Notes
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[1]
Tertullien, De Anima xlv 4, J. H. Waszink (ed.), Amsterdam, H. J. Paris, 1947, p. 62, ma traduction.
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[2]
Confessions, désormais cité « Conf. », X 41. Sauf indication contraire, les textes d’Augustin seront cités dans ma traduction, d'après le texte latin édité dans la Bibliothèque Augustinienne (désormais citée BA).
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[3]
Cf. S. Lienyueh Wei, « The Absence of Sin in Sexual Dreams in the Writings of Augustine and Cassian », Vigiliae Christianae, vol. 66, n° 4, 2012, p. 362-378, ici p. 363.
-
[4]
Cf. M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Études augustiniennes, 1973, p. 138.
-
[5]
G. Matthews, « On Being Immoral in a Dream », Philosophy 56, n° 215, 1981, p. 47-54 ; cf. p. 48-49.
-
[6]
Cf. ibid. avec les textes clés : p. 50 (Contre les Académiciens III 11, 26) ; p. 51 (Sur le sermon du Seigneur sur la montagne I 12, 33-34) ; p. 53 (Conf. X 41).
-
[7]
Cf. Tertullien, De Anima, éd. cit., p. 486. Les Pères d’Orient étaient plus hésitants sur la question, comme le note M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, op. cit., p. 136, n. 65.
-
[8]
De Genesi ad litteram, désormais cité « De Gen. ad litt. », XII 20 : « Ce qu’on appelle au sens propre “esprit”, c’est une certaine puissance de l’âme, inférieure à l’esprit rationnel, où s’impriment les images des choses corporelles ».
-
[9]
Contra Epistulam fundamenti 17.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
De Gen. ad litt. XII 41.
-
[12]
Cf. De immortalitate animae 14, 23 ; De cura pro mortuis gerenda 13.
-
[13]
De Gen. ad litt. XII 58.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
De quantitate animae 71.
-
[16]
De Gen. ad litt. XII 42.
-
[17]
Ibid., XII 42 ; 33 ; 40.
-
[18]
Ibid., XII 41.
-
[19]
Ibid., XII 42. Le couple phantasiae-ostensiones est la formulation la plus technique chez Augustin de la distinction entre rêves et hallucinations, cf. M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, op. cit., p. 93-96 et p. 109-113.
-
[20]
De Trinitate XI 2, 2 ; 6, 10 ; 8, 15.
-
[21]
Cas distinct de la cécité, où le blocage, explique Augustin, a lieu au niveau de l’organe sensoriel, en raison d’une déficience de l’œil, cf. De Gen. ad litt. XII 42.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid., XII 43 : « […] sopiuntur uel turbantur uel intercluduntur ». On reconnaît ici la triple catégorisation des dormeurs, des frénétiques et des comateux.
-
[24]
De quantitate animae 71.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
De Gen. ad litt. XII 43.
-
[27]
Sur Vincent Victor, cf. BA 22 (La crise pélagienne II : De gratia Christi et de peccato originali. De natura et origine animae, intro., trad. fr. et notes J. Plagnieux et F.-J. Thonnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1975), note complémentaire 28, p. 759-764. Sur le De natura et origine animae, désormais cité « De nat. et orig. an. », texte qui date sans doute de 419, cf. l’introduction au traité dans ce même vol. 22, ibid., p. 273 sq.
-
[28]
Sur la corporéité de l’âme chez Tertullien, cf. De Anima 5-8, éd. Waskink p. 6-10 (texte latin) et 125-162 (trad. et comm.). Augustin attaque le corporalisme de Tertullien notamment au livre X du De Gen. ad litt. (24-26), où il discute explicitement son De Anima. Ces critiques sont sans doute antérieures au De nat. et orig. an. et à la polémique avec Vincent Victor : cf. M. Sirridge, « Dream Bodies and Dream Pains in Augustine’s De Natura et Origine Animae », Vivarium, vol. 43, n° 2, 2005, p. 213-249, ici p. 227 n. 34 ; et R. J. O’Connell, The Origin of the Soul in St. Augustine’s Later Works, New York, Fordham University Press, 1987, p. 201-245.
-
[29]
Formules de Vincent Victor citées par Augustin, De nat. et orig. an. IV 14, 20. Sur l’âme comme corps pneumatique moulé ou engainé dans le corps de chair, cf. M. Sirridge, « Dream Bodies and Dream Pains… », art. cit., p. 223-224.
-
[30]
Augustin semble tenir pour évident que nous sommes toujours acteurs dans nos rêves, ou en tout cas que nous ne faisons jamais de rêves dont nous serions absents.
-
[31]
De nat. et orig. an. IV 25.
-
[32]
Passion de Perpétue et de Félicité, intro., éd., trad. fr., comm. et index par J. Amat, Paris, Le Cerf, 1996. Les récits de rêves de martyres n’étaient pas rares à l’époque.
-
[33]
Cf. Passio X 14-15.
-
[34]
De nat. et orig. an. IV 26.
-
[35]
De Gen. ad litt. XII 52.
-
[36]
Sermo 280, 5, Patrologie latine, vol. 38, col. 1283 : « necesse fit falli ».
-
[37]
De nat. et orig. an. IV 26-27.
-
[38]
Ibid., IV 25. Cf. aussi ibid., IV 25 et 29 ; De Gen. ad litt. XII 61 ; De civitate Dei, désormais cité « De civ. Dei », XXII 22.
-
[39]
De Gen. ad litt. XII 61.
-
[40]
De immortalitate animae 14, 23.
-
[41]
Ibid. C’est pourquoi Augustin ne craint pas d’affronter les Académiciens sur le terrain du rêve, cf. Contra Academicos, désormais cité « C. Acad. », III 23-25. Il en va de même pour les affects et les perceptions sensibles, par ex., que ceci me paraît sucré, ibid., 26.
-
[42]
M. Sirridge, « Dream Bodies and Dream Pains… », art. cit., p. 231-233 ; ou encore p. 246 (à propos de C. Acad. III 50).
-
[43]
Ibid., p. 238.
-
[44]
Conf. X 41.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
Contrairement à ce que suggère la traduction d’Eugène Tréhorel et Guilhem Bouissou dans la Bibliothèque Augustinienne, où occursantur est rendu par un terme aux connotations agressives (« elles m’assaillent », BA 14, p. 213).
-
[47]
De Gen. ad litt. XII 31. Les deux types de rêves envisagés (« relation sexuelle ou contre leur souhait, ou encore contre les bonnes mœurs ») suggèrent que l’analyse s’applique au cas d’individus qui, à l’état de veille, s’efforcent d’avoir un rapport réglé à leur sexualité (chasteté ou mariage).
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Cf. G. O’Daly, Augustine’s Philosophy of Mind, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1987, p. 117 : « Augustine is guided by his explanation of the mechanism of imagination in dreams ».
-
[50]
Conf. X 41.
-
[51]
De Gen. ad litt. XII 31. La référence est au premier Livre des Rois (1Reg. 3, 3-15).
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[52]
Conf. X 41.
-
[53]
Conf. X 41. Le caractère trompeur des images oniriques est également convoqué pour expliquer les affects pénibles produits par les cauchemars, par ex. De civ. Dei XXII 22.
-
[54]
C. Acad. III 27 : « Le degré suprême du bien, en quoi consiste le bonheur, ou n’existe pas, ou existe, soit dans l’âme, soit dans le corps, soit dans les deux », trad. fr. J.-L. Dumas, Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres, I, Paris, Gallimard, 1998, p. 69.
-
[55]
Ibid. 28.
-
[56]
Cf. G. O’Daly, Augustine’s Philosophy of Mind, op. cit., p. 117.
-
[57]
De Gen. ad litt. XII 43.
-
[58]
Ibid., XII 3.
-
[59]
De Gen. ad litt. XII 3.
-
[60]
Ibid.
-
[61]
Conf. X 41.
1Lorsque je rêve que je commets un délit, est-ce que je commets un délit, et dois-je être blâmée pour mon rêve ? ou dois-je être blâmée pour ce que je fais dans mon rêve ? Quelque deux siècles avant Augustin, Tertullien a donné une réponse nette à cette question :
2En fin de compte, dans les rêves, les bonnes actions ne coûtent rien, et les délits ne risquent rien. Nous ne serons pas plus condamnés pour un viol commis en rêve que nous ne serons couronnés pour un martyre subi en rêve [1].
3Augustin adopte la même position tranchée. Ainsi, à propos des rêves sexuels, il affirme qu’il n’y a pas en eux de péché : si luxurieux soient-ils, « nous retrouvons au réveil le repos de la conscience » [2]. Cette affirmation a de quoi surprendre [3], car Augustin se montre toujours attentif à détecter le mal dans la moindre des volitions humaines, indépendamment même de tout passage à l’acte. Mais cette détection s’arrête aux portes du sommeil, et il semble tenir le rêve pour un état à part, où les jugements éthiques sont suspendus. Pourtant, comme beaucoup de chrétiens de son temps, il admet que les rêves peuvent être l’instrument d’une tentation maligne [4]. Par ailleurs, il considère que les rêves souvent prolongent dans le sommeil des désirs, louables ou blâmables, qui nous agitent à l’état de veille. Mais même lorsqu’il y a continuité ou écho de la veille au sommeil, en rêve il n’y a pas de péché.
4Dans un article consacré à l’immoralité du rêve [5], Gareth Matthews identifie trois justifications possibles de la neutralité éthique des rêves. 1) Mon moi en rêve n’est pas moi, ou n’est pas vraiment moi. Aussi ne puis-je être tenue pour responsable de mes rêves, où j’ai des comportements qui ne sont pas vraiment miens. 2) Ce que je fais en rêve n’est pas quelque chose qui arrive réellement. On ne peut donc m’imputer un acte qui n’existe pas. 3) Ce que je fais en rêve, tout comme l’activité même de rêver, ne sont pas des choses que je peux m’empêcher de faire, et s’apparentent donc à des actions involontaires. N’étant responsable que de ce que je peux m’empêcher de faire, je ne peux être tenue pour responsable de mes rêves ni être blâmée pour ce que je fais en rêve.
5Selon Matthews, ce n’est pour aucune de ces trois raisons qu’Augustin considère qu’on ne peut pas être immoral en rêve [6]. Ne voyant pas d’autres raisons qui pourraient placer le rêve en marge de toute qualification morale, il conclut qu’Augustin ne justifie tout simplement pas sa thèse. De fait, nous trouvons chez Augustin des textes qui semblent utiliser l’une ou l’autre de ces trois raisons, et des textes qui au contraire les nient, ce qui rend la position d’Augustin difficile à saisir. Il me semble néanmoins que son affirmation claire de la neutralité éthique des rêves ne se borne pas à l’adoption sans justification de la position doctrinale propre à l’Église d’Occident [7], et qu’elle repose sur des raisons philosophiquement identifiables.
Qu’est-ce qui rêve en nous ?
6Il faut d’abord préciser ce qu’est le rêve, pour Augustin, et de quelle part du sujet il émane. Même s’il accepte l’idée que des esprits, bons ou mauvais, nous envoient parfois des rêves (qu’il appelle alors visiones plutôt que somnia), son approche en est principalement psychologique. Le rêve fait partie d’un ensemble de productions de l’esprit humain, compris ici comme spiritus, partie de l’âme où se forment et sont conservées des images de ce que nous sentons [8], distincte de la mens rationnelle ou intellectus. Le caractère non rationnel du spiritus se marque à ceci qu’il n’est pas spécifiquement humain : les animaux aussi ont une âme « spirituelle », et, de fait, ils rêvent (Augustin cite l’exemple des chiens qui aboient en dormant [9]).
7Pour désigner les objets incorporels du spiritus, Augustin recourt au registre mimétique : ce sont des « images de corps » (imagines corporis), des « semblances de corps » (similitudines corporis), des « ressemblances » (similia), des « imaginations » (phantasiae), des « visions imaginaires » (visa imaginaria). Il s’émerveille souvent de cette capacité qu’a l’âme, assignée à la petite partie du monde où se trouve son petit corps, de déployer en elle des images de l’univers tout entier [10]. Ces images mémorisées, que l’âme voit « spirituellement » lorsqu’elle porte sur elles son attention, sont incorporelles (elles ont une « substance spirituelle »), tout en dépendant des réalités corporelles (corporalia) puisqu’elles en sont des imitations.
Pourquoi rêvons-nous ?
8Le rêve dépend aussi du corps. Nous rêvons par notre spiritus, et nous rêvons parce que nous avons un corps, qui exige des périodes régulières de sommeil, état qui est une condition du rêve : « Dormir vient du corps de l’homme » [11]. Le corps intervient dans la production des rêves de façon indirecte, selon deux modalités.
9Tout d’abord, les images du rêve peuvent être suggérées à l’âme par le corps. Par exemple, si je m’endors en ayant soif, j’ai de grandes chances, au cours de la nuit, de rêver que j’ai soif et que je bois. Ce pouvoir suggestif n’est toutefois pas propre au corps, et nos inquiétudes ou nos intérêts, même lorsqu’ils ne sont pas exclusivement corporels, peuvent agir ainsi – et nous pouvons même avoir des songes très spéculatifs [12] :
Ceux qui dorment, souvent, rêvent de ce dont ils manquent : ils s’occupent de leurs affaires, et cela vient de la cupidité de leur âme, ils se pressent avidement aux repas et se jettent sur les coupes, si par hasard ils se sont endormis en ayant faim et soif [13].
11Comment s’exerce cette influence ? À l’état vigile, nous ne pouvons éprouver des affections (soif, cupidité), agir ou raisonner sans en produire des images psychiques. Pour Augustin, le spiritus est caractérisé par une activité intense et permanente de production d’images. Ces images, formées dans notre esprit au cours de nos expériences [14], sont mises en réserve dans la mémoire. Lorsque nous dormons, elles sont rebrassées par notre esprit, « en troupeaux et de façons multiples [...] et tout cela, c’est le sommeil et les rêves » [15].
12La seconde manière qu’a le corps de provoquer le rêve concerne non plus son contenu mais ce qui le caractérise en tant que phénomène psychique, à savoir l’effet de réalité qu’il produit, instaurant une indiscernabilité entre apparence et réalité. Le livre XII du Commentaire de la Genèse au sens littéral élabore à propos de cette indiscernabilité une typologie qui permet de préciser le rôle du corps. Le corps peut induire une confusion entre les images intérieures que voit l’âme (les visa) et les choses réelles dans trois cas [16] : le sommeil, état dans lequel l’esprit rêve et ne peut distinguer les images oniriques d’objets réels ; des pathologies passagères, où les « frénétiques », tout en étant éveillés, voient ensemble et sans les distinguer des corps réels et des images de corps, res et visiones étant juxtaposées dans un même champ d’apparaître ; enfin, des états prolongés comme le coma, situation similaire à celle des rêveurs, mais produite par un état corporel différent du sommeil. Augustin ne veut pas dire par là que le corps agit sur l’âme pour la faire rêver, ou délirer. La théorie augustinienne du rêve ne déroge pas aux principes de son ontologie, qui exclut que le corps agisse sur l’âme, ontologiquement supérieure aux corporalia : un esprit ne peut pâtir que du fait d’un autre esprit (ainsi dans les visions, démoniaques ou prophétiques). Que les images vues en rêve dérivent d’expériences produites par la rencontre avec des corps n’entame en rien la primauté de l’esprit sur le corps, car, dès la formation d’images psychiques au moment même de l’expérience sensible, c’est déjà l’esprit qui agit, et non le corps [17]. Dans les trois cas distingués par Augustin, le corps joue un rôle dans la production d’images indiscernables du réel en perturbant voire en empêchant le fonctionnement normal de l’attention, y compris dans le cas du phénomène naturel (naturalis uicissitudo [18]) non pathologique du sommeil.
13Le rôle du corps dans la production par l’esprit de visa oniriques indiscernables du réel est donc indirect :
Lorsque le parcours de l’attention est assoupi, perturbé ou même interrompu à partir du cerveau, attention par laquelle le processus de la sensation est dirigé, l’âme elle-même – qui ne peut de son propre mouvement faire cesser cette activité –, parce que le corps ne la laisse pas, ou ne la laisse pas pleinement sentir les réalités corporelles ou diriger vers elles la force de son attention, produit par son esprit des images de réalités corporelles, ou contemple celles qui se présentent à elle. Et si c’est elle-même qui les produit, ce ne sont que des représentations imaginaires (phantasiae), mais si elle contemple des images qui se présentent à elle, ce sont des apparitions (ostensiones) [19].
15Selon Augustin tout rapport perceptif à un corps réel et présent suppose l’exercice d’une force psychique appelée intentio (attention) ou encore voluntas, dont il démontre l’intervention à partir des expériences d’inattention, qui rendent imperceptible un objet pourtant placé dans notre champ perceptif [20]. Or le sommeil met le corps (le cerveau, plus exactement) dans un état tel que l’intentio est bloquée au point de départ de sa tension vers l’extériorité [21]. Déviée de son parcours normal, elle se fixe sur autre chose que son objet attendu, à savoir sur les visa du rêve, que l’âme produit en elle-même à partir des images de toutes sortes de choses, précédemment perçues ou imaginées, qu’elle garde en elle [22]. Augustin conclut :
L’endroit où se situe l’empêchement à sentir les réalités corporelles, quand il survient dans le corps, est donc d’une grande importance. [...] Si la cause est à l’intérieur, dans le cerveau, à partir d’où sont dirigées les voies qui vont vers les objets à percevoir, qui sont situés au-dehors, ce sont les canaux eux-mêmes de l’attention, par lesquels l’âme s’efforce de voir ou de sentir les choses extérieures, qui sont assoupis, perturbés ou interrompus [23].
17Dans le cas du sommeil, ce blocage de l’attention psychique, qui se retire des organes sensoriels, a pour fonction de restaurer l’acuité sensorielle par un repos qui, quotidiennement, met les sens « en vacances » [24]. Pendant ces pauses, incapable de suspendre sa propre activité, l’âme « remue par elle-même, en troupeaux et de façons multiples, les images des réalités, qu’elle a puisées par leur entremise [i. e. celle des sens], et tout cela, c’est le sommeil et les rêves » [25]. Elle se trouve là incapable de distinguer ses propres productions imaginaires des réalités à l’image desquelles elle les a formées, précisément en raison de la puissance de son attention :
Puisque l’âme ne relâche pas son effort, elle façonne des apparences avec un tel relief (tanta expressione) que, incapable de distinguer les images des réalités corporelles des réalités corporelles elles-mêmes, elle ne sait plus si elle est au milieu des unes ou des autres [26].
19Les rêves sont ainsi des images que l’âme produit en elle-même, conformément à la puissance étonnante qu’elle a de le faire, et qu’elle produit dans des conditions particulières, où l’attention qu’elle porte normalement aux réalités extérieures est déviée par le sommeil, qui fait obstacle à son trajet intentionnel normal du cerveau vers les objets extérieurs et les organes corporels par lesquels nous les percevons. Cette attention privée de ses objets normaux se donne alors d’autres objets sur lesquels se fixer : les images du rêve, caractérisées par leur « relief », c’est-à-dire un mode de présence à l’âme qui occulte la différence, normalement ressentie, entre apparence et réalité.
Ce qui se passe en rêve est-il réel ?
20Images psychiques produites par l’âme dans des conditions corporelles particulières, les visa oniriques posent le problème de leur réalité. Augustin s’intéresse en plusieurs textes à la réalité et à l’irréalité du rêve. L’un des plus riches est le livre IV du traité Sur la nature et l’origine de l’âme, adressé à un ex-donatiste, Vincent Victor [27], qui défendait des thèses sur l’âme dans la lignée de la psychologie de Tertullien [28], elle-même inspirée de la doctrine stoïcienne de l’âme comme pneuma. Selon Vincent Victor, l’âme est une sorte de fluide corporel qui, infusé directement par Dieu dans le corps de chair à la naissance, se répand en lui et « coagule » comme une « substance qui se solidifie », épousant de l’intérieur « le contour de la gaine corporelle » [29]. Pour critiquer cette doctrine, Augustin utilise un certain nombre d’arguments tirés des rêves, répondant à un adversaire qui lui aussi tire grand parti du phénomène onirique. Le rêve occupe ainsi une place de choix dans la polémique, servant alternativement la cause de l’incorporéité de l’âme comme celle de sa corporéité.
21Pour Vincent Victor, le rêve dissocie le corps pneumatique qu’est l’âme de sa vagina corporalis. L’âme corporelle se meut alors indépendamment des membres corporels qui, eux, restent en repos, comme l’atteste le contraste entre l’agitation des rêves et l’immobilité du dormeur couché dans son lit. Il s’agit donc d’une doctrine réaliste du rêve : ce que nous faisons en rêve, c’est ce que fait réellement notre âme en tant qu’elle est alors un corps qui se meut tout seul, sans mouvoir aussi sa « gaine » charnelle.
22Contre ce réalisme du rêve, solidaire de la corporéité de l’âme, Augustin met en avant l’incorporéité des objets qui, dans le rêve, entourent le soi qui se rêve parmi eux. Lorsque je me vois en rêve [30], je m’apparais avec un simili-corps, je me promène dans des simili-lieux, j’évolue dans un simili-monde, et, le cas échéant, je discute avec de simili-interlocuteurs. Puis, une fois réveillée, je reconnais que tout cela est pure apparence sans réalité :
En effet, ce n’est pas avec son corps que l’âme s’apparaît à elle-même en rêve ; et pourtant, c’est dans la semblance même de son corps (in ea ipsa similitudine corporis sui) qu’elle parcourt des lieux inconnus et des lieux connus, et qu’elle éprouve quantité de joies ou de tristesses. Mais toi non plus, je pense, tu n’oserais pas dire que cette configuration du corps et des membres, que l’âme a l’impression d’avoir en rêve, est un vrai corps. Car, à ce compte, ce sera une vraie montagne qu’elle aura l’impression d’escalader, et dans une maison matérielle qu’elle aura l’impression d’entrer, et sous un arbre véritable, avec un corps en vrai bois, qu’elle aura l’impression de s’étendre, et une eau véritable qu’elle aura l’impression de boire ! Et tous ces objets, parmi lesquels l’âme tourne et retourne comme s’ils étaient des corps, ils seront des corps si elle-même est un corps – elle qui, en une image ressemblante, tourne et retourne parmi tous ces grands objets [31].
24La fin du texte formule à demi-mot un modus tollens : si l’âme est un corps, les objets parmi lesquels elle circule en rêve le sont aussi (on peut supposer que l’argument implicite est : sinon comment un vrai corps pourrait-il escalader une fausse montagne ?) ; or ces objets ne sont pas des corps, mais des images incorporelles de corps (sinon l’âme ne pourrait contenir en elle cuncta illa) ; donc l’âme n’est pas un corps.
25Une version plus forte de l’argument est donnée à travers le récit du rêve de la martyre Sainte Perpétue [32]. Avant son martyre, Perpétue avait rêvé qu’elle était un homme et qu’elle se battait avec un Égyptien. Ce rêve était prémonitoire : il préfigurait sa lutte contre le diable et sa victoire sur lui (expliquera-t-elle une fois réveillée [33]). L’intérêt de ce rêve, aux yeux d’Augustin, est que la fausseté du corps dans lequel Perpétue s’apparaît à elle-même en rêve est rendue évidente par le changement de sexe : Perpétue est une femme, mais elle se voit en homme [34]. Il est donc évident que, dans nos rêves, nous avons un faux corps, qui accomplit de fausses actions et traverse de fausses péripéties dans un faux monde. C’est bien de fausseté qu’il s’agit, avec la tromperie qui va avec, dès lors que nous acquiesçons à ces apparences comme si elles étaient des réalités. Un passage du Commentaire de la Genèse au sens littéral dit clairement que nous sommes trompés par nos rêves : « Dans la vision spirituelle, c’est-à-dire dans les images des corps qui sont vues par l’esprit, l’âme se trompe (anima fallitur) lorsque, ces images qu’elle voit dans l’esprit, elle les prend pour des corps réels » [35], ce qui précisément arrive dans le cas du rêve. Cette tromperie ne peut être déjouée : le rêveur « est nécessairement trompé » [36].
26Cela conduit-il à conclure que tout est faux dans le rêve ? Nullement. Augustin distingue soigneusement ce qu’il en est des actions, des situations, des acteurs, des objets du rêve ; et ce qu’il en est des pensées et des affections suscitées en rêve par ces actions, situations ou objets irréels. Tout n’est pas faux dans le rêve, parce que, toutes fausses et trompeuses que soient les péripéties que nous y traversons, les émotions que nous procurent nos aventures oniriques, elles, sont de vraies émotions, et elles sont réellement éprouvées par nous. C’est ce que l’analyse du combat en rêve de Sainte Perpétue précise :
Mais si ce n’était pas un corps [qu’avait Perpétue en rêve], et que cependant c’était quelque chose de semblable à un corps, en lui, à coup sûr, c’était une vraie peine ou une vraie joie qu’elle ressentait. [...] Lorsque, en effet, il nous arrive des choses affligeantes, quoique ce soit en rêve, et bien qu’il s’agisse d’une semblance (similitudo) de membres corporels et non de vrais membres corporels, ce n’est pourtant pas une semblance de souffrance, mais une souffrance ; de même aussi dans le cas où ce sont des émotions joyeuses qui sont ressenties [37].
28La thèse de la réalité des émotions éprouvées en rêve est affirmée à plusieurs reprises par Augustin, et elle va de pair avec l’affirmation que c’est bien nous, et non un avatar, qui les éprouvons, même si elles disparaissent au réveil :
Car dans nos rêves aussi, quand nous éprouvons des impressions dures et désagréables, quoi qu’il en soit, c’est bien nous (nos utique sumus) ; et, à moins que, du fait de notre réveil, elles ne passent, elles nous exposent à de très pénibles souffrances [38].
30Ailleurs, Augustin trouve une attestation de la réalité des émotions éprouvées en rêve dans d’autres émotions qui animent le dormeur une fois réveillé, par lesquelles il réagit à ce qu’il a ressenti en rêve – tels ceux qui redoutent de se rendormir de peur de revivre les épouvantes du cauchemar fait la nuit précédente [39]. Mais que le réveil dissipe immédiatement les sentiments éprouvés en rêve ou pas, qu’il s’accompagne ou non d’émotions venant répondre, par le regret ou la peur, à celles du rêve, dans tous les cas Augustin nous invite à admettre que ce que notre âme ressent en rêve, loin d’être un semblant de plaisir ou une fausse peur, est bel et bien réel, alors même que les actes ou les objets qui occasionnent ces sentiments, eux, n’existent pas.
31Les émotions ne sont pas les seuls phénomènes psychiques qu’Augustin distingue des apparences oniriques pour en affirmer la réalité. Il en va de même des connaissances. Par exemple, Augustin imagine quelqu’un qui rêve qu’il se livre à une disputatio avec une autre personne, et qui, au fil d’une argumentation correcte, « a appris quelque chose ». Il commente ainsi ce qu’il en restera au réveil :
Même une fois réveillé, ces mêmes vérités demeurent immuables, quoique le reste se retrouve faux, comme le lieu où se passait la discussion, la personne avec laquelle on se voyait discuter, les mots eux-mêmes – pour ce qui concerne leur sonorité – par lesquels on paraissait discuter, et les autres choses de cette sorte [40].
33Autrement dit, la compréhension d’une vérité, comme les émotions, est un acte de l’âme qui est indifférent à la distinction entre l’apparence du rêve et la réalité de la veille : « Si l’âme comprend quelque chose, c’est également vrai qu’elle dorme ou qu’elle veille » [41].
34Comme le note Mary Sirridge [42], la thèse de la réalité du soi, de ses pensées et de ses sentiments, dans un rêve où par ailleurs tout relève de l’apparence pure, consonne avec les textes proto-cartésiens d’Augustin où il est affirmé, en somme, que la distinction entre apparence et réalité ne vaut pas dans l’ordre des réalités intentionnelles. Mais c’est une thèse difficile à concilier avec la doctrine de la neutralité éthique des rêves [43]. Lorsque je rêve que je prends plaisir à un acte illicite, si ce plaisir est un vrai plaisir et que c’est bien moi qui le ressens, comment affirmer qu’il n’y a aucun mal à cela ? Car la thèse de la réalité des affections éprouvées en rêve signifie que ni la raison 1 de la neutralité éthique des rêves (en rêve, je ne suis pas vraiment moi) ni la raison 2 (en rêve, je ne fais pas vraiment ce que je fais) ne sont partagées par Augustin.
35Qu’en est-il alors de la raison 3 ? Même si ce que j’éprouve en rêve est réel et que c’est bien moi qui l’éprouve, je ne pourrai en être ni louée ni blâmée si je n’ai aucun moyen de m’empêcher de faire ce rêve ni d’éprouver les émotions qu’il suscite en moi. Il faut donc examiner de plus près la façon dont Augustin traite la question de l’irresponsabilité du rêve.
Le « consentement des rêveurs »
36L’épistémologie d’Augustin est largement influencée par celle des stoïciens, et, à leur suite, il fait de la croyance et de la connaissance le produit d’un assentiment à une représentation. Acte de l’esprit par lequel j’adhère à une représentation, l’assentiment est aussi ce qui fonde l’imputabilité non seulement de mes croyances, mais des actions que j’accomplis sur leur fondement. Toute action enveloppe ainsi une composante cognitive et une composante volitive. On peut donc envisager deux explications possibles de l’éventuelle irresponsabilité du rêveur, et par suite de la neutralité éthique du rêve. L’une touche au consentement, socle classique depuis les stoïciens de l’imputation : le rêveur qui a du plaisir en rêve consent-il à ce à quoi il prend plaisir ? La seconde concerne les effets induits par la fausseté, déjà notée, qu’Augustin reconnaît aux images oniriques : à supposer même que dans nos rêves nous consentions à la séduction de ces images, dans la mesure où le rêve nous trompe ce consentement ne produit rien de volontaire, car il s’apparente à une action commise par ignorance, traditionnellement exclue de l’imputation.
37Je commencerai par le problème du consentement des rêveurs, dont Augustin mentionne le caractère débattu : « Parfois on s’interroge sur le consentement de ceux qui rêvent » [44]. Le livre X des Confessions analyse le rêve érotique et la pollution nocturne à partir de l’acte intérieur qu’est l’assentiment (consensio) :
Encore maintenant, vivent dans ma mémoire – dont j’ai beaucoup parlé – des images des choses de ce genre [sexuelles], que mon habitude a fixées là, et elles se présentent à moi quand je suis éveillé, mais privées de force ; tandis qu’en rêve, elles vont non seulement jusqu’à la délectation, mais même jusqu’au consentement et à quelque chose de très semblable à un acte [45].
39Non seulement le rêveur se délecte de ce que l’individu à l’état vigile perçoit plutôt comme un contenu de conscience neutre et sans effet sur lui, mais il consent à ses représentations oniriques, lequel consentement est attesté, le cas échéant, par un analogue de l’action qui suit normalement un consentement vigile.
40Dans cette analyse, les images sexuelles dans l’esprit de l’homme chaste à l’état de veille ne sont pas traitées comme des représentations attractives auxquelles l’individu, par une lutte et une résistance intérieures, refuserait victorieusement son consentement [46]. Elles « vivent » dans son âme, comme des traces d’un état moral antérieur, déposées là par « l’habitude ». Cette présentation est expliquée ailleurs, dans le cadre d’une interrogation sur le consentement donné en rêve par ceux qui
[...] se voient même en train d’avoir une relation sexuelle ou contre leur souhait, ou encore contre les bonnes mœurs. Cela n’arrive que parce que ces choses, auxquelles nous pensons aussi lorsque nous sommes éveillés – sans la complaisance du consentement, mais comme nous parlons aussi de ce genre de choses pour quelque raison –, se trouvent, dans les songes, remémorées et représentées avec un relief tel que, par elles, la chair est naturellement émue, et expulse par les voies génitales ce qui s’est naturellement accumulé [47].
42Augustin donne un exemple que lui fournit la situation en cours : traitant de problèmes éthiques posés par les rêves, il doit, pour formuler son discours, penser aux choses dont il parle, donc en former des images. Ces images, à l’état de veille, le laissent froid ; mais dans le sommeil, en raison de la perturbation du discernement entre réalité et image et du relief particulier que prennent les apparences rêvées dans ce contexte d’indiscernabilité,
[...] si elles se présentent en rêve avec un relief aussi marqué que celui avec lequel les corps se présentent à ceux qui sont éveillés, il peut alors se produire ce qui, chez un homme éveillé, ne pourrait se produire sans péché. [...] En cela il n’y a pas plus de péché qu’il n’y en a, pour l’homme éveillé, à parler de ces choses, que l’on se représente en vue d’en parler [48].
44Le rêve sexuel, loin d’être considéré comme un symptôme moral, est ici renvoyé à l’explication du rêve que j’ai exposée plus haut, dans ce qu’elle a de plus mécanique, de plus « naturel » : lorsque le cerveau endormi cesse d’acheminer l’attention psychique vers l’extériorité, cette attention (intentio), qui ne se relâche jamais, se reporte sur les images spontanément produites par notre âme dans nos diverses activités – par exemple discourir – puis conservées dans la mémoire. Si c’est une image sexuelle qui se présente, le rêve sera sexuel, par un processus physiologique où tout se passe naturaliter, de façon naturelle, et il n’y a aucun péché à cela [49].
45Pourtant, Augustin ne semble pas considérer que la simple présence d’une image érotique dans la mémoire du rêveur suffise toujours à entraîner des rêves sexuels. C’est en tout cas ce qu’on est en droit de déduire de passages où il mentionne la capacité qu’ont certains rêveurs de résister aux images attirantes qui s’offrent à eux en rêve. Car les rêves montrent que, nuit après nuit, tantôt nous cédons à la suggestion onirique, tantôt nous lui résistons. Ce constat instaure au cœur du rêve lui-même une expérience qui est typiquement morale, puisque c’est une expérience de résistance à la tentation, et souvent de résistance victorieuse :
Et d’où vient que, souvent, même en rêve, nous résistons, et, nous souvenant de notre dessein et persévérant en lui de la façon la plus chaste, nous n’accordons pas notre consentement à de telles séductions ? [50]
47Celui qui voit en rêve des formes imaginaires de (faux) corps attirants, qui se présentent à ses (faux) yeux, parfois y consent, mais parfois aussi se rêve en train de se souvenir de son vœu de chasteté, et s’apparaît à lui-même en train de résister à leur attrait. On peut défendre l’hypothèse que, se voyant en train de résister victorieusement à la tentation, c’est de façon réelle qu’il refuse son consentement aux visions oniriques : le consentement, en effet, est la composante intentionnelle du songe que fait celui qui se rêve repoussant les avances de quelque personne attirante ; et nous avons vu que cette composante intentionnelle est ce qui, dans le rêve, est réalité et non simple apparence. Ailleurs, Augustin suggère qu’il y a une hiérarchie éthique entre les rêveurs : « Même en son sommeil, Salomon a préféré la sagesse à toutes choses, et il a demandé à Dieu de la lui accorder au mépris de tout le reste » [51].
48Il semble donc que, au-delà d’une explication purement naturaliste des rêves sexuels et de façon générale des rêves où l’on prend plaisir à des actions illicites, Augustin reconnaisse une dimension morale du rêve. Les individus ont des rêves dans lesquels ils adoptent des attitudes ou font des choix qui ne se valent pas moralement, et dont certains apparaissent comme louables. Pour autant, force est de constater que la hiérarchie éthique des rêveurs et la capacité de résister moralement en rêve ne constituent pas en faute le rêve où les images désirables obtiennent le consentement du rêveur et lui procurent un plaisir bien réel. Car, même si les choses tournent ainsi, « nous retrouvons au réveil le repos de la conscience » [52]. Encore une fois, pécher en rêve, ce n’est pas pécher, même si certains dormeurs ont des rêves moralement plus élevés que d’autres.
La falsitas visorum
49Si le rôle reconnu au consentement dans le rêve ne remet pas en cause la neutralité éthique de l’expérience onirique, il semble alors que la seule explication possible de cette neutralité soit à chercher du côté du « mensonge des visions » (falsitas visorum), illusion et tromperie étant régulièrement attribuées par Augustin aux images qui « vivent » dans l’âme endormie. L’action rêvée ainsi que les sentiments ou sensations qui l’accompagnent sont involontaires, même s’ils enveloppent un consentement, puisqu’ils sont dus à l’assujettissement du dormeur à l’illusion :
Et l’illusion de l’image (imaginis inlusio) a tant de force dans mon âme sur ma chair que ces visions fausses me déterminent, moi qui dors, à faire ce que les choses véritables ne peuvent me pousser à faire lorsque je suis éveillé [53].
51Le contraste, face à un spectacle tentateur, entre la réponse vigile et la réponse onirique est ici convoqué pour établir que le régime d’illusion propre au rêve est ce qui explique la faiblesse du rêveur face aux « visions mensongères » (falsa visa). C’est pourquoi il serait absurde de reprocher ses rêves à celui qui, se réveillant, confesserait s’être livré pendant son sommeil à des actions dont il rougirait dans la vraie vie : il n’a pas péché, il a été victime d’une illusion soustraite à tout pouvoir critique.
52Il en va de même si l’on examine le problème de l’erreur, et non plus du vice ou de l’affect, en rêve. Devons-nous redouter les erreurs doctrinales que nous pourrions être amenés à faire dans nos songes ? Si tel était le cas, l’homme sage pourrait craindre de s’endormir, exposé à commettre en rêve une erreur sur un point théorique fondamental, par exemple la détermination du souverain bien, qui s’opère scolairement comme un choix entre quatre possibilités [54] :
Mais peut-être [le sage] craint-il de choisir le souverain bien en dormant ? Rien de dangereux à cela : lorsqu’il se réveillera, il le rejettera s’il lui déplaît, et le gardera, s’il lui plaît. Car qui serait fondé à le blâmer d’avoir vu en rêve quelque chose de faux ? [55]
54L’erreur en songe a la même structure que l’erreur à l’état vigile : elle consiste à approuver une représentation fausse. Mais elle n’appelle nullement la même appréciation que cette dernière, ni de la part de celui qui la commet, ni de la part de celui qui la constate. Le sage ne risque rien à s’abandonner au sommeil : quand bien même il assentirait en rêve à une détermination fausse du souverain bien, cette erreur ne serait d’aucune conséquence, et il n’aura qu’à rejeter cette détermination au réveil s’il ne la trouve pas conforme à ses principes.
55Le traitement de l’erreur faite en rêve (sans conséquence et ne méritant aucun blâme) et l’assimilation des représentations oniriques à des images trompeuses permettent dès lors de justifier que les rêves à contenu illicite demeurent soustraits à toute évaluation morale. Car le rêveur consent au plaisir illicite par erreur, non par vice, et l’absence de jugement correct exclut aussi bien la culpabilité que le mérite [56]. Néanmoins, de même que, sur la question du consentement, la neutralité éthique des rêves se conjugue, de façon inattendue, avec la reconnaissance d’une hiérarchie éthique parmi les rêveurs, la question de l’erreur se prête à la même pluralisation des cas. Cette pluralisation est produite par une phénoménologie de l’expérience, aussi paradoxale que commune, du rêve dans lequel nous nous rendons compte que nous rêvons, sans pour autant nous réveiller et tout en continuant de rêver. De quel type est cette étrange perception qu’a parfois le rêveur de son propre état, lorsque, rêvant, il se voit en train de rêver et d’assentir à des choses fausses ou immorales ? Augustin considère que ce phénomène réflexif peut se décrire de deux manières. La première fait état d’un savoir, intérieur au rêve lui-même, de l’irréalité des images oniriques : il arrive que l’âme endormie, tout en rêvant, sache avec certitude qu’elle contemple des images de corps, et non de vrais corps. L’autre description part non de l’accès que nous pouvons avoir au statut ontologique des images que nous voyons en songe, mais du mode de leur perception : parfois l’âme endormie, tout en croyant voir de vrais corps, perçoit cependant dans son rêve qu’elle ne les appréhende pas normalement (c’est-à-dire comme elle le ferait éveillée : par ses organes sensoriels), mais qu’elle les voit par son esprit, per spiritum [57].
56Cette lucidité réflexive, intérieure au rêve, reste toutefois incapable de se déprendre de l’illusion onirique. Augustin en livre une description en première personne, qui dégage des intermédiaires entre les deux positions claires que sont l’apparence onirique enclose sur elle-même et la saisie rétrospective de son caractère illusoire, spontanément opérée au réveil [58]. Ces deux postures n’épuisent pas la question du rapport entre rêve et réalité, parce qu’il peut aussi arriver que la seconde se décline à l’intérieur même du rêve, mais selon une modalité étrange et presque contradictoire :
Je sais qu’il m’est arrivé – et cela a pu ou peut arriver à d’autres aussi, je n’en doute pas – de voir quelque chose en rêve et de me rendre compte que c’était en rêve que je le voyais (in somnis uidens in somnis me uidere sentirem) ; et ces images, qui d’habitude se jouent de notre consentement lui-même, je saisissais et je me rendais compte de façon très ferme, même en dormant, qu’elles n’étaient pas de véritables corps, mais qu’elles m’apparaissaient en songe [59].
58L’attention d’Augustin à l’auto-perception du rêve suggère donc que, de même que la thèse de la neutralité éthique du rêve va de pair avec une phénoménologie des expériences morales rêvées qui ne révèle rien d’uniforme sur ce point, de même la thèse de la tromperie propre au rêve n’exclut nullement la reconnaissance d’un savoir qui déjoue cette tromperie : parfois, je sais très bien, dans mon rêve, que les choses qui m’apparaissent comme réelles ne le sont pas, sans avoir besoin d’attendre le réveil. Mais, tout comme la victoire morale de certains rêveurs sur la tentation onirique ne fait pas du rêve un objet de louange ou de blâme, le savoir de l’irréalité des apparences n’émancipe pas le rêveur réflexif de l’illusion :
Néanmoins j’étais parfois abusé : par exemple, j’essayais de persuader mon ami, que je voyais de la même manière en songe, que ce n’était pas des corps que nous voyions, mais des images que voient les gens qui rêvent, alors que lui aussi, de quelque manière que ce soit, m’apparaissait au milieu de ces choses sur le même mode qu’elles : cependant, je lui disais même que ce n’était pas vrai non plus que nous parlions ensemble, mais que c’était en dormant lui aussi qu’il voyait alors quelque chose d’autre, et qu’il ignorait complètement si moi, je voyais ces choses-là. Mais en vérité, alors que je travaillais à le persuader, lui en personne, que ce n’était pas lui-même, j’étais en partie amené à penser aussi que c’était lui, lui à qui, assurément, je n’aurais pas parlé si j’avais eu de toute façon cette impression que ce n’était pas lui. Ainsi mon âme, bien que tout éveillée d’étrange manière tandis que je dormais, ne pouvait rien, sinon être entraînée par les images des corps comme s’ils étaient corps véritables [60].
Pourquoi le rêve n’est ni louable ni blâmable
60Le bilan qui peut être tiré des textes parcourus me paraît infirmer l’assertion de Gareth Matthews qui m’a servi de point de départ. Selon lui, aucune des trois raisons qui pourraient justifier la neutralité éthique des rêves n’est défendue par Augustin, car pour chacune, on peut trouver au moins un texte qui la dément. Il me semble qu’au contraire Augustin a une bonne raison de considérer que nous ne sommes pas responsables de nos rêves, qui dès lors sont moralement neutres. Cette raison est que, même si les affects et les connaissances que nous avons en rêve impliquent notre assentiment – en tant qu’ils sont véritables et non illusoires –, et même si c’est bien nous qui le donnons, et non quelque avatar onirique, cet acte d’assentiment s’opère en régime d’illusion. Que le rêveur, parfois, sache qu’il rêve ne change rien à cela : la phénoménologie très fine du rêve que propose Augustin signale que l’illusion se reporte alors à un méta-niveau, en un mouvement qui d’une certaine manière pourrait être encore doublé et redoublé sans jamais produire une sortie de la tromperie.
61Ce régime clos d’illusion invite par ailleurs à questionner le sens de la réalité du soi en rêve. Que je sois moi-même en rêve, et non une semblance de moi, est affirmé de façon tout à fait claire et répétée par Augustin. Cette affirmation cependant va de pair avec une autre affirmation : au réveil, personne ne s’identifie à celui qu’il était en rêve, que rétrospectivement il perçoit plutôt comme un autre. Mon moi en rêve est bien moi, mais je ne me reconnais pas en lui une fois revenue à la veille. Le livre X des Confessions développe une formulation dramatisée de cette expérience d’étrangeté à soi, au début du long bilan introspectif qu’Augustin y fait de son rapport aux trois concupiscences. Concernant le désir sexuel, il interroge une fois de plus l’expérience de la pollution nocturne, depuis la situation du réveil :
Est-ce qu’alors je ne suis pas moi-même, Seigneur mon Dieu ? Et pourtant il y a une telle distance entre moi-même et moi-même (tantum interest inter me ipsum et me ipsum), à l’intérieur de ces moments où, à partir d’ici, je passe au sommeil, ou bien, de là-bas, je repasse ici ! Où est alors la raison qui, à l’état de veille, résiste à de telles suggestions, et, qui, si les réalités elles-mêmes se jettent sur nous, reste inébranlable ? Est-ce qu’elle se ferme avec les yeux ? Est-ce qu’elle s’endort avec les sens du corps ? Et d’où vient que, souvent, même en rêve, nous résistons, et, nous souvenant de notre dessein et persévérant en lui de la façon la plus chaste, nous n’accordons pas notre consentement à de telles séductions ? Et pourtant la distance est si grande que, si cela se passe autrement, nous retrouvons au réveil le repos de la conscience, et, du fait même de cette distance, nous découvrons que ce n’est pas nous qui avons fait ce que nous déplorons s’être fait en nous de quelque manière que ce soit (in nobis quoquo modo factum esse) [61].
63Augustin suggère que cette différence de soi à soi peut être expliquée par le fait que le rêveur est un sujet tronqué, dans lequel la raison est absente, ou tout au moins inactive. En rêve, c’est bien moi, mais ce n’est pas complètement moi, puisque le sommeil me prive de la partie la plus éminente de mon âme, celle par laquelle je suis – selon l’anthropologie augustinienne – un humain, et celle par laquelle je suis moi-même. Mais cette piste n’est pas explorée plus avant, ni ici ni dans les autres textes qui traitent du rêve. Augustin s’en tient plutôt, à nouveau, à une approche phénoménologique, qui décrit le sentiment d’étrangeté à soi et lui donne valeur décisive. Dans ce contexte, les affirmations de la réalité du soi en rêve, les ego sum (« c’est moi ») et nos utique sumus (« c’est bien nous »), ne disent peut-être rien de plus que le sentiment de vécu en première personne qui est propre au rêve, et non une identité à soi susceptible de fonder une imputation.
Notes
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[1]
Tertullien, De Anima xlv 4, J. H. Waszink (ed.), Amsterdam, H. J. Paris, 1947, p. 62, ma traduction.
-
[2]
Confessions, désormais cité « Conf. », X 41. Sauf indication contraire, les textes d’Augustin seront cités dans ma traduction, d'après le texte latin édité dans la Bibliothèque Augustinienne (désormais citée BA).
-
[3]
Cf. S. Lienyueh Wei, « The Absence of Sin in Sexual Dreams in the Writings of Augustine and Cassian », Vigiliae Christianae, vol. 66, n° 4, 2012, p. 362-378, ici p. 363.
-
[4]
Cf. M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Études augustiniennes, 1973, p. 138.
-
[5]
G. Matthews, « On Being Immoral in a Dream », Philosophy 56, n° 215, 1981, p. 47-54 ; cf. p. 48-49.
-
[6]
Cf. ibid. avec les textes clés : p. 50 (Contre les Académiciens III 11, 26) ; p. 51 (Sur le sermon du Seigneur sur la montagne I 12, 33-34) ; p. 53 (Conf. X 41).
-
[7]
Cf. Tertullien, De Anima, éd. cit., p. 486. Les Pères d’Orient étaient plus hésitants sur la question, comme le note M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, op. cit., p. 136, n. 65.
-
[8]
De Genesi ad litteram, désormais cité « De Gen. ad litt. », XII 20 : « Ce qu’on appelle au sens propre “esprit”, c’est une certaine puissance de l’âme, inférieure à l’esprit rationnel, où s’impriment les images des choses corporelles ».
-
[9]
Contra Epistulam fundamenti 17.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
De Gen. ad litt. XII 41.
-
[12]
Cf. De immortalitate animae 14, 23 ; De cura pro mortuis gerenda 13.
-
[13]
De Gen. ad litt. XII 58.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
De quantitate animae 71.
-
[16]
De Gen. ad litt. XII 42.
-
[17]
Ibid., XII 42 ; 33 ; 40.
-
[18]
Ibid., XII 41.
-
[19]
Ibid., XII 42. Le couple phantasiae-ostensiones est la formulation la plus technique chez Augustin de la distinction entre rêves et hallucinations, cf. M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, op. cit., p. 93-96 et p. 109-113.
-
[20]
De Trinitate XI 2, 2 ; 6, 10 ; 8, 15.
-
[21]
Cas distinct de la cécité, où le blocage, explique Augustin, a lieu au niveau de l’organe sensoriel, en raison d’une déficience de l’œil, cf. De Gen. ad litt. XII 42.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid., XII 43 : « […] sopiuntur uel turbantur uel intercluduntur ». On reconnaît ici la triple catégorisation des dormeurs, des frénétiques et des comateux.
-
[24]
De quantitate animae 71.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
De Gen. ad litt. XII 43.
-
[27]
Sur Vincent Victor, cf. BA 22 (La crise pélagienne II : De gratia Christi et de peccato originali. De natura et origine animae, intro., trad. fr. et notes J. Plagnieux et F.-J. Thonnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1975), note complémentaire 28, p. 759-764. Sur le De natura et origine animae, désormais cité « De nat. et orig. an. », texte qui date sans doute de 419, cf. l’introduction au traité dans ce même vol. 22, ibid., p. 273 sq.
-
[28]
Sur la corporéité de l’âme chez Tertullien, cf. De Anima 5-8, éd. Waskink p. 6-10 (texte latin) et 125-162 (trad. et comm.). Augustin attaque le corporalisme de Tertullien notamment au livre X du De Gen. ad litt. (24-26), où il discute explicitement son De Anima. Ces critiques sont sans doute antérieures au De nat. et orig. an. et à la polémique avec Vincent Victor : cf. M. Sirridge, « Dream Bodies and Dream Pains in Augustine’s De Natura et Origine Animae », Vivarium, vol. 43, n° 2, 2005, p. 213-249, ici p. 227 n. 34 ; et R. J. O’Connell, The Origin of the Soul in St. Augustine’s Later Works, New York, Fordham University Press, 1987, p. 201-245.
-
[29]
Formules de Vincent Victor citées par Augustin, De nat. et orig. an. IV 14, 20. Sur l’âme comme corps pneumatique moulé ou engainé dans le corps de chair, cf. M. Sirridge, « Dream Bodies and Dream Pains… », art. cit., p. 223-224.
-
[30]
Augustin semble tenir pour évident que nous sommes toujours acteurs dans nos rêves, ou en tout cas que nous ne faisons jamais de rêves dont nous serions absents.
-
[31]
De nat. et orig. an. IV 25.
-
[32]
Passion de Perpétue et de Félicité, intro., éd., trad. fr., comm. et index par J. Amat, Paris, Le Cerf, 1996. Les récits de rêves de martyres n’étaient pas rares à l’époque.
-
[33]
Cf. Passio X 14-15.
-
[34]
De nat. et orig. an. IV 26.
-
[35]
De Gen. ad litt. XII 52.
-
[36]
Sermo 280, 5, Patrologie latine, vol. 38, col. 1283 : « necesse fit falli ».
-
[37]
De nat. et orig. an. IV 26-27.
-
[38]
Ibid., IV 25. Cf. aussi ibid., IV 25 et 29 ; De Gen. ad litt. XII 61 ; De civitate Dei, désormais cité « De civ. Dei », XXII 22.
-
[39]
De Gen. ad litt. XII 61.
-
[40]
De immortalitate animae 14, 23.
-
[41]
Ibid. C’est pourquoi Augustin ne craint pas d’affronter les Académiciens sur le terrain du rêve, cf. Contra Academicos, désormais cité « C. Acad. », III 23-25. Il en va de même pour les affects et les perceptions sensibles, par ex., que ceci me paraît sucré, ibid., 26.
-
[42]
M. Sirridge, « Dream Bodies and Dream Pains… », art. cit., p. 231-233 ; ou encore p. 246 (à propos de C. Acad. III 50).
-
[43]
Ibid., p. 238.
-
[44]
Conf. X 41.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
Contrairement à ce que suggère la traduction d’Eugène Tréhorel et Guilhem Bouissou dans la Bibliothèque Augustinienne, où occursantur est rendu par un terme aux connotations agressives (« elles m’assaillent », BA 14, p. 213).
-
[47]
De Gen. ad litt. XII 31. Les deux types de rêves envisagés (« relation sexuelle ou contre leur souhait, ou encore contre les bonnes mœurs ») suggèrent que l’analyse s’applique au cas d’individus qui, à l’état de veille, s’efforcent d’avoir un rapport réglé à leur sexualité (chasteté ou mariage).
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Cf. G. O’Daly, Augustine’s Philosophy of Mind, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1987, p. 117 : « Augustine is guided by his explanation of the mechanism of imagination in dreams ».
-
[50]
Conf. X 41.
-
[51]
De Gen. ad litt. XII 31. La référence est au premier Livre des Rois (1Reg. 3, 3-15).
-
[52]
Conf. X 41.
-
[53]
Conf. X 41. Le caractère trompeur des images oniriques est également convoqué pour expliquer les affects pénibles produits par les cauchemars, par ex. De civ. Dei XXII 22.
-
[54]
C. Acad. III 27 : « Le degré suprême du bien, en quoi consiste le bonheur, ou n’existe pas, ou existe, soit dans l’âme, soit dans le corps, soit dans les deux », trad. fr. J.-L. Dumas, Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres, I, Paris, Gallimard, 1998, p. 69.
-
[55]
Ibid. 28.
-
[56]
Cf. G. O’Daly, Augustine’s Philosophy of Mind, op. cit., p. 117.
-
[57]
De Gen. ad litt. XII 43.
-
[58]
Ibid., XII 3.
-
[59]
De Gen. ad litt. XII 3.
-
[60]
Ibid.
-
[61]
Conf. X 41.