris, CNRS Éditions, 2018, p. 29-44..
-
[12]
Habermas J., Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. fr. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1997.
-
[13]
C. Colliot-Thélène, « Philosophie politique : pouvoir et démocratie » dans J.-F. Pradeau (dir.), Histoire de la philosophie, Paris, Seuil, 2009, p. 662. Elle repose le défi, autrement, dans son livre plus récent : C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, P.U.F., 2012, p. 14 : « Il faut repenser la citoyenneté car les destinataires des revendications de droits ne sont plus seulement les États. Est-il possible d’inventer une citoyenneté non nationale sans sacrifier pour autant cette forme spécifique de subjectivité politique dont le noyau est le sujet de droit ? ».
-
[14]
J. Habermas, « Volkssouveränität als Verfahren ». Conférence prononcée dans le cadre du colloque de décembre 1988 organisé par le Forum de philosophie de Bad Homburg et consacré aux « idées de 1789 », trad. fr. C. Bouchindhomme dans J. Habermas, « La souveraineté du peuple comme procédure », Parcours, t. I, Paris, Gallimard, 2018, p. 479.
-
[15]
Ibid., p. 475.
-
[16]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, op. cit., p. 78, je souligne.
-
[17]
J. Habermas, « Signification de la pragmatique universelle » [1976] dans Logique des sciences sociales et autres essais, trad. fr. R. Rochlitz, Paris, P.U.F., 1987, p. 331. Voir également J. Habermas, Morale et communication [1983], trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Le Cerf, 1986, 3, II, p. 79.
-
[18]
J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit., p. 485.
-
[19]
C. Crouch, Post-démocratie, op. cit., p. 106.
-
[20]
À plusieurs reprises, mais notamment dans cet article synthétique : J. Habermas, « Trois versions de la démocratie libérale », trad. fr. C. Bouchindhomme, Le Débat, 2003/3, n° 125, p. 122-131.
-
[21]
Ibid., p. 125.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid., p. 126.
-
[24]
Ibid., p. 128.
-
[25]
Ibid., p. 129.
-
[26]
J. Habermas, « La souveraineté du peuple comme procédure », op. cit., p. 477.
-
[27]
J. Habermas, Après l’État-nation, op. cit., p. 124.
-
[28]
« L’Europe a-t-elle besoin d’une constitution ? À propos de Dieter Grimm » [1995] dans L’Intégration républicaine. Essais de théorie politique, trad. fr. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1998, p. 157.
-
[29]
« Européens, encore un effort » (25 mai 2005) dans Sur l’Europe, trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Bayard, 2006, p. 33.
-
[30]
Ibid., p. 37-38.
-
[31]
« Euroscepticisme, Europe du marché ou Europe (cosmo) politique ? » [1999] dans Une Époque de transitions. Écrits politiques 1998-2003, trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2005, p. 140-141.
-
[32]
Ibid., p. 147.
-
[33]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, op. cit., p. 67.
-
[34]
Ibid., p. 16.
-
[35]
Ibid., p. 79.
-
[36]
Thème cher à Habermas que l’on retrouve ainsi formulé dans une étude récente et stimulante sur l’état politique de l’Union européenne : M. Aglietta et N. Leron, La double démocratie. Une Europe politique pour la croissance, Paris, Seuil, 2017, p. 54.
-
[37]
J. Habermas, « Europa am Scheideweg », Handelsblatt, 18 juin 2011.
-
[38]
La Constitution de l’Europe, op. cit.
-
[39]
« Zur Prinzipienkonkurrenz… », op. cit., p. 175. En français : « Sur la concurrence entre le principe d’égalité… », op. cit., p. 472.
-
[40]
J. Habermas, Parcours, t. II, op. cit., p. 145.
-
[41]
J. Habermas, « Hat die Konstitutionalisierung des Völkerrechts noch eine Chance ? » [2004] in Der gespaltene Westen, Kl. Pol. Schriften X, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 2004, IV, chap. 8, p. 113-193 ; « La constitutionnalisation du droit international a-t-elle encore une chance ? » dans J. Habermas, Parcours, t. II, op. cit., chap. ii, trad. fr. V. Pratt, p. 31-116.
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[42]
J. Habermas, « La constitutionnalisation du droit international a-t-elle encore une chance ? », op. cit., p. 31-32.
-
[43]
Ibid., p. 34.
-
[44]
Ibid., p. 49.
-
[45]
Ibid., p. 51-52.
-
[46]
Ibid., p. 39.
-
[47]
Pour comprendre les processus qui ont fait de l’individu un sujet du droit international, je me permets de renvoyer à V. Pratt, Nuremberg, les droits de l’homme, le cosmopolitisme. Pour une philosophie du droit international, Lormont, Le Bord de l’eau, 2018.
-
[48]
Ibid., p. 45.
-
[49]
Ibid., p. 52.
-
[50]
Ibid., p. 53-54.
-
[51]
Ibid., p. 59.
-
[52]
J. Habermas, « Constitutionnalisation du droit international… » dans Parcours, t. II, op. cit., p. 150.
-
[53]
J. Habermas, « La constitutionnalisation du droit international a-t-elle encore une chance ? », op. cit., p. 61-62.
-
[54]
Ibid., p. 63.
-
[55]
J. Habermas, « Constitutionnalisation du droit international… » dans Parcours, t. II, op. cit., p. 161.
-
[56]
J. Habermas, Après l’État-nation, op. cit., p. 118.
« Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit ».
1Si la démocratie semble assiégée aujourd’hui, « under siege » [1], en « récession » [2] – comme le disent dès l’ouverture les auteurs de la présentation du numéro de l’été 2017 de la revue Daedalus qui porte sur « les perspectives et les limites de la démocratie délibérative » –, faut-il pour autant en déduire, « dans la perspective de la théorie de la discussion » [3] qui est celle, démocratique, de Habermas, que nous sommes entrés dans l’ère de la postdémocratie ? La question ne se pose ainsi chez Habermas que dans la mesure où il pense, dans un sous-titre de La Constitution de l’Europe, une alternative qui place « l’Union européenne à l’épreuve du choix entre une démocratie transnationale et un fédéralisme postdémocratique de l’exécutif » [4]. Pour comprendre cet enjeu ici on voudrait montrer en quoi une définition contemporaine de la démocratie implique de l’aborder dans la « constellation postnationale » [5], ce qui suppose une philosophie postmétaphysique qui prenne en compte le faillibilisme de tout discours et une politique postsouverainiste qui prenne en compte les limites de la souveraineté étatique [6]. Penser la transnationalisation de la démocratie c’est la penser hors-les-murs, hors des murs de l’État-Nation, hors des frontières du seul pouvoir du peuple nation replié sur son identité qu’il croit spécifique. Dans sa défense du projet de la modernité, et des Lumières, contre toutes formes de réenracinement et de déracinement, Habermas ne peut que renvoyer dos à dos la postmodernité et la postdémocratie pour chercher à achever ce que nous appellerons le projet toujours inachevé de la démocratie [7].
2S’il peut paraître vain ou prétentieux de porter philosophiquement à bout de bras ce projet, sous prétexte que la démocratie a été définie, et redéfinie, il semble au contraire nécessaire de le reprendre dans ses fondements mêmes tant l’idéal-type de la démocratie est devenu indéfini dès lors qu’on banalise le mot, et qu’on abandonne le projet démocratique aux forces globales du marché, de la finance et de ladite libre-concurrence, notamment en Europe aujourd’hui. En proie à ces contraintes systémiques, nos sociétés ont tendance à se repaître d’illusions souverainistes où le peuple, cherchant à se retrouver, confie son pouvoir à ceux-là mêmes qui ne cherchent qu’à le lui confisquer [8]. Or, il semble important de mettre à nu les tentations populistes [9] pour les dénoncer dans ce qu’elles font, à savoir raisonner en termes de pouvoir à conquérir (le politique, en tant que capacité à la prise de décision) pour le confisquer aux élites dénoncées comme libérales, bourgeoises, cosmopolitiques, et de peuple fantasmé ; là où il faudrait réfléchir, avec Habermas, à la « formation de la volonté politique » [10] des citoyens car elle est constitutive de l’ordre démocratique (la politique, en tant qu’elle est à faire).
3Pour comprendre ce cheminement intellectuel, cet engagement citoyen et cet effort conceptuel constant, on peut partir du titre même de son intervention à Paris en octobre 2014 : « Pourquoi le développement de l’Union européenne en une démocratie supranationale est nécessaire et à quelles conditions il est possible » [11]. Ce titre introduit un troisième préfixe : la démocratie dont il s’agit de penser la nécessité dans la constellation postnationale, qu’il s’agit de transnationaliser, implique des institutions supranationales. Au-delà de l’État de droit démocratique, dont Habermas élabore la norme dans Droit et démocratie [12], ce qui est requis c’est un ensemble d’institutions qui permettent d’étager, de partager la souveraineté du peuple telle qu’elle s’exprime à travers les acteurs politiques, soit les citoyens dont on verra qu’ils doivent se penser tant comme citoyens d’un peuple étatique que comme citoyens européens, et du monde ! En effet, il faudra se demander ce qu’il en est de cette citoyenneté mondiale, puisque la perspective de Habermas est résolument cosmopolitique, dans un horizon kantien assumé et renouvelé comme tel car seule la transnationalisation de la démocratie permettra de résorber ses déficits de légitimité et de rendre aux citoyens leur autonomie. On peut alors donner raison à Catherine Colliot-Thélène lorsqu’elle affirme que « le plus grand défi auquel elle [la philosophie politique] est aujourd’hui confrontée est de repenser la démocratie, dans la double dimension de l’institution et de la contestation de l’institution, en l’articulant avec l’idée d’une citoyenneté mondiale qui ne peut être la simple reproduction à échelle élargie de la citoyenneté nationale » [13]. Comment critiquer les institutions existantes au regard de la démocratie comme norme ? Comment penser le citoyen, le sujet de droits, l’individu politique au fondement de la démocratie comme entité politique commune ?
4Afin de répondre à ces deux questions nous présenterons d’abord les présupposés pragmatiques de la théorie de la démocratie (1) pour aborder le modèle délibératif de la démocratie chez Habermas (2) afin de la transnationaliser effectivement sur le plan européen (3) puis mondial (4).
5Pour bien comprendre que la démocratie est par nature transnationale et non limitée à un peuple institué politiquement, il convient d’abord de rappeler en quoi et pourquoi l’élaboration d’une théorie de l’activité communicationnelle est constitutive d’une conception précise de la démocratie – contre la rationalité stratégique des communicants et du marketing électoral qui colonisent de façon systémique le monde vécu jusqu’à vider la démocratie de sa forme. Car la démocratie est entendue par Habermas comme un régime politique structuré par l’a priori de l’entente entre des individus qui se font citoyens par la reconnaissance réciproque de droits inhérents au fait qu’ils se parlent les uns les autres, les uns aux autres, et qu’ils peuvent discuter. La théorie de la démocratie se fonde sur la théorie de la discussion. S’adresser à l’autre dans une procédure argumentative c’est impliquer des prétentions à la validité qui sont des présupposés de toute communication possible, des a priori de la communication. Du point de vue de la pragmatique des actes de langage, le contrat social est quelque chose comme un contrat par la parole : parler à autrui c’est faire acte de reconnaissance de ce qu’il peut me parler au même titre que je lui parle. Il a le droit à la parole tout de même que je l’ai. Cette structuration rationnelle de la communication ainsi comprise, et explicitée d’un point de vue normatif, fait que nos droits à la liberté et à l’égalité se déduisent de la nature même de notre relation langagière. Dès lors, je ne peux penser mes relations aux autres citoyens que selon une solidarité civique abstraite, celle qui nous fédère alors même que nous sommes étrangers les uns aux autres, au sens où sont contingents des liens de sang, de lieu, de traditions ou de nation qui nous lieraient comme tels ; seuls des liens assumés par la pensée d’une visée commune rendent possible l’entente dans un collectif toujours à projeter en avant de nous-mêmes et par nous-mêmes en tant que citoyens d’un corps politique toujours à reconstruire.
6Cette conception de la solidarité va de pair avec une nouvelle conception, abstraite, de la souveraineté : cette dernière n’est plus substantielle, ni naturelle, ou portée comme telle par un peuple qui s’y identifierait, elle doit être pensée comme une « procédure ». Dans sa conférence de 1988, et parue en 1989, écrite à l’occasion d’une réflexion sur les idées de 1789 qui ont inspiré l’État de droit démocratique, Habermas dit bien que « la critique conduit non pas à limiter mais à réinterpréter le principe de la souveraineté du peuple, ce qui ne peut se faire que dans les conditions de discussion fixées par un processus qui différencie en lui-même la formation de l’opinion et la formation de la volonté » [14]. En lieu et place d’une conception nationale de la souveraineté s’impose désormais la souveraineté communicationnelle des individus qui se dotent réciproquement d’une volonté politique et qui pensent leur articulation à un tout qu’ils co-constituent démocratiquement à plusieurs niveaux, celui de l’État, du groupement d’États, voire du monde selon une perspective cosmopolitique. Habermas abandonne le cadre jusnaturaliste ou éthique (au sens d’un ethos qui déterminerait une identité communautaire), pour ne pas dire ethnique et identitaire, et analyse les processus démocratiques car il cherche à savoir « de quelle manière une république démocratique radicale devrait de manière générale être pensée » [15]. Il en découle une conception spécifique de l’espace public dans lequel cette souveraineté ne peut s’exprimer que si les destinataires des lois peuvent en même temps en être les auteurs, ce qui est le cœur de la démocratie comme il le rappelle par une des rares définitions explicites qu’il donne de la démocratie dans La constitution de l’Europe lorsqu’il ouvre une sous-partie intitulée « contre une réification de la souveraineté du peuple » :
Encore faut-il, pour pouvoir clairement envisager la possibilité de découpler processus démocratique et État national, que nous définissions ce que nous entendons par démocratie. L’autodétermination démocratique implique que ceux à qui s’adressent des lois contraignantes en soient en même temps les auteurs. Dans une démocratie, les citoyens sont uniquement soumis aux lois qu’ils se sont eux-mêmes données au moyen d’un processus démocratique [16].
8On ne peut comprendre cet enjeu que par la « pragmatique universelle » qui vise à reconstruire la base de validité de toute discussion en mettant en évidence que toute « communauté intersubjective » (non limitée à un quelconque demos) se structure autour de quatre prétentions universelles auxquelles correspondent quatre prétentions à la validité. Celui qui engage un acte de parole prétend :
- s’exprimer de façon intelligible : prétention à l’intelligibilité ;
- donner quelque chose à entendre : prétention à la vérité, sphère de l’objet ;
- se faire comprendre : prétention à la sincérité, sphère du sujet ;
- s’entendre l’un l’autre : prétention à la justesse, sphère de la communauté sociale [17].
10L’ensemble est tendu vers une recherche de l’entente (Einverständnis) comme horizon de la discussion, qui structure au fur et à mesure, et de façon performative, une certaine compréhension de soi (Selbstverständigung). Ce qui nous lie les uns aux autres est cette visée commune, ce ne sont pas des racines ou une nature commune, c’est un monde vécu commun, celui que nous partageons tous et dans lequel nous prenons la parole, qui permet de résister aux impératifs systémiques du marché et de l’administration. D’où l’idée d’un patriotisme fondé sur des principes abstraits de la discussion et mis en forme par des droits, soit un patriotisme constitutionnel car « c’est dans la mesure où le principe de discussion prend une forme juridique qu’il se transforme en principe de démocratie » [18]. Et la constitution d’une société démocratisée ne se limite pas à une constitution nationale, mais permet d’envisager une constitution fédérant un groupe d’États (comme aurait pu l’être et devrait l’être la constitution de l’Europe) voire même tous les citoyens du monde (l’horizon de la constitutionnalisation du droit international).
11En somme, la démocratie c’est toujours et d’abord la formation de la volonté politique des citoyens : les procédures démocratiques de l’État de droit ont la tâche d’institutionnaliser les formes de communication nécessaires à une formation rationnelle de la volonté. Et ce afin de se donner les moyens de critiquer la situation postdémocratique ainsi décrite par Colin Crouch : « nous sommes arrivés au terme d’un processus auquel nous nous sommes tellement habitués que nous ne remarquons même plus à quel point le processus électoral démocratique, expression la plus haute des droits des citoyens, est devenu une campagne de marketing fondée ouvertement sur les techniques de manipulation employées pour vendre les produits » [19].
Le modèle délibératif de la démocratie comme condition de possibilité de sa transnationalisation
12La démocratie ne peut être fondée que sur des individus dont les droits sont égaux et qui élaborent ensemble les lois auxquelles ils se soumettent, générant en vertu même de cette procédure leur souveraineté. Reste à savoir comment articuler ces individus (et leurs droits singuliers) au corps collectif et politique (la souveraineté et la volonté générale) qu’ils construisent pour agir en toute autonomie : tel est le paradoxe souveraineté-droits de l’homme qu’il s’agit de surmonter.
13Habermas élabore [20] des idéaux-types de la démocratie pour rendre compte de la pertinence du modèle délibératif qui fonde la co-originarité de la souveraineté et des droits de l’homme, alors que le modèle républicain inféode les droits à la souveraineté là où le modèle libéral inféode la souveraineté aux droits. En effet, l’analyse de Habermas soutient et montre que dans la tradition républicaine, le principe de la souveraineté populaire prime, et s’impose notamment contre la souveraineté monarchique lors de la Révolution Française. Le collectif l’emporte sur l’individuel et permet d’asseoir l’État-nation comme expression collective du peuple en vertu du modèle rousseauiste par lequel on retrouve une valorisation de la liberté des anciens. Dans la tradition libérale, le principe de la liberté individuelle prime et institue l’État de droit, garant de la liberté des modernes. Habermas les renvoie dos à dos : « Au pathos républicain de la nation de citoyens qui s’autodétermine se substitue ici le pathos de la réalisation de soi de l’individu qui poursuit son projet de vie sans obstacle » [21]. La troisième tradition insiste, à partir de Kant notamment, sur le droit à la liberté d’expression dans un « espace public délibératif » [22] et met en évidence qu’« on préfère à la recherche collective d’un accord du peuple avec lui-même, ou à l’addition des préférences individuelles exprimées par chacun des membres de la société, apporter des solutions communes élaborées en coopération aux problèmes qui se posent » [23]. À tel point que « sous la désignation de politique délibérative, l’attente de la raison se porte sur les propriétés formelles du processus démocratique » : la constitution prend alors un « sens procédural » [24]. Et « les principes de la constitution sont inhérents au concept même de l’autodétermination démocratique » [25].
14Habermas prétend dépasser dialectiquement le paradoxe qui oppose la souveraineté populaire et les droits de l’homme libéraux dans ce paradigme délibératif qui rend compte du processus démocratique lui-même. Comme il le disait déjà dans son article sur « la souveraineté du peuple comme procédure » : « L’ingéniosité de cette réflexion tient au fait qu’elle réunit la raison pratique et la volonté souveraine, les droits de l’homme et la démocratie » [26]. C’est un processus réciproque d’octroi de droits qui rend un peuple souverain, processus qui met au jour la co-originarité de la souveraineté et des droits de l’homme : ils se présupposent et s’impliquent réciproquement. L’individu n’est pas souverain (comme chez Mill par exemple) en tant que tel et par lui-même, ce sont les autres qui permettent ma liberté et moi la leur. L’expérience de pensée, fictive, de l’assemblée constituante permet en outre à Habermas de mettre en évidence la nécessité de la transnationalisation de la démocratie.
L’Union européenne comme entité politique commune transnationale : le réquisit de la souveraineté partagée et l’effort d’abstraction de la solidarité civique
15Transnationaliser la démocratie demande du courage, le courage de projeter l’Europe sur le plan cosmopolitique, soit penser l’intrication des citoyennetés nationales, européennes et mondiales, comme Habermas l’exigeait déjà en 1998 dans « La constellation postnationale et l’avenir de la démocratie » : « Les partis politiques qui se croient capables de quelque action créatrice doivent faire preuve du courage de regarder l’avenir en face sous d’autres aspects encore. Il leur faut, en effet, anticiper les marges d’action de l’Europe, et ce dans le cadre national, le seul dans lequel ils puissent aujourd’hui agir. Il leur faut créer cet espace européen de façon programmatique, en poursuivant un double but : créer une Europe sociale, et faire en sorte qu’elle jette tout son poids dans la balance du cosmopolitisme » [27]. Et quand il se demandait, en réponse à Dieter Grimm, à la même époque, si l’Europe a besoin, et pourquoi, d’une constitution, il répondait que « la conception éthico-politique que les citoyens d’une communauté démocratique ont d’eux-mêmes n’apparaît pas comme une priorité historico-culturelle permettant la formation de la volonté démocratique, mais comme une grandeur mouvante dans un processus circulaire qui ne se met réellement en mouvement que grâce à l’institutionnalisation juridique d’une communication entre citoyens. Dans l’Europe moderne, c’est de cette manière précisément que se sont formées les identités nationales. On peut donc s’attendre à ce que les institutions politiques qui seraient créées par une Constitution européenne aient un effet d’induction » [28]. Se basant sur cet effet d’induction il a soutenu, pour des raisons démocratiques, le projet de Constitution pour l’Europe en 2005, en dépit de toutes les faiblesses et de tous les problèmes posés alors par ce texte. C’est en intervenant depuis l’Allemagne, dans une geste européenne, qu’il a donné chair au patriotisme constitutionnel en exposant les raisons de son soutien à un « oui » français et en rappelant les conditions « pour que les citoyens puissent accroître la solidarité civique par-delà les frontières des États en poursuivant un but d’inclusion mutuelle » [29].
16La solidarité entre citoyens – condition de la démocratie au même titre que la liberté et l’égalité – s’est d’abord construite dans l’État-nation mais elle n’y est pas enfermée ; la conscience postnationale doit permettre une solidarité à l’échelle européenne, puis mondiale :
17Lors du processus de formation de la conscience postnationale, l’accent s’est déplacé de façon significative : on observe un changement spécifique dans la façon dont l’État et la Constitution sont investis affectivement. [...] Comme l’identification avec l’État laisse place à une orientation en fonction de la constitution, les principes constitutionnels universalistes priment pour ainsi dire sur les contextes propres à l’histoire nationale de chaque État [30]. À tel point qu’il soutenait en 1995 explicitement l’idée que « le premier exemple de démocratie au-delà de l’État-nation qui s’offre à nous est naturellement celui de l’Union européenne. Certes, la création d’unités politiques plus grandes ne change toujours rien au mode de concurrence entre les lieux de production, autrement dit, n’empêche pas en tant que tel le primat de l’intégration par le marché. La politique ne pourra, de fait, complètement “rattraper” son retard par rapport aux marchés mondialisés que si l’on parvient, à plus long terme, à créer l’infrastructure viable d’une politique intérieure mondiale [que je préciserai plus bas avec Habermas] qui ne soit pas, pour autant, dissociée des processus de légitimation démocratique » [31]. En appeler à une « politique intérieure mondiale » c’était déjà alors pour Habermas poser les bases de ce qui allait devenir son cosmopolitisme démocratique à l’échelle de la cité-monde.
18À ce stade de notre réflexion, en Europe, cela passe d’abord par un élargissement des bases de la solidarité, qui doit être partagée entre les citoyens européens : « pour que puisse exister, à l’échelle européenne, une formation démocratique de la volonté capable de porter et de légitimer des politiques de redistribution positives et coordonnées, il faut sans conteste que soit aussi élargie la base de solidarité. La solidarité civique, jusqu’ici limitée à l’État-nation, devrait s’étendre à tous les citoyens de l’Union, de telle sorte que Suédois et Portugais, par exemple, se sentent responsables les uns des autres » [32]. Cette idée qui a donc plus de vingt ans sous sa plume, qui n’a pas attendu la solidarité exigée par lui entre les Allemands et les Grecs ces dernières années, est au cœur de l’autre idée constitutive de la transnationalisation de la démocratie, à savoir le partage de la souveraineté.
19En effet, tout citoyen en Europe doit psychologiquement, moralement et politiquement pouvoir, selon une expérience de pensée digne de la position originelle de Rawls, se penser comme citoyen de son État, membre d’un peuple étatique constitué par un contrat social effectif, et comme citoyen d’une entité politique supranationale nouvelle et commune, en phase de constitution, ici l’Union européenne. Tel est le cœur de sa réflexion dans La constitution de l’Europe où il montre « pourquoi l’Europe est aujourd’hui plus que jamais un projet constitutionnel » [33]. Pour soutenir un tel projet il ouvre sa réflexion par une observation : « Observons l’Union européenne telle qu’elle est et imaginons qu’elle ait été créée pour de bonnes raisons par deux sujets constituants à égalité de droits – les citoyens et les peuples politiques d’Europe –, nous y discernons alors l’architectonique d’une entité politique commune, supra-étatique et en même temps démocratique » [34]. L’exigence démocratique de légitimité permet d’en appeler aux deux âmes du citoyen tant contre une Europe vouée aux seules règles du marché libre garanties par un pouvoir exécutif fort à Bruxelles (la Commission et le Conseil), que contre la tentation du repli souverainiste. Habermas défend l’idée d’Europe comme seule possibilité pour les citoyens d’exprimer démocratiquement leur volonté là où la structure étatique ne peut plus y suffire dans un monde où le règne de la communication et des échanges marchands ne connaît plus de frontières – l’optimisation fiscale pratiquée notamment par les multinationales en est le dernier et criant rappel. Renforcer le Parlement européen, élaborer un espace public européen, rendre possible des débats politiques de nature européenne assortis de véritables élections européennes (par exemple avec des listes européennes, les citoyens votant tous le même jour en Europe et étant informés par des organes de presse communs), telles sont quelques-unes des idées-forces de la transnationalisation de la démocratie.
20Cela implique de réfléchir au fait que s’« il existe bien un lien conceptuel entre souveraineté du peuple et souveraineté étatique », il reste que « face à une complexification croissante et politiquement non régulée de la société mondiale – complexification qui impose des restrictions systémiques à la latitude d’action des États nationaux –, il y va du sens normatif de la démocratie elle-même que les capacités politiques d’action puissent être étendues au-delà des frontières nationales » [35].
21C’est l’aiguillon démocratique qui a permis à Habermas d’en prendre petit à petit conscience et d’en prendre la responsabilité, d’abord face à l’échec d’une réunification démocratique de l’Allemagne au début des années 1990, ensuite face à l’« érosion lente mais progressive de l’État-providence » [36], et enfin face à la crise de 2008 signant l’échec de l’intégration politique d’une Europe qu’il faut pourtant sauver. Car la sauver c’est la démocratiser et c’est l’européiser en même temps. À tel point que pour « européiser » l’Europe reste à la démocratiser, soit faire droit au droit à la démocratie là où la structure institutionnelle de l’État de droit ne suffit plus, là où le régime normatif de l’État de droit en appelle à son propre dépassement. L’Europe n’étant ni une fédération, ni une confédération, il s’agit d’inventer autre chose, et ce contre le fédéralisme postdémocratique de l’exécutif que le Conseil incarne jusqu’à la catastrophe juridique. Habermas cherche ce qu’il appelle un Gemeinwesen démocratique : non pas une communauté mais une entité politique-publique commune.
22Lançant dans la presse un appel le 18 juin 2011, il répétait qu’il fallait que la politique européenne « intègre plus fortement les citoyens » car « en se référant à Kant on peut concevoir l’Union européenne comme un pas sur le chemin qui mène à une société mondiale politiquement constituée » [37]. Il ne suffit pas simplement, disait-il en substance, de transférer des compétences de l’État à des instances supranationales, mais de le faire démocratiquement pour qu’elles puissent combler les déficits politiques de l’État de manière légitime et ainsi civiliser l’exercice du pouvoir politique en lui faisant faire un pas de plus dans l’intégration européenne. L’Union européenne se construit alors comme un système à plusieurs niveaux qui prend appui sur la souveraineté des États, laquelle se subordonne à un ordre juridique communautaire qui prend le pas dans certains domaines où les politiques doivent être coordonnées, notamment la politique économique. Il s’agit bel et bien d’un « partage de la souveraineté ».
23Reste que l’optique finale, on l’aura compris, va au-delà de l’Europe :
J’aimerais, dans ce qui va suivre, me placer dans l’optique kantienne d’une constitutionnalisation du droit international – préfigurant pour l’avenir, et bien au-delà du statu quo actuel, un état de droit cosmopolitique ; pour ce faire, je voudrais, partir de l’hypothèse selon laquelle l’Europe représente un pas décisif sur la voie d’une société mondiale politiquement constituée [38].
25Il faut en effet, pour le dire autrement et pour citer un texte plus récent de Habermas, savoir « comment le principe de démocratie, qui n’a été incarné jusqu’à présent que dans les États-nations, pourrait également se voir donner expression dans la forme institutionnelle d’une collectivité supranationale et fédérale » [39].
« La constitutionnalisation du droit international a-t-elle encore une chance ? » Démocratie et cosmopolitisme
26L’exemple de l’Europe a assez mis en évidence que la transnationalisation de la démocratie n’est pas la transposition d’institutions démocratiques étatiques à un niveau supranational. C’est en reprenant et réactualisant le projet cosmopolitique kantien que Habermas le montre le mieux, notamment depuis ses prises de position au lendemain de l’intervention contre-démocratique des États-Unis en Irak en 2003. Transnationaliser la démocratie ce n’est pas l’exporter, la parachuter et vouloir l’imposer hors-sol dans le monde entier ! Aussi, Habermas peut-il souligner en 2007 dans « Constitutionnalisation du droit international et problèmes de légitimation dans une société mondiale dotée d’une constitution » que « les défenseurs d’une constitutionnalisation du droit international doivent à tout le moins, s’ils ne veulent pas se passer complètement de la démocratie, développer des modèles pour un arrangement institutionnel qui garantissent une légitimation démocratique à de nouvelles manières de gouverner dans des espaces sans frontières » [40]. Quels modèles développer pour ne « pas se passer complètement de la démocratie » au-delà de l’État-nation ?
27Comment penser le citoyen du monde ? Que peut être une « politique mondiale sans gouvernement mondial » ? Est-il possible de parler de constitution relativement au droit international lui-même ? Autant de questions qui assument pleinement l’enjeu de la transnationalisation de la démocratie et que l’on retrouve dans le problème posé par Habermas de savoir si « la constitutionnalisation du droit international a encore une chance » – titre du principal essai composant le recueil L’occident divisé [41]. Il y propose de sortir du droit international classique, qui est un droit de la guerre puisqu’il garantit toujours la souveraineté étatique et ses prérogatives, et ce en dépit des réformes liées aux droits de l’homme, imposées par l’histoire du premier xxe siècle. Contre un droit de la puissance étatique, réglementé par des accords, ou désaccords, entre États, il s’agit de penser un droit des citoyens via des institutions supranationales dont les prérogatives concernent uniquement la paix et les droits de l’homme. L’architecture ainsi proposée revient à penser une démocratisation du droit international sous la forme de sa constitutionnalisation, le projet étant pensé ainsi en ouverture du texte :
Avec son projet d’« état cosmopolitique », Kant franchit en effet une étape décisive en dépassant un droit international centré jusque-là uniquement sur les États. Depuis, le droit international [...] s’est [...] progressivement constitutionnalisé suivant la voie initiée par Kant qui mène au droit cosmopolitique ; cette constitutionnalisation a pris une forme institutionnelle à travers des constitutions, des organisations et des procédures internationales. Depuis la fin de l’ordre mondial bipolaire et l’accession des États-Unis au rang de première puissance, une alternative se dessine lorsque l’on entrevoit les perspectives d’évolution d’une constitution cosmopolitique. Le monde encore dominé par les États-nations se trouve bien dans une situation de transition vers une constellation postnationale propre à une société mondialisée [42].
29Pour penser cette transition, Habermas va d’abord libérer « l’idée d’état cosmopolitique du carcan conceptuel que représente la figure concrète d’une république mondiale » [43] ; c’est-à-dire que « le passage d’un droit des peuples à un droit des citoyens du monde ne pourra se poursuivre, comme Kant le pensait dans un premier temps, selon un développement linéaire » [44] et, comme Kant l’avait compris, tout en se fourvoyant, « l’État démocratique fédéral en grand format – la République mondiale – est le mauvais modèle » [45]. Pour autant il s’agit bien de maintenir la formation démocratique de la volonté par-delà l’État-nation, et entre les États : « De la même façon, les lois régissant la communauté internationale ne répondront aux intérêts des États de manière équitable – indépendamment de leur taille, de leur nombre d’habitants, de leur niveau de richesse, de leur puissance politique et économique – que si elles sont l’expression d’une volonté formée au terme de processus inclusifs et par conséquent d’un “accord des volontés” (Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique) » [46].
30La communauté internationale, pour se démocratiser, n’est plus simplement la communauté des États souverains, mais la communauté cosmopolitique des États et des citoyens du monde, en tant que sujets à part entière du droit international [47]. Si Kant avait davantage eu sous les yeux le modèle américain (fédéral) que le modèle français (centralisé) il aurait « pu saisir cette conception d’une souveraineté populaire « partagée » et bien comprendre que les « peuples » d’États indépendants qui limitent leur souveraineté en faveur d’un gouvernement fédéral ne doivent pas forcément renoncer à leur spécificité culturelle ni à leur identité » [48]. C’est ainsi que Habermas injecte déjà l’idée de « souveraineté partagée », avant même de la faire fonctionner à plein, comme on l’a vu, pour penser l’Europe démocratique. Il disait donc en 2004, comme il le dira plus profondément encore de l’Europe ensuite : « il serait conséquent dès aujourd’hui de déclarer que l’organisation mondiale est une communauté d’“États et de citoyens” » [49].
31Reste à savoir quelle forme va prendre cette structuration démocratique de la politique mondiale, et quels en seront les fondements. La structure est à plusieurs niveaux. Le fondement est une redéfinition de la notion de constitution. Et les deux fondements que sont la constitution supranationale et la légitimation démocratique sont co-originaires au même titre que le sont la souveraineté et les droits de l’homme. En effet, lorsque Habermas traite dans la huitième section de son essai de « Constitution supranationale et légitimation démocratique », il présente les choses ainsi :
À la lumière de Kant, on peut se représenter une constitution politique de la société mondiale à partir des structures existant aujourd’hui comme un système décentré à plusieurs niveaux, dépourvu en tant que tout, mais à juste titre, des caractères d’un État. Dans cet ordre d’idée, une réforme appropriée de l’organisation mondiale pourrait permettre, au niveau supranational, que les fonctions vitales [...] du maintien de la paix et de la mise en œuvre d’une politique des droits de l’homme, s’accomplissent de manière efficace et non sélective sans avoir à recourir à la forme étatique d’une république mondiale. Les acteurs globaux les plus importants pourraient à un niveau intermédiaire, au niveau transnational, travailler, dans le cadre de conférences permanentes et de systèmes de négociation, sur les problèmes difficiles d’une politique intérieure mondiale [50].
33La question de la paix et des droits de l’homme relevant du strict niveau supranational, les politiques commerciales ou écologiques mondiales relèvent du niveau transnational. C’est ainsi que la démocratie internationale hiérarchiserait les problèmes pour les structurer et les traiter au niveau adéquat.
34Si bien que le niveau national étatique y est intégré lui aussi puisque « la constitutionnalisation du droit international, désétatisée et pourtant capable de contraindre l’autorité des États, ne satisfera les conditions de légitimation d’un “état cosmopolitique” que si elle est, tant au niveau de l’ONU qu’au niveau des systèmes de négociations transnationaux, indirectement couverte par des procédures de formation démocratique de l’opinion et de la volonté, procédures qui ne peuvent être pleinement institutionnalisées que dans des États constitutionnels – quelle que soit d’ailleurs la complexité de ces États fédéralement établis à la dimension d’un continent. La faible constitutionnalisation désétatisée demeure redevable de l’apport de légitimation venant des ordres constitutionnels centralisés des États » [51]. Il ne s’agit nullement de transnationaliser la démocratie pour vider les États de leur réalité politique, au contraire, comme il le dit dans l’autre texte cité, celui de 2007 : « Dans ce contexte, il importe avant tout que ces États-nations, par-delà leurs différences multiples, demeurent la source la plus importante de légitimation démocratique d’une société mondiale constitutionnalisée » [52].
35Ce qui va permettre selon Habermas de rendre possible une telle société démocratique mondiale, soit cette « société cosmopolitique », c’est la formation globale de l’opinion. Cette dernière est possible car, dans cette perspective idéal-normative,
heureusement, le seuil qu’il faut franchir pour remplir ces exigences fonctionnelles, n’est pas inatteignable. Si la communauté internationale s’en tient aux fonctions de garantie de la paix et de protection des droits de l’homme, alors la solidarité des citoyens du monde n’a pas besoin, contrairement à la solidarité des citoyens dans un État, de s’appuyer sur les fortes évaluations éthiques et sur les pratiques d’une culture politique et d’une forme de vie commune. Il suffit que l’indignation morale soit éprouvée de la même façon quand il s’agit de violations massives des droits de l’homme et d’atteintes évidentes à l’interdit de l’agression militaire. Pour produire l’intégration dans une communauté de citoyens du monde, il suffit que la perception d’actes qui relèvent de la criminalité de masse produise au niveau des sentiments des réactions négatives communes.
37C’est ainsi en effet que :
Les devoirs négatifs univoques d’une morale déontologique universaliste – le devoir de renoncer aux guerres d’agression et aux crimes contre l’humanité – constituent au bout du compte aussi le critère pour énoncer le droit dans les tribunaux internationaux et pour prendre des décisions politiques dans l’organisation mondiale. Cette base à partir de laquelle juger, ancrée dans des dispositions culturelles communes, est mince mais suffisamment solide. Elle suffit fondamentalement pour relier entre elles les prises de position normatives du programme de la communauté des États et elle confère une force de légitimation aux réactions médiatiquement renforcées d’une opinion publique mondiale sans cesse sollicitée ponctuellement [53].
39À partir de là on peut conclure avec lui que « la possibilité conceptuelle d’un système politique à plusieurs niveaux, qui au total ne prendrait pas la forme d’un État mais qui, au niveau supranational, garantirait la paix et les droits de l’homme sans disposer d’un gouvernement mondial monopolisant l’autorité, et au niveau transnational pourrait traiter les problèmes d’une politique intérieure mondiale, n’est pas pure spéculation » [54]. Sans oublier que « compte tenu du déficit démocratique qui subsiste même dans le cas exemplaire de l’Union européenne, cette prolongation de la chaîne de légitimation des procédures démocratiques au-delà des frontières nationales est déjà un défi dont l’exigence paraît immense » [55].
40L’exigence étant celle d’une solidarité cosmopolitique qu’il appelait déjà de ses vœux dans Après l’État-nation : « La solidarité civique née dans le cadre national plonge ses racines dans une identité collective chaque fois particulière, tandis que la solidarité cosmopolitique doit s’appuyer sur le seul universalisme moral traduit par les droits de l’homme » [56]. Tel est bien, à notre sens, l’horizon de la thèse radicale-démocratique. Horizon formulé ainsi en 1993 dans la Déclaration et le programme d’action de la Conférence mondiale de Vienne sur les droits de l’homme en son article 8 : « La communauté internationale devrait s’employer à renforcer et promouvoir la démocratie, le développement et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans le monde entier ».
Notes
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[1]
J. S. Fishkin, J. Mansbridge, Introduction à Daedalus – Journal of the American Academy of Arts & Sciences, vol. 146, n° 3 : The Prospects & Limits of Deliberative Democracy, 2017, p. 7 : « Based on greater deliberation among the public and its representatives, deliberative democracy has the potential, at least in theory, to respond to today’s current challenges ».
-
[2]
L. Diamond, « Facing Up to Democratic Recession », Journal of Democracy, vol. 26, n°1, 2015, p. 141-155.
-
[3]
J. Habermas, « Zur Prinzipienkonkurrenz von Bürgergleichheit und Staatengleichheit im supranationalen Gemeinwesen. Eine Notiz aus Anlass der Frage nach der Legitimität der ungleichen Repräsentation der Bürger im Europäischen Parlament », Der Staat, vol. 53, n° 2, 2014, p. 185 ; « Sur la concurrence entre le principe d’égalité des citoyens et le principe d’égalité entre États dans une entité politique commune supranationale. Une note destinée à répondre à la question de la légitimité de l’inégale représentation des citoyens au Parlement européen » dans J. Habermas, Parcours, t. II, trad. fr. F. Joly, Paris, Gallimard, 2018, chap. xviii, p. 496.
-
[4]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2012, p. 76.
-
[5]
J. Habermas, Die postnationale Konstellation. Politische Essays, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1998 ; Après l’État-nation, une nouvelle constellation politique, trad. fr. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 2000.
-
[6]
L’usage du préfixe post n’est pas à comprendre en parallèle de la perspective postmoderne, qui n’est résolument pas celle de Habermas, qui défend la modernité et critique la postdémocratie. Il faut comprendre le préfixe post en parallèle des stades de la conscience morale chez Lawrence Kohlberg, où le stade post-conventionnel est celui qui ouvre à des principes, soit à une dimension formelle et universelle. Habermas a discuté ces stades notamment dans « Conscience morale et activité communicationnelle » dans Morale et Communication, trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Le Cerf, 1986, p. 131-204.
-
[7]
Pour paraphraser le titre de son célèbre article : J. Habermas, « Die Moderne – ein unvollendetes Projekt », Die Zeit, 19 septembre 1980 ; « La modernité, un projet inachevé », trad. fr. G. Raulet, Critique, t. 37, n°413, 1981, p. 950- 969.
-
[8]
D’où la thématique de la postdémocratie, voir C. Crouch, Post-démocratie, trad. fr. Y. Coleman, Zürich, Diaphanes, 2013. Voir également A. Insel, « La postdémocratie – Entre gouvernance et caudillisme », Revue du MAUSS, Paris, La Découverte, 2005, vol. 2 n° 26, p. 121 à 136 ; L.-A. Serrut, « Une nouvelle catégorie politique dans les États de l’est de l’Union européenne », Cités, Paris, P.U.F., 2017, vol. 2, n° 70, p. 135-160. Ce dernier citant (p. 153) ce passage de l’article d’A. Insel qui permet d’esquisser les dangers et les deux variantes de ladite postdémocratie : « À côté de la post-démocratie technocratique a émergé une post-démocratie autoritariste comme celle de Chavez au Venezuela, d’Orbán en Hongrie ou d’Erdogan en Turquie : ce sont des dirigeants élus et bien élus, mais une fois l’élection passée, ils considèrent que le peuple ne fait qu’un avec eux, qu’il les habite. L’ennemi pour eux, c’est la séparation des pouvoirs. À l’autoritarisme soft des technocrates répond l’autoritarisme plus sanglant d’un Erdogan ».
-
[9]
J. Habermas, « Für eine demokratische Polarisierung – Wie man dem Rechtspopulismus den Boden entzieht », Blätter für deutsche und internationale Politik, novembre 2016, p. 35-42.
-
[10]
Voir l’article 21 de la Loi fondamentale allemande : les partis doivent « contribuer à la formation de la volonté politique du peuple ». Habermas accorde une importance capitale à cette question de « la formation de la volonté politique » qui est au cœur de la définition de la démocratie, et il se réfère à cet article pour dénoncer également l’idée de la postvérité, écrivant contre la post-truth democracy en rappelant que « l’opinion des gens reflétée par les sondages est autre chose que la volonté des citoyens formée dans la délibération démocratique. » (J. Habermas, La constitution de l’Europe, op. cit., p. 49 et 59).
-
[11]
J. Habermas, « Warum der Ausbau der Europäischen Union zu einer supranationalen Demokratie nötig, und, wie er möglich ist. », Leviathan, vol. 42, n°4, 2014, p. 524-538, en français dans Dialogues avec Jürgen Habermas, I. Aubert et J.-F. Kervégan (dir.), Paris, CNRS Éditions, 2018, p. 29-44..
-
[12]
Habermas J., Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. fr. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1997.
-
[13]
C. Colliot-Thélène, « Philosophie politique : pouvoir et démocratie » dans J.-F. Pradeau (dir.), Histoire de la philosophie, Paris, Seuil, 2009, p. 662. Elle repose le défi, autrement, dans son livre plus récent : C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, P.U.F., 2012, p. 14 : « Il faut repenser la citoyenneté car les destinataires des revendications de droits ne sont plus seulement les États. Est-il possible d’inventer une citoyenneté non nationale sans sacrifier pour autant cette forme spécifique de subjectivité politique dont le noyau est le sujet de droit ? ».
-
[14]
J. Habermas, « Volkssouveränität als Verfahren ». Conférence prononcée dans le cadre du colloque de décembre 1988 organisé par le Forum de philosophie de Bad Homburg et consacré aux « idées de 1789 », trad. fr. C. Bouchindhomme dans J. Habermas, « La souveraineté du peuple comme procédure », Parcours, t. I, Paris, Gallimard, 2018, p. 479.
-
[15]
Ibid., p. 475.
-
[16]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, op. cit., p. 78, je souligne.
-
[17]
J. Habermas, « Signification de la pragmatique universelle » [1976] dans Logique des sciences sociales et autres essais, trad. fr. R. Rochlitz, Paris, P.U.F., 1987, p. 331. Voir également J. Habermas, Morale et communication [1983], trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Le Cerf, 1986, 3, II, p. 79.
-
[18]
J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit., p. 485.
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[19]
C. Crouch, Post-démocratie, op. cit., p. 106.
-
[20]
À plusieurs reprises, mais notamment dans cet article synthétique : J. Habermas, « Trois versions de la démocratie libérale », trad. fr. C. Bouchindhomme, Le Débat, 2003/3, n° 125, p. 122-131.
-
[21]
Ibid., p. 125.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid., p. 126.
-
[24]
Ibid., p. 128.
-
[25]
Ibid., p. 129.
-
[26]
J. Habermas, « La souveraineté du peuple comme procédure », op. cit., p. 477.
-
[27]
J. Habermas, Après l’État-nation, op. cit., p. 124.
-
[28]
« L’Europe a-t-elle besoin d’une constitution ? À propos de Dieter Grimm » [1995] dans L’Intégration républicaine. Essais de théorie politique, trad. fr. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1998, p. 157.
-
[29]
« Européens, encore un effort » (25 mai 2005) dans Sur l’Europe, trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Bayard, 2006, p. 33.
-
[30]
Ibid., p. 37-38.
-
[31]
« Euroscepticisme, Europe du marché ou Europe (cosmo) politique ? » [1999] dans Une Époque de transitions. Écrits politiques 1998-2003, trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2005, p. 140-141.
-
[32]
Ibid., p. 147.
-
[33]
J. Habermas, La Constitution de l’Europe, op. cit., p. 67.
-
[34]
Ibid., p. 16.
-
[35]
Ibid., p. 79.
-
[36]
Thème cher à Habermas que l’on retrouve ainsi formulé dans une étude récente et stimulante sur l’état politique de l’Union européenne : M. Aglietta et N. Leron, La double démocratie. Une Europe politique pour la croissance, Paris, Seuil, 2017, p. 54.
-
[37]
J. Habermas, « Europa am Scheideweg », Handelsblatt, 18 juin 2011.
-
[38]
La Constitution de l’Europe, op. cit.
-
[39]
« Zur Prinzipienkonkurrenz… », op. cit., p. 175. En français : « Sur la concurrence entre le principe d’égalité… », op. cit., p. 472.
-
[40]
J. Habermas, Parcours, t. II, op. cit., p. 145.
-
[41]
J. Habermas, « Hat die Konstitutionalisierung des Völkerrechts noch eine Chance ? » [2004] in Der gespaltene Westen, Kl. Pol. Schriften X, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 2004, IV, chap. 8, p. 113-193 ; « La constitutionnalisation du droit international a-t-elle encore une chance ? » dans J. Habermas, Parcours, t. II, op. cit., chap. ii, trad. fr. V. Pratt, p. 31-116.
-
[42]
J. Habermas, « La constitutionnalisation du droit international a-t-elle encore une chance ? », op. cit., p. 31-32.
-
[43]
Ibid., p. 34.
-
[44]
Ibid., p. 49.
-
[45]
Ibid., p. 51-52.
-
[46]
Ibid., p. 39.
-
[47]
Pour comprendre les processus qui ont fait de l’individu un sujet du droit international, je me permets de renvoyer à V. Pratt, Nuremberg, les droits de l’homme, le cosmopolitisme. Pour une philosophie du droit international, Lormont, Le Bord de l’eau, 2018.
-
[48]
Ibid., p. 45.
-
[49]
Ibid., p. 52.
-
[50]
Ibid., p. 53-54.
-
[51]
Ibid., p. 59.
-
[52]
J. Habermas, « Constitutionnalisation du droit international… » dans Parcours, t. II, op. cit., p. 150.
-
[53]
J. Habermas, « La constitutionnalisation du droit international a-t-elle encore une chance ? », op. cit., p. 61-62.
-
[54]
Ibid., p. 63.
-
[55]
J. Habermas, « Constitutionnalisation du droit international… » dans Parcours, t. II, op. cit., p. 161.
-
[56]
J. Habermas, Après l’État-nation, op. cit., p. 118.