Notes
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Muséum national d’histoire naturelle, MS 179, f° 20-23. L’orthographe a été modernisée, la ponctuation rectifiée, et certains mots superflus supprimés, quand cela était nécessaire.
1 {20r}
2 Mon très cher frère,
3 En attendant le moment de nous embarquer pour passer a Portobello, j’ai été herboriser aux environs du Petit-Goâve au Cul-de-Sac. J’y suis même encore actuellement à Saint-Georges dans la partie du sud de l’île, quartier de Saint-Louis, chez Monsieur Depas. Je suis persuadé que le nom de ce médecin ne vous est pas inconnu, il est docteur en médecine de la faculté de Montpellier et beau-frère de monsieur Azevedo. Il est ici généralement estimé et avec raison, car on ne peut faire la médecine par plus de générosité et d’honneur ni avec plus de science et de succès. J’ai reçu de lui toutes sortes de politesses et d’honnêtetés, il m’a fait plaisir en toutes les occasions qui se sont présentées, et je regarde sa connaissance et son amitié comme le plus grand profit du séjour que j’ai fait à Saint-Domingue. Je n’ai pas besoin de vous recommander de le regarder comme de vos amis, je sais le cas que vous faites des gens de science et de probité et combien vous êtes sensible aux services qu’on me rend. J’espère que vous lui ferez plaisir, et s’il a besoin de livres ou autre chose de Paris que vous vous emploierez avec joie. Vous pouvez, et je l’ai même prié de s’en charger, lui demander des plantes en pied pour le jardin royal, il a des facilités pour les faire {20v} embarquer, et il le fera avec plaisir.
4 L’utilité que j’ai retirée des différentes herborisations que j’ai faites, outre le recueil des graines que je vous envoie, n’est pas petite, puisque je me suis familiarisé avec la botanique d’Amérique ; j’ai vu et observé plus de la moitié des plantes rapportées par le R.P. Plumier, et j’en ai vu nombre d’autres que cet infatigable botaniste n’a pas observées ou n’a pas rapportées, je suis même convaincu qu’il n’a pas connu la moitié des plantes de ce pays-ci. La plupart des plantes des forêts sont encore inconnues, les plantes de peu d’apparence, n’ont pas parumériter l’attention du père Plumier qui les a négligées. […] Les seuls environs de Paris fournissent deux milles espèces de plantes, la France dans toute son étendue en comprend au moins quatre milles. Serait-il possible qu’un pays aussi fertile que celui-ci, où les plantes sont à l’aise et hors d’insulte, ne possédât que huit cents espèces de plantes ? Il est vrai que le père Plumier a été assez occupé du grand nombre des plantes qu’il a dessinées et décrites, et qu’il n’a pas pu voir tout : non omnis fert omnia tellus, les plantes sont semées là et là indifféremment, sans ordre, et ne se présentent pas au botaniste par conséquent toutes rassemblées ni dans l’état qu’il souhaiterait. Disons donc que la botanique d’Amérique n’est pas encore complète, mais elle n’est pas à négliger ; les sots qui traitent de ridicule l’étude de la {21r} nomenclature des plantes ignorent les avantages qu’on en retire et qu’on en peut retirer. Si les chirurgiens et médecins de ce pays-ci y étaient plus versés, ils n’auraient pas la honte quelques fois de voir guérir par des gens sans lettres, et des nègres avec des simples, des maux qu’ils regardent comme incurables. Ils seraient en état de profiter des vertus des plantes, et de les faire connaître à tout le monde entier et cela par le seul secours de la nomenclature ; ignoti nulla cupido, nous ne nous soucions que de ce que nous connaissons. Comment en effet avoir recours aux secours que nous ignorons et que nous méprisons par ignorance ? Il est hors de doute que le nombre des plantes utiles […] pour la nourriture, pour les teintures, pour la charpente, pour la médecine, etc., et celles d’un usage pernicieux, est très grand ici. Très peu sont généralement connues, celles même qui sont connues ont pour la plupart des noms différents suivant les différents quartiers. Il n’y a donc qu’un botaniste capable par le secours de la nomenclature de débrouiller ce chaos.
5 J’ai appliqué à plusieurs espèces de plantes apportées par le père Plumier les vertus dont j’ai moi-même été témoin, ou que j’ai trouvé d’un usage confirmé par le témoignage de monsieur Depas qui les a mises en pratique, et des personnes dignes de foi. Le peu de temps que j’ai eu ne m’a pas permis de grossir mon recueil autant que je l’aurais souhaité. Peut-être, et j’en suis presque persuadé, que la plupart des plantes que je vais chercher au Pérou sont ici {21v} sans que personne s’en doute, car on ne songe ici qu’à faire de l’indigo et du sucre. L’étendue des connaissances de la plupart des habitants ne va pas plus loin. Rien ne leur paraît plus sec que la botanique. En effet, ce n’est pas un moyen de faire fortune promptement et c’est tout ce qu’on ambitionne ici.
6 Ils confondent sous le nom de liane toutes les plantes qui s’entortillent et rampent. De gratte galle tous les arbrisseaux épineux, de bois à grande ou petite feuille différents bois des forêts. De bois de savanes on nomme ainsi les prairies, les arbres qui y viennent plus volontiers secs, de telle sorte que plusieurs genres de plantes se trouvent confondus quoique très différentes par le port, les feuilles, les fleurs et les fruits, et les propriétés. Cependant, plusieurs plantes ont des noms particuliers mais les noms sont arbitraires suivant les différents quartiers. Chaque habitant même les nomme à sa fantaisie sans s’embarrasser si elles sontdéjà connues ailleurs sous d’autres noms, ce qui fait un désordre dans l’usage et l’emploi des plantes.
7 Vous trouverez dans le catalogue ci-joint quelques espèces que le père Plumier n’a pas connues, et d’autres dont je n’ai pas pu observer le caractère.
8 J’ai trouvé une espèce de Dorstenia [je vous ai envoyé un échantillon ci-joint] bien différente de celle qui est rapportée dans le livre du père Plumier.
9 Cette espèce s’élève tout au plus à la hauteur de six pouces, ses racines {22r} sont noueuses de chaque nœud distant les uns des autres d’environ un demi pouce portant les filaments ou la chevelure de la racine qui est très clairsemée. La grosseur de ces nœuds est d’environ deux lignes et demie, la grosseur de la racine principale entre les nœuds est d’une ligne. La tige est simple et a deux ou trois germes de chacun desquels partent deux pédicules longs d’un ou deux pouces qui soutiennent des feuilles légèrement dentelées, oblongues, de la longueur de deux pouces et de la longueur d’un pouce. Elles sont âpres et rudes au toucher d’un côté et lisses de l’autre. Au sommet de la tige s’élève le pédicule qui soutient le fruit. Il est tantôt simple tantôt double, et aussi long que celui qui soutient les feuilles. Le fruit est rond, plat au-dessus, le pédicule est précisément au centre du fruit. Les bords sont ornés de petites dentelures qui paraissent être des étamines. Les semences sont rangées les unes à côté des autres dans une petite loge écailleuse. Le sommet de ces écailles paraît être celui des étamines. Toute la plante est un peu velue. Je l’ai nommée Dorstenia Minima Subhirsuta, foliis subrotundis, obtusa dentatis, superna parte levibus prona vero asperis, placenta seminum orbiculari compresso ad oris denticulis ornato.Elle vient dans la montagne dans des endroits humides. Je pars après-demain pour me rendre au Petit-Goâve. Nous devons nous embarquer le 20 de ce mois environ. Je vous enverrai un autre paquet de graines que j’y ai amassées, et je vous y rendrai compte de ce que j’aurai fait auparavant de m’embarquer. Je ne crois pas qu’il soit à propos de vous envoyer aucune plante en pied, la saison de l’hiver est trop rigoureuse. Il vaut mieux vous {22v} les faire tenir dans le printemps. J’ai établi des correspondances et j’ai pris des mesures pour cela dont je vous instruirai, vous ne trouverez pas mes paquets de plantes beaucoup garnis de semences. J’ai une bonne raison à vous donner pour cela, c’est qu’ici les fruits et les semences ne naissent que par degrés, on ne voit jamais une plante dont toutes les graines soient en parfaite maturité à la fois. Le nombre de paquets n’est pas considérable, mais enfin c’est ce que j’ai pu ramasser et il m’a bien fallu courir pour ce peu. Si j’avais trouvé toutes les plantes que j’ai vues et connues en état de cueillir leurs semences, leur paquet serait dix fois plus considérable qu’il n’est. Quoi qu’il en soit, je souhaite que celles-ci et celles que je vous enverrai de Petit-Goâve lèvent et réussissent. Je puis me vanter que vous aurez vu au Jardin royal des plantes qui n’y ont jamais été, et qui méritent l’attention d’un botaniste. Peut-être que j’aurais pu employermieux mon temps, mais les forces épuisées par la grande chaleur du pays ne m’ont pas permis de faire plus. J’ai grimpé sur le sommet des plus hautes montagnes, j’ai visité des pays arides, ombrageux, humides, etc. J’ai été partout où j’ai cru faire quelque récolte.
10 Je me porte assez bien, tous nos messieurs aussi. Les chaleurs du pays me retiennent un peu pour me livrer trop légèrement aux fatigues des herborisations. J’ai pensé tomber malade tout de bon pour avoir été exposé en voyage à l’ardeur du soleil. Il faut se faire peu à peu à la {23r} différence du climat et nous étions malheureusement tombés dans les plus grandes chaleurs de l’année. Nous allons présentement entrer dans la saison de l’hiver qui vaut bien l’été de France. Du reste je ne fais aucun excès quel qu’il puisse être. Je ne redoute que le soleil de ce pays-ci, ainsi j’espère faire ce voyage-ci heureusement. Je n’ai d’autre inquiétude dans l’esprit que celle de savoir comment vous vous portez et toute la famille. Je n’ai point de chagrin ni de souci d’ailleurs et rien ne me fait peur du côté des peines et des dangers que nous pouvons essuyer. J’en suis fort tranquille là-dessus. Adieu mon cher frère. Je suis avec toute l’amitié et la reconnaissance possible.
11 Votre très humble et obéissant serviteur.
12 J. de Jussieu.
13 À Saint-Georges, de la partie du sud de l’île de Saint-Domingue
14 Ce 15 octobre 1735
15 J’embrasse tous mes chers frères.
16 Bien des compliments à tous nos amis.
17 [Les semences qui remplissent la boîte sont celles du poirier d’Amérique. Il y a aussi des graines du grand poil à gratter et des noyaux de la prune de Macaby.]
Notes
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Muséum national d’histoire naturelle, MS 179, f° 20-23. L’orthographe a été modernisée, la ponctuation rectifiée, et certains mots superflus supprimés, quand cela était nécessaire.