Notes
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[1]
Rancière J., Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, Paris, 1987.
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[2]
Bacqué M.-H., Mechmache M., Pour une réforme radicale de la politique de la Ville. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, rapport au ministre délégué chargé de la ville, juillet 2013.
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1Les Petits Débrouillards se sont engagés en 2015 dans une campagne nationale « Éducation aux transitions – En route vers la COP21 » qui témoignait d’une volonté du réseau de porter la question de l’éducation aux transitions écologiques et sociales dans des débats qui s’annonçaient très médiatisés, mais relativement hermétiques aux publics non avertis.
2Elle permettait également à ce mouvement d’éducation populaire, fort de son expérience éducative auprès des jeunes depuis trente ans, de se réinterroger sur ses pratiques pédagogiques, d’évoluer, voire de se renouveler dans la manière dont il abordait les problématiques environnementales. L’ambition collective visait l’appropriation par le plus grand nombre (et tout particulièrement des jeunes et des professionnels éducatifs) des enjeux complexes liés aux dérèglements climatiques.
3La COP21 (conférence des parties) offrait une formidable opportunité d’allier compréhension des enjeux (par le biais de supports d’expérimentation, de mise en débat…) et transformation sociale des territoires.
4Ces objectifs éducatifs et sociaux n’étaient pas un simple souhait mais bien un bouleversement déjà à l’œuvre au sein du réseau. En effet, nous avions pu constater, lors des rencontres régulières des associations régionales, que les projets relatifs à l’environnement n’étaient plus uniquement liés à la compréhension des phénomènes mais bien en phase avec des problématiques, constats, volontés de changement territorialement ancrés. Cette campagne nous apparaissait donc comme une ouverture idéale pour amplifier une dynamique qui portait déjà nombre de nos actions.
La pratique des sciences et la mise en débat : deux méthodologies au service des transitions
5Tout au long de cette campagne, les médiateurs scientifiques des Petits Débrouillards ont déployé sur les territoires une palette d’activités pédagogiques axées sur la démarche expérimentale (représentations, questionnements, hypothèses…) pour accompagner les publics à la compréhension des concepts du dérèglement climatique : ses causes, ses impacts et les enjeux de transitions sociale et écologique. Notre objectif était de toucher le maximum de personnes trop souvent éloignées de ces problématiques (en lien avec des structures de proximité et les professionnels rattachés) pour sensibiliser, mobiliser, agir en faveur du climat.
6C’est ainsi que des centaines « d’ateliers climat » se sont déroulés dans les écoles, centres de loisirs, centres sociaux, dans la rue… mais aussi lors de manifestations événementielles (à l’Hôtel de Ville de Paris avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie [ADEME] par exemple). Des supports (tels que des expositions, expériences scientifiques, outils numériques, jeux de plateau…) et méthodologies pédagogiques (démarche scientifique, prospective…) ont outillé les médiateurs. Il s’agit là d’un « exercice » dans lequel nous sommes plutôt à l’aise. Pour autant, nous avons souhaité revisiter quelque peu notre posture éducative pour que les différents publics (enfants, jeunes, familles…) auxquels nous avions à faire se sentent concernés et réceptifs. En effet, nous observons que, depuis une quinzaine d’années qu’ils sont opérants, les concepts de développement durable ou d’écogestes apparaissent aujourd’hui parfois contre-productifs : les jeunes, mais les moins jeunes aussi, sont abreuvés de messages en faveur de la préservation de notre planète via l’école, la publicité, les associations, le gouvernement, les villes. Mais ces messages, dans bien des cas, ne favorisent ni la compréhension des enjeux, ni l’analyse, ni l’esprit critique mais assènent au citoyen ce qu’il peut ou doit faire.
7Il nous apparaissait donc urgent de revisiter le processus de sensibilisation à l’environnement pour que les publics rencontrés ne se contentent pas de réciter les bons gestes, ou de déplorer leur impuissance, mais plutôt qu’ils s’intéressent à la complexité des enjeux et agissent lorsque cela leur est possible.
Le rôle clé du médiateur
8Pour cela plusieurs pistes ont été explorées. Tout d’abord, le rôle clé du médiateur dans l’animation du groupe : il doit mettre en place les conditions pédagogiques qui placent le groupe au centre du questionnement, de l’évolution des raisonnements, des activités. Et non l’inverse… C’est l’écueil du « maître explicateur [1] », tel que décrit par Jacques Rancière dans le « maître ignorant » auquel nous devons être vigilants et sur lequel nous devons travailler.
9Une autre dimension qui va de pair avec celle-ci est la place et le temps que nous laissons au cheminement du groupe sur un sujet donné. La prise en considération des savoirs individuels ou collectifs est une étape clé dans l’appropriation d’enjeux complexes. Cela est d’autant plus difficile à mettre en œuvre lorsque l’on traite de sujets scientifiques. La tendance à rapidement nous tourner vers le « sachant » se révèle parfois encore privilégiée par le médiateur.
10Ces postures sont encore plus difficiles à adopter dans les situations de mises en débat.
11C’est en effet le deuxième support de médiation que nous avons déployé massivement durant cette campagne. Basées sur les techniques de cafés des sciences, ou de séminaires d’exploration de controverses notamment, ces situations de mises en débat développent des mécanismes de pensées, d’argumentations pédagogiquement pertinents. Autant d’outils critiques qui contribuent à relever le redoutable défi qui se joue, de manière plus prégnante ces dernières années dans notre société, entre le « croire » et le « savoir ».
12Nous avons expérimenté cette année un angle d’approche qui allait dans ce sens. Il s’agit des « tables de citoyens climat » que nous avons menées dans le cadre de l’action exceptionnelle COP21 du conseil régional d’Île-de-France. À l’instar des tables locales de concertation ou « tables de quartier » proposées dans le rapport Bacqué-Mechmache [2], inspirées elles-mêmes des tables de quartiers montréalaises, nous avons souhaité mettre en débat les problématiques globales/locales des changements climatiques et œuvrer, in fine, à l’amélioration des conditions de vie de la population. Le tout était organisé dans une ambition de justice sociale et de prise en main par les habitants de l’avenir de leur quartier.
13À ces dimensions, nous avons ajouté les passerelles nécessaires entre sciences et société, entre « experts » et « non experts ». Nous avons donc convié une pluralité d’acteurs : habitants de Bobigny et de Pantin, représentants d’associations de quartier et de jardins partagés, référents familles, mais également des jeunes Tunisiens participant à la COP21 (qui souhaitaient se former sur les questions de biodiversité urbaine), des chercheurs et des étudiantes de l’IUT voisin ; nous avons identifié, au terme de plusieurs rencontres, un thème : « Nos jardins peuvent-ils sauver le climat ? » Les premières entrées étaient en lien avec les préoccupations quotidiennes des participants : Pourrait-on mettre des arbres fruitiers aux Courtilières ? Que faire de toutes ces pelouses inutilisées ? Quel lien entre jardin et climat ?
Partir des lieux de vie de chacun et des spécificités des territoires
14L’évolution des échanges a permis d’ouvrir sur le rôle des jardins pour favoriser la biodiversité, notre alimentation, mais aussi le lien social. Les rencontres de ce type mériteraient d’être poursuivies et accompagnées sur des temporalités plus longues ; cela permettrait une véritable appropriation des enjeux et dépasserait un discours trop globalisant qui ne parle qu’aux initiés. Partir des lieux de vie de chacun et des spécificités des territoires, c’est donner les moyens à chacun de mieux se représenter les transformations en cours. C’est aussi s’approprier, voire proposer, des actions à mener pour accompagner ces transformations.
15Du côté du médiateur, c’est la « juste place » qui n’est pas aisée à trouver. Celle qui permettrait la mise en relation des questionnements, des besoins identifiés par le groupe d’une part, de leurs savoirs/expériences (personnels et collectifs) sur lesquels se fondent une première série d’argumentaires, d’autre part et enfin des « ressources » (personnes, objets, idées) qui pourraient alimenter l’évolution du groupe dans sa réflexion.
L’importance de nouveaux partenariats
16Penser une dynamique de transition implique nécessairement la dimension du collectif, la diversité d’approches et la complémentarité. Nous avons, pendant cette campagne, développé des liens et des passerelles vers des acteurs (collectifs climat locaux, nationaux et internationaux, syndicats, institut d’enquête, médias…) avec lesquels nous n’interagissions pas naturellement dans le cadre de nos activités quotidiennes. Le réseau a saisi l’opportunité, dans ce contexte particulier de la COP, d’une synergie d’acteurs et d’une mobilisation multisecteurs…, de s’ouvrir autrement aux autres.
17Notre intention collective restait la même : encourager l’appropriation et la mise en débat des enjeux multifacettes liés aux dérèglements climatiques et aux transitions auprès de toutes et tous et partout sur les territoires. En somme, permettre au grand public de ne pas rester un spectateur passif.
18C’est ce que nous avons tenté de porter en participant activement à un mouvement de la société civile qui s’est constitué pour la COP21 : la Coalition Climat 21. Cette entité, composée d’organisations non gouvernementales (ONG) environnementalistes, de solidarités internationales, de mouvements sociaux… mais aussi de syndicats, avait pour vocation de mobiliser largement mouvements et citoyens français et de faire le lien avec les réseaux internationaux. Nous avons souhaité porter les enjeux éducatifs au sein de cette coalition, en participant tout particulièrement à la mise en place de la zone d’action pour le climat au Cent-Quatre. Des milliers de personnes se sont croisées dans ce lieu culturel de Paris : militants internationaux, jeunes, habitants du quartier. Ils ont pu s’informer sur le processus onusien, sur les enjeux du dérèglement climatique mais aussi trouver des espaces de rencontres pour échanger, créer et s’organiser. Plus de 200 activités, débats, actions ont été organisées pendant toute la semaine. Des assemblées générales ont réuni tous les soirs des milliers de personnes autour des enjeux clés tels que la justice climatique, l’agriculture et l’alimentation, les droits des peuples autochtones, le financement de la lutte contre les changements climatiques… Une opportunité de rassembler et de mutualiser les forces au bénéfice d’une transformation sociale, voire planétaire…
19Au niveau de notre réseau, c’était une ouverture sur des méthodes d’interpellation, de plaidoyer, d’action dans l’espace public. C’était une meilleure connaissance des réseaux, de leur organisation et de leurs terrains d’actions. C’était enfin une excellente opportunité de nous regarder autrement, de nous interroger sur notre fonctionnement.
Accompagner les personnes et les structures
20Une autre manière de déployer une action de terrain est d’accompagner des personnes ou structures dont la médiation n’est pas la vocation première, mais qui sont pourtant au fait des sujets traités. C’est également favoriser les lieux d’échanges, de confrontation aux autres et d’expérimentation collective. Intervenant dans les universités depuis plusieurs années, nous avons proposé aux étudiants de licence de Paris VI et de l’université Paris-Est Créteil de s’emparer de « l’actualité climatique » et de s’interroger sur le lien entre la recherche, la place du scientifique, l’actualité politique… et les liens avec les espaces en dehors des universités. Un riche semestre de séances croisant cours et pratiques lors d’ateliers dans des écoles a porté les étudiants vers la réalisation d’une journée à l’université Pierre et Marie Curie à destination de plusieurs classes de primaires et collèges.
21Avec les étudiants de Paris Sciences Lettres (PSL), un autre type d’accompagnement a vu le jour. Certains d’entre eux souhaitaient monter une exposition sur la base de travaux de recherche ou tout simplement d’envies personnelles qui auraient comme dénominateur commun de donner à voir à d’autres étudiants et au grand public des solutions concrètes pour le climat. Après quelques réunions de préparation et un beau travail fourni par les étudiants, une exposition est née : « Des solutions pour le climat ». Plusieurs projets de recherche et des créations pour un monde plus durable ont été présentés (la maison positive, le potager du futur, désinstallations de micro-aquaponie, le principe de la marmite norvégienne…). Nous avons accueilli l’exposition au sein des Grands Voisins (espace dans le XIVe arrondissement de Paris qui accueille résidents migrants, associations, start-up, artisans…).
22Pour ces étudiants, il s’agissait, à travers cette initiative, de s’essayer à l’animation de leurs travaux face au public mais aussi de coopérer avec plusieurs écoles, désormais membres de la même entité PSL. Ils ont trouvé un intérêt certain à réunir leurs compétences et leur créativité autour d’un même projet et se sont ainsi découverts complémentaires.
23Pour les Petits Débrouillards, ce fut une nouvelle occasion d’établir des passerelles entre les sciences, l’enseignement supérieur et les résidents, professionnels et visiteurs des Grands Voisins.
24Pour le public, ce fut une belle démonstration de la manière dont des actions concrètes peuvent transformer notre quotidien.
S’appuyer sur une pratique d’enquête
25Enfin, parmi les partenariats innovants et pertinents, la réalisation d’une enquête sur les représentations des jeunes sur le climat est à retenir. Ce projet mené avec le centre Paris lecture et l’institut Médiascopie s’intitulait « Les mots du climat – regards croisés des enfants et des adultes [3] ». Il s’agissait de recueillir les représentations de plus de 700 jeunes âgés de 6 à 18 ans.
26Il ne sʼagissait pas dʼun sondage dʼopinion traditionnel, mais dʼune enquête réalisée suivant la méthode inédite de lʼinstitut Médiascopie et un travail pédagogique mené par les animateurs : une liste de 126 mots touchant au climat a été soumise à lʼéchantillon dʼadultes et 54 de ces mots ont été soumis aux enfants et adolescents. Les mots ont été notés sur deux échelles : une échelle « rassure/inquiète » et une « urgence d’agir ». Munis de leurs deux notes de 0 à 10, les mots du climat ont été projetés sur une cartographie et interprétés selon leur position.
27Cette enquête fait émerger plusieurs points.
28– L’inquiétude liée aux changements climatiques a gagné du terrain depuis 2009 (Sommet de Copenhague) auprès des adultes.
29– La confiance des grands acteurs (scientifiques, Union européenne, dirigeants politiques) décroît avec l’âge.
30– Les enfants ne comprennent pas qu’on se contente d’intervenir a posteriori, une fois que le mal est fait. Autrement dit ils ne sont pas dans une logique de réparation mais d’interdiction.
31Les mots qui rassurent le plus les Français sont les solutions concrètes ainsi que des mesures écologiques élargies à tous les échelons institutionnels, dans le cadre d’une coopération planétaire.
32Ces éléments nous confortent dans la dynamique collective des transitions à opérer, dans la compréhension nécessaire du rôle des différents acteurs et dans la dimension concrète des actions à mener.
33L’invitation à participer à cette enquête a suscité de l’enthousiasme pour plusieurs raisons.
34– Car en tant qu’acteurs de terrain nous sommes la plupart du temps dans le « faire », dans la manipulation, dans l’expérimentation (au sens expérience) et pas suffisamment dans les mots, les représentations, le sens que les jeunes à qui nous nous adressons donnent aux enjeux.
35– Car ce projet fournissait l’occasion de donner la parole à ceux qui ne l’ont généralement pas, et qu’il s’agit là, à nos yeux, d’une nécessité impérieuse, a fortiori en période de COP où gouvernements, grandes entreprises, mouvements associatifs la monopolisent au détriment des individus.
36– Car ce projet permettait aussi d’interroger les représentations des enfants, jeunes, femmes, hommes sur les enjeux climatiques, alimentant en cela les actions que nous développons, tout en évitant ainsi de nous positionner dans une « offre éducative » déconnectée des réalités de terrain.
37– Car enfin, les partenaires de ce projet étaient des partenaires de qualité, avec lesquels nous partagions des exigences méthodologiques.
38Cette enquête a été diffusée largement, notamment lors de son lancement au Conseil économique, social et environnemental, afin de donner à voir les représentations des enfants et des jeunes sur le climat et la COP.
Un réseau en mouvement implique un positionnement politique
39Enfin, ce que nous avons tenté durant cette première phase de la campagne c’est d’adosser à nos milliers d’actions de terrain des messages politiques, en cohérence avec le projet associatif des Petits Débrouillards. Dans le cadre de la COP, les élus du réseau et les conseils scientifiques ont rédigé un Appel des scientifiques et des citoyens pour le climat. Cet appel, publié le 15 septembre 2015, alertait les autorités sur l’urgence climatique dans laquelle nous nous trouvions. Il appelait à « s’engager au quotidien dans les activités éducatives et pédagogiques afin que le grand public saisisse la réalité des enjeux technoscientifiques auxquels la société est confrontée ». Il appuie la nécessité « d’élaborer et de promouvoir de nouveaux modes de transmission et d’appropriation des connaissances et de construire de nouvelles alliances entre scientifiques et acteurs de territoires ». Des centaines de signataires figurent sur cet appel. Il s’agissait d’une première expérience de ce type pour l’association, à renouveler et à renforcer.
40Au travers de ces modalités d’intervention, nous n’avons pas seulement cherché à informer sur le dérèglement climatique, mais aussi à mettre en œuvre des formes renouvelées de production et de dissémination des savoirs invitant à l’action écologique. Il ne s’agit pas uniquement d’alerter sur l’urgence climatique, même si celle-ci est réelle, mais de co-construire des savoirs situés sur un territoire donné, d’encourager les lieux d’expérimentation d’alternatives dans lesquelles les citoyens sont acteurs et d’aller vers une réelle appropriation des transformations sociales, économiques et écologiques auxquelles nous sommes confrontés. Au cœur des enjeux climatiques et de transitions écologique et sociale, c’est plus largement une question démocratique qui survient. La transition est intrinsèquement l’objet de débats citoyens pour définir ensemble ce que la société de demain sera. Notre rôle est d’animer cette mise en débat auprès de tous. En agissant au plus près des citoyens, en valorisant leurs savoirs et savoir-faire et en les confrontant aux savoirs scientifiques, c’est bien là notre objectif commun : leur donner les moyens de participer à définir l’horizon souhaitable des transitions en cours.
Notes
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Rancière J., Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, Paris, 1987.
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Bacqué M.-H., Mechmache M., Pour une réforme radicale de la politique de la Ville. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, rapport au ministre délégué chargé de la ville, juillet 2013.
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