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Article de revue

Entraîner l’esprit d’entreprendre à l’école, une opportunité pour apprendre à apprendre ?

Pages 7 à 17

Notes

  • [1]
    L’association Alice-lab (www.alice-lab.com) vise à concevoir et promouvoir, par une activité de recherche et de développement, de nouvelles formes d’apprentissage, de formation et d’enseignement de l’innovation, de la créativité et de l’entrepreneuriat.
  • [2]
    Pour plus de détails sur les contours de la notion d’esprit d’entreprendre, voir Verzat C., « Esprit d’entreprendre, es-tu là ? Mais de quoi parle-t-on ? », Entreprendre et Innover, nos 11-12, 2011.
  • [3]
    Notre synthèse relie des concepts en entrepreneuriat (intention d’entreprendre, autoefficacité entrepreneuriale, effectuation, vision entrepreneuriale, dialogique personne-projet, heuristiques de décision, scripts experts, émotions entrepreneuriales) à des conceptualisations issues de la sociologie (construction identitaire, imaginaire de la compétition, sociologie de l’innovation), de la psychologie (attitude proactive, développement de la personne) et des sciences de l’éducation (attitude apprenante, notion de compétence, apprentissage autodirigé, méthodes actives, motivation à apprendre, métacognition). Voir Verzat C., Éduquer l’esprit d’entreprendre, bilan et questionnement de recherche, Habilitation à diriger des recherches, université Pierre Mendès-France, Grenoble, 2012.
  • [4]
    L’intrapreneuriat est un néologisme apparu dans les années 1980 aux États-Unis, résultant de la contraction de internal et entrepreneurship. Il désigne les personnes et les entités qui créent de nouvelles activités économiques et adoptent un comportement entrepreneurial au sein d’organisations existantes.
  • [5]
    Elle consiste à prendre l’initiative de changer des choses dans son environnement pour résoudre des problèmes inédits et à persévérer malgré les difficultés.
  • [6]
    Löbler H., «Learning entrepreneurship from a constructivist perspective», Technology Analysis & Strategic Management, no 1, vol. XVIII, 2006, pp. 19-36.
  • [7]
    La théorie socioconstructiviste affirme qu’apprendre, c’est désirer construire et négocier de nouvelles représentations de situations à partir de ses connaissances antérieures en relation avec autrui. Elle met l’accent sur le rôle central de l’apprenant pour développer par lui-même talents et compétences professionnelles. L’enseignant est un facilitateur, en retrait : il formule les problèmes, accompagne les apprenants, met à disposition les ressources. Cette vision s’oppose aux théories d’inspiration cognitiviste basées sur la mémorisation des connaissances transmises par l’enseignant et aux théories d’inspiration behavioriste partagées par les formateurs qui cherchent à modifier les comportements par des techniques renforçant les associations entre des stimuli et des réponses.
  • [8]
    Sarasvathy S. D., Venkataraman S., «Entrepreneurship as method: open questions for an entrepreneurial future», Entrepreneurship Theory and Practice, no 1, vol. XXXV, janvier 2011, pp. 113-135.
  • [9]
    Dans son article fondateur de 2001 (Sarasvathy S. D., «Causation and effectuation, toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency», Academy of Management Review, no 2, vol. XXVI, 2001, pp. 243-263), Saras D. Sarasvathy explicite les cinq principes de raisonnement et d’action des entrepreneurs experts. Une excellente vulgarisation de la théorie de l’effectuation est disponible dans Silberzahn P., « L’effectuation, logique de pensée des entrepreneurs experts », Entreprendre et Innover, no 15, 2012, pp 9-16.
  • [10]
    Neck H. M., Greene P. G., «Entrepreneurship education: known worlds and new frontiers», Journal of Small Business Management, no 1, vol. XLIX, 2011, pp. 55-70.
  • [11]
    Voir le texte de Philippe Meirieu sur les méthodes en pédagogie (www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/entretienmethodes.htm).
  • [12]
    Pelletier D., Invitation à la culture entrepreneuriale, Septembre éditeur, Québec (Canada), 2005 ; Gibb A., Towards the Entrepreneurial University, National Council for Graduate Enterpreneurship, Birmingham (Royaume-Uni), 2005 ; Surlemont B., Kearney P., Pédagogie et esprit d’entreprendre, De Boeck, Bruxelles (Belgique), 2009 ; Jones C., Teaching entrepreneurship to undergraduates, Edward Elgar, Cheltenham (Royaume-Uni), Northampton, MA (États-Unis), 2011.
  • [13]
    Voir le détail dans Verzat C., 2012, op. cit., pp. 89-100.
  • [14]
    Toutain O., « Comment faciliter la mise en œuvre d’une pédagogie entreprenante ? L’enjeu de l’apprentissage expérientiel et de la métacognition dans l’éducation entrepreneuriale », in Actes du 6e colloque Questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur, Angers, 8-10 juin 2011.
  • [15]
    Flavell J. H., «Metacognitive aspects of problem solving», in Resnick L. B., The Nature of Intelligence, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale (États-Unis), 1976.
  • [16]
    Shepherd D. A., Haynie M., «A measure of adaptative cognition for entrepreneurship research», Entrepreneurship Theory and Practice, 2009, pp. 695-714 (cité par Toutain O., op. cit., p. 154).
  • [17]
    Surlemont B., Kearney P., op. cit.
  • [18]
    Pelletier, op. cit., p. 41.
  • [19]
    Ibid., p. 42.
  • [20]
    Une méta-analyse décisive récente a compilé les résultats de quarante-deux études scientifiques rigoureuses (avec échantillons de contrôle) sur l’impact des formations à l’entrepreneuriat représentant au total plus de 16 000 étudiants (au niveau universitaire). Les résultats concluent que les formations ont globalement un effet positif sur les critères associés à l’augmentation du capital humain particulièrement sur les connaissances et habiletés entrepreneuriales, les perceptions de désirabilité de l’entrepreneuriat et les intentions d’entreprendre mais aussi sur les résultats en termes de nombre de créations et de performances des entreprises créées (Voir Martin B. C., McNally J. J., Kay M. J., «Examining the formation of human capital in entrepreneurship, a meta-analysis of entrepreneurship education outcomes», Journal of Business Venturing, no 28, 2013, pp. 211-224).
  • [21]
    L’effort est particulièrement visible aux États-Unis où trois grands réseaux proposent des formations, mallettes, accompagnements, stages d’été… : les trois principales associations non gouvernementales recensées par le rapport IDA-STPI sont le Junior Achievement (JA), la fondation Kauffman, le Network for Teaching Entrepreneurship (NFTE). En Europe, le réseau JA-YE affilié à JA Worldwide et sponsorisée par l’Union européenne a touché 3,1 millions de jeunes dans dix-huit pays en 2012. Sa branche française Entreprendre pour apprendre regroupe vingt associations régionales.
  • [22]
    Jore M., Apprenance et proactivité, élaboration d’instruments de mesure et analyse des liens inter attitudinaux, thèse en sciences de l’éducation, université Paris Ouest, Nanterre-La Défense, 20 juin 2012.
  • [23]
    Knowles M. S., Self-Directed Learning. A guide for learners and teachers, Prentice Hall, Englewood Cliffs/Cambridge (États-Unis), 1975.
  • [24]
    Moberg K., Sternberg E., Impact of Entrepreneurship Education in Denmark – 2012, rapport d’études pour le Young Enterprise Danmank, 2013 ; le rapport de 2011 est disponible en ligne : www.ffe-ye.dk
  • [25]
    Voir notamment la trilogie du sociologue Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1991 ; La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998 ; L’individu incertain, Hachette, Paris, 1999, ou l’ouvrage du philosophe Pascal Chabot, Global Burn-out, Presses universitaires de France, Paris, 2012. En entrepreneuriat des courants critiques se font jour : en France le travail d’Olivier Torres et de son équipe explore les conditions de la santé physique et psychique des entrepreneurs, Alain Fayolle et son équipe mettent en évidence la réalité souvent insoutenable des conditions de vie des entrepreneurs de nécessité.
  • [26]
    Massive Open Online Courses.
  • [27]
    Par exemple Xavier Niel, qui a récemment ouvert une école destinée notamment aux jeunes sortis du système éducatif (Toutain, O., « Le Niel, les abeilles et le mastodonte », Huffington Post, 29 mars 2013, www.huffingtonpost.fr/olivier-toutain/niel-ecole-42-informatique_b_2971085.html).
  • [28]
    Il est crucial que les projets soient authentiques (proches de l’expérience quotidienne des enfants) mais le plus simples et réalisables possibles, voir Surlemont B., Kearney P., op. cit., p. 64.

1L’entrepreneuriat et l’esprit d’entreprendre en général irriguent de manière de plus en plus visible et pressante les discours politiques en Europe et en France. Comme le soulignent de nombreux observateurs et chercheurs, l’esprit d’entreprendre n’est pas la compétence spécifique qui consiste à créer une entreprise, mais une compétence transversale plus fondamentale, en amont. Le but affiché par les politiques consiste à préparer les jeunes à une trajectoire professionnelle non linéaire dans un contexte d’incertitude économique et d’évolution permanente. La meilleure réponse serait que chacun puisse devenir entreprenant, quel que soit le métier exercé, entrepreneur ou non. C’est-à-dire qu’il puisse réajuster et reconstruire sans relâche ses compétences de manière à garder la possibilité d’exercer et de faire reconnaître ses talents, en espérant que l’ensemble de la société s’en porte mieux.

L’esprit d’entreprendre

L’esprit d’entreprendre est l’une des huit compétences clés définies par l’Union européenne pour la formation tout au long de la vie : « L’esprit d’initiative et d’entreprise consiste en la capacité de passer des idées aux actes. Il suppose créativité, innovation et prise de risques, ainsi que la capacité de programmer et de gérer des projets en vue de la réalisation d’objectifs. L’individu est conscient du contexte dans lequel s’inscrit son travail et est en mesure de saisir les occasions qui se présentent. Il est le fondement de l’acquisition de qualifications et de connaissances plus spécifiques dont ont besoin tous ceux qui créent une activité sociale ou commerciale ou qui y contribuent. Cela devrait inclure la sensibilisation aux valeurs éthiques et promouvoir la bonne gouvernance » (2006).

2Ce discours sonne comme une magnifique incantation. Est-elle réaliste et raisonnable ? Est-ce vraiment le sens de l’éducation que nous voulons donner à tous nos jeunes ? Pour pouvoir répondre à cette question, nous inverserons la problématique. Au lieu d’adopter la perspective politique de nature programmatique qui se demande quels moyens mettre en œuvre pour atteindre un objectif prédéfini, nous suggérons d’adopter un regard plus entrepreneurial qui examine et contrôle ce qu’il peut obtenir à partir des moyens qui sont à sa portée. Dans cet esprit, nous nous proposons d’explorer en quoi consiste une pédagogie entreprenante et ce qu’il est réaliste et désirable d’en attendre. En effet, la recherche commence à disposer d’études précises sur des expériences éducatives en entrepreneuriat et nous avons par ailleurs à notre disposition un certain nombre de théories éducatives qui permettent de discuter à la fois le résultat et le processus éducatif en jeu : l’éducation entreprenante ouvre-t-elle aux jeunes une voie d’émancipation possible, c’est-à-dire l’augmentation de leur puissance d’agir ? À quelles conditions et par quels processus ? Quels sont les effets constatés à différents niveaux : sur le plan motivationnel et identitaire, sur le plan du rapport à l’acte d’apprendre et de l’engagement dans les études, sur le plan de la création d’entreprise et de l’insertion professionnelle au sens large ?

3Un certain nombre d’éléments empiriques montrent que, lorsque la pédagogie s’inscrit résolument dans une démarche socioconstructiviste d’apprentissage, elle renforce la motivation générale, la confiance en soi, les capacités de questionnement critique et de réflexivité des apprenants, lesquelles influent indirectement sur les comportements entrepreneuriaux et, à terme, sur l’intention d’entreprendre. Mais cela exige une grande progressivité (donc une longue durée) et une réelle ouverture du dispositif, bien plus qu’une perspective productiviste à court terme centrée sur la création d’entreprise.

4Nous commencerons par préciser ce qu’on peut entendre par l’esprit d’entreprendre. Puis nous exposerons les caractéristiques d’une pédagogie entreprenante qui trouve ses fondements dans la métacognition et la réflexivité. Nous verrons dans un troisième temps ce que l’on sait aujourd’hui des effets des différentes formations en entrepreneuriat. Enfin, nous conclurons par la proposition de pistes de réflexion destinées à aider les enseignants dans la mise en œuvre des pédagogies entreprenantes.

L’esprit d’entreprendre, une compétence transversale

5L’esprit d’entreprendre est une notion très à la mode et également très ambiguë. Sa définition pose véritablement problème et ne fait pas consensus aujourd’hui [2], ce qui autorise bien des interprétations, voire des glissements de sens. Ce flou relatif rend possibles toutes sortes de pratiques en matière de formation. Le fait de mettre au jour ces ambiguïtés et de proposer une définition permet de clarifier les enjeux d’un dispositif de formation pour ses différentes parties prenantes : commanditaires politiques, apprenants participants, enseignants et accompagnateurs.

Une notion floue qui bouscule les conceptions habituelles sur l’enseignement de l’entrepreneuriat

6La définition de l’esprit proposée dans le dictionnaire Larousse révèle une première ambiguïté : « [L’esprit] définit tout à la fois des facultés et des dispositions intellectuelles et des dispositions à agir. » L’esprit d’entreprendre suggère-t-il des capacités de pensée ou d’action ? Le problème est d’importance car dans la philosophie occidentale relayée par les théologiens chrétiens, ces deux activités sont généralement considérées comme disjointes et hiérarchisées : l’esprit domine le corps. Cette conception est à l’origine de la division sociale du travail entre les niveaux de conception et d’exécution, et imprègne toute l’action managériale à base de définition rationnelle d’objectifs, de planification, de gestion et de mesure des écarts. Or justement, chez les entrepreneurs, ces deux activités sont conjointes : l’entrepreneur apprend en faisant. Il entrevoit et développe de manière intuitive des opportunités dans des situations concrètes. C’est-à-dire qu’il ne conçoit et développe des idées nouvelles que s’il y a une perspective d’intervention : il imagine, puis teste ses idées, les ajuste et trouve empiriquement ce qui marche ou ne marche pas, et il en tire des leçons. Par conséquent pour la plupart des entrepreneurs, cet apprentissage ne se fait qu’en devenant soi-même entrepreneur. Cet « état d’esprit » a été appris sur le terrain, dans l’action. Il ne s’apprend pas à l’école. Ainsi, lorsque les politiques assignent à l’école la mission d’enseigner ou de transmettre l’esprit d’entreprendre, ils plongent d’emblée les enseignants dans un grand embarras. En effet, leur mission consiste plutôt à transmettre des savoirs théoriques les plus rationnels et désincarnés possibles. On pressent d’emblée que la mission ne va pas être simple et remet en cause la manière habituelle d’enseigner.

7La deuxième ambiguïté est liée à la finalité et à la perspective temporelle. S’agit-il de guider vers l’entrepreneuriat, autrement dit d’apprendre à créer des entreprises, ce qui suppose de proposer cette formation lorsqu’il y a des enjeux d’engagement réel dans la vie active, donc en fin de formation initiale ? Ou bien s’agit-il d’apprendre une attitude générale qui se traduit dans toutes les expériences de la vie (personnelle ou professionnelle) et qui pourrait bien commencer dès le plus jeune âge ? Même si le vocabulaire général des directives européennes semble indiquer la deuxième perspective, la visée d’adaptation de la main-d’œuvre aux contraintes d’un marché de l’emploi incertain apparaît très prégnante et engage plutôt une conception utilitariste fondée sur la création d’entreprise. C’est de fait plutôt dans cette perspective que l’enseignement de l’entrepreneuriat est actuellement majoritairement dispensé dans les écoles et facultés de gestion : comme un ensemble de connaissances et de pratiques directement utilisables pour créer une entreprise. Si l’on souhaite passer au second registre, basé sur l’esprit d’entreprendre au sens large, les concepteurs et animateurs du dispositif, les temporalités et les modalités d’intervention risquent donc de changer.

8À l’heure actuelle, ces ambiguïtés perdurent car il n’existe pas de définition qui fasse consensus au niveau académique. Il faut faire appel à plusieurs courants théoriques dans plusieurs disciplines pour clarifier ce que recouvre l’esprit d’entreprendre [3]. La synthèse de ces apports nous conduit à définir l’esprit d’entreprendre comme un ensemble dynamique d’attitudes, de valeurs et de compétences transversales qui caractérisent les entrepreneurs et les intrapreneurs [4] au sein d’une organisation existante. En d’autres termes, les personnes entreprenantes adoptent un comportement proactif lorsqu’elles sont directement confrontées à des problèmes qu’elles considèrent comme importants mais dont l’issue et la solution demeurent complexes et inconnues : elles se projettent dans l’avenir, elles imaginent qu’une solution créative est possible et mettent en œuvre tout ce qui est en leur pouvoir pour élaborer une solution réaliste qu’elles peuvent vendre et contrôler. Elles s’engagent personnellement tout en mobilisant autrui, combinent leurs ressources personnelles et celles de leur environnement afin de résoudre ce problème. Les compétences spécifiques observables qui en résultent sont les suivantes : le repérage et la construction d’opportunités, la conception de projets innovants réalistes, l’engagement et la gestion des ressources ad hoc, la vente de la démarche et de la solution.

9Même si l’esprit d’entreprendre est favorisé par certaines dimensions de la personnalité (extraversion, ouverture, besoin d’accomplissement, lieu de contrôle interne) et par le milieu d’origine des personnes, il n’est pas inné et n’est pas réductible à une compétence individuelle. Au contraire, l’esprit d’entreprendre s’entraîne et se développe toujours en groupe par imprégnation, imitation, essai-erreur et travail réflexif, en menant des projets innovants successifs au sein d’un écosystème favorable à l’entrepreneuriat. C’est une dynamique : plus on entraîne et encourage les personnes à réagir en groupe collaboratif de manière entreprenante à des situations-problèmes de degré de complexité et d’incertitude progressif, plus elles sont susceptibles de réussir. Et plus leur réussite est reconnue, plus elles construisent une perception d’autoefficacité qui renforce leur motivation, leurs ressources personnelles, leur réseau et par voie de conséquence leurs compétences résultantes. Au passage, l’attitude proactive [5] se construit progressivement et se renforce.

10Ainsi, définir l’esprit d’entreprendre comme une dynamique qu’on entraîne sur une longue durée par exposition à des situations-problèmes de plus en plus complexes a pour corollaire l’idée essentielle qu’il peut s’apprendre. Reste à savoir dans quel contexte et à quelles conditions. C’est là qu’il est précieux de lire attentivement ce que disent les praticiens de l’éducation à l’entrepreneuriat et de se rapprocher des théories sur les processus éducatifs.

Les caractéristiques d’une pédagogie entreprenante

Une pédagogie d’inspiration socioconstructiviste

11Selon Helge Löbler [6] les compétences entrepreneuriales présentent de profondes similarités avec la vision socioconstructiviste de l’apprentissage [7] qui s’observe chez les tout jeunes enfants non encore soumis au formatage scolaire. De même, Saras D. Sarasvathy et Sankaran Venkataraman [8] affirment que le mode de penser-agir effectual [9] des entrepreneurs peut être considéré comme une méthode de raisonnement à apprendre dès le plus jeune âge, qui s’oppose point par point au raisonnement scientifique, lequel constitue le soubassement épistémologique du système éducatif actuel. Il faut donc réexaminer selon eux le statut de l’entrepreneuriat, qui n’est pas une sous-discipline du management mais une force sociale capable de libérer le potentiel humain et d’inventer les solutions durables dont notre monde a besoin. Sur un plan plus directement pédagogique, Heidi M. Neck et Patricia G. Greene [10] affirment que cette méthode de penser et d’action effectuale va au-delà de la connaissance explicite et nécessite une démarche pédagogique active non prévisible. Cet avis rejoint un certain nombre de critiques du système d’éducation à l’entrepreneuriat dominant à l’université, qui reste marqué par l’académisme et les démarches planificatrices.

L’effectuation de Sarasvathy

L’effectuation caractérise la logique de raisonnement et d’action des entrepreneurs experts. Elle s’oppose à la causation, laquelle caractérise la pensée stratégique classique et son application managériale. L’effectuation repose sur l’idée d’une inversion du rapport entre les moyens et les effets. Les entrepreneurs imaginent des effets possibles à partir des moyens qui sont à leur disposition (moyens => effets possibles). Au contraire la pensée stratégique enseignée aux manageurs est de nature causale : elle suppose d’avoir une vision des effets recherchés, puis de planifier les moyens qui permettent d’atteindre ces effets (effets recherchés => moyens à planifier).
Saras D. Sarasvathy illustre son propos par l’exemple de la cuisine. Je peux décider de préparer un plat issu d’un livre de recettes, dans ce cas je vais me doter des moyens nécessaires (les ingrédients et les ustensiles de cuisine) pour le produire en me rapprochant le plus possible du résultat indiqué (forme, couleur, odeur, goût) : j’applique alors le modèle de la causation. Mais je peux ouvrir également mon placard en imaginant ce qu’il est possible de composer à partir des ingrédients dont je dispose, et des effets que la combinaison créée produira (forme, couleur, odeur, goût) : l’effectuation est alors le modèle que je privilégie.

12Mais en quoi consiste concrètement cette démarche pédagogique non prévisible ? Ce n’est pas facile à expliciter car enseigner tient en réalité plus d’un art que d’une science [11]. Dans l’exercice de son art, le formateur clarifie les finalités et les objectifs qu’il poursuit, choisit des méthodes adaptées et régule leur mise en œuvre dans la classe. Des praticiens réflexifs de la pédagogie entreprenante visant le développement des habiletés entrepreneuriales, venus du Québec, d’Australie, d’Angleterre et de Belgique [12] ont cherché à clarifier cet art. Quatre principes ressortent de l’examen attentif de leurs écrits : apprendre par l’expérience de projets innovants en lien avec des problèmes réels ; encourager, guider et faciliter la prise de responsabilité des apprenants ; apprendre en groupe coopératif et en relation avec des adultes extérieurs à l’école ; évaluer par une approche formative à travers le travail réflexif et la valorisation externe [13]. Ces principes présentent des points communs avec toutes les méthodes actives, en particulier celles qui sont mises en œuvre dans les écoles alternatives au primaire et au secondaire nées du mouvement de l’École nouvelle (Montessori, Freinet, Decroly, Steiner, Summerhill…) mais aussi avec les méthodes actives appliquées à l’université depuis les années 1960-1970 au Canada et en Europe du Nord (Problem Based Learning, pédagogie par projet).

Apprendre à apprendre à travers la pédagogie entreprenante

13Le fait d’être confronté à des situations-problèmes inconfortables sans avoir les clés au départ (situation de déséquilibre cognitif) n’est envisageable que si l’apprenant est motivé pour s’engager dans ce parcours d’apprentissage, autrement dit si l’apprenant a une disposition cognitive positive pour apprendre. Il est préférable d’éduquer cette disposition relativement tôt. En effet, Olivier Toutain [14] explique que plus l’expertise accumulée par l’apprenant est importante, plus la remise en question peut être difficile tant sur le plan personnel que vis-à-vis de ses camarades placés dans la même situation. Dans ce cas, l’apprenant est tenté de se protéger par un raisonnement défensif, dans le but d’esquiver la prise de conscience de l’écart existant entre le savoir stocké dans sa mémoire ou ses réflexes et le savoir nécessaire pour agir avec efficacité. Pour faciliter cet effort d’exposition de soi et de son ignorance, plusieurs éléments présents dans la pédagogie entreprenante sont cruciaux : la bienveillance de l’animateur mais aussi le caractère attirant, vivant, entraînant, voire ludique, des situations d’apprentissage qui motivent l’apprenant à entrer positivement dans l’apprentissage, parce qu’il en tire du plaisir quand il le réalise et de la fierté a posteriori.

Cognition et métacognition

La différence entre cognition et métacognition peut s’expliquer par un exemple : « Lorsqu’un étudiant lit une étude de cas et pose une question sur le cas, il s’agit d’une activité cognitive. En revanche, lorsque, toujours à partir de l’étude de cas qu’il a devant lui, l’étudiant pose une question sur la manière dont il faut s’organiser pour la lire et la comprendre, il s’agit alors d’une activité métacognitive. Dans le premier cas, l’étudiant pose une question sur la matière qu’il découvre ou l’information qu’il traite. Dans le second cas, il analyse son propre comportement de lecteur : l’opération mentale qu’il effectue porte sur ses propres opérations mentales et non sur le contenu du texte. » (Toutain O., Apprentissage et métacognition dans l’éducation à l’entrepreneuriat, thèse de doctorat en sciences de gestion, université Jean Moulin, Lyon III, 2010.)

14Exposer sans crainte ses raisonnements et leurs fondements est l’une des opérations nécessaires à la métacognition. Selon John Flavell [15], celle-ci se définit comme la prise de conscience par l’apprenant de ses propres stratégies pour apprendre. Le but est d’améliorer le contrôle de ses opérations mentales et de pouvoir réguler ses stratégies d’apprentissage en vue d’une utilisation ultérieure. À partir du modèle de Dean A. Shepherd [16], Toutain montre dans sa thèse que l’apprenant confronté à des situations entrepreneuriales développe effectivement des savoirs de type métacognitif : pour être en mesure de s’adapter aux situations nouvelles, il doit savoir solliciter ses ressources externes et internes dans un objectif donné, traiter et organiser les informations, analyser et intégrer son expérience antérieure, bâtir des stratégies et en mesurer l’efficacité in fine.

15Toutefois, comme le notent les praticiens de l’éducation entreprenante, ce travail d’élaboration sur ces stratégies efficaces pour apprendre ne se fait pas naturellement tout seul. Il faut des pauses métacognitives et un guidage du travail réflexif afin que les apprenants puissent revoir leurs préconceptions initiales et améliorer leurs capacités à élaborer des stratégies efficientes. Bernard Surlemont et Paul Kearney [17] distinguent ainsi la révision de l’action (passer en revue ce qui s’est passé) de la réflexion qui analyse ce matériau de base dans un deuxième temps, séparant les faits et les processus (comment cela a-t-il été réalisé ?) afin d’identifier les contextes, les causes, les conséquences, de mettre en évidence les tendances, les thèmes, les principes, les idées, d’évaluer la qualité et les performances, de projeter ce que cela suppose pour des engagements futurs… Un point particulièrement utile dans le contenu de la réflexivité concerne les apprentissages pour soi, constitutifs de l’identité en cours de formation (image de soi, buts et valeurs en rapport avec leurs parcours scolaire actuel et professionnel futur [18]). En termes de déroulement concret, les formateurs recommandent d’organiser des débriefings intermédiaires qui permettent de corriger l’action en cours de route, d’encourager l’évaluation mutuelle entre les apprenants, de donner des outils pour cadrer la réflexion, d’utiliser différents supports (notes de réunions et journaux d’apprentissage). Ils recommandent d’éviter les formes trop scolaires, notamment la discussion en classe dirigée exclusivement vers l’enseignant. Cela peut se faire par exemple en encourageant les apprenants à poser des questions à des invités ou aux autres membres de la classe. Il s’agit d’être créatif et de trouver des formes stimulantes de témoignages qui rendent fiers [19].

16Nous voyons que les principes de la pédagogie entreprenante mettent en place un dispositif visant le développement de l’esprit d’entreprendre qui s’appuie au passage sur le développement de capacités métacognitives. Mais qu’en est-il en termes de résultats constatés ? Est-ce qu’on observe des effets sur l’estime de soi, sur l’amélioration des dispositions à apprendre, sur les intentions entrepreneuriales, et/ou sur la création d’entreprise ? Même si les données ne sont pas encore énormes, nous commençons à disposer de quelques études qui permettent de faire le point sur ce sujet.

Les effets des pédagogies entreprenantes, quelques constats aujourd’hui

17On a déploré pendant longtemps le manque d’études fiables et convergentes sur l’évaluation des programmes en entrepreneuriat. Si la plupart des études montraient une augmentation des intentions d’entreprendre à l’issue des programmes de formation à l’entrepreneuriat, d’autres au contraire évoquaient une diminution mais leurs critères de comparaison n’étaient pas forcément les mêmes et les méthodologies pas toujours parfaitement rigoureuses. Un certain nombre de professeurs en entrepreneuriat européens partagent encore souvent l’amer constat que le pourcentage d’étudiants ayant suivi une formation à l’entrepreneuriat qui créent effectivement des entreprises reste très faible. Que faut-il penser ? À quoi servent ces formations ? Peut-on distinguer les effets des différents types de formation selon leur finalité propre (de création d’entreprise ou de développement de l’esprit entrepreneurial en amont), et/ou leur pédagogie (entreprenante telle que nous l’avons définie ou plutôt une pédagogie classique) ?

18Il existe maintenant un certain nombre d’études au niveau du supérieur [20], mais peu au niveau du primaire ou du secondaire. De fait, le nombre d’écoles, collèges ou lycées qui mettent en place des programmes systématiques visant l’esprit d’entreprendre en partenariat avec des associations extérieures [21] est encore très minoritaire et rarement évalué. Mais deux études nous intéressent particulièrement car elles associent des variables entrepreneuriales à des variables éducatives.

Apprendre à entreprendre dans une pédagogie entreprenante semble influer sur le rapport à l’apprendre

19La première étude liée au travail de thèse de Maxime Jore [22] met en évidence un lien significatif entre l’attitude proactive et l’attitude apprenante chez 595 étudiants de niveau bac + 1 et bac + 4 ou bac + 5 dans trois filières : entrepreneuriat, commerce et juridique. Trois corrélations principales apparaissent entre l’attitude proactive qui consiste à initier des changements et l’attitude apprenante qui engage à s’investir dans l’apprentissage. Les deux attitudes ont en commun une disposition à saisir les opportunités, une forte envie d’agir et/ou d’apprendre qui repose sur le contrôle de l’action et la poursuite d’un épanouissement personnel. Cette corrélation est particulièrement nette dans la sous-population des étudiants suivant une formation en entrepreneuriat qui pratique de manière très significative une approche par projet. Les scores selon le niveau d’études ne distinguent pas de différence selon les âges, mais l’étude n’étant pas longitudinale, nous ne savons rien de l’évolution possible du fait de la formation. Il n’en reste pas moins que l’on constate ici l’existence d’un lien entre le fait d’être disposé à initier des changements, saisir des opportunités… et le fait d’aimer apprendre et s’engager dans l’apprentissage. Nous sommes en train de tester si ces dispositions progressent lorsqu’on met en place une pédagogie qui vise le développement d’entreprendre et suit les principes de l’apprentissage autodirigé [23], très cohérents avec les principes de la pédagogie entreprenante. Les constats qualitatifs que nous faisons aujourd’hui après une année d’expérimentation nous conduisent à penser que l’effet d’une telle pédagogie est positif en termes d’évolution de la motivation et d’implication dans les études, si l’on croit les verbatim recueillis auprès de nos étudiants :

« Il faut vraiment continuer les modules d’Esprit d’entreprendre et de Management de projet. Car lorsque vous nous faites confiance, on est “obligé” de vous rendre un travail à la hauteur de la confiance que vous nous avez accordée. On a la pression. Et puisqu’en plus, on peut traiter le sujet qui nous passionne, ça nous motive encore plus à rendre un super travail. Et le travail n’est plus un travail, mais un plaisir. »
La deuxième étude de Kare Moberg [24] porte sur 2 315 jeunes Danois âgés de 15 à 16 ans et ayant suivi des formations en entrepreneuriat au collège. Cette étude mesure l’effet comparé de deux types de formation, l’une focalisée sur la création d’entreprise (bases de l’économie et du marché, rôle de l’entrepreneur, réalisation de business plan), l’autre focalisée sur l’esprit d’entreprendre (pensée créative, génération d’idées, traduction des idées en action, création de nouvelles activités). L’effet est mesuré sur l’intention d’entreprendre mais aussi sur l’image de soi (positive ou négative), sur la relation générale à l’école (aimer l’école et y réussir), sur la relation aux camarades (bien s’entendre avec les autres) et sur la relation aux professeurs (se sentir encouragé par eux). L’étude montre de manière particulièrement instructive que la formation axée sur la création d’entreprise a un impact à première vue plus élevé sur les intentions d’entreprendre que l’autre approche. Mais lorsqu’on inclut les autres variables modératrices dans le modèle statistique testé, la formation axée sur l’esprit d’entreprendre révèle un impact très fort sur la relation aux camarades, à l’école et aux professeurs. Ces facteurs influent directement sur l’image positive de soi, ce qui influe à son tour sur l’intention d’entreprendre à un niveau légèrement plus élevé que la formation axée sur la création d’entreprise ; ce qui n’est pas le cas de la première formation qui agit négativement sur la relation à l’école et n’a aucun effet sur la relation aux autres camarades et aux professeurs. Autrement dit, le développement d’une approche basée sur la création d’entreprise a tendance à remettre en question l’école et ses acteurs. À l’inverse, une pédagogie entreprenante développe des attitudes positives vis-à-vis de l’école, des camarades, par le biais du renforcement de la confiance en soi, et in fine aboutit à une désirabilité entrepreneuriale.

Conclusion

20Nous avons opté pour un changement de perspective dans la manière de poser la question : au lieu de partir de la finalité d’apprendre à créer des entreprises pour préparer à des carrières flexibles, nous avons cherché à questionner ce qui peut se développer si l’on poursuit une pédagogie plus proche des manières de penser et d’agir des entrepreneurs.

21Ce changement de perspective n’est pas anodin. Il remet au centre la question du sens de l’effort de transformation attendu des jeunes et des enseignants qui les encadrent ainsi que la question de la reconnaissance de ces efforts. Dans la situation de crise globale que nous vivons actuellement et à laquelle les jeunes d’aujourd’hui manifestent une sensibilité aiguë, cette question paraît cruciale. Si la finalité poursuivie s’inscrit dans le court terme et consiste d’abord et avant tout à faire émerger des créateurs d’entreprise et des travailleurs indépendants capables de créer leur emploi parce qu’il n’y a pas d’emplois alternatifs, la perspective peut devenir paradoxale et socialement dangereuse. Les personnes ne choisissent plus ces trajectoires par motivation intrinsèque, parce qu’elle a du sens pour eux, mais par nécessité. Cela revient à inciter des jeunes plus ou moins conscients à endosser tous les risques économiques de l’adaptation aux incertitudes de l’économie en leur donnant l’illusion que c’est eux qui ont choisi. Il y a fort à parier qu’un certain nombre d’individus s’épuisent par burn-out dans cette course [25]. Si au contraire le dispositif ouvre la possibilité de questionner et de revoir ensemble les normes de la création et du partage de la valeur économique et sociale, la finalité poursuivie s’inscrit dans le long terme et dans une perspective d’émancipation des personnes.

22Dans le contexte actuel, l’école classique est remise en question dans l’enseignement supérieur par le développement très rapide des cours numériques individuels à distance (le MOOC [26]) ou le passage à l’action de nouveaux acteurs privés en marge de l’Éducation nationale [27]. Pour nous, ces solutions ne sont pas pertinentes pour développer l’esprit d’entreprendre : organiser des cours à distance sur l’entrepreneuriat permet d’acquérir des connaissances sur l’entrepreneuriat mais pas d’éveiller l’état d’esprit tel que nous l’avons défini plus haut. Confier les clés de l’école à des acteurs rompus à la logique économique mais peu engagés dans la réflexion pédagogique risque de négliger l’entraînement de la métacognition. Dans notre perspective, c’est donc en encourageant l’ensemble des acteurs actuels de l’école à devenir eux-mêmes entreprenants dans leur pratique éducative qu’on peut avancer dans la bonne direction. Par ricochet, les apprenants s’engageront davantage et développeront les compétences transversales entreprenantes nécessaires dans la vie comme à l’école. Développer l’esprit d’entreprendre offre ainsi une opportunité nouvelle pour reconsidérer l’école comme un acteur incontournable. La réussite dans la mise en œuvre des pédagogies entreprenantes dépend très largement de l’implication des jeunes, des enseignants, des associations, des parents et, plus généralement, des réseaux de personnes et d’acteurs qui sont quotidiennement impliqués dans la vie de l’école. Or la mobilisation de toutes ces personnes ne peut se construire uniquement par l’injonction d’un programme politique national d’enseignement. Elle repose avant tout sur la motivation locale d’une communauté scolaire, à la fois apprenante et entreprenante, composée d’individus provenant de milieux professionnels différents ; une communauté motivée par la création et l’accompagnement de projets éducatifs orientés vers le développement de l’esprit d’entreprendre tout en travaillant sur les connaissances et la motivation scolaires.

23Très concrètement, il convient de partir de problématiques qui concernent directement les jeunes, par exemple, le constat qu’ils désertent la cantine. Pourquoi ne pas impliquer une classe sur le problème en leur demandant quelles en sont les causes (besoins non satisfaits) et les conséquences (santé, budget familial, budget de la mairie…) et surtout comment on pourrait agir pour améliorer les choses. Cela renvoie à un ensemble de connaissances impliquant différents professeurs (sciences de la vie et de la terre [SVT], maths, sciences économiques, instruction civique) mais aussi à des compétences d’action (problématiser, interroger les autres enfants et des acteurs professionnels – cuisinier, mairie… –, synthétiser les informations, concevoir un projet intéressant pour tous, le réaliser ensemble…). Ceci est un exemple assez complexe, beaucoup d’autres projets sont imaginables et à adapter en fonction du niveau et de l’âge des enfants [28] : lire des histoires aux moyens pendant que les petits font la sieste, organiser un marché interne de vêtements d’occasion, écrire un procédurier informatique pour expliquer aux autres élèves comment se servir des logiciels du centre de documentation et d’information (CDI), organiser et animer la réunion d’informations pour les parents…

24Finalement, développer l’esprit d’entreprendre à l’école nécessite pour l’enseignant d’engager une réflexion personnelle autour d’un premier questionnement générique :

  • Est-ce que j’aimerais contribuer à ce type d’enseignement ? Quelles sont mes motivations ?
  • Les apprenants seraient-ils motivés par ce type d’enseignement ? Pourquoi ?
  • À quels problèmes simples et proches du quotidien des jeunes, mon domaine de connaissances et de compétences apporterait-il une contribution utile ?
  • Avec qui pourrais-je mener à bien de tels projets ? Qui pourrais-je facilement mobiliser parmi ceux avec qui j’aimerais travailler ?
    • quelle classe ? d’autres enseignants, des membres du personnel administratif, des parents d’élèves… ?
    • des associations, des entreprises ou des institutions locales qui seraient disposées, selon moi, à participer au projet ?
  • Quels objectifs généraux viserais-je à travers ce projet ?

25En somme, le développement de l’esprit d’entreprendre concerne les jeunes mais aussi leurs éducateurs et l’ensemble des acteurs concernés par l’école : parents, personnel administratif, fournisseurs, mairie, associations et entreprises voisines… Bâtir une école plus vivante est l’affaire de tous : identifions ensemble quelques vrais problèmes en commençant par des choses à notre portée, réfléchissons à ce que nous savons faire et qui nous pouvons mobiliser facilement, imaginons un projet réaliste, et retroussons nos manches ! Si nous prenons le temps de le faire puis d’évaluer ensemble la démarche, nous apprendrons et nous serons fiers de nos jeunes et de notre école.

Notes

  • [1]
    L’association Alice-lab (www.alice-lab.com) vise à concevoir et promouvoir, par une activité de recherche et de développement, de nouvelles formes d’apprentissage, de formation et d’enseignement de l’innovation, de la créativité et de l’entrepreneuriat.
  • [2]
    Pour plus de détails sur les contours de la notion d’esprit d’entreprendre, voir Verzat C., « Esprit d’entreprendre, es-tu là ? Mais de quoi parle-t-on ? », Entreprendre et Innover, nos 11-12, 2011.
  • [3]
    Notre synthèse relie des concepts en entrepreneuriat (intention d’entreprendre, autoefficacité entrepreneuriale, effectuation, vision entrepreneuriale, dialogique personne-projet, heuristiques de décision, scripts experts, émotions entrepreneuriales) à des conceptualisations issues de la sociologie (construction identitaire, imaginaire de la compétition, sociologie de l’innovation), de la psychologie (attitude proactive, développement de la personne) et des sciences de l’éducation (attitude apprenante, notion de compétence, apprentissage autodirigé, méthodes actives, motivation à apprendre, métacognition). Voir Verzat C., Éduquer l’esprit d’entreprendre, bilan et questionnement de recherche, Habilitation à diriger des recherches, université Pierre Mendès-France, Grenoble, 2012.
  • [4]
    L’intrapreneuriat est un néologisme apparu dans les années 1980 aux États-Unis, résultant de la contraction de internal et entrepreneurship. Il désigne les personnes et les entités qui créent de nouvelles activités économiques et adoptent un comportement entrepreneurial au sein d’organisations existantes.
  • [5]
    Elle consiste à prendre l’initiative de changer des choses dans son environnement pour résoudre des problèmes inédits et à persévérer malgré les difficultés.
  • [6]
    Löbler H., «Learning entrepreneurship from a constructivist perspective», Technology Analysis & Strategic Management, no 1, vol. XVIII, 2006, pp. 19-36.
  • [7]
    La théorie socioconstructiviste affirme qu’apprendre, c’est désirer construire et négocier de nouvelles représentations de situations à partir de ses connaissances antérieures en relation avec autrui. Elle met l’accent sur le rôle central de l’apprenant pour développer par lui-même talents et compétences professionnelles. L’enseignant est un facilitateur, en retrait : il formule les problèmes, accompagne les apprenants, met à disposition les ressources. Cette vision s’oppose aux théories d’inspiration cognitiviste basées sur la mémorisation des connaissances transmises par l’enseignant et aux théories d’inspiration behavioriste partagées par les formateurs qui cherchent à modifier les comportements par des techniques renforçant les associations entre des stimuli et des réponses.
  • [8]
    Sarasvathy S. D., Venkataraman S., «Entrepreneurship as method: open questions for an entrepreneurial future», Entrepreneurship Theory and Practice, no 1, vol. XXXV, janvier 2011, pp. 113-135.
  • [9]
    Dans son article fondateur de 2001 (Sarasvathy S. D., «Causation and effectuation, toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency», Academy of Management Review, no 2, vol. XXVI, 2001, pp. 243-263), Saras D. Sarasvathy explicite les cinq principes de raisonnement et d’action des entrepreneurs experts. Une excellente vulgarisation de la théorie de l’effectuation est disponible dans Silberzahn P., « L’effectuation, logique de pensée des entrepreneurs experts », Entreprendre et Innover, no 15, 2012, pp 9-16.
  • [10]
    Neck H. M., Greene P. G., «Entrepreneurship education: known worlds and new frontiers», Journal of Small Business Management, no 1, vol. XLIX, 2011, pp. 55-70.
  • [11]
    Voir le texte de Philippe Meirieu sur les méthodes en pédagogie (www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/entretienmethodes.htm).
  • [12]
    Pelletier D., Invitation à la culture entrepreneuriale, Septembre éditeur, Québec (Canada), 2005 ; Gibb A., Towards the Entrepreneurial University, National Council for Graduate Enterpreneurship, Birmingham (Royaume-Uni), 2005 ; Surlemont B., Kearney P., Pédagogie et esprit d’entreprendre, De Boeck, Bruxelles (Belgique), 2009 ; Jones C., Teaching entrepreneurship to undergraduates, Edward Elgar, Cheltenham (Royaume-Uni), Northampton, MA (États-Unis), 2011.
  • [13]
    Voir le détail dans Verzat C., 2012, op. cit., pp. 89-100.
  • [14]
    Toutain O., « Comment faciliter la mise en œuvre d’une pédagogie entreprenante ? L’enjeu de l’apprentissage expérientiel et de la métacognition dans l’éducation entrepreneuriale », in Actes du 6e colloque Questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur, Angers, 8-10 juin 2011.
  • [15]
    Flavell J. H., «Metacognitive aspects of problem solving», in Resnick L. B., The Nature of Intelligence, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale (États-Unis), 1976.
  • [16]
    Shepherd D. A., Haynie M., «A measure of adaptative cognition for entrepreneurship research», Entrepreneurship Theory and Practice, 2009, pp. 695-714 (cité par Toutain O., op. cit., p. 154).
  • [17]
    Surlemont B., Kearney P., op. cit.
  • [18]
    Pelletier, op. cit., p. 41.
  • [19]
    Ibid., p. 42.
  • [20]
    Une méta-analyse décisive récente a compilé les résultats de quarante-deux études scientifiques rigoureuses (avec échantillons de contrôle) sur l’impact des formations à l’entrepreneuriat représentant au total plus de 16 000 étudiants (au niveau universitaire). Les résultats concluent que les formations ont globalement un effet positif sur les critères associés à l’augmentation du capital humain particulièrement sur les connaissances et habiletés entrepreneuriales, les perceptions de désirabilité de l’entrepreneuriat et les intentions d’entreprendre mais aussi sur les résultats en termes de nombre de créations et de performances des entreprises créées (Voir Martin B. C., McNally J. J., Kay M. J., «Examining the formation of human capital in entrepreneurship, a meta-analysis of entrepreneurship education outcomes», Journal of Business Venturing, no 28, 2013, pp. 211-224).
  • [21]
    L’effort est particulièrement visible aux États-Unis où trois grands réseaux proposent des formations, mallettes, accompagnements, stages d’été… : les trois principales associations non gouvernementales recensées par le rapport IDA-STPI sont le Junior Achievement (JA), la fondation Kauffman, le Network for Teaching Entrepreneurship (NFTE). En Europe, le réseau JA-YE affilié à JA Worldwide et sponsorisée par l’Union européenne a touché 3,1 millions de jeunes dans dix-huit pays en 2012. Sa branche française Entreprendre pour apprendre regroupe vingt associations régionales.
  • [22]
    Jore M., Apprenance et proactivité, élaboration d’instruments de mesure et analyse des liens inter attitudinaux, thèse en sciences de l’éducation, université Paris Ouest, Nanterre-La Défense, 20 juin 2012.
  • [23]
    Knowles M. S., Self-Directed Learning. A guide for learners and teachers, Prentice Hall, Englewood Cliffs/Cambridge (États-Unis), 1975.
  • [24]
    Moberg K., Sternberg E., Impact of Entrepreneurship Education in Denmark – 2012, rapport d’études pour le Young Enterprise Danmank, 2013 ; le rapport de 2011 est disponible en ligne : www.ffe-ye.dk
  • [25]
    Voir notamment la trilogie du sociologue Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1991 ; La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998 ; L’individu incertain, Hachette, Paris, 1999, ou l’ouvrage du philosophe Pascal Chabot, Global Burn-out, Presses universitaires de France, Paris, 2012. En entrepreneuriat des courants critiques se font jour : en France le travail d’Olivier Torres et de son équipe explore les conditions de la santé physique et psychique des entrepreneurs, Alain Fayolle et son équipe mettent en évidence la réalité souvent insoutenable des conditions de vie des entrepreneurs de nécessité.
  • [26]
    Massive Open Online Courses.
  • [27]
    Par exemple Xavier Niel, qui a récemment ouvert une école destinée notamment aux jeunes sortis du système éducatif (Toutain, O., « Le Niel, les abeilles et le mastodonte », Huffington Post, 29 mars 2013, www.huffingtonpost.fr/olivier-toutain/niel-ecole-42-informatique_b_2971085.html).
  • [28]
    Il est crucial que les projets soient authentiques (proches de l’expérience quotidienne des enfants) mais le plus simples et réalisables possibles, voir Surlemont B., Kearney P., op. cit., p. 64.
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