Notes
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[1]
Communication à la journée d’étude « L’Institut de psychologie et l’héritage d’Henri Piéron », Université René Descartes, Institut de psychologie, Boulogne-Billancourt, le 11 décembre 2014.
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[2]
Parmi celles-ci il y a de simples billets que Toulouse avait l’habitude de remettre à ses collaborateurs pour leur indiquer les tâches à accomplir.
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[3]
Il a cependant peu écrit sur l’OP, vraiment très peu relativement à ses nombreuses publications dans les domaines de la psychophysiologie et de la psychologie expérimentale.
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[4]
Voici ce que Piéron déclare, en 1909, lors d’une conférence prononcée à l’École d’anthropologie de Paris : « S’il est vrai, dit-il, en effet, que trop souvent les facteurs sociaux seuls déterminent les groupements qui, pour la meilleure utilisation des forces individuelles, devraient provenir seulement du jeu des aptitudes naturelles, il est bien certain qu’une meilleure connaissance de ces aptitudes permettrait à la différenciation sociale de coïncider davantage avec la différenciation mentale (…) Déterminer les caractères et les causes de la supériorité professionnelle, de quelque ordre soit elle (…), déterminer les limites des influences éducatives et la part à attribuer aux caractères fondamentaux de la psychologie des individus, pour les différents métiers, est une vaste tâche dont on commence à peine à comprendre l’importance (…) On conçoit aisément que l’étude systématique des aptitudes intellectuelles représentera un facteur important du classement social dans la société future (…) » (p. 121-122).
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[5]
Institut que Piéron dirigera de sa création à 1963.
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[6]
« La biocratie est toujours en attente et en souffrance » (lettre de Toulouse à Piéron, 26 mai 1946).
Henri Piéron
1Alors qu’il n’a que 17 ans et qu’il est tout juste bachelier, Henri Piéron commence à s’intégrer au milieu des psychologues de l’époque. Certes, il est précoce, mais tous ces psychologues sont des universitaires que son père (ancien normalien et inspecteur général de l’enseignement public) connaît bien. Ils font tous partie de ce petit monde très restreint qu’est alors la bourgeoisie intellectuelle du 5e arrondissement de Paris. Parallèlement aux études de philosophie et de sciences naturelles qu’il mène conjointement, il fréquente le laboratoire de Binet à la Sorbonne, où il s’initie à la méthode expérimentale, et il sert de secrétaire à Pierre Janet à la Salpêtrière. C’est, d’ailleurs, Janet qui l’incite à présenter une communication au 4e congrès international de psychologie, qui se tient à Paris en 1900 (« Sur l’interprétation des faits de rapidité anormale dans le processus d’évocation des images »). Il a alors 19 ans. En même temps, il est en contact avec Ribot, dont il suit les cours au Collège de France et avec des biologistes et des physiologistes (Giard, avec qui il fera, pendant ses vacances, des recherches de biologie marine, et Dastre notamment). Bien qu’il ait beaucoup d’affection pour Janet, il n’est pas spécialement attiré par la psychologie clinique. La psychologie expérimentale l’intéresse beaucoup plus, mais Binet n’est pas très accueillant. C’est alors qu’il rencontre, auprès de Janet, un jeune psychologue roumain, qui a travaillé un temps avec Binet, Nicolas Vaschide (1874-1907). Vaschide est chef de travaux au laboratoire de psychologie expérimentale qu’Édouard Toulouse a créé à l’asile de Villejuif et qui vient d’être reconnu par l’École pratique des hautes études. Vaschide présente Piéron à Toulouse. Nous sommes en 1901. Piéron a maintenant 20 ans et Toulouse 36.
2À Villejuif, Piéron trouvera un environnement intellectuel stimulant et des conditions de travail bien plus satisfaisantes qu’à la Sorbonne. Chez Binet, le laboratoire n’était ouvert que le jeudi et il n’y avait pas l’électricité. Chez Toulouse, on peut aller travailler tous les jours et même la nuit. Piéron deviendra vite le principal collaborateur de Toulouse.
Édouard Toulouse
3Édouard Toulouse est né à Marseille en 1865 (il décédera à Paris en 1947). Sa famille appartient à la petite bourgeoisie, mais la mort prématurée du père la précarise. Adolescent rebelle, Toulouse ne supporte pas le lycée, qui ne le supporte pas non plus. En même temps qu’il prépare le baccalauréat sans être scolarisé, il est employé des postes et rédacteur dans plusieurs journaux de la presse marseillaise. Le jeune Toulouse a des ambitions littéraires et, grand admirateur de Taine et de Zola, il s’inscrit dans le courant naturaliste. Comme Zola, il pense que le roman doit être proche d’une étude médicale et il en tire les conséquences : « J’ai commencé la médecine, écrira-t-il, pour mettre dans les lettres plus de vérité et de science ». Mais, très vite, il se passionne pour la médecine et plus particulièrement la médecine mentale. Ses aspirations littéraires, auxquelles il ne renoncera cependant jamais, passent alors au second plan. Toulouse devient un aliéniste, c’est-à-dire un médecin psychiatre fonctionnaire de l’État, en poste dans ce qu’on appelait alors les asiles d’aliénés. Il a été nommé médecin chef à l’asile de Villejuif en 1896 (il y en quatre). Trois cent soixante douze malades, des femmes, sont sous sa responsabilité.
4Toulouse est un positiviste, dans la version scientiste, et un républicain, au sens fort du terme, partisan d’une société égalitaire. Il est persuadé que les applications sociales de la science et, notamment, de la biologie très largement définie, permettront la construction d’une société plus rationnelle et plus juste. Il appelle « biocratie » cet état social fondé sur la biologie et le présente comme un communisme rationnel.
5Toulouse a toujours été un hyperactif : praticien hospitalier, gestionnaire d’institutions psychiatriques, chercheur en psychologie et psychiatrie, organisateur de la recherche, journaliste (les grands journaux publient régulièrement ses articles), réformateur social… Ses travaux scientifiques ont notamment porté sur les sensations, sur la définition et le traitement des troubles mentaux (principalement l’épilepsie), sur les criminels… Au plan scientifique, Toulouse n’a pas fait de grandes découvertes ni ouvert de voies nouvelles. Sa contribution a surtout été importante dans deux domaines : la réforme de l’institution psychiatrique et le développement de la psychotechnique.
6Dès la fin de ses études médicales, Toulouse, motivé par ses idées républicaines, est entré en guerre contre le système asilaire qu’il a fréquemment comparé au système carcéral, ce qui lui valut une haine tenace de beaucoup de ses confrères. La grande majorité des fous n’étant pas dangereux, les interner est une atteinte aux libertés individuelles et, de plus, l’internement ne permet pas la mise en place de traitements efficaces. À son arrivée à Villejuif, Toulouse a libéralisé, autant qu’il était possible, le fonctionnement de l’asile. Il l’a aussi rationalisé, taylorisé. En 1920, Toulouse est à l’origine d’un vaste mouvement d’hygiène mentale, dont l’instrument est la Ligue d’hygiène mentale qu’il a créée. Ce mouvement obtient la création, en 1924, d’un « Service libre de prophylaxie mentale », dont Toulouse est le directeur. Ce « Service » dispose de moyens importants, d’où une nouvelle raison à l’hostilité de la majorité des aliénistes. Les deux pièces maîtresses du Service libre sont un dispensaire et un hôpital ouvert (Hôpital Henri-Rousselle, installé dans les locaux de l’asile Sainte-Anne à Paris). Les malades mentaux, reçus au dispensaire, peuvent être hospitalisés pour observation, ils sont régulièrement suivis. Le service libre engage des actions de prévention et se charge de la formation des infirmières et des assistantes sociales. Ce service libre est une première réalisation, qui annonce ce qui deviendra, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la psychiatrie de secteur.
7Au début des années 1890, voulant élucider les rapports entre le génie et la folie, Toulouse entreprend une série de monographies de personnalité réputées géniales. Celle d’Émile Zola est publiée en 1896 et elle rend Toulouse célèbre. Les résultats sont décevants. Pour Toulouse, ce relatif échec s’explique par une prise en compte excessive des processus psychologiques élémentaires. Aussi entreprend-il, avec Vaschide, puis aussi avec Piéron, un peu plus tard, de construire des épreuves psychologiques accordant une plus grande place à des processus relativement complexes. Cet effort aboutit à la publication, en 1904, d’un recueil de tests intitulé Technique de psychologie expérimentale. Les auteurs affirment que ces tests peuvent remplir une fonction sociale : en déterminant la « valeur sociale » des individus, ils donnent la possibilité de les affecter rationnellement aux diverses taches sociales. Vingt-cinq ans plus tard, Piéron reprendra plusieurs de ces épreuves pour les mettre à la disposition des conseillers d’orientation professionnelle. On doit à Toulouse la première opération de sélection professionnelle. Devant recruter des femmes pour remplacer les conducteurs de tramways mobilisés pendant la première guerre mondiale, Toulouse, à partir des premiers travaux de Lahy sur la supériorité professionnelle, réalisés dans son laboratoire, mit au point une procédure qui, semble-t-il, donna toute satisfaction.
8Toulouse a aussi joué un rôle notable dans l’organisation de la recherche. À son arrivée à Villejuif, il ne se contente pas de créer le laboratoire de psychologie expérimentale qui accueillera Piéron, il créé aussi un laboratoire d’anatomie pathologique. À Henri-Rousselle, dans les années 1920, disposant alors de moyens importants, c’est une dizaine de laboratoires qui sont créés. Toulouse met en place divers conseils et comités, afin de les coordonner et d’orienter leur activité. Ce mode d’organisation de la recherche était, alors, tout à fait nouveau. Henri Laugier, qui était alors le collaborateur de Toulouse, s’en inspirera lorsqu’il créera le CNRS en 1939.
La collaboration Piéron - Toulouse
9En 1901, donc, Toulouse recrute Piéron comme « préparateur ». C’est un emploi non rémunéré. Parallèlement, Piéron donne des cours de philosophie à Saint-Germain-en-Laye et prépare l’agrégation de philosophie. En 1904, Piéron devient secrétaire de la Revue scientifique (dite aussi Revue rose), revue hebdomadaire que dirige Toulouse et reçoit alors un salaire. En 1907, il devient chef de travaux et maître de conférences à l’EPHE et perçoit, enfin, un salaire qui correspond à son activité principale. Piéron quittera le laboratoire de Villejuif en 1912 pour prendre la direction du laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne, vacante à la suite du décès de Binet l’année précédente.
10Pendant toute cette période, Piéron est associée à toutes les initiatives de Toulouse. Il est co-secrétaire de la Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale que dirige Toulouse. En 1906, Toulouse lance le vaste projet d’une Encyclopédie scientifique, qui doit comporter… 1 000 volumes, Piéron en est le secrétaire général. Par la suite, Piéron sera toujours associé aux entreprises de Toulouse. En 1920, il est membre du conseil d’administration de la Ligue d’hygiène mentale, que Toulouse créé pour réformer l’institution psychiatrique. En 1931, il est membre du conseil d’administration de l’Association d’études sexologiques, que crée Toulouse, et responsable de sa commission « psychologie »…
11Piéron, en même temps qu’il conduit ses propres recherches, notamment sur le sommeil, les rêves, la télépathie…, collabore à celles que conduit Toulouse. On sait qu’une part importante de l’œuvre de Piéron porte sur les sensations. Il est probable que c’est au contact de Toulouse que s’est développé son intérêt pour ce champ de recherches.
12Le jeune Piéron manifestait déjà un esprit positif et il affichait des convictions républicaines. Ces orientations se sont renforcées au contact de Toulouse. Ils ont la même idéologie. Ce sont des positivistes et des républicains humanistes, œuvrant pour la justice sociale et persuadés que celle-ci ne peut être obtenue que par l’application de la science. « Je me suis trouvé assez tôt au contact d’Édouard Toulouse, écrit Piéron en 1923, si soucieux des applications sociales de la science pour n’avoir pu songer à m’enfermer dans la métaphorique tour d’ivoire, qui paraît bien démodée à notre société moderne » (p. 20).
13Les lettres de Toulouse à Piéron sont conservées à la bibliothèque de l’UFR de psychologie de l’Université René-Descartes, à Boulogne-Billancourt. Il y en a 440 [2]. Malheureusement, on n’a pas celles de Piéron, qui semblent bien avoir été perdues (Parot, 1989). Cette correspondance permet de se faire une idée de leurs rapports. Ceux-ci sont conformes à ce que dit Piéron dans son autobiographie, lorsqu’il évoque « sa collaboration très intime » avec Toulouse et leurs « relations continuelles d’estime réciproque et de mutuelle confiance ».
14La correspondance est la plus abondante dans la période 1900-1912, pendant laquelle Piéron est au laboratoire de Villejuif. Celle-ci mentionne les multiples tâches que Toulouse confie à Piéron. Elles portent sur les travaux en cours, bien sûr, mais aussi sur la vie du laboratoire, sur les revues que dirige Toulouse et dont Piéron est secrétaire de rédaction, sur les publications, les contacts avec les éditeurs, les congrès… Toulouse sollicite constamment Piéron sans tenir compte des circonstances. Au moment des vacances, en bon hygiéniste, Toulouse recommande à Piéron de bien se reposer, car il a tendance au surmenage et de ne pas « imiter ses pratiques irrationnelles » et, sans transition, il lui demande d’écrire un article ! Voici ce qu’il écrit au lendemain du décès du père de Piéron : « Le travail est le seul adoucissant des grandes peines ; je le sais de triste expérience. Aussi je n’ai pas de scrupules à venir vous causer de nos affaires » (30 décembre 1906).
15Piéron présente son épouse à Toulouse, qui s’empresse de la mobiliser pour des travaux de secrétariat. Le couple Toulouse et le couple Piéron se fréquentent, s’invitent à dîner. En 1914, quand les Piéron décident de s’installer au Vésinet, Toulouse leur propose de résider à Villejuif, dans l’attente que leur maison soit prête.
16Toulouse se préoccupe des revenus de Piéron. Lorsque Piéron devient secrétaire de l’Encyclopédie scientifique, Toulouse négocie avec l’éditeur sa rémunération. Il intervient auprès du ministère pour que celui-ci soit nommé maître de conférences à l’EPHE. Il lui donne aussi des conseils pour sa carrière. En 1903, Piéron a déjà échoué deux fois à l’agrégation et il envisage de ne plus se présenter à ce concours. Toulouse l’en dissuade, en insistant sur l’utilité de ce titre pour sa carrière. En 1906, Toulouse incite Piéron, bien qu’il soit encore bien jeune, à demander son adhésion à la Société de biologie. « Il est plus facile, lui écrit-il, d’avoir moins d’ennemis avant 30 ans qu’après 40 ans ! ». Pendant la première guerre mondiale, Toulouse intervient auprès de ses amis politiques, afin que Piéron bénéficie d’un régime de faveur (il sera affecté dans un hôpital militaire à Montpellier).
17Toulouse n’a pas eu d’enfants. On a le sentiment qu’il aurait aimé avoir Piéron comme fils. Il se réjouit de ses succès. Il lui arrive même, à de rares moments il est vrai, de manifester son affection, ce qui exceptionnel chez cet homme qui s’est toujours efforcé de refouler ses émotions. Vers la fin de sa vie, Toulouse est amer et a le sentiment de ne pas être reconnu comme il devrait l’être, aussi est-il reconnaissant à Piéron de ne pas l’avoir oublié. En 1942 (21 juillet), après que Piéron l’ait cité dans le tome 8 de l’Encyclopédie française il lui écrit : « comme d’habitude vous me rendez justice, ce à quoi je ne suis pas accoutumé ». En 1946 (le 2 février), il a alors 81 ans, toujours après que Piéron l’ait cité : « J’apprécie votre indépendance d’esprit qui vous permet de reconnaître dans mes articles de journaux des idées que d’autres auraient réservé pour des articles scientifiques. »
L’orientation professionnelle mise en place par Piéron : un projet biocratique
18Si l’influence de Toulouse sur les travaux psychophysiologiques de Piéron n’est pas évidente et, sans doute, négligeable, elle est particulièrement nette sur ses activités relatives à l’orientation professionnelle (OP). Avec un certain succès, Piéron a consacré une part notable de son activité à promouvoir une certaine conception de l’OP [3]. Celle-ci, dont il n’a jamais proposé un exposé systématique, est identique à celle de Toulouse. Elle repose sur deux idées fortes. La première se présente sous la forme d’un constat scientifique : il existe entre les individus des différences d’aptitudes stables d’origine héréditaire. La seconde exprime un choix moral et politique : les inégalités provenant de l’origine sociale ne sont pas acceptables. En conséquence, il faut organiser l’orientation des jeunes – et pas seulement l’orientation vers les métiers manuels – à partir de leurs aptitudes héréditaires, aptitudes qu’il faut évaluer rigoureusement au moyen de tests. En 1937, Piéron écrit : « il est possible d’affirmer, en l’état actuel de nos connaissances, la validité du fondement de l’OP, à savoir l’existence chez les hommes d’aptitudes différentes d’origine constitutionnelle, héréditaires » (p. 2). Ce projet est typiquement un projet biocratique. Il est formulé par Toulouse et Piéron dès le début du xxe siècle [4] et Piéron tentera, sinon de le réaliser, du moins de s’en approcher.
19En France, l’OP commence à s’organiser au lendemain de la première guerre mondiale. Des centres ou offices ou encore bureaux d’OP sont créés dans les grandes villes et mis sous la tutelle du ministère de l’Instruction publique en 1922. La très grande majorité des acteurs (le personnel des bureaux municipaux de placement, quelques ingénieurs, des enseignants) ne sont pas sur les positions des quelques universitaires, dont Piéron, qui sont inspirés par Toulouse (et auxquels il faut adjoindre Wallon). Certes, les uns et les autres veulent le développement d’un service public d’OP et pensent que l’orientation doit être fondée sur les aptitudes, mais de sérieuses divergences les séparent. Les premiers visent seulement au placement raisonné des apprentis, les seconds ont un programme de réforme de la société et militent pour une école unique, à l’issue de laquelle devrait être opérée une « juste sélection ». Les premiers se contentent de la définition des aptitudes du sens commun. Les seconds en font un problème de psychologie scientifique et pensent que les aptitudes doivent être mesurées par des tests. Les premiers ne voient pas la nécessité d’une formation. Les seconds pensent que les conseillers d’OP doivent recevoir une formation psychologique.
20Pendant toute la période de l’entre-deux-guerres, Piéron va œuvrer pour imposer son point de vue. Il redéfinit l’usage de la notion d’aptitude. Alors que l’on se proposait de rechercher, chez l’individu, les nombreuses aptitudes censées être exigées par un métier particulier, il affirme qu’il faut d’abord décrire les aptitudes du sujet, sans se préoccuper des métiers et, ensuite seulement, décrire les métiers en fonction de ces aptitudes. Il contribuera à formaliser un mode d’intervention – l’examen psychologique d’OP – dans lequel le conseiller ne se contente pas d’appliquer des tests, il prend aussi en compte les observations scolaires fournies par les maîtres et les résultats d’un examen médical et, surtout, il conduit un entretien avec le jeune et, si possible, avec sa famille. Avec son épouse, Piéron construit et étalonne des tests. Il polémique aussi avec les « faux amis » et les « ennemis » de l’OP. Progressivement, ceux que l’on a appelé les « scientifiques de l’OP » gagneront du terrain. Dans cette progression, deux étapes sont décisives et elles résultent de l’action auprès des pouvoirs publics. En 1928, Piéron et Laugier obtiennent la création d’un Institut national d’orientation professionnelle (INOP) [5]. Les centres d’OP seront alors conduits à recruter des conseillers formés selon les méthodes préconisées par Piéron. En 1938, dans le cadre d’une série de décrets visant à relancer la formation professionnelle, deux mesures essentielles portent sur l’OP : un certificat d’OP est nécessaire pour entrer en apprentissage et la possession du diplôme de l’INOP est obligatoire pour tous les personnels des centres d’OP. Toutes les conditions sont donc remplies pour que les pratiques de l’OP défendues par l’INOP deviennent la norme et elles le deviendront effectivement au lendemain de la seconde guerre mondiale.
21Si le projet de Piéron est bien biocratique, les pratiques qui se mettent en place n’y correspondent pas, dans la mesure où les conseils ne sont pas donnés à partir d’un diagnostic d’aptitudes héréditaires. Si tous les conseillers utilisent des tests, la grande majorité d’entre eux n’adhère pas à la thèse de Piéron, selon laquelle les résultats à ces tests seraient une bonne estimation d’aptitudes héréditaires, thèse dont Maurice Reuchlin a montré l’absence de fondements (1954). D’un autre côté, les aptitudes que les tests appréhendent ne peuvent concerner que des groupes étendus de métiers, le conseil, qui doit être précis, ne peut donc découler de leur constat. Enfin, il est clair que le conseil résulte en grande partie des données recueillies au cours de l’entretien et qui portent, notamment, sur les motivations du jeune et son contexte familial. Le projet biocratique est une utopie, ce sera « l’œuvre de demain » disait Toulouse. À notre connaissance, Piéron ne s’est jamais exprimé sur la distance entre ce projet et les réalisations pratiques. Il est probable qu’il la minimisait, probable aussi qu’il considérait que ces réalisations étaient une première étape et que le développement des recherches scientifiques permettrait d’aller plus loin.
22* * *
23Si les thèses biocratiques ont eu une certaine audience entre les deux guerres il n’en a plus été de même après la Libération et c’est alors, généralement à partir du marxisme, que l’on a envisagé les transformations sociales jugées souhaitables. Toulouse, on s’en doute, déplorait cet état de fait [6]. La psychotechnique se développe donc, notamment dans le champ de l’OP, sans référence à la biologie. Ce succès est justifié, indépendamment de toute théorie, par une efficacité que l’on croit empiriquement démontrée. Mais, très vite, la psychotechnique est l’objet de vives critiques. On lui reproche de sous-estimer la flexibilité des conduites et d’ignorer le besoin d’autonomie des individus. On lui reproche également d’ignorer ou de fortement minorer le rôle des facteurs économiques et sociaux. Dans ce contexte, apparaît une autre manière de concevoir l’orientation : plutôt que de donner un conseil en suite d’un examen psychologique, on se propose d’accompagner le jeune dans son développement, afin de l’aider à élaborer des projets. Cette manière de concevoir l’orientation se généralisera, car elle paraîtra mieux adaptée aux changements profonds du système éducatif dans les années 1950 et 1960 (développement massif de l’enseignement secondaire et mise en système des cycles d’enseignement). L’évolution des conceptions de l’orientation et des pratiques ne s’est pas produite dans le prolongement des idées de Piéron, mais plutôt en opposition à elles. Il n’en reste pas moins que les apports de Piéron restent tout à fait notables. Par son inlassable activité et sa ténacité, il a grandement contribué au développement du service public de l’orientation, notamment par la création de l’INOP, qu’il a longtemps structuré et animé. Ses efforts pour introduire un peu de rationalité dans une pratique sociale, en insistant sur la recherche de fondements scientifiques et sur les exigences de contrôle et de validité, méritent certainement d’être prolongés. Enfin, c’est à Piéron que l’on doit l’ancrage de la profession de conseiller d’orientation dans le champ de la psychologie.
Références
- Huteau (Michel).– Psychologie, psychiatrie et société sous la Troisième République. La biocratie d’Édouard Toulouse (1865-1947), Paris, L’Harmattan 2002.
- Huteau (Michel).– La place de l’INOP dans l’histoire de la psychologie et de l’orientation, L’orientation scolaire et professionnelle, 34, 2005, p. 39-49.
- Huteau (Michel), Blanchard (Serge).– Henri Piéron, la psychologie de l’orientation professionnelle, Bulletin de psychologie, 67, 5, 2014, p. 363-384.
- Parot (Françoise).– Les archives d’Henri Piéron, Gazette des archives, n° 145, 1989, p. 136-144.
- Piéron (Henri).– L’anthropologie psychologique, son objet et sa méthode, Revue de l’école d’anthropologie de Paris, 19, IV, 1909, p. 113-127.
- Piéron (Henri).– Notice sur ses travaux scientifiques, Paris, A. Davy et fils, 1923.
- Piéron (Henri).– Ennemis et amis de l’orientation professionnelle, BINOP, 9, 1937, p. 1-19.
- Piéron (Henri).– Autobiographie, dans Parot (F.), Richelle (M.), Psychologues de langue française, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
- Reuchlin (Maurice).– Le problème théorique de la connaissance des aptitudes, dans Piéron (H.), Traité de psychologie appliquée, t. 3. Paris, Presses universitaires de France, 1954.
Notes
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[1]
Communication à la journée d’étude « L’Institut de psychologie et l’héritage d’Henri Piéron », Université René Descartes, Institut de psychologie, Boulogne-Billancourt, le 11 décembre 2014.
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[2]
Parmi celles-ci il y a de simples billets que Toulouse avait l’habitude de remettre à ses collaborateurs pour leur indiquer les tâches à accomplir.
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[3]
Il a cependant peu écrit sur l’OP, vraiment très peu relativement à ses nombreuses publications dans les domaines de la psychophysiologie et de la psychologie expérimentale.
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[4]
Voici ce que Piéron déclare, en 1909, lors d’une conférence prononcée à l’École d’anthropologie de Paris : « S’il est vrai, dit-il, en effet, que trop souvent les facteurs sociaux seuls déterminent les groupements qui, pour la meilleure utilisation des forces individuelles, devraient provenir seulement du jeu des aptitudes naturelles, il est bien certain qu’une meilleure connaissance de ces aptitudes permettrait à la différenciation sociale de coïncider davantage avec la différenciation mentale (…) Déterminer les caractères et les causes de la supériorité professionnelle, de quelque ordre soit elle (…), déterminer les limites des influences éducatives et la part à attribuer aux caractères fondamentaux de la psychologie des individus, pour les différents métiers, est une vaste tâche dont on commence à peine à comprendre l’importance (…) On conçoit aisément que l’étude systématique des aptitudes intellectuelles représentera un facteur important du classement social dans la société future (…) » (p. 121-122).
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[5]
Institut que Piéron dirigera de sa création à 1963.
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[6]
« La biocratie est toujours en attente et en souffrance » (lettre de Toulouse à Piéron, 26 mai 1946).