Couverture de CANO_054

Article de revue

Ouvrages recensés

Pages 471 à 493

Notes

  • [1]
    Conférence donnée le 14 nov. 2013 lors de la présentation du livre de G. Ghirlanda à la Pontificia Università Gregoriana. Le texte original italien est publié in Periodica 103, 2014, p. 15-26.

1AOUN Marc et TUFFERY-ANDRIEU Jean-Marie (dirs), Le ius particulare dans le droit canonique actuel, Artège, Perpignan, 2013, 212 p.

2CENTOLA Donato Antonio, Le sofferenze morali nella visione giuridica romana, Satura, Naples, 2011, 212 p.

3D’ARIENZO Maria, Il concetto giuridico di responsabilità, Pellegrini, Cosenza, 2012, 206 p.

4GHIRLANDA Gianfranco, Introduzione al diritto ecclesiale, Lineamenti per una teologia del diritto nella chiesa, GBPress, Rome, 2013, 224 p.

5HERVADA Javier, Cos’è il diritto ? la moderna risposta del realismo giuridico, Pontificia università della Santa Croce, Subsidia canonica, 10, Rome, 2013, 122 p.

6VALDRINI Patrick, Comunità, Persone, Governo, Lezioni sui libri I e II del CIC 1983, Lateran University Press, Cité du Vatican, 2013, 340 p.

AOUN Marc et TUFFERY-ANDRIEU Jean-Marie (dirs), Le ius particulare dans le droit canonique actuel, Perpignan, Artège, 2013, 212 p.

7Une des originalités remarquables du droit canonique réside certainement dans l’articulation qu’il offre entre droit universel et droits particuliers : situation difficilement compréhensible pour des juristes français, teintés de survivances jacobines (encore qu’ils pourraient utilement en trouver des parallèles dans la situation, bien française, qui fait coexister dans les pays d’outre-mer une législation locale avec la loi nationale). Quoi qu’il en soit, le contenu théologique fort qu’exprime en droit canonique cette distinction peut difficilement être ignoré : il suffit pour s’en convaincre de revenir aux « Églises particulières dans l’Église universelle » (1971) du cardinal de Lubac. Et pourtant le droit particulier retient assez peu, au delà des généralités de quelques manuels, l’attention des auteurs canonistes. Sans doute parce que la centralisation romaine continue des débuts du XIXe siècle a rendu la plupart du temps les corpora de droit particulier particulièrement squelettiques (au moins pour le droit particulier diocésain, car le droit des religieux obligerait à nuancer assez fortement ce propos). Aussi doit on saluer comme un événement remarquable la publication des actes, en français, du colloque organisé à Strasbourg le 6 mai 2011 par l’Institut de droit canonique de la Faculté de théologie catholique de cette ville, et consacré au ius particulare dans le droit canonique actuel, et qui vient fournir aux canonistes de langue française un regard particulièrement bien venu sur une question importante, même si elle peut apparaître par ailleurs négligée par la doctrine. Sans doute trouvera-t-on que l’ouvrage se ressent du genre d’événement dont il est issu : fruit d’un colloque universitaire, il rassemble les contributions de onze intervenants, d’inégale ampleur et d’importance, et il manque sans doute une synthèse finale qui eut permis de faire le point sur la question et d’offrir une vue d’ensemble de la matière. L’introduction due à la plume des organisateurs (et éditeurs) en donne toutefois un aperçu en posant quelques bonnes questions : faut-il se résigner à ne voir, comme E. Correcco, dans le droit particulier qu’un corpus résiduel, au risque d’oublier la richesse de la tradition et de la pratique des Églises orientales en la matière ? Et comment situer cette législation particulière et ses domaines dans le cadre de l’activité législative actuelle de l’Église ? On retiendra particulièrement les contributions du cardinal Coccopalmerio et de Mgr Minnerath (ce dernier sur la législation particulière française). Mais on ne négligera pas les regards portés sur l’Afrique (cardinal Monsengwo), l’Amérique du Sud, l’Église maronite (Élie Raad), l’Église syro-malabare et les Églises byzantines unies. Et on remarquera enfin les développements consacrés au droit particulier dans la vie consacrée ou relatif à l’érémitisme. L’addition de ces différents regards donnera sans doute une vision kaléidoscopique du droit particulier, que certains pourront estimer insuffisante, ou en tout cas manquant d’unité. Il reste que cet ouvrage a le mérite de donner un panorama de la délicate question du droit particulier, et contribuera peut être à relancer l’intérêt pour son étude et sa pratique effective en France.

8Olivier ÉCHAPPÉ

CENTOLA Donato Antonio, Le sofferenze morali nella visione giuridica romana, Satura, Naples, 2011, 212 p.

9L’ouvrage de Donato Centola est une contribution intéressante pour la reconstruction en perspective historique de l’importance juridique qu’ont eue les souffrances morales dans la défense des intérêts non purement patrimoniaux par les systèmes juridiques. L’auteur note, dans son introduction, que le processus qui a conduit au développement des orientations doctrinales et, surtout, jurisprudentielles de ces dernières années concernant le concept de « réparation du dommage moral », l’attention croissante pour les aspects concernant la santé psycho-physique de la personne dans le champ de la bioéthique, de la défense de la dignité personnelle ou des relations affectives du mineur, plonge ses racines dans l’expérience juridique du monde romain. En effet, déjà dans l’ordre juridique romain, en se fondant sur la défense des aspects patrimoniaux, on peut trouver des effets juridiques de la souffrance morale – ceci est la thèse de fond de la recherche – au moins à partir de l’âge du principat. La référence explicite au dolor comme expression non d’un mal physique mais d’un tourment d’âme ou d’une souffrance morale, comme à d’autres locutions – ainsi le taedium vitae – présentes, surtout à l’époque impériale, dans diverses décisions normatives et réponses jurisprudentielles permettent à l’auteur de cerner en premier lieu les secteurs dans lesquels les dites souffrances morales acquièrent une valeur juridique. La première partie de la monographie est dédiée, en fait, à l’analyse préliminaire des preuves juridiques concernant l’adultère et la discipline du suicide.

10De l’examen des sources, il ressort que l’impetus doloris constitue une circonstance atténuante de la peine applicable au mari trahi qui a tué sa femme surprise en flagrant délit d’adultère. De même, du D. 48.5.39 (38).8 Papin. 36 quaest. ; Coll. 4.10.1 ; Coll. 4.12.4, l’auteur retire que, certainement à partir du second siècle après J.- C., l’état d’émotion du mari, causé par l’offense et le ressentiment pour la trahison, a une valeur juridique. L’évaluation processuelle du iustus dolor du mari trahi en tant que provoqué par le flagrant délit d’adultère et cause fondant la violence homicide ainsi que le désir de venger son honneur entraînent la substitution de la peine capitale prévue – lex Cornelia de sicariis – pour les délits d’homicide par une peine moins sévère ou même l’impunité, comme il est envisagé dans le passage de Ulpiano D. 29.5.3.2. e 3 et fut établi ensuite dans quelques lois romano-barbares. L’auteur, suivant en cela la voie tracée par Eva Cantarella, souligne opportunément la continuité historique entre le iustus dolor et le délit d’honneur encore prévu dans l’art. 587, § 1 et 2 du système juridique italien et abrogé seulement en 1981. Toujours concernant l’adultère, la vengeance de sa propre douleur constitue aussi une justification de l’accusation privilégiée en faveur du fils en qualité de mari trahi. Il ressort, semble-t-il, que c’est bien la violence de la colère, l’indignation pour l’offense subie, le désir de vengeance qui sont qualifiés de douleur en tant qu’expression d’un incontrôlable état d’âme de grande souffrance, laquelle a une importance juridique telle qu’elle est une cause justifiant une réaction à l’adultère subi. On peut aussi lire dans cette perspective le fait que soit limité le droit d’accusation iure extranei aux parents les plus proches comme il est prévu dans la Constitution de Constantin reprise dans CTH.9.7.2. Ce droit ne peut plus être exercé par un quelconque citoyen comme auparavant, car, par rapport à d’autres accusateurs, ceux qui l’exercent doivent être mus par un verus dolor. En d’autres termes, le dolor qui induit l’accusation privilégiée ne doit pas être seulement iustus mais aussi être appréciée comme verus en comparaison, implicite, des motivations subjectives des autres possibles accusateurs. En suivant l’argumentation de l’auteur, il est possible de tenir qu’existe en fait un rapport étroit entre la souffrance provoquée par une offense subie, due à l’iniuria, et le désir de vengeance qui peut être vérifié et pas seulement dans le cadre d’un procès, comme le prouvent les passages du De clementia de Seneca et du De ira Dei de Lactance. De même l’importance négative qu’a, au contraire, la douleur des parents dans la discipline du rapt d’une femme vierge et non mariée introduite par la Constitution de Constantin insérée dans le livre neuvième du Code Théodosien (CTH.9.24.1) est intéressante. Une telle intervention normative différente de la discipline précédente – qui introduit pour la première fois le délit autonome de rapt d’une femme vierge et non mariée en vue d’un mariage – oblige les parents de la jeune fille ravie à avoir vis-à-vis d’un accusé l’initiative d’un procès sous peine de déportation. En résumé, la répression de la douleur ou, mieux, le contrôle des sentiments de colère et de vengeance des parents, lesquels sont considérés comme les principales victimes de la trahison, sont envisagés d’une manière désavantageuse par la normative de Constantin du fait que le manque d’initiative processuelle ou le consentement qui, par la suite, est donné au mariage réparateur sont évalués comme une forme de complicité au moins morale. L’auteur souligne avec finesse que la discipline constantinienne qui réprime sévèrement le rapt, plus que le fruit de l’influence exercée par le christianisme et par l’attention de l’Église à la défense de la morale sexuelle, met en évidence l’exigence de reconnaître l’autorité des parents et leur pouvoir dans la détermination des choix matrimoniaux. Dans une perspective politique, les conséquences que le principe d’autorité familiale joue en matière de contrôle de moralisation sociale apparaissent évidentes. Le second chapitre traite de la valeur juridique des souffrances morales dans la discipline du suicide de personnes qui sont soumises à un jugement pénal, ou de militaires. L’auteur analyse les dérogations à la règle générale en vigueur à l’époque d’Hadrien qui, assimilant le suicide dans un jugement en cours à une confession, prévoit la confiscation du patrimoine du coupable en faveur du fisc. Parmi les causes de justification du suicide qui excluent la confiscation des biens, les sources indiquent le taedium vitae e l’impatientia doloris. Si la locution impatientia doloris semble exprimer le caractère insupportable de la douleur – surtout physique – comme il apparaît plus spécifiquement dans la version qui nous est parvenue du Code de Justinien (CI.9.50.1), le taedium vitae fait référence à un état d’âme particularisé « d’intolérance envers les problèmes existentiels propres et d’autrui » (p. 85), à cette forme de paresse et de caractère insupportable de la vie elle-même qui peut conduire au suicide et qui représente une forme inversée de la douleur cause de la force de l’indignation, analysée comme cause atténuante dans les hypothèses d’homicide de l’adultère.

11La seconde partie de la monographie est au contraire dédiée à la problématique de la réparation des dommages moraux et de la valeur juridique de l’intérêt affectif dans la doctrine romaine. Comme le souligne l’auteur dans le troisième chapitre, les diverses opinions qui sont apparues dès le début du XIXe siècle jusqu’aux productions plus récentes révèlent une constante oscillation des orientations entre une position majoritaire qui nie l’existence d’un principe général de possible réparation des dommages moraux dans le système juridique romain et l’interprétation des sources en terme de « tendance » à la reconnaissance de l’intérêt affectif telle que l’on peut la relever en droit romain surtout dans la normative de l’époque de Justinien. L’examen minutieux, précis et exhaustif des diverses orientations doctrinales est un préliminaire nécessaire d’un point de vue méthodologique pour le chapitre suivant qui conclut le volume. L’auteur y analyse d’une manière critique les arguments et les interprétations des sources élaborées dans les études précédentes, expose l’hypothèse selon laquelle le caractère réparable des dommages moraux n’est plus un principe qui s’est affirmé soudainement et seulement à l’époque de Justinien, comme le montre la reconstruction de Umberto Ratti de 1931 et de Francesco de Robertis de 1965-66, mais le résultat d’un lent et long processus dont les signes annonciateurs sont repérables déjà dans le principat tardif. Bien que ne soit pas niée la fonction réparatrice qui s’est développée à l’époque classique dans les actions pénales privées, comme l’actio iniuriarium aestimatoria, l’actio sepulchri violati et l’actio servi corrupti (p. 159), l’auteur considère que c’est seulement à l’époque de Justinien que s’applique le principe d’ordre général du caractère réparable des dommages moraux en rapport aux jugements de bonne foi. La Constitution de Justinien CI.7.47.1 de 531 après J.-C. – la fameuse lex unica concernant la discipline de la réparation – apparaît dans cette reconstruction comme un point d’arrivée de l’évolution dont on trouve trace déjà à l’époque des Sévères et qui sera ultérieurement développée à l’époque intermédiaire des glossateurs et des commentateurs. La reconnaissance, quand bien même au niveau processuel, de ces états d’âme particuliers comme la douleur ou la souffrance morale considérées juridiquement, en tant que formes troublées de conscience, comme causes atténuantes et justifiant le droit privilégié à agir – analysées dans la première partie du volume dédié principalement au champ pénal – est dans un certain sens complétée par l’attention portée dans la seconde partie aux aspects plus strictement de droit privé. L’animus affecti représente l’objet de défense retenu digne de mérite par le droit, représenté par l’intérêt à agir pour empêcher et pour réparer la lésion de la sphère affective et familiale violée. En d’autres ternes, ce qui émerge dans la valeur juridique de « l’affectivité » et de l’intérêt moral est la valorisation et, pourrait-on affirmer, la protection du « sentiment », qu’il soit de détournement, représenté par le taedium vitae ou d’irritation et d’indignation, considéré comme douleur et souffrance et relatif au lien familial qui constitue le substrat de l’appartenance à la communauté sociale, juridique et dans un sens plus large politique. L’état d’âme, le « sentiment », est considéré comme motivation et justification de la réaction à une offense subie ou mieux comme une action de protection de son propre patrimoine axiologique, reconnu, mais aussi standardisé par le droit, dans l’expérience juridique romaine. Comme il semble ressortir de la lecture de l’ouvrage, la souffrance morale, dérivant de l’offense aux valeurs dans lesquelles on croit, constitue le fil rouge qui a animé la recherche, en traçant un parcours évolutif à travers l’examen de sources réduites, surtout de la réparation du dit dommage moral qui aura son développement dans l’élaboration doctrinale des siècles suivants jusqu’à la réflexion juridique contemporaine. D’un autre côté, la valeur juridique de l’élément affectif ou pour mieux dire, qui a trait aux valeurs, qui s’entrecroise sans aucun doute avec celle de la réparation des dommages moraux, sera féconde de développements ultérieurs qui, à partir du cadre des rapports familiaux et de la défense de l’honneur et de la bonne réputation, s’étendra jusqu’à comprendre la dimension religieuse comme sphère des valeurs dans lesquelles on croit et qui caractérise, elle aussi, la réalisation de la subjectivité et de l’identité spécifique. Ce n’est pas un hasard si, dans le Code pénal italien, actuellement en vigueur, malgré la Novella introduite par la loi du 24 février 2006, n. 85, une section entière a pour titre « Délits contre le sentiment religieux ».

12Le volume constitue donc une contribution importante en vue d’une réflexion plus large relative aux problématiques historico-juridiques inhérentes à l’évolution du concept de dommage et de réparation spécialement dans l’élaboration canonique avec des conséquences indubitables aussi sur le plan du droit concernant les cultes.

13Maria d’Arienzo (traduction de Patrick Valdrini)

D’ARIENZO Maria, Il concetto giuridico di responsabilità, Pellegrini, Cosenza, 2012, 206 p.

14La fidèle collaboratrice de notre revue a récemment publié une monographie, dont l’originalité et la finesse d’analyse méritent d’être particulièrement soulignées. Son objet porte en effet sur le concept juridique de responsabilité, titre qui pourrait a priori laisser penser qu’il s’agit là d’une étude de théorie juridique en général, mais qui, en réalité, se révèle bel et bien une recherche de droit canonique, comme le montre d’ailleurs le sous-titre, très explicite, choisi : « Importance et fonction en droit canonique ». L’étude de la responsabilité n’est pas habituelle en droit canonique : cette notion est en effet le plus souvent abandonnée aux civilistes, et les spécialistes du droit pénal canonique, quant à eux, préfèrent en général la notion d’imputabilité de l’acte délictueux, plutôt que celle de responsabilité pénale, pour mieux faire ressortir les liens complexes de leur discipline avec le for interne. C’est dire déjà que le travail de Maria d’Arienzo sort des sentiers battus, et parfois rebattus, de la canonistique traditionnelle pour affronter un thème qui illustre pleinement la juridicité du droit canonique. Son propos part de la grande actualité du thème de la responsabilité, que ce soit sur le plan strictement juridique (où il a pris, il est vrai, une place déterminante dans le monde anglo-saxon, devenu une société du contentieux), philosophique (l’auteur cite H. Jonas et le concept de responsabilité à l’égard des générations futures), éthique et politique. L’auteur observe cependant que, dans tous ces sens, la responsabilité se présente surtout comme une régulation entre le vouloir et le pouvoir. Il en va ainsi dans la sphère religieuse où la responsabilité est le plus souvent comprise comme le point d’équilibre entre la libre volonté du sujet et l’affirmation d’un devoir de nature éthique, frontière délicate entre sainteté et culpabilité. Mais l’auteur se demande si la responsabilité doit seulement constituer l’expression d’une éthique comportementale, ou si elle ne se révèle pas aussi constitutive de l’appartenance juridique à une dimension religieuse. Apparaîtrait donc ici un nouveau concept de responsabilité, distinct du concept traditionnel de responsabilité-imputation, dans lequel l’exercice des droits et devoirs liés à la condition juridique du fidèle permettrait la réalisation de la vocation propre de celui-ci, dans laquelle l’appartenance à l’Église trouve son sens.

15Pour approfondir cette intuition, l’auteur commence, dans ses deux premiers chapitres par une longue, mais passionnante exploration des origines du concept de responsabilité, qui l’amènent d’abord (chapitre 1) à examiner ses « fondements juridico-religieux », ce mélange « fumeux » (selon l’expression du regretté Michel Villey) entre le devoir et l’obligé, entre culture classique, en particulier le droit romain que l’auteur défriche ici avec application et talent, et morale chrétienne. De ce mélange sortira le concept civiliste de responsabilité, centré sur le lien de causalité entre le fait générateur et le dommage. Ce parcours nous conduit ensuite (chapitre 2) à nous concentrer sur les « présupposés philosophiques et religieux » du concept de responsabilité. Il s’ouvre sur l’opposition que l’auteur voir, à la suite de Paul Ricœur, dans une « responsabilité des anciens » et une « responsabilité des modernes ». Dans ce dernier sens, profondément lié au jusnaturalisme, l’auteur nous retrace le cheminement des diverses figures de la responsabilité chez Suarez, Grotius, Pufendorf et Kant. Au terme de ce parcours émergent deux visions de la responsabilité, qui s’enracinent respectivement dans le monde intérieur du sujet-individu, et dans la sphère extérieure, caractérisée par l’intersubjectivité. Ces prémices permettent de passer dans le chapitre suivant à l’étude de la tradition juridique étatique : l’auteur examine d’abord la responsabilité civile, en observant que celle-ci a profondément évolué depuis le droit romain, en particulier avec l’accueil de plus en plus large d’une responsabilité objective « sans faute » ; elle aborde ensuite la question infiniment délicate de la responsabilité pénale, montrant, à partir du droit italien, d’une part que l’idée de responsabilité objective n’est pas absente du droit pénal, et d’autre part que le triomphe du modèle de procédure inquisitoriale, dans lequel la société est la victime et l’accusateur principal, modifie profondément le sens de la responsabilité pénale.

16L’auteur en vient, dans un dernier et substantiel chapitre, à examiner la responsabilité en droit canonique à partir des résultats de son enquête historique, dans laquelle est apparue une opposition entre une conception romaine de la responsabilité (réparation d’une action injuste) et une conception moderne (réparation d’un équilibre social perturbé). Sa réflexion part évidemment du can. 128, passe par une analyse très fine de l’imputabilité du délit canonique, pour aboutir à l’idée que, pour le fidèle du Christ, la responsabilité ne sanctionne pas seulement la violation d’une norme relative à un comportement personnel, mais constitue la condition même pour participer à l’économie du salut. La responsabilité devient donc « active » et « être responsable » doit se lire comme « avoir la responsabilité » d’obéir à sa propre vocation chrétienne par une participation active à la mission salvifique de l’Église. Le devoir de responsabilité dérive donc de l’appartenance-participation à la communauté des fidèles (can. 204), selon le statut de chacun.

17Ces quelques lignes ne prétendent pas rendre compte fidèlement d’une argumentation riche et complexe, et très solidement étayée, ni même d’en résumer exactement le propos très ample. Elles voudraient seulement souligner non seulement la qualité scientifique remarquable de cette recherche, mais aussi son originalité. Il n’est en effet pas commun de voir une réflexion authentiquement canonique, nourrie non seulement par une connaissance intime tant du droit civil que du droit romain, mais encore par une approche fondamentale de la théorie juridique. Si ce livre va, incontestablement, devenir incontournable pour tous ceux qui seront appelés à travailler sur des questions aussi variées que la responsabilité, l’imputabilité, l’appartenance à l’Église ou la participation à la mission, sa méthode doit aussi être proposée à la réflexion non seulement des jeunes chercheurs, mais aussi de tous ceux qui, s’il en était besoin, doivent encore être rassurés sur la juridicité de notre discipline, qu’on ne peut plus, après avoir reposé cet ouvrage, considérer seulement comme de la théologie qui serait simplement écrite avec un vocabulaire juridique.

18Olivier ÉCHAPPÉ

HERVADA Javier, Cos’è il diritto ? la moderna risposta del realismo giuridico, Pontificia università della Santa Croce, Subsidia canonica, 10, Rome, 2013, 122 p.

19Il n’est évidemment pas nécessaire de présenter ici le professeur Javier Hervada, dont l’abondante production scientifique (vingt-six ouvrages et plus de quatre-vingts articles à ce jour) a suffisamment rendu populaire dans le monde canoniste, même francophone, la carrière de ce professeur émérite de l’Université de Navarre, et la pensée de ce scientifique, à la fois canoniste reconnu et spécialiste de philosophie et de théorie du droit. Le petit livre qui est recensé ici, dans sa version italienne (2012) succédant à l’édition originale espagnole (Qué es el derecho ? la moderna respuesta del realismo jurídico, 2008), n’est sans doute pas le plus remarqué de l’œuvre de l’auteur, mais il revêt assurément dans son esprit une place particulière car il constitue une tentative de mettre à la portée d’un public plus vaste de professionnels du droit et d’étudiants une doctrine, directement tirée de son enseignement à Pampelune, et qui avait été plus complètement exposée à destination des spécialistes de philosophie du droit dans son Introducción critica al derecho natural ou dans ses Lecciones propedéuticas de filosofía del derecho. On l’aura compris, il s’agit pour l’auteur de sortir du cercle relativement restreint des spécialistes de la philosophie du droit et de faire œuvre pédagogique, en particulier à destination des étudiants en droit débutants, qui ne chercheront pas à approfondir particulièrement la philosophie du droit, mais qui ont grand besoin d’une doctrine du droit. Quelle est donc cette doctrine, qu’il entend partager avec un vaste public pour lequel, se départissant de son style habituel, il va user d’une langue claire et simple, ne dédaignant pas les exemples et les raccourcis, et d’une brevitas inhabituelle ? Derrière l’appellation de « réalisme juridique », qu’il lui donne, on aura reconnu sans peine le droit naturel ; non pas celui de Grotius et de ses successeurs, dont il montre qu’il est en réalité solidement fondé sur une métaphysique du sujet et de l’individu typiquement moderne, mais celui des jurisconsultes romains, des canonistes médiévaux, des théologiens thomistes, très éloigné des normativisme et positivisme modernes. On comprend donc que ce petit livre tient sans doute particulièrement au cœur de l’auteur, puisqu’il y livre une synthèse de sa conception du droit, de sa notion de d’« homme de droit » qu’il oppose avec pertinence à l’expression, pourtant commune, d’« homme de lois » (au passage il nous rappelle que les latinistes, au contraire des locuteurs de langues latines qui ne perçoivent plus automatiquement la parenté entre droit et juriste, ne peuvent oublier qu’un juriste est un homme du droit). Le droit est d’emblée présenté dans son rapport étroit avec la justice (le droit est ce qui est juste), elle-même définie comme le fait de donner à chacun son dû. L’auteur explore ces deux définitions classiques, mais opportunément rappelées ici, soulignant quelles conséquences elles impliquent sur la conception de l’égalité, et s’attardant sur le « petit détail » que constitue le droit de « tous » à recevoir son dû, par opposition à certaines conceptions révolutionnaires, ou précisant au passage que les droit subjectifs modernes (et que dire alors des droits-créances?)… ne sont pas de ce point de vue du droit. Sur ces bases, l’auteur précise ensuite dans quelles conditions peut se faire une articulation entre le droit naturel et le droit positif, et il aborde la question de la loi et de sa relation avec le droit (p. 73). C’est l’occasion d’approfondir le concept de loi naturelle et de proposer une vision d’ensemble évidemment aux antipodes de la pensée positiviste dominante. On remarquera que l’ouvrage se termine par un chapitre consacré au droit canonique dont l’auteur souligne qu’il connaît les relations de justice commutative (les contrats), de justice distributive (le droit aux sacrements) et de justice légale (la distinction des trois « pouvoirs » dans l’Église). On regrettera que l’auteur n’en tire comme conclusion qu’une critique, certes justifiée, contre la méthode exégétique en vigueur tout au long du XXe siècle, et un coup de chapeau à la méthode systématique de l’École italienne ou de Pedro Lombardia. Si l’on comprend en effet le salut qui est ainsi fait au Maître et collègue trop tôt disparu, on regrettera que cette incursion dans une philosophie du droit canonique ne soit pas l’occasion d’évoquer la suprema lex de celui-ci, ni les considérations classiques relatives au rôle de l’équité, ou, modernes, sur les droits fondamentaux du fidèle. Sans doute l’auteur eût-il pu aussi s’arrêter, en parfaite fidélité à son propos, sur cette très importante référence à la justice (salva iustitia) des can. 1446 et 1453. On ne lui fera cependant pas de reproches excessifs de ne pas avoir approfondi, ni même évoqué, ces questions passionnantes pour un canoniste, puisque son propos était plus clairement de s’adresser, non pas à des spécialistes de droit canonique ou de philosophie du droit, mais bien à ceux que la technicisation contemporaine du droit, venue renforcer le normativisme, l’individualisme et le positivisme modernes, laisse insatisfaits. On peut sans doute rapprocher cette tentative de celle de l’historien du droit Paolo Grossi (L’Europe du droit, Seuil, 2011), et remercier le Professeur Hervada pour ce livre, petit par la taille, mais assurément grand par son ambition.

20Olivier ÉCHAPPÉ

GHIRLANDA Gianfranco, Introduzione al diritto ecclesiale, Lineamenti per una teologia del diritto nella Chiesa, GBPress, Rome, 2013 [1], 224 p.

21Un livre est d’abord un titre. Le prof. Ghirlanda n’a pas repris intégralement celui qu’il avait choisi en 1993, Introduzione al diritto ecclesiale. Lineamenti per una teologia del diritto nella Chiesa, mais les éléments sont semblables. Le titre permet de qualifier ce nouveau livre d’introduction au droit ecclésial et annonce plus clairement qu’il trace la voie d’une théologie du droit de l’Église. La question est disputata dans le champ de la doctrine canonique depuis le concile Vatican II, avant la promulgation du CIC/1983 et encore aujourd’hui. Le débat est complexe mais les questions posées sont simples : qu’est donc le droit canonique ? A-t-il une nature diverse du droit séculier ? La réponse du prof. Ghirlanda s’écarte sensiblement des diverses écoles auxquelles se référent la majeure partie des canonistes, quelquefois de facultés de droit canonique et de méthodes adoptées par des professeurs dans leur publication, ce qui est un beau témoignage de l’existence d’une « doctrine canonique » que le can. 19 nomme, en référence au droit romain, sententia doctorum. Notre collègue s’appuie sur les discours du pape Paul VI lequel, lorsqu’il parlait du droit canonique, s’inspirait de la Constitution Lumen gentium, de son début en particulier, mettant en valeur les deux aspects de l’Église à la fois charismatique et institutionnelle : L’Église est mystère de salut rendu visible par sa constitution de vraie société humaine et par son activité dans la sphère externe. De cette façon, comme union sociale humaine, les hommes s’unissent en Christ et, par son intermédiaire, avec Dieu, atteignent ainsi le salut (p. 21). C’est encore ce pape qui, s’adressant aux participants du IIe congrès international de droit canonique de la Consociatio internationalis studio iuris canonici promovendo tenu à Milan, avait déclaré : « l’Église est sacrement d’unité et de salut pour les hommes. Voilà pourquoi l’Église se manifeste comme une réalité tout à fait unique composée d’un élément à la fois intérieur et extérieur pour exercer sa mission dans le monde. Elle est le corps social du Christ et a pour âme l’Esprit-Saint qui informe ce corps et l’enrichit d’une double relation sociale » (p. 20). Un chapitre du livre du prof. Ghirlanda traite expressément la question de la théologie du droit. Dans le titre du chapitre (mais aussi dans le titre du livre) l’auteur ne parle pas de droit canonique mais de « droit ecclésial ». Ainsi apparaît un élément de la thèse centrale du livre : dans le droit canonique, il existe un « juridique dogmatique » constitué de droit divin révélé appelé droit divin positif (thème sur lequel nous reviendrons plus loin). Dès lors les sciences humaines, utiles et nécessaires, ne peuvent seules expliquer le mystère de l’homme et de l’Église et la dynamique interne de celle-ci. On doit partir du donné de la Révélation pour comprendre les institutions sur lesquelles l’Église veut légiférer (p. 70). Aussi la théologie du droit ecclésial est-elle la discipline qui réfléchit, à la lumière de ce donné, sur la nature du droit comme expérience de l’homme et sur sa fonction dans la vie des hommes en communauté, donc sur la nature du droit de l’Église mystère de communion et de salut et sur les institutions ecclésiastiques qui forment la structure fondamentale de l’Église (p. 71).

22Dans l’exposé de ses positions, Ghirlanda part de l’homme dont la nature est sociale et relationnelle. Le droit ecclésial est, en soi, une activité juridique dont le fondement est à chercher dans la nature de l’homme. En revanche, le fondement du droit ecclésial est à chercher dans le salut que Dieu offre à l’homme en l’insérant dans la communauté salvifique qu’est l’Église, qui le renouvelle en profondeur, sans nier sa nature d’être créé. Dans les nombreux passages que nous pourrions citer, un apparaît fondamental : « Le Fils de Dieu s’est fait vraiment homme, c’est-à-dire un esprit humain dans une corporéité propre pour être la manifestation terrestre de la grâce rédemptrice divine. Pour cela il est le sacrement primordial de l’amour de Dieu pour les hommes et unique voie d’accès à cet amour. Ce qui a été accompli par l’homme-Dieu Jésus doit continuer à s’accomplir per le moyen de l’Église. Après l’ascension, Christ rend visible et tangible au milieu de nous sa présence active à travers l’Église qui est son Corps mystique, sacrement radical de salut » (p. 24). S’appuyant sur cette proposition de caractère dogmatique, l’auteur expose que le droit ecclésial s’explique par l’incarnation du Christ dont le droit est une dimension épistémologique. Celle-ci a deux aspects que l’on pourrait appeler deux natures inséparables. L’une correspond à la communauté des personnes que réunit leur commune nature d’êtres relationnels, l’autre à la communauté des personnes sauvées dans le Christ qui sont entrées dans un rapport nouveau de justice où rien ne peut être compris sans la référence à la Trinité. Ainsi est assumée la description que Lumen gentium fait de l’Église : « Le Christ, unique médiateur, crée et continuellement soutient sur la terre, comme un tout visible, son Église sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité, par laquelle il répand, à l’intention de tous, la vérité et la grâce. Cette société organisée hiérarchiquement d’une part et le corps mystique d’autre part, l’ensemble discernable aux yeux et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et l’Église enrichie des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d’un double élément humain et divin » (LG, 8). Dans le livre de Ghirlanda, ces deux aspects sont repris dans le contexte propre au droit en donnant une assise fondamentale aux rapports entre la société et l’Église : « L’Église est une réalité sociale avec le caractère d’un corps ; dans ses institutions, est présent et actif le Seigneur glorifié par l’intermédiaire de l’Esprit-saint » (p. 27). L’Église peut donc être analysée au moyen d’instruments propres aux sciences humaines et utilisant des clés de compréhension propres, reliées à sa nature sociale unique, clés qui appartiennent au droit canonique, lequel, en référence à la théologie (dont fait partie l’ecclésiologie), est le droit ecclésial.

23C’est en citant le rapport entre nature et grâce qu’est comprise l’articulation entre, d’une part, le droit en tant que réalité incontournable de l’expérience humaine comme lieu de réalisation de la nécessité de justice, d’autre part, le droit canonique qui accomplit la vocation de l’Église dans l’histoire. Comme la grâce parfait la nature, le droit ecclésial perfectionne la notion de droit qu’il réalise dans l’Église. Dans l’exposé de cette proposition, Ghirlanda mentionne la nature juridique de societas iuridice perfecta que l’Église ne doit pas abandonner (p. 25). Conséquent avec les présupposés de sa position, il assume cette qualification – aujourd’hui disparue formellement – comme une manifestation du caractère spécifique du droit ecclésial et non pas de son caractère sui generis, qualification écartée car elle ne permettrait pas d’exprimer la nature autre du droit canonique (p. 28). Ce point est une prise de position fondamentale face aux théories doctrinales sur ce qu’est le droit canonique. En effet, les théologies protestantes du droit canonique ont inspiré les recherches de canonistes qui, dans l’Église catholique, voulaient dépasser une distinction analogue non pas structurellement théologique mais ecclésiologique, celle introduite par le ius pubblicum ecclesiasticum ou droit public de l’Église, né dans les controverses entre l’Église catholique et les États, celle-là ayant à affirmer sa souveraineté et l’exercice de sa juridiction. La souveraineté avait dans ce concept un caractère politique. Il fallait garantir la liberté de l’Église. La notion de société juridiquement parfaite, liée à celle de droit spécifique développée par l’auteur, fait sortir de cette emprise et correspond à la réconciliation entre le monde et l’Église dont les textes du concile Vatican II, notamment Dignitatis humanae, a été l’expression solennelle. Ghirlanda tire de la notion de droit spécifique – et non de droit sui generis – trois conséquences : 1) Le droit ecclésial définit le statut fondamental de l’homme, par conséquent, les éléments fondamentaux de son statut que sont ses droits et devoirs, en relation à la fin ultime de la personne, c’est-à-dire « en relation à la communion pleine avec Dieu et avec tous les sauvés dans le Christ qui est le salut de l’homme ». Ce principe de facture apocalyptique n’est pas connu du droit séculier dont le but, lui aussi fondamental, est la justice à rendre à chacun (p. 28). 2) La catégorie de droit spécifique inspire le droit dans ses formulations concrètes, son interprétation et son application dues à l’autorité et aux fidèles eux-mêmes. Sans doute cette vision a des implications très importantes dans l’exercice des droits et des devoirs qui, ayant des formulations identiques dans les droits séculier et canonique, devront être appliqués distinctement en fonction de la fin de chaque droit (p. 39). 3) L’auteur enracine la constitutive flexibilité du droit canonique, jugée parfois d’une manière excessive comme un manque de certitude juridique. La dispense, l’épichie et l’équité canonique se comprennent comme des moyens de garantir le fait que la loi sert le salut des personnes, qui est la fin du droit (p. 60-61).

24Dans sa construction d’un droit juste, l’Église trouve des référents qui ne viennent pas seulement de l’idée de justice naturelle mais, comme nous l’avons dit plus haut, de la volonté de celui dont elle est le Corps. Encore une fois le droit manifeste son caractère propre, spécifique, et non seulement particulier sui generis par rapport aux autres droits. D’où l’importance de la mention de la place du droit divin dans le droit ecclésial – que notre collègue appelle le « dogmatique juridique » – avec toutefois le devoir ecclésial de le comprendre et de l’exprimer. Le droit divin exprime la volonté de Dieu sur l’Église, ses institutions et les éléments constitutifs qui la font être divine. Mais il a dans ses traductions, formulations, expressions un caractère historique. La détermination de la frontière subtile et vivante entre la volonté du Christ et la liberté laissée à l’Église de déterminer celle-ci concrètement dans l’histoire relève de la responsabilité du magistère et, d’une manière générale, de l’autorité gouvernementale à qui revient la capacité de porter des lois. Mais elle relève aussi de la responsabilité des canonistes eux-mêmes qui, dans leur œuvre doctrinale, éclairent la nature des éléments en question. Ghirlanda cite le pape Jean-Paul II lequel, dans l’encyclique Ut unum sit dit qu’il se sent interpellé par le fait de trouver une forme d’exercice du primat qui, sans renoncer en aucun cas à l’essentiel de sa mission, s’ouvre à une situation renouvelée (p. 31). Les pages dédiées au droit divin dans le droit ecclésial sont belles et convaincantes car elles donnent une responsabilité à l’Église tout entière, en tenant compte du statut de chaque fidèle, et ne retire pas la fonction du droit d’être expression du juste institutionnel, c’est-à-dire d’être respectueux des institutions et des personnes pour qu’elles agissent conformément à ce pour quoi elles sont faites. En même temps c’est donner au droit divin une place prioritaire dans l’élaboration du droit. Dans de belles pages, l’auteur tire une conséquence pour le droit canonique, celle qui ressortit à la nécessité de réaliser la justice évangélique. Les choses qui regardent l’Église doivent être considérées sub ratione iusti mais un iustum qui ne peut être considéré que sub ratione Dei. Il cite Benoît XVI qui affirme que la loi canonique « ne peut être reléguée dans un système normatif purement humain mais doit être reliée à un ordre juste de l’Église dans laquelle existe une loi supérieure » et donc le droit ne s’identifie plus simplement avec la loi positive humaine mais celle-ci « est valorisée en tant qu’expression de la justice, avant tout pour ce qu’elle déclare comme étant de droit divin mais aussi pour ce qu’elle introduit comme légitime détermination de droit humain ». On peut donc lire des mots aussi importants que la sagesse, la bienveillance et la miséricorde dans un texte qui parle de droit canonique, alors que dans d’autres droits ces valeurs seraient d’ordre privé. Ici ces dernières sont des éléments essentiels du droit ecclésial qui le qualifie en relation au salut de chaque personne qui ne peut relever seulement d’une responsabilité morale. Celle-ci, en droit canonique, est juridique.

25De cette considération découle une conception de la loi canonique. Elle est raisonnable en hommage à la définition de saint Thomas que l’auteur enrichit ; elle sert le bien commun, une notion qui n’est pas propre à l’Église car elle appartient au patrimoine de tout droit (p. 52). Mais le bien commun, de nouveau en référence à ce que disait Paul VI en 1973, est décrit ainsi par l’auteur : dans l’Église, le bien commun compris dans un sens théologique est la vie de la grâce c’est-à-dire la commune participation au mystère du Christ vivant dans l’Église ; elle est participation à la vie de la grâce de communion avec Dieu et les frères par le moyen de la profession de foi et des sacrements, dans la communion de laquelle consiste le salut des âmes qui est aussi le bien des individus (p. 55). Paroles que Jean-Paul II a développées devant la Rote en reliant la catégorie juridique, avec sa dimension théologique, à la notion essentielle de communion. Ghirlanda affirme que, pour Jean-Paul II, l’Église réalise la communion dans la mesure où elle reconnaît la dignité de la personne humaine dans la liberté qui se trouve réellement en Christ et s’accomplit grâce à l’expérience de la communion ecclésiale qui est communion avec la Trinité (p. 56). La parole fondatrice du droit canonique communion, à la fois source et fin du droit, est la clé de compréhension de la pensée de l’auteur. Elle fait l’objet d’un chapitre entier, le dernier ; elle est présentée comme la règle de l’organisation du peuple de Dieu. De belles pages, denses du point de vue ecclésiologique, sont consacrées aux lieux de la communion, l’Église universelle et les Églises particulières. Pour comprendre leur sens et la portée qu’elles ont en droit, il est nécessaire de faire un lien obligé entre l’anthropologie et l’ecclésiologie. L’Église est composée de fidèles, tous égaux par le baptême, mais la communion dans laquelle ils vivent est « communion organique », celle d’un corps dans lequel les dons variés de l’Esprit-Saint et donc les ministères variés et les différentes fonctions de ses membres sont unifiés par l’action de l’unique Esprit-Saint (p. 149). Dans l’approche de Ghirlanda, l’aspect charismatique du statut des personnes, soit prises individuellement soit réunies en association, est important. Il est présenté comme la qualité essentielle de l’organisation de l’Église qui est décrite comme structure « sacramentelle-charismatique-institutionnelle » dont la traduction juridique apparaît dans la relation entre Église universelle et Églises particulières ou, dans le vocabulaire de l’auteur, entre « communion ecclésiastique universelle » et « communion ecclésiastique particulière » (p. 151 et 158).

26La conception de la relation entre les deux réalités de communion ecclésiastique est celle que développe la lettre du dicastère pour la doctrine de la foi Comunionis notio, s’appuyant sur la belle formule de Jean-Paul II qui parle de « mutuelle intériorité » entre l’Église tout entière et les Églises particulières. Communion certes mais hiérarchique, celle-ci étant l’expression de la « note d’apostolicité» de l’Église correspondant au droit divin qui a fondé sa catholicité dans la succession apostolique (p. 173). Cette catégorie ecclésiologique sert de référence à une présentation des institutions de coresponsabilité et de participation à l’échelon universel de l’Église (synode des évêques, collège des cardinaux, curie romaine et légats pontificaux), des Églises particulières (synode, conseils de prêtres, conseil pastoral), des regroupements des Églises particulières (conciles et conférence des évêques), de la paroisse et, pour finir, de la coresponsabilité dans les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique. Dans toutes ces institutions, la responsabilité personnelle des pasteurs n’est pas niée puisqu’il leur revient le devoir de garantir la communion des communautés avec l’Église tout entière, c’est-à-dire le caractère catholique des décisions et déclarations qui, de cette manière, respectent les trois vincula essentiels ecclésiaux, l’unité magistérielle, l’unité sacramentelle et l’unité gouvernementale (p. 176-198). Faut-il voir dans ces institutions une application du principe de subsidiarité dans l’Église comme le demandait le 5e principe de révision du CIC élaboré par le synode des évêques de 1967 ? Dans la partie qu’il consacre à la description de tous ces principes, Ghirlanda propose une autre manière de parler de la relation entre les échelons de responsabilité. Pour éviter, dit-il, l’ambiguïté qui peut surgir de la nature philosophico-sociologique d’un tel principe, il serait plus opportun de parler, dans le champ ecclésiologique, d’application du principe de juste et de légitime autonomie (p. 104).

27Droit ecclésial. Nous ne pouvons oublier de citer un des illustres professeurs de la Grégorienne qui utilisait aussi cette catégorie, le père Jean Beyer. Nous l’avons connu et nous devions évoquer sa mémoire et son œuvre. La catégorie est doctrinale ; elle est expliquée dans ce petit livre d’une manière claire et magistrale. Elle répond à la demande du concile Vatican II – que l’auteur, à juste titre, juge laconique – d’exposer le droit canonique en tenant compte du mystère de l’Église (OT, 16d). Comme catégorie exprimant une théologie du droit, elle entre dans le mouvement de recherche d’un fondement spécifique au droit canonique. La création d’un droit public ecclésiastique dans le champ de l’Église catholique, dès le XVIIIe siècle, a conduit à la création d’un droit, certes spécifique, mais conçu sur le modèle des droits séculiers. Comme nous l’avons déjà mentionné, on voulait protéger la souveraineté de l’Église que l’on présentait comme une société spécifique fondée par le Christ. Et on appliquait le principe « ubi societas, ibi ius ». Le livre du prof. Ghirlanda est investi d’une autre perspective, une théologie du droit qui, comme il l’exprime dans le chapitre central, est une science du droit ecclésial. Ayant comme objet non n’importe quel droit, dit-il, le droit de l’Église est à la fois une science théologique et juridique. Le canoniste doit donc être à la fois théologien et juriste. C’est cela qui donne à la science canonique sa spécificité (p. 69).

28Patrick VALDRINI

VALDRINI Patrick, Comunità, Persone, Governo, Lezioni sui libri I e II del CIC 1983, Lateran University Press, Cité du Vatican, 2013, 340 p.

29Devant cette nouvelle publication de Patrick Valdrini, on pourrait sans doute, dans un premier temps, se demander si la publication d’un tel ouvrage, venant s’ajouter aux nombreux manuels et traités existants, parmi lesquels certains remarquables, consacrés aux premiers livres du Code, était bien opportune et nécessaire. Mais un examen plus approfondi de ce nouvel ouvrage manifeste clairement qu’il s’agit ici d’un travail clairement différent de ceux qui l’ont précédé. Cette différence se manifeste déjà dans le titre retenu, qui, en même temps qu’il annonce les points principaux qui seront traités – communauté, personnes, gouvernement –, entend les traiter comme des « leçons ». Un tel terme est rarement utilisé par les auteurs, dans notre discipline, et pour des manuels. Mais l’ouvrage de P. Valdrini n’entend pas être un manuel. Il se propose en effet de partager une expérience mûrie dans le cadre d’un enseignement commencé il y a plus de dix ans. Ainsi que le précise l’auteur (p. 13) « ce livre contient des leçons, fruit de l’approfondissement et de la réécriture de documents de travail distribués à mes étudiants ». On retrouve aisément cette intuition initiale de l’ouvrage dans le caractère très discursif de son argumentation, qui évite non seulement les notes de bas de page, mais encore les listes de « points ». Et il y parvient, tout en adoptant une langue incisive et claire, d’autant plus appréciable que, comme chacun sait, l’italien n’est pas la langue maternelle de l’auteur. Tout ceci ne doit en rien conduire à penser que, en dernière analyse, ce livre ne présenterait d’intérêt que pour celui qui, à quelque titre que ce soit, s’occupe de questions objets d’enseignement du droit canonique. Bien au contraire, on peut le recommander comme un exemple particulièrement réussi de dépassement de la distance traditionnelle entre enseignement et recherche, enrichissant et valorisant le premier grâce aux apports des analyses les plus innovantes et approfondies. Par là même, il constitue donc un texte de notable intérêt scientifique. En fait, l’enseignement de P. Valdrini ne peut se résumer à l’exposé, certes nécessaire, mais nécessairement sommaire, des normes et des institutions en vigueur. Il se caractérise au contraire par une volonté constante d’évaluation critique, capable de rendre compte de tous les aspects de la question. Cela transparaît clairement de l’avertissement dans lequel l’auteur confie à ses élèves et lecteurs « la mission (de) poursuivre l’étude personnelle et de confronter les opinions et positions, parfois divergentes », qu’il a soin de mentionner (p. 13).

30Et, de fait, dans l’exposé des débats doctrinaux que nous allons évoquer, l’auteur accompagne la présentation des diverses thèses avec de pertinentes observations, qui savent rester discrètes et cela, sans chercher à imposer « sa » vérité. La préoccupation fondamentale de l’auteur, qui est avant tout enseignant, n’est pas que ces étudiants et lecteurs partagent ses convictions scientifiques, mais de les doter des notions et instruments qui leur permettront de parvenir à des conclusions critiques argumentées par un travail personnel de réflexion. En cela, Patrick Valdrini se révèle comme un authentique éducateur et formateur. De ce point de vue, on remarquera surtout l’attention qu’il porte à la dimension historique. À plusieurs occasions, et à propos des plus importantes institutions, l’auteur, en de brèves mais justes remarques, revisite avec une particulière capacité de synthèse, les bases sociales et doctrinales qui ont caractérisé leur évolution. L’exemple le plus significatif nous est offert par la présentation du terme « communauté », mot clé de tout l’ouvrage, comme on le verra par la suite. Pour en expliquer exactement la signification, l’auteur revisite les discussions sur l’identité institutionnelle de l’Église à partir du XIIIe siècle jusqu’au code de 1917, pour conclure avec les perspectives nouvelles ouvertes par le concile œcuménique Vatican II (p. 18-19). Toujours à titre d’exemple, plus strictement juridiques, on peut rappeler les observations portée sur le processus qui, depuis la décisive revendication de la libertas ecclesiae par Urbain II face aux États, conduit à réserver à l’autorité suprême ce qui concerne l’érection, la modification, la suppression des diocèses (p. 35) ; ou bien l’attention portée à la célébration des conciles particuliers et à l’évolution de leur réglementation au long des siècles (p. 105). On n’oubliera pas non plus les rappels aux origines de la Curie romaine et aux réformes qui se sont succédé à l’initiative de Sixte V, Pie X, Paul VI, Jean-Paul II (p. 140-143), informations d’autant plus intéressantes que, pour autant que l’on puisse le savoir, nous serions à la veille d’importantes décisions destinées à avoir une influence certaine sur la matière. L’attention privilégiée réservée à la dimension historique apparaît aussi dans le renvoi, quand cela apparaît utile à une meilleure compréhension des canons, aux dispositions correspondantes de la codification de 1917, mettant ainsi en évidence les changements advenus. La même préoccupation conduit l’auteur à de nombreuses occasions, à mettre en lumière le processus de rédaction des canons actuels, démontrant ainsi sa sensibilité aux méthodes de recherche les plus modernes qui tendent à questionner les normes non comme des formules pour ainsi dire historiques, mais comme le résultat non seulement de discussions complexes mais encore d’une élaboration pas toujours linéaire au sein des commissions codificatrices. Cette mise en valeur des travaux préparatoires ne se réduit cependant pas à une chronique, en elle-même intéressante, mais favorise une confrontation entre les diverses orientations qui apparaissent dans les schémas successifs, de façon à permettre une évaluation critique des questions posées : une attention qui finit pas croiser le débat doctrinal, dont il constitue le précieux, voire indispensable complément. Tout à fait exemplaire de ce point de vue est le traitement de la délicate et complexe question de la coopération des laïcs au pouvoir de gouvernement, où les renseignements sur le processus d’élaboration des canons rejoignent les références concrètes aux diverses thèses proposées par les chercheurs (p. 263-264). Du reste, et d’une manière générale, l’attention portée au débat doctrinal constitue une caractéristique programmatique de l’ouvrage, déjà invoquée dans l’avertissement préliminaire, où l’auteur, incidemment mais clairement, déclare que son but est de « présenter avec honnêteté intellectuelle » les diverses thèses ; un objectif qui trouve dans l’ouvrage un particulier écho, au point d’offrir parfois une recension significative de la doctrine qui, enrichie d’un appareil de notes et exposée de manière moins synthétique, pourrait constituer en soi un livre distinct de grand intérêt. Particulièrement significatives en ce sens sont les pages concernant l’origine et les modalités de transmission de la potestas sacra. L’auteur y rappelle de manière synthétique mais précise les thèses d’une dizaine d’auteurs, expressément cités, les accompagnant d’observations critiques pour conclure qu’il s’agit d’une « question discutée sans unanimité doctrinale », et qui doit être considérée comme « encore ouverte » (p. 126-129). Et l’on appréciera encore plus la relecture du débat doctrinal sur cette autre question de grande importance, à savoir, les droits des fidèles définis comme fondamentaux. Ici, l’auteur ne se limite pas à citer les diverses théories, mais s’efforce de mettre au jour, avec d’intéressantes observations, les conceptions ecclésiologiques qui les inspirent, en les identifiant sous les noms de Église société, Église communion, Église société spécifique (p. 182-185). On relèvera aussi l’attention portée à la comparaison avec les ordres étatiques, pour mettre en lumière non seulement les différences mais aussi les éventuelles affinités et convergences. Dans ce cadre, on signalera les considérations sur la conception et l’actualisation du principe d’égalité (p. 177-178), et la référence à l’expérience italienne relative aux associations privées non reconnues (p. 225). Il .faudrait également mentionner de nombreux autres points particulièrement intéressants de l’ouvrage, tel la mise à jour précise et documentée, dans leurs ultimes états, de la constitution apostolique Anglicanorum coetibus (p. 48-51) et du motu proprio Omnium in gentem (p. 168-169) ; ou encore le souci de proposer aux étudiants des exemples concrets et intéressants d’expériences ecclésiales comme l’administration apostolique Saint-Jean-Marie Vianney (p. 42-43) et la Mission de France (p. 56) ; de même le fait que l’auteur soulève, en l’illustrant de nombreux exemples, l’importe question générale, à laquelle trop peu voire aucune attention n’est prêtée, des traductions – ne faudrait-il pas mieux dire des trahisons ? – du code en langues vernaculaires (par exemple p. 26). Comment ne pas, enfin, porter un regard au dessein général qui a inspiré l’ouvrage ? En introduction, l’auteur déclare que le fil rouge de son exposé se lit dans trois mots clés : communauté, personnes, gouvernement (p. 18-22). Mais à bien regarder, le mot clé unique est celui de « personnes », puisque ce sont celles-ci qui appartiennent aux communautés, dont le gouvernement n’a d’autre fonction que de les guider. Par là même, l’auteur affiche son programme méthodologique : « dans les leçons qui suivent, on aura toujours présente à l’esprit, comme critère épistémologique et comme référence pour le commentaire des canons du code de 1983, la nature spécifique de l’Église catholique, décrite par le Concile Vatican II comme cette “complexe réalité faite d’un double élément humain et divin”, c’est-à-dire “la société constituée d’organes hiérarchiques et le corps mystique du Christ, l’assemblée visible et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et l’Église riche des biens célestes, lesquelles ne doivent jamais être considérés comme des réalités distinctes” (p. 17). À la lumière de ce principe et de ce critère fondamental de l’Église-communauté, l’auteur revisite toute la systématique du code, nous offrant une vision organique et unitaire de tout l’ordonnancement canonique.

31Il reste à espérer que Patrick Valdrini nous fasse de nouveau profiter, dans un proche avenir, de son expérience scientifique et didactique sur d’autres livres du code.

32Giorgio FELICIANI

33(traduction d’Olivier Échappé)

Notes

  • [1]
    Conférence donnée le 14 nov. 2013 lors de la présentation du livre de G. Ghirlanda à la Pontificia Università Gregoriana. Le texte original italien est publié in Periodica 103, 2014, p. 15-26.
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