Couverture de CAPH1_159

Article de revue

Aspects du temps dans l’antiquité

Pages 95 à 110

Notes

  • [1]
    Conférence prononcée le 3 octobre 2019 à l’occasion des Rencontres philosophiques de Langres.
  • [2]
    Faut-il insister sur le fait que, en bonne mythologie, l’intellect, qui a nom Ouranos (le ciel), se vit cruellement dépouillé de ses organes reproducteurs ? En quoi il faut voir l’exigence proprement assignée à l’intellect, de ne point se mélanger et de demeurer en lui-même, en son infertilité, autrement dit de ne jamais donner existence à un monde. On mesure la transgression accomplie par le Démiurge du Timée ! et on comprend la jubilation qu’il ressent à rendre réel le rationnel ! ce que Hegel appellera la scission est conjuré, un interdit séculaire vole en éclats !
  • [3]
    Voir Psyché, par exemple chap. XIII, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 525.
  • [4]
    Ces mêmes animaux dont le prisonnier voit l’ombre se dessiner sur les murs de la caverne (cf. République, VII).
  • [5]
    La Légende des siècles, XXVIII, « Abîme, Le Zodiaque », vers 167-168.
  • [6]
    Fragment B. 52.
  • [7]
    Cf. Épicure, Lettre à Hérodote, § 72-73.
  • [8]
    Physique, livre Δ.
  • [9]
    De la création de l’âme dans le Timée, 1015 e.
  • [10]
    Ennéades, III, 7, et Confessions, Livre XI.
  • [11]
    Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, édition critique, trad. fr., notes et annexes B. Bakhouche, Paris, Vrin, 2011, p. 355.
  • [12]
    Augustin, Les Confessions, Livre XI, chap. xiv, 17 : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore ».
  • [13]
    La Cité de Dieu (Livre XII, chap. 20).
  • [14]
    Et de nombreux auteurs se chargeront de rappeler que croix, en grec (stauros), est proche de limite (horos) : or la limite est ce qui, dans le mélange de l’Un et de l’Infini permet une association stable, comme le rappelle Platon dans le Philèbe.
  • [15]
    Apologie, I, 60.
  • [16]
    Nombres, chap. xxi. C’est l’invention du caducée.
  • [17]
    Contre les Hérésies, Livres III, IV et V.
  • [18]
    Contre Marcion, III, 16 : « Hanc [Josué/Jésus] dicimus figuram futuri fuisse ».
  • [19]
    Voir Figura, trad. fr. D. Meur, Paris, Éditions Macula, 2017.
  • [20]
    Aurore, § 84 : « Mais, en fin de compte, que peut-on attendre des effets d’une religion qui, pendant les siècles de sa fondation, a exécuté cette extraordinaire farce philologique autour de l’Ancien Testament ? Je veux dire la tentative d’enlever l’Ancien Testament aux juifs avec l’affirmation qu’il ne contenait que des doctrines chrétiennes et qu’il ne devait appartenir qu’aux chrétiens, le véritable peuple d’Israël, tandis que les juifs n’avaient fait que se l’arroger. Il y eut alors une rage d’interprétation et de substitution qui ne pouvait certainement pas s’allier à la bonne conscience ; quelles que fussent les protestations des juifs, partout, dans l’Ancien Testament, il devait être question du Christ, et rien que du Christ, partout notamment de sa croix, et tous les passages où il était question de bois, de verge, d’échelle, de rameau, d’arbre, de roseau, de bâton ne pouvaient être que des prophéties relatives aux bois de la croix : même l’érection de la licorne et du serpent d’airain, Moïse lui-même avec les bras étendus pour la prière, et les lances où rôtissait l’agneau pascal, – tout cela n’était que des allusions et, en quelque sorte, des préludes de la croix ! Ceux qui prétendaient ces choses, les ont-ils jamais crues ? L’Église n’a même pas reculé devant des interpolations dans le texte de la version des Septantes (par exemple au psaume 96, verset 10), pour donner après coup au passage frauduleusement introduit le sens d’une prophétie chrétienne. », trad. fr. H. Albert, Paris, Mercure de France, 1901.
  • [21]
    Cf. la thèse de Hans Jonas, La Gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive.
  • [22]
    Voir le livre de Simone Pétrement, Le Dieu séparé : les origines du gnosticisme, Paris, Le Cerf, 1984.
  • [23]
    Voir ce qu’il écrit sur les Valentiniens. Cf. Contre les Hérésies, I, 17.
  • [24]
    Par cette expression, on désigne la huitième sphère céleste.
  • [25]
    Philosophumena, Livre VI, 55.
  • [26]
    Voir la traduction de B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2018, p. 119 et p. 884.
  • [27]
    Voir les Extraits de Théodote dans Clément d’Alexandrie.
  • [28]
    Hans Jonas, Le phénomène de la vie, (Essai IX, « Gnose, existentialisme et nihilisme »), Wesmael, De Boeck, 1963, p. 236.
  • [29]
    Voir G. W. F. Hegel, Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, Foi et savoir, trad. fr., introduction et notes M. Méry, Paris, Ophrys, 1964.

1Nous voulons mettre en avant, ce soir, la célèbre, mais remarquable, définition du temps donnée par Platon dans l’un de ses derniers dialogues, le Timée. Cette définition, énigmatique en sa beauté, a quelque chose d’exceptionnel. D’abord, naturellement, parce qu’elle permet d’élucider presque entièrement dans l’Antiquité, et probablement pour longtemps, la question du temps. Cela, en faisant apparaître une problématique qui l’articule étroitement, sinon essentiellement, à ce qu’on appelle l’éternité. Et même les définitions qui disjoignent totalement le temps de toute référence à l’éternité, comme celles des épicuriens ou des stoïciens (pour ne pas parler, évidemment, des approches modernes et de la physique contemporaine), et qui supposent, d’une manière ou d’une autre, la non-réalité du temps, même ces définitions se rattachent en fait, serait-ce sur un mode négatif, à la définition platonicienne.

2Ensuite parce qu’elle présente une singulière dimension provocatrice, qui ne cessera, de nous guider.

La définition platonicienne du temps

3Cette définition intervient, dans le récit du Timée, comme la conclusion de deux moments, qu’il faut dire mythologiques, plutôt que théoriques, ne serait-ce que parce que, comme le rappelle Platon, la connaissance de la nature, la physique, se déploie nécessairement dans la forme d’un discours mythique, puisqu’il s’agit de raconter le devenir sensible, précisément comme κόσμος ou nature, d’un en-soi transcendant, désormais traversé par le temps. Toute physique est donc mythologique, et toute mythologie s’accomplit dans le temps. Du moins en sa vérité : comme dit le poète, le temps scintille et le songe est savoir.

4Le premier moment est donc la fabrication de l’âme du monde (35a), le second (36d) étant la position du corps du monde.

L’âme du monde

5L’âme du monde est un mélange soigneusement intriqué et précisément dosé de Même et d’Autre, auquel l’ouvrier fabricateur donne la figure de deux cercles qu’il croise en chiasme, donc comme la lettre χ. Ainsi sont donnés l’équateur céleste (qui correspond au mouvement diurne de la sphère des fixes) et l’écliptique (qui correspond au mouvement annuel du Soleil), formant, comme on peut l’observer dans le ciel, un angle de 23° et quelques, définissant ce qu’on appelle la bande zodiacale, avec ses constellations animales. C’est à partir de ce moment, si l’on peut déjà prendre en compte la temporalité du récit, que l’âme du monde va prendre corps.

6

Or, toute cette composition, le dieu la coupa en deux dans le sens de la longueur, et ayant croisé les deux moitiés l’une sur l’autre, en faisant coïncider leurs milieux, comme un Chi, il les courba pour les joindre en cercle, unissant entre elles les extrémités de chacune, au point opposé à leur intersection. Il les enveloppa du mouvement uniforme qui tourne dans le même lieu, et, des deux cercles, il fit l’un extérieur, l’autre intérieur.
[...] Ainsi l’Âme, étendue dans toutes les directions, depuis le milieu jusqu’aux extrémités du ciel, l’enveloppant en cercle du dehors, et tournant en cercle sur elle-même en elle-même, commença d’un commencement divin, sa vie inextinguible et raisonnable, pour toute la durée des temps. Et ainsi naquirent, d’une part le corps visible du Ciel, et de l’autre, invisible, mais participant au calcul et à l’harmonie, l’Âme la plus belle des réalités engendrées par le meilleur des êtres intelligibles qui sont éternellement. (35a-37a)

7Voilà qui appelle quelques remarques, au sujet du travail de ce démiurge artisan et de son œuvre.

8Il faut noter, en particulier si on compare cet ouvrier au menuisier fabricateur de lits du livre X de la République, que celui-ci est fort heureux, talentueux et même génial, parfaitement et légitimement satisfait de son travail, alors que celui de la République, sans être exactement un tâcheron, était finalement tenu pour un contrefacteur qui dégradait son modèle en le copiant. Même si ce n’est pas encore celui du peintre, le lit produit par le menuisier nous éloigne déjà irrémédiablement du lit idéal, alors que le monde produit par l’artisan du Timée, semble ne mériter que des éloges et semble parfaitement digne de son modèle. Il vit en tout cas son travail de fabrication avec un bonheur proprement jubilatoire.

9Notons aussi que fabriquer (ce qui est l’opération de l’artisan, et ne doit pas être confondu avec créer, sauf abus de langage) consiste à composer des mélanges, et en l’occurrence à unir l’idéel et le sensible, la forme et la matière, l’ordre et le chaos. Et toujours, donc, à faire passer l’invisible dans le visible, ce qui ne va pas de soi. Revenons à la charge : c’est l’occasion de voir ce que cette réussite a de prodigieux, qui est justement de conjurer la dégradation qui affectait l’œuvre du menuisier de la République. Le génie de ce démiurge est précisément de faire que son œuvre, loin de nous éloigner de l’Idée, en soit de part en part pénétrée, et nous la fasse voir en tout son éclat. D’où ce coup de génie de fabriquer non pas n’importe quel artéfact, mais bel et bien une âme, à savoir une réalité capable d’animer ce à quoi elle se mélange, de donner la vie à la copie du vivant.

L’orientation vers le sensible

10Nous sommes donc en présence d’une quasi subversion de la vulgate platonicienne ; certes, si notre regard doit demeurer rivé aux Idées, il est désormais tenu de les chercher au cœur du sensible, de les identifier dans le mouvement même d’une matière chaotique. Le Timée, avec son grand mythe, est littéralement, un acheminement vers le sensible.

11Acheminement vers le sensible d’abord, dans le mouvement même qui produit conjointement une connaissance de la nature, une physique, et un mythe : c’est-à-dire une présentation elle-même sensible ou imagée, étalée dans la multiplicité, des premiers principes invisibles de toutes choses, des premiers intelligibilia, de l’Un.

12Mais cette réorientation du regard et du questionnement ne comporte pas seulement la remise en question de l’aspiration platonicienne à se transporter vers le monde des idées, à poursuivre, sur les ailes de l’âme, une dialectique ascendante, elle nous rappelle aussi, en nous reconduisant à la réalité matérielle et sensible, que la production même du monde, comme mise en ordre du chaos, relève d’une transgression majeure, celle par laquelle l’intelligible lui-même s’est fait monde [2].

13Et telle est la fonction du temps, présente au cœur du travail du Démiurge, dans la mesure où elle permet la pénétration de l’intelligible dans le sensible, dans la mesure où elle oriente l’âme vers la réalité corporelle et sensible (à l’inverse du mouvement classiquement reçu d’aller vers les hauteurs de l’intelligible, ainsi que le rappelle Erwin Rohde [3]).

Fonction du temps

14Dans ce mouvement, le rôle du temps est essentiel, non seulement pour assurer le passage de l’être éternel à l’être en devenir, mais pour rendre intelligible, autant que possible, l’entr’expression du visible et de l’invisible.

15

Or quand le Père qui l’avait engendré comprit qu’il se mouvait et vivait, ce Monde, image née des Dieux éternels, il se réjouit et, dans sa joie, il réfléchit aux moyens de le rendre plus semblable encore à son modèle. Et de même que ce modèle se trouve être un Vivant éternel, il s’efforça dans la mesure de son pouvoir, de rendre éternel ce tout lui-même également. Or, c’est la substance du Vivant-modèle qui trouvait être éternelle, nous l’avons vu, et cette éternité, l’adapter entièrement à un Monde engendré, c’était impossible. C’est pourquoi son auteur s’est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l’éternité, et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l’éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. (37b-e)

16En son principe, la fabrication du monde se traduit donc lumineusement, dans l’apparition même du visible, avec le ciel étoilé, et, par le même mouvement, dans le devenir visible de l’intelligible sous la forme de l’ordre qui s’empare du chaos, de la sphère des fixes entraînant avec le zodiaque la succession de tous ces animaux qui gravissent le ciel, au gré des diverses saisons [4]. Citons Victor Hugo :

17

Et je suis le rouage énorme d’où descend
L’ordre invisible au fond du gouffre éblouissant [5].

18Dans ce transport, tout signale l’amour du sensible. L’entreprise de donner un corps à une idée, ce geste accompli par l’artisan divin de fabriquer le κόσμος resplendissent par leur mouvement, leur lumière, leur débordement de joie et de sensualité, l’orientation théorique du technicien aux yeux fixés sur les Idées se déploie en une orientation technique. Mais il manque encore quelque chose : si le monde sensible ressemble en effet à son modèle, il lui manque néanmoins l’éternité.

19Et c’est de cette problématique que surgit le temps, car il faut « fabriquer une certaine imitation mobile de l’éternité », et donc faire « de l’éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps ». Il est clair que parler ici d’image a un sens particulièrement fort : une telle image n’éloigne pas de son modèle, elle l’exprime et y conduit.

20C’est à cela que sert le temps : à imiter l’éternité dans le devenir, en le faisant durer. D’où l’importance d’une approche du temps qui ne le disjoigne pas de l’éternité et lui donne, par là, sa consistance ontologique. Le temps articule le devenir à l’être immuable, et il a le pouvoir organisateur de donner à son écoulement le rythme du nombre. Voilà donc une définition du temps qui, d’un côté, s’affranchit de l’imprévisibilité héraclitéenne (« Enfant qui joue aux dés » [6]), et de l’autre, de l’inutile abstraction stoïcienne qui refuse toute réalité au temps en le réduisant au présent, considéré comme le seul temps réel. Comme elle ne s’affranchit pas moins de la mise à l’écart épicurienne fait du temps un accident d’accident [7].

21Observons en passant que, bien entendu, la définition aristotélicienne [8] demeure fidèle à la problématique platonicienne. « Nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur » ne veut pas dire que le temps soit une mesure extérieure et abstraite, mais simplement qu’il est l’aspect nombrable du mouvement (pas seulement selon le lieu, toutes les catégories de l’être étant engagées, bien sûr, mais toujours selon l’avant et l’après). Le temps est essentiellement inscrit dans l’être en devenir. Il en résulte plusieurs caractéristiques qui permettent d’en mieux expliquer la définition :

22

  1. Le temps n’est pas une forme vide. Il est la durée des choses, inscrit en elles. Il n’est pas mesure, même si on peut le mesurer.
  2. Il est producteur d’unité : par le devenir, il unifie les mouvements comme les contradictions, il rassemble l’être séparé de lui-même en lui donnant passé, présent et futur. Sans le temps, séparé de ces moments essentiels, l’être en devenir serait incapable d’existence.
  3. Enfin, il est cyclique, car tel est le temps de la génération et de la corruption.

Le temps et l’ordre du monde sensible

23De ces trois caractères on tire la conséquence plus ou moins directe que le temps est rigoureusement et intrinsèquement lié au déploiement du monde du devenir, en tant qu’il est précisément ce qui permet le passage de l’immobilité au mouvement, ou de l’invisible au visible, de l’intelligible au sensible, bref de l’idée au réel. Il est ce qui engendre l’image visible du cercle à partir de son idée invisible, ou, dans l’ordre de la mythologie, ce qui installe dans la chronologie narrative des figures divines les principes premiers de ce qui est. On ne cessera de vérifier que le passage de l’idée à l’image enveloppe une dimension temporelle, homologue à la relation qui articule le devenir à l’être.

24Ainsi, comme forme de la succession, le temps permet la coexistence des existences successives ; il enchaîne le passé, le présent et le futur, et en unifiant les opposés, il fait mêmes dans leur devenir Socrate debout et Socrate assis. Mais cette forme ne rend pas seulement possible la contradiction, une même chose pouvant, sous le rapport du temps, être affectée de prédicats incompatibles ; elle lie aussi la cause et son effet, en rendant visible leur liaison dans le mouvement de se succéder ; comme elle lie encore les pensées, comme les mots du discours, qui ne peuvent se donner et faire ainsi une pensée que dans la succession. Autrement dit, si on se donne la liberté d’user des concepts kantiens, le temps renvoie à un schématisme qui fournit la loi ou la méthode pour faire surgir l’image de son modèle intelligible mais invisible. Divine apparition : le ciel, le monde, sont de l’intelligible devenu visible.

25

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !

26L’Univers, comme le mythe, énonce le concept narrativement. Par suite, ce schématisme porte une loi d’apparition, mais aussi de recouvrement : le sensible fait voir le sens en le recouvrant. L’âme – celle du monde, comme celles des multiples êtres auxquels elle se voue – est pour ainsi dire la forme de toute représentation sensible, elle enveloppe au sein du temps tout ce qui apparaît. Il faudrait approfondir ce schématisme, dans lequel Kant verra un « art caché », pour mieux expliciter ce en quoi le temps est essentiellement imitation de l’éternité.

27Ainsi, on peut observer que la pure et simple intrusion de l’éternité dans le devenir – ce qui serait l’apparition de la géométrie – a pour effet d’immobiliser celui-ci en une éternité sans vie, « consolatrice affreusement laurée ». En revanche, l’irruption des intelligibilia dans le monde sensible, si le temps intervient, aura pour effet de produire un devenir cohérent et de donner au monde son mouvement, ce qui est, avec la mythologie, la fabrication même du monde selon le Timée ; ou, prenant appui sur l’analyse kantienne, l’invention de l’arithmétique, la loi du sens interne, qui additionne les unités dans le temps et produit la synthèse du multiple. C’est cette pensée qui unifie le divers de la sensibilité ; bien sûr, ce n’est pas la création du monde, et ce n’est pas non plus exactement de la mythologie, mais c’est quand même l’apparition du phénomène. Pourquoi ne pas évoquer aussi, moyennant une culture résolue de l’intériorité, non plus le rythme austère du nombre et de l’arithmétique, mais l’apparition de la musique dont Hegel montrera qu’elle n’est rien d’autre que le temps de l’âme individuelle devenue sensibilité vivante, l’arithmétique de l’esprit, Bach, Mozart et Beethoven. On voudrait en cela faire comprendre à quel point le temps est essentiel à la production du monde, autrement dit comment le temps fait de l’ordre une réalisation concrète. Il faudrait faire comprendre, par là même, comment, avec l’invention du temps, l’éternité se retrouve au cœur du sensible, et surgît la vie des images.

28Bref, on doit au temps, et de part en part, la structuration du monde sensible comme d’un devenir organisé. Selon l’exacte définition du Timée, en tant qu’image de l’éternité, le temps est ce qui assure le lien du visible et de l’invisible, et, comme temps cyclique, du mobile et de l’immobile.

Le temps cyclique, image de l’éternité

29Il faut s’attarder quelques instants sur cette figure remarquable du cycle, ou du cercle.

30D’inspiration évidemment astronomique, figure évidente et majestueuse de la pérennité, rythmée selon le nombre et différenciée sur le modèle du retour régulier des saisons, la figure du cycle recueille aussi quelque chose de sa version germinative et agricole, qui renvoie aux rythmes de la vie, aux temps du bourgeonnement, de la récolte et de l’ensemencement. En cela, le temps permet à un être inachevé et incomplet, voué à l’inexistence si on lui retire son futur, de parvenir à une sorte de complétude, peut-être de perfection. Le temps cyclique porte bel et bien l’image de l’éternité puisque, pour un être en devenir, soumis à la génération et à la corruption, il est la seule manière non seulement de se conserver, mais de se conserver identique à lui-même.

31En trouvant sa place au fond de la matière en désordre, l’intelligible la mobilise donc selon un devenir qui ressemble à quelque chose. Il est clair que la référence à l’éternité est essentielle, elle engage le contenu même du temps.

32Cette coïncidence, propre à la représentation antique, entre création d’un monde et mise en ordre du chaos, est au cœur du Timée, et Plutarque explique, dans son commentaire, l’immense bénéfice qui en résulte, tirant toutes les conséquences de cette représentation : en fait, il ne faut pas réduire la création à un geste créateur incompréhensible, à on ne sait quelle fulguration qui tirerait quelque chose du rien ; créer, c’est faire exister de l’ordre, fait d’une intelligence bienveillante, d’un intellect.

33

Car Dieu n’a pas organisé une matière qui fût sans activité, mais il lui a donné de la stabilité, afin qu’elle ne fût plus troublée par une cause aveugle et stupide. Il n’a pas mis dans la nature les principes de ses passions et de ses changements, mais l’ayant trouvée sujette à toutes sortes de passions et de vicissitudes désordonnées, il lui a ôté son désordre et son irrégularité ; et pour cela, il a employé l’harmonie, la proportion et le nombre, comme des instruments destinés, non à produire dans les substances, par le changement et le mouvement, les passions et les vicissitudes de l’être changeant, mais plutôt à les rendre fixes et stables, et à leur communiquer les affections de la substance, qui est toujours la même et toujours semblable [9].

34L’âme du monde, telle qu’elle se dessine dans le ciel scintillant, donne donc son propre temps, comme leur mesure ou leur rythme, aux grands cycles de l’univers, au temps sidéral même. Et ce sont les diverses âmes qui organisent à leur tour le mouvement des autres cercles cosmiques, des planètes et de la lune. Et il en va de même pour l’âme subjective individuelle, justement individualisée dans sa liaison avec un corps individuel : elle temporalise sa vie, ses représentations, ses aspirations et déroule sa durée selon son arithmétique et sa musique propres. En quoi, ce temps, vécu et ressenti, thème d’une mesure subjective, est bel et bien, comme le montrera Plotin et comme le redira plus tard saint Augustin, distensio animi, une certaine extension, ou un intervalle, d’âme [10]. L’âme est le tissu du temps.

35On peut, dès maintenant, considérer que plusieurs choses sont claires :

36

  1. Le temps n’est pas une forme ou une mesure formelle. Il est inscrit dans les choses comme ce qu’on pourrait appeler leur période, autre façon de parler de son caractère cyclique. Précisons que cela n’a pas grand-chose à voir avec l’éternel retour : le temps est celui du bœuf, du soleil, ou de tel ou tel vivant, il assigne sa durée et son rythme à chaque chose selon une progression rationnelle descendante à partir de l’âme du monde elle-même.
  2. Le temps apporte au devenir un accomplissement véritable. Il installe l’ordre au cœur du chaos et en cela il est bien comme la fabrique du monde visible, ou, comme on dira, il est condition d’apparition de ce qui est sensible.
  3. En quoi on peut juger, en ce platonisme descendant (le philosophe ne redescend-il pas dans la caverne pour libérer ses compagnons ?), qu’il a une fonction sotériologique : il apporte à l’univers sensible quelque chose qui est bel et bien de l’ordre du salut, en lui permettant de participer de l’Un et de l’être, selon le temps.

37Et il n’est pas inutile encore d’observer, à ce propos, que ces cycles, dans la mythologie platonicienne, ne sont pas le moins du monde associés à on ne sait quel catastrophisme. À la différence de ce qui a lieu, par exemple, dans la cosmogonie stoïcienne, tout se passe en douceur, à la manière de l’arrivée de l’automne ou du retour du printemps. Nous devons cette fine observation à Calcidius, qui écrit dans son commentaire du Timée :

38

Il ne faut pas croire que ce mouvement et cette configuration apportent au monde ruine et destruction, mais bien au contraire une renaissance et pour ainsi dire une toute nouvelle jeunesse, placées sous les auspices d’un mouvement nouveau ; peut-être dans certaines régions de la Terre pourra-t-il se produire quelque dégât à la suite du renouvellement. Voilà tout ce que Platon a exposé sur la constitution du monde sensible [11].

39Ajoutons enfin que, pour toutes ces raisons, le temps n’est pas seulement la solution d’un problème, il définit à coup sûr une manière d’exister.

Le temps chrétien ne peut être que linéaire

40S’agissant de l’apparition d’une dimension de salut, on ne peut manquer d’observer que le christianisme fait apparaître une telle demande, explicitement. Mais, en son absolu, il saute aussi aux yeux que cette demande ne peut s’inscrire dans les cercles de Platon.

41Mais il ne suffit pas de rompre et le problème demeure, car le temps doit demeurer salvateur et continuer d’imiter, d’une manière ou d’une autre, l’éternité.

Temps cyclique ou temps linéaire ?

421) La rupture est consommée par saint Augustin, qui organise impitoyablement, sur ce point, une inévitable subversion de la problématique platonicienne.

43a) Rappelons d’abord que l’on est en plein platonisme, avec les Confessions. Et ce sont en particulier les chapitres xvi à xx du livre XIV, consacrés à l’examen du temps, qui retrouvent, avec la distensio animi, une définition qui reconduit, comme on vient de le voir, à l’âme platonicienne, dûment retravaillée par Plotin. L’analyse est aussi claire qu’elle est simple : c’est en réfléchissant ce que nous tiendrons pour l’intentionnalité de la conscience qui mesure le temps, lorsque celle-ci découvre que les trois parties du temps se ramènent toutes au présent, que saint Augustin retrouve et prend en charge la définition platonicienne. Il comprend alors que ce que mesure l’esprit, c’est l’extension même de son âme propre, et que c’est bien cela le temps, cette durée qui, inscrite au fond de l’intériorité, mobilise le flux de la conscience, lui donne sa durée et son rythme, et me désigne aussi moi-même à moi-même.

44La distensio animi renvoie rigoureusement, au bout du compte, à la périodisation de l’âme du monde, et pour des siècles, c’est le temps qui sera la forme, voire la teneur, de l’intériorité. C’est bien pour cela que je sais parfaitement ce qu’est le temps si on ne me le demande pas, et pour cela que je ne peux le dire si on me le demande : le temps coïncide en effet avec le moi. Là est le cœur de mon être, mais, n’ayant pas d’idée de moi-même, n’étant que ténèbres à moi-même [12], je ne puis rien en dire. Il est aussi difficile, sinon impossible de connaître le temps que de se connaître soi-même. Nous en avons conscience, mais nous n’en avons pas connaissance.

45b) Mais le temps platonicien, en sa vocation à la circularité cyclique, ne saurait satisfaire l’exigence chrétienne. L’âme immortelle s’ordonne à une spiritualité qui ne peut s’accommoder de réincarnations successives, voire – pire encore ! – d’indignes transmigrations.

46L’âme chrétienne aspire à l’infini, et ne peut s’accomplir hors de cette dimension : le temps du salut doit être rectiligne et infini si l’on veut vraiment prendre en compte « la béatitude des bienheureux ». C’est pourquoi saint Augustin récuse absolument ce qu’il appelle les cycles du paganisme. La béatitude chrétienne requiert un progrès et un itinéraire spirituel infini : il y a toujours du mouvement pour aller plus loin. Le bonheur du sage se contente de la sécurité bien normée de cycles réguliers, mais saint Augustin répugne à ce genre de bonheur, il exige un absolu, en réponse à une demande démesurée.

47

Quelle oreille pieuse pourrait entendre dire, sans en être offensée, qu’au sortir d’une vie sujette à tant de misères (si toutefois on peut appeler vie ce qui est véritablement une mort, à ce point que l’amour de cette mort même nous fait redouter la mort qui nous délivre), après tant de misères, dis-je, et tant d’épreuves traversées, enfin, après une vie terminée par les expiations de la vraie religion et de la vraie sagesse, alors que nous serons devenus heureux au sein de Dieu par la contemplation de sa lumière incorporelle et le partage de son immortalité, il nous faudra quitter un jour une gloire si pure, et tomber du faîte de cette éternité, de cette vérité, de cette félicité, dans l’abîme de la mortalité infernale, traverser de nouveau un état où nous perdrons Dieu, où nous haïrons la vérité, où nous chercherons la félicité à travers toutes sortes de crimes ; et pourquoi ces révolutions se reproduisant ainsi sans fin d’époque en époque et ramenant une fausse félicité et une misère réelle [13] ?

Temps et histoire

482) Et pourtant ! on est bien obligé de reconnaître la persistance du paradigme du Timée, d’un temps qui, inscrit dans le réel, est l’imitation de l’éternité, à travers ce qu’on désignera comme l’exemplarisme chrétien. Il ne faut pas oublier que, selon ce paradigme, le temps permet encore au devenir d’imiter l’éternité et rend par là possible l’accomplissement et la durée, donc tout simplement l’existence de l’individu concret.

49

  1. Cette fonction demeure plus que jamais active dans le christianisme des premiers chrétiens pour qui le monde même est à l’image de son Créateur. Le temps devient le mouvement même de l’histoire, qui, chargée de sens, porte l’accomplissement et le progrès. En quoi le temps, devenu historique, imite incontestablement l’éternité, est « l’éternité en marche » selon cette formule de Hegel qui ne fait que traduire, ou résumer, le Timée.
  2. On pourrait suggérer alors que le christianisme, avec saint Augustin, se soit simplement contenté de substituer à la circularité des cycles la route rectiligne et infinie de l’histoire.

50Mais ce n’est pas si sûr. L’histoire chrétienne recueille encore quelque chose des cycles du paganisme, si l’on observe qu’en fait elle ne cesse de se répéter ! Si chaque événement est singulier dans une histoire qui n’a lieu qu’une fois, chaque événement est cependant annoncé par un autre dont il se réclame, et en annonce à son tour un autre. Une posture mémorielle ne cesse de répondre à une dimension prophétique. L’exemplarisme développe et ne cesse de vérifier l’idée selon laquelle la création est à l’image de Dieu.

51Notons aussi, pour boucler ce tableau, qu’il est arrivé que la référence au Timée soit explicite ! Évoquons cet étonnant retour en arrière qui rend visible l’apparition de l’ordre du monde sur la scène étoilée du ciel originaire : dans le croisement des cercles célestes opéré par le démiurge lorsqu’il fabriquait l’âme du monde, ne pourrait-on reconnaître, dans la beauté de la nuit, accompagnant les constellations zodiacales, éclatant dans le χ de lumière, le chiasme formant le signe même de la croix [14]. Comme si la réconciliation de l’éternel et du temporel, comme si le salut voulu par le démiurge et par le dieu chrétien ne faisaient qu’un.

52Nous devons ce rapprochement extraordinaire à l’imagination visionnaire de Justin de Naplouse [15], selon qui Platon se serait même inspiré de Moïse :

53

L’explication d’après les Principes naturels donnée par Platon dans le Timée à propos du fils de Dieu, lorsqu’il dit : « Il l’a imprimé en χ dans l’univers », c’est pareillement de Moïse qu’il l’a reçue.
Il est rapporté, en effet, dans les écrits de Moïse [16], qu’à l’époque où les enfants d’Israël sortirent d’Égypte et demeurèrent au désert, des bêtes venimeuses, vipères, aspics, serpents de toute espèce, les assaillirent, qui décimaient le peuple. Sous l’inspiration et la motion de Dieu, Moïse prit de l’airain et en fit une figure en forme de croix, qu’il dressa sur le saint tabernacle, et il dit au peuple : « si vous regardez cette figure et si vous croyez en lui vous serez sauvés », Il écrit qu’à la suite de cela les serpents moururent et c’est ainsi, rapporte-t-il, que le peuple échappa à la mort. Platon lut ce récit, mais il n’en saisit pas exactement le sens : n’ayant pas compris que la figure était celle d’une croix (dressée), mais ayant compris qu’il s’agissait d’une disposition en χ dans l’univers.

54Mais ce n’est qu’un début. On pourrait citer une foule d’événements qui, dans le cours de cette histoire, annoncent et remémorent, reconduisant et retravaillant ainsi en sous-œuvre la figure des cycles. C’est là une occasion de vérifier, ou au moins de ne pas écarter l’hypothèse, l’idée selon laquelle ce temps devenu histoire, en ce genre de répétition, imite aussi l’éternité. Citons, dans le désordre, l’exemple du bois qui se rattache à la fois à l’arbre du paradis terrestre, au bûcher d’Isaac, aux rameaux, à la crucifixion, etc. ; l’exemple d’Adam et de Noé (le fruit défendu, la nudité...) ; celui de Josué et de Jésus ; la manne et le pain, etc.

55Tout cela est minutieusement explicité et théorisé avec précision notamment par saint Irénée (dans la théorie de la « récapitulation » [17]) et par Tertullien [18]. Nous avons affaire à la théorie des Types ou des Figures, remarquablement exposée par Erich Auerbach [19].

56Encore un mot : bien sûr, on ne nous pardonnerait pas, sur ce point, de passer sous silence l’impitoyable critique de Nietzsche, dans Aurore[20].

Le temps, sans l’éternité…

57Aussi estimable que soit la représentation d’une dimension sotériologique du temps ou de l’histoire, ou, à tout le moins, l’idée d’une certaine ressemblance – salvatrice – du temps et de l’éternité, nous ne pouvons éviter de poser la question dérangeante : et si le monde du devenir, le monde sensible, décidément chaotique, ne bénéficiait d’aucun salut ? Bref, si le temps était dépourvu de toute capacité à imiter l’éternité ? donc du même coup, de toute capacité à assurer le salut de la création ?

58Cette hypothèse, pour autant qu’elle puisse bénéficier de quelque crédit, tend à faire se libérer « un mélange d’ontologie et de drame », elle relève de ce qu’on pourrait appeler une mythologie sérieuse. Car il ne s’agit pas de disjoindre purement et simplement le temps de l’éternité, ce qui reviendrait seulement à le neutraliser, à n’y voir en quelque sorte que l’ordre des existences successives, autrement dit une pure mesure extrinsèque, ou une abstraction, comme les Épicuriens qui le tiennent pour un « accident d’accident », ou comme les stoïciens qui le réduisent au présent. Non ! Nous avons en vue, ou nous pressentons en fait, une problématique où le temps, loin d’être disjoint de l’éternité, lui serait en fait articulé sur un mode déficient. Autrement dit une problématique où le temps, au lieu d’imiter l’éternité, serait intérieurement travaillé, ou creusé, par son manque, et où le monde, séparé des intelligibilia qui pourraient le soutenir, se trouverait renvoyé au chaos, à peine en serait-il sorti.

59Ce pressentiment est le reflet d’un esprit, ou, si l’on préfère d’une époque singulière. Cet esprit, c’est celui de l’Antiquité tardive, et il porte quelquefois un nom propre. On parle de Gnose [21]. Un phénomène qui ressemble à une religion, avec des mythes désespérants et dramatiques, un phénomène unanimement récusé par les religions « honorables ». Toutes ces histoires mettent en cause la fiabilité du monde et peuvent se regrouper sous l’étiquette de l’acosmisme. À chaque fois, on a affaire à une radicale perte de confiance liée à une exténuation du temps, vidé de son sens imitatif et réduit à lui-même, c’est-à-dire vidé de tout sens, et réduit au vide. Il n’y aurait pas eu de création, ou celle-ci serait ratée ; l’intelligible, dieu inconnu, subsistant peut-être séparément [22], n’aurait jamais pu s’inscrire dans le sensible et ne s’y retrouverait pas, pas plus que l’homme qui pense ne peut se sentir chez lui dans un monde brutal, aveugle et muet. Toutes ces descriptions, toutes ces expériences remettent directement en cause le Timée. Et il ne faut pas sous-estimer, dans la montée de ce désespoir, la responsabilité du christianisme des premiers temps. Si briser les cycles est un geste libérateur, c’est aussi faire du devenir un mouvement unique et linéaire, donc terrestre, quoiqu’assorti d’une promesse d’éternité, mais de ce fait accessible aussi à l’angoisse. L’histoire du salut ne se joue qu’en une fois, sans seconde chance, le temps chrétien est aussi le temps de l’irrémédiable.

60Dans l’esprit de la Gnose, le temps est donc l’image ratée de l’éternité.

61Il faut risquer ici l’hypothèse selon laquelle le Démiurge serait un incapable. Avant de vérifier qu’il en résulterait un monde mal fait, on observera avant tout, au principe, qu’il en résulterait une temporalité aberrante, comme le rapportent saint Irénée [23] et Hippolyte de Rome, qui écrit, à propos d’une secte gnostique :

62

Les Marcosiens disent encore que le Démiurge voulut imiter la nature infinie, éternelle, étrangère à toute limite et à tout temps, de l’Ogdoade supérieure [24], mais qu’il ne put reproduire sa stabilité et sa perpétuité, parce qu’il était lui-même le fruit d’un défaut. Aussi, pour se rapprocher de l’éternité de l’Ogdoade, fit-il des temps, des moments, des séries d’innombrables années, s’imaginant imiter, par cette accumulation des temps, l’infinité de celle-ci. Alors, disent les Marcosiens, la vérité l’abandonna et le mensonge devint son compagnon. C’est pourquoi, quand les temps seront accomplis, son œuvre prendra fin [25].

63Inutile de dire qu’aucun salut ne peut être ici espéré ou attendu. L’image a désormais le sens faible d’une contrefaçon qui renverse entièrement le modèle, et non plus le sens fort d’une ressemblance.

64Ajoutons que cette problématique inaugure une association qui aura un long avenir, celle du temps et de l’inquiétude, mobilité qui n’imite plus aucune éternité. Sur ce point, il est éclairant de se rapprocher de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel [26]. D’une part, une définition se tire du fait que la manifestation se fait dans le temps : « être-là du concept qui se présente à la conscience comme une intuition vide » ; d’autre part il apparaît que si le temps est bien le temps de l’histoire (qui accomplit quelque chose), en l’absence d’un sens présent et donné de l’histoire, ce qu’on attend du temps n’est donné que comme intuition vide, ce qui ouvre en effet son champ à l’inquiétude.

65Nous sommes donc, avec le temps de la Gnose, dans un monde où il n’y a ni imitation, ni ressemblance, mais où il y a néanmoins – pour son malheur, hélas ! – devenir. Il y a assurément séparation puisqu’il y a mouvement, mais aucun modèle. Ce temps, au lieu d’unifier l’être en devenir, le sépare et le fait éclater. Ce temps – vide – se trouve être extérieur aux choses, ce qui veut dire que les choses sont abandonnées, dans un monde qui ne ressemble plus à rien. Avec un créateur stupide, et, faute de temps, les choses sont condamnées à l’inachèvement, comme on le voit dans ce qui advient de la nature et à travers le rapport qu’elle a, ou plutôt n’a pas, avec l’homme.

66Hans Jonas commente Pascal à ce propos, et l’image du roseau pensant : la nature ne pense pas ; l’homme qui pense vit donc une séparation absolue, il ne saurait se sentir à sa place dans la nature, et cette situation est à l’origine d’une angoisse profonde, exactement existentielle.

67Tout cela dans la Gnose se déploie en fait comme un anticosmisme que les textes expriment dans des sentiments ou des représentations singulières, traductions de cette temporalité déficiente : « Abîme, silence, trouble, angoisse » répètent les textes gnostiques [27]. Citons encore Hippolyte de Rome :

68

Le point de départ [de tout cela est] la crainte. C’est, dit Valentin, ce que proclame l’Écriture : « Le principe de la sagesse (Sophia), c’est la crainte du Seigneur » (Ps. CXI (110), 10 ; Prov. I, 7). C’est par là en effet que commencèrent les passions de Sophia : elle éprouva (d’abord) de la crainte, puis de la tristesse, ensuite de l’anxiété, et ainsi elle eut recours à la prière et aux supplications.
[...] Le Démiurge, disent les Valentiniens, ne sait absolument rien ; il est, d’après eux, dépourvu d’intelligence et stupide ; il ne sait pas ce qu’il fait ou produit. Comme il ne sait pas ce qu’il crée, Sophia l’a aidé en toutes choses en l’inspirant et en lui donnant de la force ; n’agissant que sous l’inspiration de Sophia, il s’imaginait néanmoins opérer de lui-même la création du monde ; voilà pourquoi il se mit à dire : « C’est moi qui suis Dieu, et en dehors de moi il n’y en a pas d’autre ».

69Dans ce contexte de séparation, le temps prend donc la signification nouvelle de produire de l’angoisse, parce qu’il est disjoint et de l’éternité, et de la fabrique du monde, il acquiert la dimension d’une quête absolument vide, voire dangereuse.

70Si l’on suit Hans Jonas, un dieu ou un créateur incapable de créer d’après un vrai modèle se risque à explorer le vide s’il entreprend malgré tout de créer. Dans Le concept de Dieu après Auschwitz, Jonas évoque ainsi un dieu qui entreprendrait la création du monde comme une « imprévisible expérience temporelle ». Tout ce qu’on peut dire alors, c’est « on va voir ! ». On a vu. Le nihilisme n’est pas loin, conséquence d’un temps qui se déroule hors de tout modèle et de toute mesure.

71Au fond, il semble bien que l’Antiquité tardive, avec les mouvements dits « gnostiques », renvoie à ce qu’on appelle un existential. Jonas déchiffre sans doute ce monde en trouvant appui dans la pensée d’Heidegger. Certes. Mais, au-delà d’une inutile interprétation de l’un par l’autre, ou inversement, ce qui est véritablement instructif, et doublement, c’est la possibilité offerte de comprendre l’Antiquité à partir de notre modernité, et réciproquement. Lisons, avant de proposer une conclusion, ce qu’écrit Hans Jonas :

72

c’est « L’éternité, non le temps, qui accorde un présent et lui donne un statut qui lui est propre dans le flux du temps ; et c’est la perte de l’éternité qui rend compte de la perte d’un présent véritable. Une telle perte d’éternité est la disparition du monde des idées et des idéaux dans laquelle Heidegger voit la véritable signification du “Dieu est mort” de Nietzsche : en d’autres termes, la victoire absolue du nominalisme sur le réalisme. Par conséquent, la même cause qui se trouve à la racine du nihilisme est aussi à la racine de la temporalité radicale de la vision heideggérienne de l’existence, vision dans laquelle le présent n’est rien que l’instant de crise entre le passé et l’avenir. Si les valeurs ne sont pas tenues en vue en tant qu’être (comme le Bien et le Beau de Platon), mais posées par la volonté comme des projets, alors en effet l’existence est condamnée à avoir constamment le caractère de l’avenir, avec la mort comme but ; et une résolution simplement formelle à être, sans nomos pour cette résolution, devient un projet du Néant depuis le Néant. Dans les termes de Nietzsche cités auparavant : “Qui a perdu ce que tu as perdu ne peut s’arrêter nulle part” » [28].

73On est évidemment en droit de s’interroger sur une aussi déficiente conclusion. Et c’est bien, au fond, notre propos. Car notre thèse fondamentale, pour autant que nous en ayons une, c’est bien que le temps est indissociable de l’éternité. Notre conclusion, en ce sens, est claire, aussi négative soit-elle : voilà ce qui arrive si le temps ne réussit pas à se rattacher d’une manière ou d’une autre à l’éternité. Ce qui donne raison à Platon.

74Reste à dire ce que nous n’avons pas dit, ou à demander ce que nous n’avons pas demandé. Qu’y a-t-il à tirer de la comparution d’une religion invraisemblable, assortie de mythes absurdes, surgie de manuscrits incertains, écrits en des langues perdues, et qui plus est examinée et recomprise par un philosophe, Hans Jonas, à la lumière de quelques chapitres d’une des œuvres les plus déconcertantes d’un autre philosophe du xxe siècle, Sein und Zeit ? – Tout, croyons-nous.

75Presque évidemment, nous ne reviendrons pas sur l’absurdité qu’il y aurait à tenter d’expliquer la gnose par Heidegger, ou ce dernier par la Gnose. Mais nous sommes dans un cas où la philosophie nous apprend quelque chose, nous aide à voir ce qui est. Ce qui est, c’est que le phénomène gnostique, en l’extravagance même de ses productions, fait émerger des thèmes d’une acuité si tranchante qu’il fallait bien cette extravagance extérieure, toute cette mythologie, pour triompher d’une censure peu résistible.

76Si le démiurge platonicien transgressait l’interdit de réaliser le rationnel dans le réel sensible, du moins le temps, imitant l’éternité, conjurait-il la séparation. Avec la Gnose, extraordinairement, dans ces manuscrits illisibles sortis de la jarre de Nag Hammadi, c’est la transgression inverse qui était accomplie, la fin de tout exemplarisme. C’est là le constat, assez peu mythologique en fait, de la scission qui sépare le monde réel de l’idée d’un monde en ordre. Et on peut laisser faire le temps : il n’arrangera jamais rien.

77Hegel, hanté par une invincible nostalgie de l’hellénisme, avait en sa jeunesse reconnu cette scission et l’avait identifiée comme la base du besoin de philosophie [29]. Pouvons-nous attendre de la philosophie que, conformément à son essence, elle réconcilie le réel avec lui-même ?

78— Je ne sais. Mais il faudra sans doute toujours compter avec la Gnose, avec cette expérience, à nous léguée par l’Antiquité tardive, de la non-fiabilité du monde, et de la déficience du temps à surmonter la scission fondamentale par laquelle l’être créé est un être séparé.

Bibliographie

Pour aller plus loin

  • Auerbach (Erich), Figura, trad. fr. D. Meur, Paris, Macula, 2017.
  • Augustin (saint), Confessions, Livre XI.
  • — , La cité de dieu, Livre XII
  • Irénée (saint), Contre les Hérésies, Livre I, tome II, texte et traduction A. Rousseau et L. Doutreleau, Paris, Le Cerf, 1979.
  • Calcidius, Commentaire sur le Timée de Platon, édition critique, trad. fr., notes et annexes B. Bakhouche, Paris, Vrin, 2011.
  • Écrits Gnostiques, La Bibliothèque de Nag Hammadi, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007.
  • Hippolyte de Rome, Philosophumena ou Réfutation de toutes les hérésies, trad. fr., introduction et notes A. Siouville, Paris, Rieder, 1928.
  • Jonas (Hans), La Gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive, trad. fr. et présentation N. Frogneux, Paris, Mimésis, 2017.
  • — , La Religion gnostique, trad. fr. L. Evrard, Paris, Flammarion, 1978.
  • — , Le phénomène de la vie : vers une biologie philosophique, Wesmael, De Boeck, 1963.
  • Justin (saint), Apologie pour les chrétiens, trad. fr. C. Munier, Paris, Le Cerf, 2006.
  • Pétrement (Simone), Le Dieu séparé : les origines du gnosticisme, Paris, Le Cerf, 1984.
  • Puech (Henri-Charles), En quête de la Gnose, Paris, Gallimard, 1978.
  • Proclus, Commentaire sur le Timée, 5 vols., trad. fr. et notes A. J. Festugière, Paris, Vrin, 1967-1998.
  • Tertullien, Contre Marcion, dans Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 2017.

Notes

  • [1]
    Conférence prononcée le 3 octobre 2019 à l’occasion des Rencontres philosophiques de Langres.
  • [2]
    Faut-il insister sur le fait que, en bonne mythologie, l’intellect, qui a nom Ouranos (le ciel), se vit cruellement dépouillé de ses organes reproducteurs ? En quoi il faut voir l’exigence proprement assignée à l’intellect, de ne point se mélanger et de demeurer en lui-même, en son infertilité, autrement dit de ne jamais donner existence à un monde. On mesure la transgression accomplie par le Démiurge du Timée ! et on comprend la jubilation qu’il ressent à rendre réel le rationnel ! ce que Hegel appellera la scission est conjuré, un interdit séculaire vole en éclats !
  • [3]
    Voir Psyché, par exemple chap. XIII, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 525.
  • [4]
    Ces mêmes animaux dont le prisonnier voit l’ombre se dessiner sur les murs de la caverne (cf. République, VII).
  • [5]
    La Légende des siècles, XXVIII, « Abîme, Le Zodiaque », vers 167-168.
  • [6]
    Fragment B. 52.
  • [7]
    Cf. Épicure, Lettre à Hérodote, § 72-73.
  • [8]
    Physique, livre Δ.
  • [9]
    De la création de l’âme dans le Timée, 1015 e.
  • [10]
    Ennéades, III, 7, et Confessions, Livre XI.
  • [11]
    Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, édition critique, trad. fr., notes et annexes B. Bakhouche, Paris, Vrin, 2011, p. 355.
  • [12]
    Augustin, Les Confessions, Livre XI, chap. xiv, 17 : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore ».
  • [13]
    La Cité de Dieu (Livre XII, chap. 20).
  • [14]
    Et de nombreux auteurs se chargeront de rappeler que croix, en grec (stauros), est proche de limite (horos) : or la limite est ce qui, dans le mélange de l’Un et de l’Infini permet une association stable, comme le rappelle Platon dans le Philèbe.
  • [15]
    Apologie, I, 60.
  • [16]
    Nombres, chap. xxi. C’est l’invention du caducée.
  • [17]
    Contre les Hérésies, Livres III, IV et V.
  • [18]
    Contre Marcion, III, 16 : « Hanc [Josué/Jésus] dicimus figuram futuri fuisse ».
  • [19]
    Voir Figura, trad. fr. D. Meur, Paris, Éditions Macula, 2017.
  • [20]
    Aurore, § 84 : « Mais, en fin de compte, que peut-on attendre des effets d’une religion qui, pendant les siècles de sa fondation, a exécuté cette extraordinaire farce philologique autour de l’Ancien Testament ? Je veux dire la tentative d’enlever l’Ancien Testament aux juifs avec l’affirmation qu’il ne contenait que des doctrines chrétiennes et qu’il ne devait appartenir qu’aux chrétiens, le véritable peuple d’Israël, tandis que les juifs n’avaient fait que se l’arroger. Il y eut alors une rage d’interprétation et de substitution qui ne pouvait certainement pas s’allier à la bonne conscience ; quelles que fussent les protestations des juifs, partout, dans l’Ancien Testament, il devait être question du Christ, et rien que du Christ, partout notamment de sa croix, et tous les passages où il était question de bois, de verge, d’échelle, de rameau, d’arbre, de roseau, de bâton ne pouvaient être que des prophéties relatives aux bois de la croix : même l’érection de la licorne et du serpent d’airain, Moïse lui-même avec les bras étendus pour la prière, et les lances où rôtissait l’agneau pascal, – tout cela n’était que des allusions et, en quelque sorte, des préludes de la croix ! Ceux qui prétendaient ces choses, les ont-ils jamais crues ? L’Église n’a même pas reculé devant des interpolations dans le texte de la version des Septantes (par exemple au psaume 96, verset 10), pour donner après coup au passage frauduleusement introduit le sens d’une prophétie chrétienne. », trad. fr. H. Albert, Paris, Mercure de France, 1901.
  • [21]
    Cf. la thèse de Hans Jonas, La Gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive.
  • [22]
    Voir le livre de Simone Pétrement, Le Dieu séparé : les origines du gnosticisme, Paris, Le Cerf, 1984.
  • [23]
    Voir ce qu’il écrit sur les Valentiniens. Cf. Contre les Hérésies, I, 17.
  • [24]
    Par cette expression, on désigne la huitième sphère céleste.
  • [25]
    Philosophumena, Livre VI, 55.
  • [26]
    Voir la traduction de B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2018, p. 119 et p. 884.
  • [27]
    Voir les Extraits de Théodote dans Clément d’Alexandrie.
  • [28]
    Hans Jonas, Le phénomène de la vie, (Essai IX, « Gnose, existentialisme et nihilisme »), Wesmael, De Boeck, 1963, p. 236.
  • [29]
    Voir G. W. F. Hegel, Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, Foi et savoir, trad. fr., introduction et notes M. Méry, Paris, Ophrys, 1964.
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