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Article de revue

Angelo Giavatto, Interlocutore di se stesso. La dialettica di Marco Aurelio, (Interlocuteur de soi-même. La dialectique de Marc-Aurèle) Hildesheim – New York, Olms, 2008

Pages 107 à 113

Notes

  • [1]
    Le livre de Marc-Aurèle est désigné par A. Giavatto par le titre Pensées. Hadot avait refusé ce titre dans sa traduction, en rappelant à quel point le but que se proposait Marc-Aurèle était différent de celui que s’était fixé Pascal. Le problème ne se pose évidemment pas de la même façon en Italie.
  • [2]
    Le livre d’A. Giavatto se réfère constamment au texte de Marc-Aurèle, dont il cite beaucoup de passages qu’il a retraduits. Nous donnons entre parenthèses les références des passages cités particulièrement importants.
  • [3]
    « Phore » est un terme venant directement du grec qui signifie ce qui porte, ce qui transporte. Dans son Traité de l’argumentation, Chaïm Perelman montre comment un raisonnement par analogie suppose une mise en relation entre deux structures, celle du thème et celle du phore.

1 Ce livre analyse la méthode d’écriture philosophique de Marc-Aurèle à la lumière du but éthico pratique des Pensées[1], en étudiant à la fois les présupposés théoriques du texte de Marc-Aurèle, et leur mise en œuvre à travers les choix de certaines pratiques expressives. Si les Pensées comportent des réflexions philosophiques et des énoncés généraux, elles sont très souvent écrites sous la forme d’exhortations, d’ordres ou de demandes adressés par Marc-Aurèle à lui-même.

2 Les Pensées sont un écrit philosophique où la problématique éthique est prédominante ; Marc-Aurèle ne prétend en rien exposer ou élaborer une doctrine, mais prêter assistance à sa tentative quotidienne de conformer son comportement aux principes du stoïcisme. Or pour cela, il est nécessaire de passer par la connaissance qui constitue le fondement des contenus éthiques : il faut analyser et expliquer les objets pour en déterminer une connaissance éclairante ; il faut analyser les mots et les noms propres comme autant d’instruments de l’expérience de la connaissance et de la morale (III, 11 [2]), le perfectionnement moral coïncidant avec l’imposition de termes indiquant la possession de vertu (X, 8).

3 Cette œuvre, qui n’était pas destinée à la publication, ne peut être pleinement comprise qu’en prenant en compte ses particularités expressives. Elle a fait l’objet d’un haut degré d’élaboration stylistique, en s’inspirant beaucoup de la littérature de diatribe sur les questions éthiques : l’interaction entre l’élève et le disciple est ici fondée sur l’interaction entre deux voix du même moi. Les Pensées sont composées par Marc-Aurèle dans les dernières années de sa vie et notées sur le champ de bataille ; on y voit comment les principes éthiques stoïciens sont au fondement de la vie quotidienne de l’empereur. Or, pour maintenir vivants les principes du stoïcisme, il n’est pas suffisant d’énoncer une fois pour toutes la doctrine stoïcienne, il faut réussir à la rendre constamment présente à soi-même à travers des stratégies énonciatives précises. On peut ainsi dégager dans le livre de Marc-Aurèle des familles de chapitres autour d’un point de doctrine. On a par exemple une formulation de base : « les êtres qui ont part à quelque chose de commun recherchent ce qui leur est semblable » (IX, 9), principe qui va être développé tout au long de cette pensée en montrant que tous les êtres sont par nature portés à la cohésion, que les êtres rationnels le sont particulièrement mais qu’ils ont oublié cette tendance et s’éloignent les uns des autres. La nature est cependant la plus forte et ils seront rattrapés. Or on peut mettre en relation ce premier texte avec plusieurs autres passages (IX, 23 ; II, 16 ; IV, 29 ; VIII, 34 ; XI, 8) : dans tous les cas on discute l’aberration tant cosmologique qu’éthique de l’éloignement de l’individu de la communauté ; dans tous les cas on a affaire à une analogie où sont constants le tertium comparationis (ici la séparation de l’unité) et le thème de l’analogie (l’individu), alors que le phore [3], au sens donné par Perelman à ce terme, varie : une tumeur, une branche séparée, une main ou un pied coupé, un rameau coupé (la tumeur se sépare de l’organisme, la branche du tronc, le pied ou la main du corps, le rameau de la branche). A. Giavatto montre pourtant qu’en reconnaissant ce groupe de chapitres comme formant un ensemble lié et cohérent, on constitue une sorte de réseau à travers lequel la doctrine s’élabore et se définit dans des formulations variées, et réussit ainsi à être constamment présente dans l’œuvre et dans la conscience de l’auteur.

4 A. Giavatto articule la question du rôle de la connaissance et celle des expédients textuels dans l’œuvre philosophique de Marc-Aurèle : c’est en comprenant comment un individu connaît les objets, ses semblables et les doctrines philosophiques qu’on peut éclairer la façon dont il organise son propre discours philosophique.

5 La première partie du livre d’A. Giavatto est consacrée à la théorie. Il étudie d’abord la base épistémologique des Pensées ; il rappelle comment Hadot fait correspondre les trois parties de la philosophie – logique, physique et éthique – aux trois disciplines de l’assentiment, du désir et de l’action, et distingue trois temps dans le processus de la connaissance : l’impression, le jugement et l’assentiment. Il y a ainsi une contraposition entre un discours intérieur objectif, simple description de la réalité, et un discours intérieur subjectif qui fait intervenir des considérations conventionnelles ou des passions étrangères à la réalité. On peut à partir de là distinguer les différentes étapes de la connaissance : la sensation (aisthesis), pure prérogative du corps, est l’activité élémentaire qui constitue le niveau minimum du processus perceptif (III, 16 ; VI, 16). L’impression (phantasia), elle, est un effet produit par un objet extérieur sur l’âme ; il est possible d’effectuer sur elle un travail d’application rationnelle, le sujet en faisant une impression cataleptique (VII, 54) – c’est-à-dire compréhensive, qui saisit la réalité effective des choses, et qui donne ainsi un critère de vérité. Le sujet, qui ne doit donner son assentiment qu’aux impressions qui ont été reconnues comme cataleptiques, évite ainsi que quelque chose qui n’a pas été perçu dans sa réalité effective pénètre dans la conscience. Si les impressions jouent un rôle fondamental dans la discipline de l’assentiment, elles ont aussi une signification éthico-pratique, l’action étant la conséquence d’une impression. Il va alors être très important de constituer des impressions propositionnelles : l’individu a la capacité de créer des impressions qui déterminent le contenu de la pensée et réussit ainsi à colorer son âme par l’effet des pensées (V, 16). Marc-Aurèle ne cesse de reformuler la même doctrine pour imprégner quotidiennement son âme dans le but de déterminer, grâce à ces nouvelles formulations, grâce à leur style, grâce à leur ton, les contenus de pensée et les actions qui en découlent. Les principes moraux sont aussi les effets des impressions. Les impressions provenant de l’extérieur sont donc la base pour constituer des impressions purement mentales : l’homme, en poursuivant avec constance son propre travail sur les impressions, peut réussir à avoir un contrôle complet sur la réalité et sur son propre comportement et se constituer ainsi une citadelle intérieure inexpugnable.

6 Cet intérêt pour la connaissance supposerait d’avoir non seulement des compétences aussi étendues sur un plan éthique, mais aussi sur un plan dialectique et physique – idéal que Marc-Aurèle a visé jeune, et qui s’est révélé incompatible avec sa fonction d’empereur. Il ne cesse cependant de rappeler l’exigence d’une vertu dialectique, qu’il s’est efforcé d’acquérir, et qu’on voit en particulier apparaître dans le premier livre dans le portrait de figures retenues comme exemplaires. Cette vertu dialectique suppose un exercice constant de la raison, et est toujours mise en relation avec une attitude morale, avec la disposition d’âme nécessaire pour être devant tout ce qui provient de l’extérieur. Le pouvoir correct des représentations appartient au pouvoir de la dialectique : elle constitue le présupposé théorique et opératoire de la réflexion éthico-pratique.

7 Ce rôle fondamental de la connaissance explique l’importance du concept de vérité qu’on doit éclairer à la fois sur un plan moral (un individu est véridique), sur un plan logique (un énoncé est vrai) et sur un plan ontologique (un objet, un être, un état de choses est vrai). La sincérité est une valeur très importante : le menteur, injuste sur un plan social, apparaît comme impie sur un plan cosmique, la nature universelle pouvant être appelée vérité (IX, 1). Il faut donc être très vigilant sur la vérité de l’expression, sur le style du discours vrai : si les mots permettent de comprendre les choses, ils présupposent un effort de la personne qui parle pour accéder à la vérité sémantique et pouvoir s’en servir. Et on doit pouvoir ainsi mettre en évidence une vérité ontologique grâce à une description juste d’un état de choses. On peut alors dégager à l’intérieur des Pensées un cercle de la vérité : un énoncé logiquement vrai, formulé par un individu moralement vrai (vérace, sincère), produit dans un acte de parole une connaissance vraie (épistémologiquement vraie d’un objet et ontologiquement vraie d’un état de choses), à laquelle doit se conformer le comportement éthique de l’homme pour vénérer la vérité cosmique et demeurer ainsi en harmonie avec l’univers rationnellement organisé. Et on voit aussi apparaître la relation dialectique entre les deux voix du même individu : Marc-Aurèle relatant véridiquement dans l’acte d’écriture une description correcte de la réalité s’assure à lui-même, en tant que celui qui va avoir fruit de l’œuvre, la connaissance correcte de la réalité, dans la conviction que cette connaissance, sans erreur et fausseté, déterminera son agir correct.

8 Une fois ces principes théoriques établis, A. Giavatto peut consacrer la seconde partie de son livre à l’écriture des Pensées. Il travaille sur les traits stylistiques et argumentatifs du texte de Marc-Aurèle considérés à la lumière de la doctrine épistémologique relevée à l’intérieur de l’œuvre. Il s’agit d’étudier comment une impression éthiquement significative peut être présentée, grâce à l’écriture, à la conscience de l’individu. Pour réussir à tenir vivants les principes, il faut constituer une liste d’axiomes, de type descriptif, qui vont être constamment perçus à travers l’opération d’écriture, de réécriture variée et de lecture. La forme brève joue ici un rôle essentiel : les sentences, forme déjà très présente chez Sénèque, permettent par leur noyau expressif de tenir vives dans l’âme les doctrines précédemment démontrées. Un sixième des chapitres des Pensées est écrit sous forme brève, en recourant à une grande variété d’expressions linguistiques : des assertions, des ordres ou des interdits. Ou bien la forme brève est donnée en point de départ, le travail de la méditation devant constituer ensuite à refaire le chemin d’argumentation qui permet d’aboutir à ce dogme ; ou bien les plus chapitres plus longs constituent une phase préparatoire qui culmine dans une sentence. A. Giavatto joue dans ce chapitre avec l’hypothèse que les Pensées pourraient être considérées comme une suite d’aphorismes, hypothèse insuffisante mais qui permet d’obtenir des résultats utiles. Deux résultats sont particulièrement importants : il met en évidence d’une part la prégnance perlocutoire et le rôle fondamental des deux voix du texte, et d’autre part les solutions expressives qui permettent de répondre à de tels buts (les modes des verbes, l’usage de la négation et de la supernégation – qui consiste à nier une attitude qui nie un principe droit, formulation très fréquente chez Marc-Aurèle : A. Giavatto relève quatre pages d’exemples –, et l’ajout d’un supplément épistémologique qui permet de faire passer un contenu descriptif dans un contexte particulier). Les modalités jouent ici un rôle important : A. Giavatto analyse le rôle des opérateurs modaux (il est possible que, il est juste que, il faut que). Ils permettent d’identifier la diversité des approches philosophiques (le naturel, le nécessaire, le devoir) et d’effectuer ainsi une analyse suivant divers points de vue : la nécessité physique, l’opportunité morale, le devoir. Or en analysant de près certains passages, A. Giavatto met en évidence une tendance dans les textes de Marc-Aurèle à assimiler entre elles les modalités : ce qui est nécessaire est pensé comme étant également opportun et comme devant exister, ou s’il s’agit d’une action, comme devant être accomplie. En conséquence les modalités sont applicables à une pluralité de perceptions propositionnelles : un contenu décrit, épistémologiquement vérifié, peut être complété avec un supplément modal déterminé ; ainsi constater que les méchants accomplissent des fautes va conduire à la fois à accepter cette réalité et à la considérer comme nécessaire à l’économie de l’univers.

9 Le chapitre suivant étudie le rôle des similitudes et du raisonnement par analogie qui apparaissent comme une technique argumentative fondamentale dans les Pensées. Les similitudes permettent d’abord d’établir des mises en relation et donc des généralisations entre des niveaux différents : montrer que l’intelligence, la raison, la loi nous sont communes va permettre d’aboutir à la thèse que le monde entier est comme une cité (IV, 4). Mais la similitude sert aussi de marqueur de thèses, et permet de confirmer le lien entre plusieurs chapitres séparés tout au long de l’œuvre : il y a bien souvent homogénéité du thème et du troisième point de la comparaison avec un phore qui est diversifié (tumeur, main coupée, abcès du monde, rameau coupé). Les similitudes des Pensées comportent une grande flexibilité dans la structure, dans le troisième point de la comparaison, dans le phore ; en revanche les thèmes sont constants et sont tantôt Marc-Aurèle lui-même, tantôt le cosmos. En se posant lui-même ou ses masques comme thème de la similitude, Marc-Aurèle se donne un instrument pour se connaître lui-même en conformité avec le but de son œuvre. Le phore de similitude est alors choisi de façon très variée, en raison d’un principe fondamental du stoïcisme : il y a une intime cohésion des êtres qui constituent l’univers, qui sont tous soumis aux mêmes lois cosmiques.

10 Dans la similitude se reflètent ainsi les deux principaux intérêts de Marc-Aurèle : l’éthique pratique et la cosmologie. Sur le plan éthique le thème de la similitude est constitué par le sujet d’un comportement moral qui obéit à une loi universelle ; sur un plan cosmologique, le thème est constitué par le cosmos, le phore étant un élément connu faisant partie de lui. Or en raison d’un point de vue éthico-cosmologique, essentiel dans le stoïcisme, Marc-Aurèle peut jouer sur des analogies qui ne reposent pas uniquement sur le semblable : à un thème humain ne correspond pas nécessairement un phore humain, mais d’autres éléments du réel, comme dans ce passage : « – Au petit jour, lorsqu’il t’en coûte de t’éveiller, aie cette pensée à ta disposition : c’est pour faire œuvre d’homme que je m’éveille. [...] Ne vois-tu pas que les arbustes, les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles remplissent leur tâche respective et contribuent pour leur part à l’ordre du monde ? Et toi, après cela, tu ne veux pas faire ce qui convient à l’homme ? » (V, 1). Cette homogénéité entre les parties du réel est tellement étroite qu’elle permet de recourir à une ellipse, linguistique et conceptuelle, des opérateurs d’analogie en passant de la similitude à la métaphore ou au rapprochement avec une série (III, 2). Marc-Aurèle peut également recourir à des analogies inattendues : il est possible de connecter des parties du cosmos que la sensibilité commune considérerait comme inconciliables (IV, 6 ; XII, 16). On observe également comment la transversalité qui parcourt le cosmos et permet la relation du tout à la partie se reflète dans une transversalité du tout à la partie ou de la partie à la partie à l’intérieur du même individu (VI, 49 ; IX, 21).

11 Mais si les similitudes sont au fondement de la connaissance, elles ont souvent une coloration prescriptive, en raison du caractère paradoxal de l’homme qui, doté de la raison à la différence des autres êtres, n’obtempère pas aux devoirs que lui impose respect des lois universelles et immanentes (X, 33). Et les lois qui gouvernent le cosmos vont rendre possible la pratique d’analogies historiques : on peut comparer l’humanité passée et l’humanité présente, tant sous l’aspect des événements cosmiques, que sous celui de différentes époques, ou de différentes nations (XI, 1 ; IV, 32 ; IX, 30).

12 Se pose alors la question de l’interprétation philosophique de ces similitudes : faut-il en conclure à un pessimisme de Marc-Aurèle ? De nombreux textes, à la coloration héraclitéenne, ont pour phore le fleuve, le torrent ou le flux en général (VI, 15 ; X, 7 ; II, 17 ; IV, 43 ; V, 10 ; V, 23 ; VII, 19 ; IX, 29 ; X, 7). On pourrait penser que Marc-Aurèle en conclut à la vanité de la vie humaine et de celle de chaque partie du cosmos ; si on est cependant plus attentif aux textes, on voit que le flux et les transformations rendent le cosmos jeune et qu’elles ont donc un effet positif. L’analogie peut permettre la connaissance, thèse partagée par toute l’épistémologie stoïcienne, et la connaissance des choses du monde peut ainsi contribuer au progrès moral. L’expérience observable et répétable permet de dériver par analogie le comportement de l’intelligence : la mise en relation permet ici également d’aboutir à un résultat de type prescriptif. On voit donc bien à travers ces analyses comment l’écriture de Marc-Aurèle n’est pas un pur enregistrement mais doit permettre et de soutenir des connaissances cosmologiques, éthiques et épistémologiques et de jouer un rôle performatif sur un plan éthique.

13 Enfin, A. Giavatto consacre un dernier chapitre à d’autres stratégies argumentatives : les disjonctives qui peuvent jouer un rôle persuasif (VIII, 28 ; X, 3 ; VII, 33), qui permettent, en établissant la fausseté d’un des éléments du dilemme de mettre en évidence un argument a fortiori pour démontrer le résultat. Parmi ces disjonctives, une des plus intéressantes est le dilemme « ou le cosmos, ou les atomes » (IV, 3 ; VI, 10). Le focus ici n’est pas sur les modèles cosmologiques en eux-mêmes mais sur l’interprétation à donner aux événements qui arrivent en conformité avec eux. Marc-Aurèle répond à cette disjonctive en formulant sa propre opinion pour le cosmos ; l’option pour l’existence des dieux est donnée pour certaine (II, 11). On a également affaire à d’autres modules expressifs : dialogue fictif se référant à un interlocuteur imaginaire qu’on peut identifier à Marc-Aurèle lui-même (V, 1), des hypothèses par l’absurde permettant de formuler des arguments a fortiori (II, 14 ; IV, 19). Marc-Aurèle vérifie ainsi la validité et le caractère inattaquable de son propre point de vue en adoptant des hypothèses étrangères à son propre système philosophique. En se confrontant à lui-même tout au long de sa progression philosophique, Marc-Aurèle fait preuve d’une grande honnêteté : non seulement il est un être sujet à l’erreur à qui il faut donner ordres et interdits et proposer principes doctrinaux, mais un esprit à convaincre et à guider vers les actions droites à travers le terrain solide de la raison.

14 Le très grand intérêt du livre d’A. Giavatto réside dans sa méthode : expliquer Marc-Aurèle à l’aide de Marc-Aurèle. Il permet de montrer comment Marc-Aurèle a écrit les Pensées dans le but de tenir constamment vivants dans son esprit les principes du stoïcisme et de fonder sur eux ses actions et ses dispositions envers les êtres humains et les événements. On comprend ainsi quel fut et comment s’articule le projet philosophique de l’empereur. L’éthique, la connaissance et l’expression sont intimement reliées et inséparables : le progrès moral visé dans les Pensées est le fruit d’une solide pratique de la raison et se concrétise dans un langage qui doit être le reflet de cette pratique. L’intérêt moral de l’œuvre se fonde en effet sur une notion de connaissance, et sur l’analyse en particulier des embûches perceptives situées dans les objets, ou dans les organes des sens. Seule une perception solide, fondée sur la raison, fait pénétrer dans le principe directeur des impressions correctes des choses, permettant d’établir des notions solides pour fonder le comportement. Le sage peut ainsi disposer d’une vertu dialectique. Ces principes de connaissance sont développés chez Marc-Aurèle sous la forme d’un dialogue entre deux voix en lui, celle qui est le porte-voix des principes du stoïcisme, celle qui est sur le long chemin du perfectionnement moral permis par une telle philosophie. On comprend donc que le recours à des techniques expressives spécifiques soit absolument fondamental : recours à des formes brèves, à des raisonnements par analogie qui ont ici une valeur épistémologique essentielle en raison de la conception stoïcienne du monde dans laquelle tous les êtres et les parties de l’univers sont soumis aux mêmes lois. Et le livre met alors régulièrement en œuvre une dialectique de la communication, cherchant à démontrer des positions à la partie de lui-même avec qui il dialogue, de façon à conférer une plus grande crédibilité à sa position.

15 C’est ce travail sur l’écriture de Marc-Aurèle, sur son rôle philosophique fondamental, qui nous semble constituer à la fois l’aspect le plus fondamental et le plus original du livre d’A. Giavatto : l’écriture de Marc-Aurèle, bien loin d’apparaître comme une question formelle et un peu extérieure, joue au contraire un rôle essentiel sur un plan philosophique ; la plus grande originalité de Marc-Aurèle est moins dans sa doctrine qui ne prétend pas innover, que dans le recours à des formulations efficaces, à un ton qui doit jouer un rôle dans un comportement éthique quotidien. Être son propre interlocuteur, c’est chercher en permanence les meilleures stratégies pour se convaincre soi-même et réussir ainsi à avoir un comportement adéquat.


Date de mise en ligne : 03/04/2019

https://doi.org/10.3917/caph1.155.0107

Notes

  • [1]
    Le livre de Marc-Aurèle est désigné par A. Giavatto par le titre Pensées. Hadot avait refusé ce titre dans sa traduction, en rappelant à quel point le but que se proposait Marc-Aurèle était différent de celui que s’était fixé Pascal. Le problème ne se pose évidemment pas de la même façon en Italie.
  • [2]
    Le livre d’A. Giavatto se réfère constamment au texte de Marc-Aurèle, dont il cite beaucoup de passages qu’il a retraduits. Nous donnons entre parenthèses les références des passages cités particulièrement importants.
  • [3]
    « Phore » est un terme venant directement du grec qui signifie ce qui porte, ce qui transporte. Dans son Traité de l’argumentation, Chaïm Perelman montre comment un raisonnement par analogie suppose une mise en relation entre deux structures, celle du thème et celle du phore.

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