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Article de revue

La question narcissique au moment du passage à la retraite

Pages 931 à 942

Introduction

1La traversée du vieillissement est caractérisée par un certain nombre de pertes affectives, cognitives, sociales et statutaires. Le passage à la retraite est une transition majeure, tout à fait représentative de ces bouleversements. La réorganisation psychosociale, qui s’opère lors de cette transition de vie, dépend de nombreux facteurs intrinsèques et extrinsèques au sujet : traits de personnalité, environnement social, stratégies individuelles, milieu géographique et conditions physiques et matérielles du passage à la retraite (Rexand-Galais, 2003). D’une manière générale, ce passage s’organise autour des loisirs et dans la convivialité (Delbès, Gaymu, 2003), qui permettent de s’adapter à cette période de transition et de maintenir un équilibre entre investissements et désinvestissements. La « retraite loisir » (Delbès, Gaymu, 2003) serait ainsi la forme de retraite la plus répandue dans notre société. Cependant, le passage à la retraite, en raison des bouleversements significatifs qu’il engendre, peut également être source de désadaptations : il s’agit, alors, d’une retraite marquée par le désengagement et l’abandon, correspondant à la retraite « mort sociale » (Guillemard, 1972).

2Dans cet article, les auteurs visent à identifier les enjeux narcissiques et socio-identitaires de la transition que représente ce temps de passage, de moins en moins encadré par des rituels structurants et dont la carence donne, à la transition, un caractère « structurellement incomplet » (Caradec, 2008, p. 163). La prise en compte de ces enjeux est centrale. Pourtant, la dimension narcissique fait régulièrement défaut dans les accompagnements à cette période de passage, alors même que la question narcissique est fondamentale dans le champ gérontologique. Si ces textes ne permettent pas de rendre compte des orientations choisies en cabinet, elle est au moins presque entièrement absente des guides méthodologiques fixant les objectifs des accompagnements dans le secteur public et associatif financé (Bourdessol et coll., 2011).

3L’exploration de ces enjeux autour de fonctionnements narcissiques permet de mettre en lumière ce qui n’apparaît pas au premier plan dans une majorité de situations. À travers l’analyse d’un cas, la tourmente narcissique à l’œuvre, lors de cette transition de vie, est examinée et des éléments de compréhension, en fait d’accompagnement thérapeutique de cette crise narcissique, sont proposés. S’il ne s’agit bien évidemment pas de proposer, comme parfois, une modification de paradigme, de faire l’économie de la question œdipienne en lui substituant le seul référent narcissique (Verdon, 2015b), il est montré qu’une psychothérapie orientée sur le narcissisme fragilisé peut constituer une démarche efficace.

4Le travail sur la continuité narcissique, la prise en compte du transfert narcissique et l’acceptation d’une fonction de suppléance narcissique du côté du thérapeute permettent non seulement une restauration narcissique, mais, aussi, une ré-intrication pulsionnelle et, donc, la possibilité d’un travail sur une conflictualité antérieure relevant de la classique névrose de transfert.

Préparation à la retraite et accompagnements des sujets retraités

5Les recherches et les travaux sur la retraite débutent principalement en Angleterre et aux États-Unis d’Amérique au cours des années 1950 (Caradec, 2008). Peter Townsend (1957) décrit alors le désespoir et l’impuissance vécus par les ouvriers de Bethnal Green (Londres), au moment de leur passage à la retraite. Cumming et Henry (1961) identifient, à la même époque, la triple importance fonctionnelle de la perte du statut, de la privation du rôle instrumental, en un temps de difficile acquisition d’un rôle socio-affectif substitutif, et de la disparition du groupe de pairs formé par les collègues de travail. Le vécu potentiellement traumatisant de cette expérience de passage est confirmé dans les explorations françaises des années 1970 (Caradec, 2009). Dès Cumming et Henry (1961), la découverte de cette dimension traumatique potentielle n’occulte cependant pas une autre réalité que les enquêtes ultérieures ne feront que confirmer : ce temps de passage impliquant la « perte et la renaissance à une nouvelle vie » (Alaphilippe, Gana, Bailly, 2001, p. 32) est, pour beaucoup, nettement moins traumatisant que l’on pourrait s’y attendre. Il n’en demeure pas moins que ce processus de transformation, observé en France dans des études conduites depuis le début des années 1980, peut amener, en fonction de la nature des questions posées et des époques, les individus concernés à mentionner un vécu difficile dans 15 % des cas (Paillat, 1989) et se dire « découragés et déprimés » dans 12 % des cas (Pocquet, 1996). Lors de sa première vague, l’enquête Survey on Health, Ageing and Retirement in Europ (SHARE), qui explore, de façon longitudinale, la population européenne des plus de 50 ans, en collectant des données médicales, économiques et sociales, a fixé entre 7,7 % (femmes) et 9 % (hommes), le taux de personnes pour qui le passage à la retraite a constitué un « problème » (Blanchet, Pollet, Debrand, Dourgnon, 2006, p. 128). Depuis les années 1990, il est établi que ce temps serait d’autant moins traumatisant que l’on y serait bien préparé (Lo, Brown, 1999).

6La nature des préparations à la retraite n’est pas anodine. Portée en Europe et en France par les différents plans « Bien vieillir », leur organisation a fait l’objet d’un encadrement méthodologique, initialement effectué par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) et porté par le ministère de la Santé (Bourdessol et coll., 2011). Si l’on y reconnaît l’intérêt de se centrer sur le vécu et les perceptions du sujet, afin de faciliter ce passage (Bouteyre, Lopez, 2005), peu de références sont faites à la dimension psychique. Même si une part peut lui être donnée dans certains cas (Arbuz, 2013), il s’agit, plutôt, de références à des enjeux psychosociaux (les rôles sociaux, l’argent…) et à des questions de santé, qui ont, parfois, été l’objet d’une attention spécifique (Cassou, Hauret, 2008). Et lorsqu’elle existe, cette prise en compte de la dimension psychique relève, le plus souvent, d’une perspective socio-clinique, liée au récit de vie et reste un phénomène rare et peu accessible au plus grand nombre (Mercier, Rhéaume, 2017). Au Québec, mais également en France (Blanché, 2014), des séminaires de recherche et formation, d’orientation psychosociologique, sont ainsi proposés aux pré-retraités et retraités. Ils s’articulent autour du retraitement de sa propre vie afin de « redonner du sens à sa vie (…) une nouvelle identité en mouvement » (Mercier, Rhéaume, 2017, p. 107), par le recours à des exercices individuels et collectifs, des cours et l’apport de données sur la transition de la retraite. Proche de cette perspective, Arévalo (2009, p. 53) évoque, pour sa part, le travail d’autobiographie raisonnée, qu’il considère comme un « accouchement maïeutique ». L’autobiographie, support de changements et de transformations, permettrait une intégration de sa propre vie et relancerait les investissements objectaux. Sans quitter véritablement cette perspective de réécriture biographique de soi, d’autres auteurs insistent sur la nécessité d’un accompagnement groupal. En effet, « le corps groupal semble venir pallier les processus de désétayage corps / psyché inhérents à la problématique du vieillir » (Donaz, 2011, p. 104) et il serait bénéfique, au sens d’une « relance d’activité, de symbolisation » (Kaës, 2002, p. 82). Des sessions de travail individuelles et collectives (Arbuz, 2013) sont alors proposées dans l’objectif de comprendre les changements de cette transition, au travers d’ateliers d’échange et de partage autour de thématiques spécifiques.

7Individuels ou groupaux, ces accompagnements permettraient la réappropriation d’un espace personnel, une réparation narcissique (Donaz, 2011), ainsi qu’un renouveau de la confiance en ses ressources créatrices (Arbuz, 2013) et contribueraient à une réelle relance de la dynamique de vie (Arévalo, 2009). En somme, ils apporteraient, aux personnes y participant, un réel projet de vie. Tout en le suggérant, ces accompagnements psychosociologiques et groupaux ne traitent pas l’aspect substantiel et intrapsychique de la crise narcissique traversée par le sujet à cette époque. Il paraît donc capital de proposer, de manière concomitante, un espace thérapeutique, spécifique à cette crise intrapsychique.

8Définie comme un « état charnière » (Kafoa, Roumilhac, 2012, p. 181), l’entrée dans la vieillesse, précipitée par la transition de la retraite, bouscule, en effet, les aménagements narcissiques et identitaires du sujet âgé. Elle est une période de « déstabilisation narcissique » (Blanché, 2010, p. 24), au cours de laquelle ces amples bouleversements seraient, à la fois, impactés par l’effet des médias de masse, favorisant les représentations sociales péjoratives (Moscovici, 1961) et par les modèles socio-cognitifs actuels, concourant à saisir le vieillissement en tant que déficits et dysfonctionnements (Talpin, 2011). Pour certains, les aménagements à produire laisseraient la place à la potentialité d’une crise se déployant dans le champ du narcissisme. Claude Balier (1976, 1979) définit ainsi le narcissisme comme une question centrale du vieillissement, tant les enjeux et remaniements psychiques associés y sont conséquents. Le vieillissement est « une authentique épreuve narcissique, particulièrement marquée du sceau du changement et de la perte » (Verdon, 2015a, p. 722) : la prise en compte de la notion de crise narcissique est donc fondamentale dans le champ gérontologique.

Le passage à la retraite : dynamique d’exclusion et émergence d’une crise identitaire

9Tout au long de notre vie, nous nous voyons attribuer des rôles, familiaux, sociaux et professionnels, qui permettent de nous structurer autour de valeurs spécifiques. Au cours du vieillissement, la perte de ces différents rôles est inéluctable et affecterait le fonctionnement psychique du sujet âgé (Kafoa, Roumilhac, 2012). Ces pertes influenceraient notamment l’apparition d’un déclin de l’état thymique de la personne et favoriseraient ainsi l’installation de pathologies, en particulier les syndromes dépressifs (Lôo, Gallarda, 2000).

10Le travail constitue un organisateur des investissements narcissiques et objectaux, qui n’est pas seulement à envisager comme un objet, mais aussi comme une scène où se jouent des histoires faites de séductions, de castrations et d’accomplissements de désirs, où le plaisir côtoie la régression pulsionnelle, aussi bien que la sublimation (Siaugues, 2016). Pour Benoît Verdon (2013, p. 17), « le travail est un garant identitaire ». Il joue un rôle important quant à l’instauration des liens sociaux dans la dynamique d’étayage et dans l’organisation du temps quotidien (Dejours, 1983). Pour certains, ce rôle est même perçu comme fondamental, car le travail est une véritable « colonne vertébrale psychique » (Blanché, 2010, p. 24). On mesure donc clairement l’importance de la perte de l’activité travail et ce que cela peut impliquer lorsque cette perte est définitive. De ce point de vue, le passage à la retraite peut avoir un impact considérable sur le quotidien des sujets avançant en âge : « la retraite manifeste une rupture avec un passé qui comportait (…) un contexte de socialisation, d’appartenance identitaire, de réalisation et de valorisation de soi » (Alaphilippe, Gana, Bailly, 2001, p. 31).

11La retraite peut être vécue comme une « mise hors circuit » (Lôo, Gallarda, 2000, p. 87) de la société. Cette dernière étant fondée sur le modèle de productivité (Guillemard, 2002), le sujet âgé, perdant son identité professionnelle, se retrouve face à la solitude et au vide social. Cette perte est d’autant plus capitale que l’identité professionnelle est primordiale dans la culture judéo-chrétienne, où le travail est défini comme une valeur sanctificatrice et, alors que le travail est aujourd’hui devenu un acte essentiel dans l’économie d’échange, symbolique du don et du contre-don (Rexand-Galais, 2003). Avec la retraite, cette identité fondamentale, qui constitue, pour certains, « l’armature de la santé mentale » (Molinier, 2006, p. 131), est retirée au sujet. Le sujet vieillissant tentera, alors, de se réadapter à sa propre vie, sans cette activité essentielle et organisatrice de son temps. Si se pose alors, souvent, la question de « durer dans une société de l’instant » (Billé, 2017, p. 50), cette adaptation paraît, le plus fréquemment, irréalisable dans l’immédiat pour le sujet et s’organise progressivement.

12Si les marqueurs pathologiques ne sont pas forcément présents, la période qui s’ouvre alors s’apparente à un temps de réflexion et de redéfinition de son rapport aux autres, ainsi que son rapport à soi (Blanché, 2010). Cette réflexion est teintée de préjugés et de représentations, assignant au sujet retraité un statut d’inactif et d’improductif (Verdon, 2013). Les représentations sociales ont une forte influence sur le ressenti, le vécu et, finalement, en bloquant les remaniements, sur l’issue psychopathologique de la retraite (Rexand-Galais, 2003). Impulsant des contraintes et ses propres représentations, l’idéologie du bien-vieillir (Billé, Martz, 2010 ; Erhenberg, 1991), le concept du vieillissement réussi (Pfeiffer, 1974), celui de Productive Aging (Bass, Caro, Chen, 1993) participent autant de ce mouvement que la perspective strictement déficitaire du vieillissement (Fromage, 2007). Dans cette mouvance, autant dissonante que paradoxale, le sujet âgé est cependant surtout devenu « dans les représentations collectives, dépendant, victime du déclin de ses performances intellectuelles et physiques, un poids, voire un parasite pour une société à l’économie fragile » (Verdon, 2013, p. 19). La société actuelle, qui met l’accent sur le bien vieillir dans des conditions optimales tant financières que psychologiques, physiques et d’insertion sociale (Billé, Martz, 2010), dépose même entre les mains du sujet une certaine responsabilité de ce qui serait une excroissance déficitaire au sein de son propre vieillissement. D’après Guillemard, « l’individu a le devoir de demeurer socialement actif et autonome au bénéfice de la collectivité, comme de son bien-être personnel » (2002, p. 21). La dynamique sociétale actuelle inculque, d’une certaine manière, le non-vieillir, le refus de la finitude, de la dépendance, en somme « un bien vieillir qui consiste à ne pas vieillir » (Verdon, 2014, p. 19) : une sorte de dictature sociale qui amène ainsi à une lutte contre son propre vieillissement, engendrant la négativité de la vieillesse (Trincaz, Pujalon, Humbert, 2008).

13On l’a compris : l’heure de la retraite n’est pas à appréhender à la seule aune de l’estime de soi et des enjeux socio-identitaires. Elle a tout pour constituer une réelle « période de déstabilisation narcissique » (Blanché, 2010, p. 22). Ce temps de passage bouleverse l’équilibre psychique du sujet. En effet, cette transition porte atteinte aux « supports d’identifications, facteurs structurant la vie psychique et sociale » (Blanché, 2010, p. 24). Elle entraîne une nécessaire réorganisation, qui peut être difficilement surmontable pour le sujet âgé. Des fonctionnements psychiques et relationnels limites ont d’ailleurs pu être isolés chez les sujets âgés « qui ont pu préserver, moyennant d’importantes défenses de caractère, une vie sociale, affective, sexuelle, relativement bien aménagée et qui rencontrent, au cours de leur vieillissement, des événements de tous ordres – deuil, mise à la retraite, mais aussi nouvel état de grands-parents, départ des enfants, etc. –, agissant en véritables seconds traumatismes désorganisateurs, jusque-là évités » (Janin, 1982, p. 130).

Crise et épreuve narcissique du sujet âgé à l’horizon de la retraite

14Le passage à la retraite annonce un désinvestissement et un réajustement narcissique majeur, d’un point de vue social, groupal et individuel. Cette notion de réajustement narcissique est cependant à entendre dans un sens précis depuis Balier (1976, 1979), car elle ne peut se satisfaire d’une conception restreinte du narcissisme limitée à l’estime de soi.

15Les instances sociales, comme le travail, permettent selon Freud (1921) de déposer un certain nombre d’angoisses et de mettre à distance tout travail psychique individuel. L’investissement dans le travail participe ainsi à l’économie psychique de chacun (Talpin, 2004), notamment par la dynamique de sublimation qu’il favorise (Molinier, 2006). Molinier (2006) évoque même les valeurs narcissisantes du travail, centrées autour du jugement de beauté et d’utilité, faisant parties intégrante d’une importante reconnaissance narcissique. Or, lorsque le sujet investit, voire surinvestit narcissiquement la dynamique du travail, qu’advient-il du remaniement psychique à l’œuvre lors de cette transition de vie ? Le sujet peut alors se retrouver confronté à une crise narcissique majeure, notamment en raison de la difficulté à désinvestir le milieu professionnel et social, mais encore parce qu’il se retrouve confronté à la violence de la prise de conscience de son propre vieillissement.

16Le rapport au vieillissement est foncièrement paradoxal. En effet, le sujet âgé se retrouve face à une certaine ambivalence : avec l’avancée en âge, il perçoit bien évidemment un avenir possible, une certaine continuité de vie. Pourtant, il reste confronté à sa propre finitude (Verdon, 2015a). Le temps qui avance, l’incertitude de l’avenir, ou plutôt l’idée d’une finitude certaine, associent le vieillissement à une perspective de mort, entraînant parfois des angoisses majeures, situées entre angoisses d’abandon et angoisses de mort (Assoun, 1983 ; Bacqué, 2014). À travers les retentissements qu’elle peut engendrer chez le sujet âgé, notamment le risque de retrait, de repli ou encore de désinvestissement, cette perspective de finitude renforce d’autant plus le poids de la déliaison pulsionnelle observée lors de la sénescence, amenant à des remaniements psychiques d’ordre régressifs (Rexand-Galais, 2003). La prise de conscience de sa propre mortalité entraîne chez le sujet un bouleversement des aménagements psychiques mis en place par le passé. De ce point de vue, le vieillissement constitue une réelle épreuve narcissique, confrontant le sujet âgé à sa capacité à être séparé et différencié de l’objet et, donc, au risque de réactualisation des positions de dépendance (Winnicott, 1969).

17Claude Balier (1976, 1979) place le narcissisme au centre de la dynamique du vieillissement. Pour lui, « ce qui va se jouer au cours du vieillissement c’est un balancement (et non un affrontement ce qui nous amènerait à une conception conflictuelle de deux forces opposées) entre l’investissement de soi et le désinvestissement qui opère à la manière d’une force active » (1976, p. 124-125). Sa théorie narcissique du vieillissement prend acte de la dimension spéculaire du narcissisme : ce dernier se nourrit de l’image de soi renvoyée par autrui et l’investissement, ou le désinvestissement de l’extérieur, passe nécessairement par l’investissement de soi « selon certaines lois internes, en fonction de son histoire personnelle, mais aussi selon certains événements biologiques (maladie ou déficit ou, au contraire, attribut valorisant) et selon les données de l’environnement (valorisation par les rôles sociaux et dépréciation du statut » (Balier, 1976, p. 137). Avec la sénescence, le narcissisme-estime de soi est, selon Balier, mis à mal au moins dans deux de ses trois sources : si le narcissisme primaire demeure, la satisfaction liée à la libido d’objet et l’Idéal du moi sont affectés tant qualitativement que quantitativement, à la fois par la difficulté d’atteindre ou de maintenir les exigences de l’Idéal du moi, mais aussi par la perte d’objets, si fréquente en cette période de vie. Dans cette conception, la pathologie ayant le corps pour lieu du symptôme est, en outre, vue comme une tentative de défense contre un désinvestissement en cours, consécutif d’un vieillissement attaquant l’estime de soi, et la fréquence de la pathogénie actuelle dans le vieillissement est reliée à une rupture entre le sujet et son environnement constitutive d’« une impossibilité d’écouler normalement les pulsions libidinales » (Balier, 1979, p. 639). Sous l’effet du vieillissement, est ainsi déstabilisée « la balance entre l’investissement du Moi et l’investissement de l’autre » (Péruchon, 2014, p. 203), produisant un sentiment de détresse et d’abandon (Assoun, 1983). Il en ressort une modification dynamique des relations objectales (Ferrey, Le Gouès, 2008), induite par un changement dans l’économie psychique du sujet vieillissant, qui entraîne une difficulté importante de redistribution de la libido. Il en résulte aussi un morcellement des dimensions identitaires attenantes à la structuration du Moi (Green, 1983).

18Cette atteinte narcissique sans précédent, confrontant le sujet à la conscience de sa propre mort, offre la perspective d’un travail élaboratif du Moi : la réélaboration de la position dépressive (Jaques, 1963). La perspective consciente d’une mort personnelle réactualisant des angoisses dépressives inconscientes, notamment en lien avec les relations infantiles entretenues avec la mort, amène, en effet, le sujet à la perspective d’un intense travail psychique. Cependant, cette réélaboration peut ne pas aboutir et entraîner alors l’échec des réaménagements. Cette période peut ainsi favoriser la décompensation psychique du sujet, faisant émerger des manifestations décrites comme des pathologies dépressives ou délirantes à travers le renforcement des défenses maniaques ou persécutives. La situation de réaménagement bascule alors en situation de crise, pouvant être vécue comme un état de « mise à mort » lorsque, dans le fonctionnement de l’appareil psychique, la menace frappe de son sceau les expériences de rupture et de discontinuité (Kaës, 1979).

Occurrence de la crise narcissique dans les pathologies du narcissisme

19La crise narcissique du vieillissement peut être particulièrement violente. Si la solidité des imagos parentales, la qualité de la résolution œdipienne autant que l’expérience positive du bilan de vie concourant à la structuration du Moi et favorisant une réactivité positive aux frustrations de la réalité (Balier, 1979) ont été pointées comme des éléments qui apparaissent comme protecteurs, il ressort logiquement que des situations opposées favorisent la situation de crise. Cette dernière se rencontre ainsi dans le cadre de pathologies dites à défaillance narcissique (Bergeret, 1972). En effet, lorsque la conscience de sa propre mort surgit et que la « capacité de maintien de la souplesse et de la solidité de l’équilibre des investissements narcissiques et objectaux » (Verdon, 2015a, p. 136) est foncièrement mise à mal, des régressions pathologiques peuvent émerger (Roussillon, 1999).

20En présence des pathologies du narcissisme, la modification de la dynamique des relations objectales occasionnée par le vieillissement se renforce. Les pathologies du narcissisme, notamment celles que Roussillon nomme les « souffrances identitaires-narcissiques », sont marquées par un « manque à être » (Roussillon, 1999, p. 9) et leur étiologie peut s’appréhender à travers le modèle du traumatisme primaire, qui implique de placer le clivage du Moi comme mécanisme central du fonctionnement des souffrances identitaires-narcissiques. Les traces mnésiques des expériences traumatiques primaires demeurent présentes chez le sujet qu’elles soumettent, à la fois, au risque du réinvestissement hallucinatoire de ces traces et à l’épreuve de la contrainte de répétition. Le clivage permet d’éviter le retour menaçant d’expériences agonistiques primaires qui, lorsqu’elles resurgissent, sont définies comme une « situation extrême de la subjectivité » (Roussillon, 1999, p. 20). Il est ainsi fréquent de rencontrer des patients en incapacité d’élaborer les angoisses liées au vieillissement, en proie à des pulsions de mort conséquentes et ayant développé des modalités relationnelles sadiques. Chez eux, la lutte contre la menace narcissique répétée est constitutive d’une chronicité conduisant peu à peu à une organisation psychique ancrée sous l’empire de la compulsion de répétition isolée par Freud (1920). Dans ce contexte, le « travail de vieillir » (Quinodoz, 1994) devient alors un « travail actif de renoncement » (Verdon, 2007, p. 319). Au sein d’une société « pratiquant le culte du corps jeune, dynamique, beau – et le culte de la productivité avec une richesse matérielle » (Bizzini, 2007, p. 270), défendant des paradigmes tels que le « bien vieillir » ou encore le « vieillissement actif », et marquée par la « disqualification sociale » de certains de ses membres (Paugam, 1991, 2012), l’exclusion autant que le passage à l’acte morbide ou la décompensation grave sont des issues fréquentes et les conséquences d’un travail de vieillir mis en échec.

Vignette clinique – Monsieur B.

21Monsieur B. est âgé de tout juste 65 ans lorsque nous le rencontrons. Il vit seul à domicile. Il est divorcé depuis vingt ans, sa compagne l’ayant quitté pour un homme plus jeune que lui, plus « performant », dit-il. Monsieur B. était éducateur spécialisé en milieu urbain, auprès de jeunes adultes en difficultés d’insertion et présentant des problématiques addictives à l’alcool et à la drogue. Monsieur B. a un niveau socio-culturel élevé. Il n’a pas eu d’enfants. Il était très proche de sa mère décédée récemment.

22Monsieur B. avait 62 ans passés lorsqu’à son retour de vacances d’été, son employeur décida de ne pas donner suite à leur collaboration. Il ne l’avait « pas vu venir ». Pourtant, Monsieur B. avait bénéficié d’un accompagnement psychosocial lors de sa soixante-et-unième année, suggérant une préparation à cette transition de vie que représente le passage à la retraite. Il avait bénéficié d’ateliers « Bien vieillir », d’un « stage de préparation à la cessation d’activité professionnelle » (Bourdessol et coll., 2011) et assisté à des conférences et ateliers groupaux. Cette préparation et cette anticipation à la transition entre le travail et la cessation d’activité auraient donc pu être les vecteurs d’une inscription dans un nouveau projet de vie.

23À l’âge de 63 ans, tout a basculé. Monsieur B. vivait d’une manière qu’il décrit comme « normative » en société. Il décrit son passage à la retraite comme un vécu de situation extrême. Il a développé une certaine anxiété sociale et généralisée, puis s’est finalement réfugié dans une consommation excessive d’alcool. Il est orienté dans un premier temps vers un suivi psychiatrique ambulatoire, qu’il a honoré brièvement. Après plusieurs passages aux urgences, dans un état d’alcoolisation massive, il connaît sa première hospitalisation en psychiatrie à tout juste 65 ans. Il est hospitalisé sous contrainte en soins psychiatriques à la demande d’un représentant de l’État (SDRE) pour syndrome anxio-dépressif, idéations suicidaires régulièrement proférées, anhédonie, repli au domicile et consommation quotidienne d’alcool. Ne présentant pas la symptomatologie décrite en amont lors de l’hospitalisation et adoptant une attitude conformiste, son séjour est bref. Il aura bénéficié de séances d’éducation thérapeutique et sa sortie s’accompagne de la mise en place d’aides au domicile.

24Quelques semaines à la suite de cette première hospitalisation, Monsieur B. est ré-hospitalisé sous contrainte en soins psychiatriques en péril imminent (SPI), suite à une intoxication médicamenteuse volontaire. Arrivé aux urgences somatiques, il présente une hétéro-agressivité importante et procède à des propositions comportant des sous-entendus sexuels à destination des soignantes. Il est transféré en psychiatrie. Tout au long de l’hospitalisation, Monsieur B. manifeste un discours et une attitude adaptée, voire conformiste. Il apparaît comme un homme en ataraxie. Ses propos sont cependant teintés d’une certaine pensée magique concernant sa consommation d’alcool. Ne présentant pas de productions mentales pathologiques, il est rapidement décidé d’un retour à l’essai au domicile, avec majoration des aides au domicile et installation d’un suivi par la Maison pour l’autonomie et l’intégration des malades d’Alzheimer (MAIA). Ce sont les seuls dispositifs d’aide que Monsieur B. a acceptés en dehors des hospitalisations. Toute proposition mettant l’accent sur l’aspect « pathologique » de sa consommation d’alcool était systématiquement refusée, notamment celle du Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA).

25Une semaine plus tard, Monsieur B. est ré-hospitalisé sous contrainte, en SDRE, suite à une rupture de la prise des traitements, un refus de soins et une consommation d’alcool excessive dans l’idée de se suicider. Présentant un important syndrome de sevrage, il s’était rendu spontanément aux urgences somatiques et avait été rapidement transféré en psychiatrie. Le tableau clinique présenté par Monsieur B. est alors foncièrement différent des précédents : troubles obsessionnels, besoin de présence immédiate aux objets sans prise de distance, tendance volubile, agressivité et revendications. Monsieur B. refuse tout contact avec les autres patients, les décrivant soit comme « tous fous, inintéressants » car ne présentant pas un niveau socio-culturel aussi développé que le sien, soit comme « des légumes ». Après quelques semaines d’hospitalisation, un programme d’activités personnalisé lui est proposé, lui permettant ainsi des sorties régulières avec pour objectif de renouer le lien social et de valoriser ses capacités manuelles et sportives. Programme que Monsieur B. a investi quelques jours, pour finalement ne plus y porter un quelconque intérêt par la suite.

26L’équipe soignante a été en grande difficulté face à ce patient mettant à profit des mécanismes pervers et de séduction contribuant à cliver l’accompagnement. Les propositions de divers programmes d’activités et de sorties thérapeutiques étaient sans cesse détournées vers des comportements à risque, d’autodestruction (prise d’alcool), mais également des comportements décrits comme « déviants » et d’avidité relationnelle envers la gent féminine.

27À chaque hospitalisation, Monsieur B. demandait rapidement sa sortie, prétextant avoir une activité physique intense, des cours de sport à donner et que, sans sa présence, le dynamisme sportif de son village allait s’éteindre.

Accompagnement de la crise narcissique

28Face aux patients dont la problématique narcissique est au-devant de la scène, la prise en charge multifocale présente des limites. Lors de son hospitalisation, et en amont de cette dernière, Monsieur B. a bénéficié d’un accompagnement pluridisciplinaire et une large palette de prises en charge lui a donc été proposée. Une réhabilitation cognitive a été mise en place, avec pour objectif principal la préservation de son autonomie et pour objectif secondaire une amélioration de ses interactions sociales (Lalanne, Piolino, 2013). Une psychoéducation (Judith et coll., 2015) lui a également été prescrite, en lien avec son inadaptation sociale, ainsi que des sessions d’éducation thérapeutique concernant sa consommation excessive d’alcool. Plusieurs activités manuelles et sportives ont elles aussi participé de l’accompagnement de Monsieur B. De plus, la prise en charge des soignants non psychothérapeutes s’est orientée vers l’accompagnement et l’entraînement à la vie sociale. Majoritairement efficaces avec de nombreux patients, ces prises en charge ont rapidement montré leurs limites. En dépit de leur diversité et de leur pertinence, qu’elles aient été proposées avant, pendant ou entre les hospitalisations, l’inefficacité de ces prises en charge est liée à la spécificité clinique de Monsieur B., dont la problématique narcissique est au premier plan. Souvent insuffisamment prise en compte, c’est cette dimension narcissique qui explique l’échec de prise en charge multifocale.

Fonctionnements narcissiques et accompagnement thérapeutique centré sur le narcissisme fragilisé

29Dans ce contexte d’échec, lors de la dernière hospitalisation, une psychothérapie orientée sur le narcissisme du patient est finalement proposée. Le travail du psychothérapeute s’oriente alors, en premier lieu, du côté du narcissisme fragilisé. Il s’attèle à « restaurer la circulation de l’énergie de la libido du moi vers les objets » (Dedieu-Anglade, 2009, p. 136) que le vieillissement a affectée en entraînant une difficulté économique de répartition des investissements narcissiques et objectaux (Balier, 1979) : l’équilibre libidinal en ressort, ainsi, déstabilisé, la libido d’objet amoindrie. Le travail du psychothérapeute vise également à rétablir une certaine continuité du sentiment d’identité du sujet. Le vieillissement s’articule, en effet, en partie autour de la dialectique permanence-changement (Balier, 1976) qui nécessite des remaniements d’ordre psychique régulièrement impossibles pour le sujet et s’exprimant dans un vécu de détresse et dans un cortège de souffrances où le corps est rarement oublié, comme en témoignent les éléments cliniques de l’accompagnement de Monsieur B.

30D’un point de vue technique, la psychothérapie orientée sur le narcissisme ne remet pas en cause la pratique d’une psychothérapie dynamique classique, mais trouve dans la psychothérapie focalisée sur le transfert de Kernberg un outil d’intervention validé, opérationnel, pour la prise en charge des situations de fragilités moïques et de leurs conséquences. Diamonds et Yeomans (2008) ont d’ailleurs pu soutenir la possibilité d’une adaptation de la psychothérapie focalisée sur le transfert pour les patients présentant spécifiquement des pathologies relevant du narcissisme. Suivant la lignée posée par Kernberg, tout en maintenant une attention soutenue à la relation transféro-contre-transférentielle et à la dyade relationnelle, un égard spécifique est ainsi porté dans le dispositif thérapeutique à la clarification des ressentis, à une confrontation soulignant et encourageant le patient à la réflexion sur les états mentaux contradictoires, ainsi qu’à l’interprétation visant à expliquer ce qui rend difficile l’intégration de ces aspects contradictoires en un sentiment cohérent et harmonieux de soi et de l’autre (Yeomans, Delaney, Renaud, 2016).

31Ce dispositif thérapeutique focalisé a donc été proposé à Monsieur B., qui n’a pas pu penser de nouveaux aménagements psychiques adaptés lors de cette crise narcissique. Alors incapable de réélaborer ses angoisses les plus primitives, Monsieur B. a sombré dans les conduites à risque décrites, les comportements d’autodestruction cycliques, massivement soutenus par des défenses maniaques, des mécanismes d’omnipotence et de clivage. Ainsi, « la décharge par l’acte vise à court-circuiter la mentalisation » (Roux, 2011, p. 420). Monsieur B. me dit : « Le matin, quand je me réveille, je pense d’emblée aux projets que je pourrais encore élaborer pour mes jeunes en pleine crise. Parce que, sans moi, ils n’y arriveraient pas. Ce n’est pas envisageable, pour moi, de ne rien faire, d’être inutile, d’être seul. Je me lève et il n’y a rien, il n’y a personne. Alors oui, je bois un tout petit peu. Mes voisins disent que je suis alcoolique. C’est faux, je ne bois qu’un demi-verre. Mais au moins ça m’aide, je vis. Je vis sans contrainte, je me sens vivant et grand, pas comme tous ces vieux retraités qui ne servent à rien ». L’agir permet ici une extériorisation de la souffrance narcissique insoutenable pour Monsieur B. et ses passages à l’acte s’apparentent à « une tentative de mise en forme intersubjective » (Jung, 2014, p. 157). Le passage à l’acte, réalisé cycliquement par Monsieur B., semble être à interroger dans le sens où les comportements alcooliques et la dynamique de l’agir, qu’il a lui-même accompagnés lors de son exercice professionnel auprès de jeunes en difficulté, semblent ici se rejouer. Cette problématique addictive à l’alcool semble être revécue à la manière d’une identification mélancolique aux objets perdus, qui étaient, rappelons-le, massivement investis. Les dynamiques de l’agir sont un moyen de se dégager d’une menace identitaire certaine (Jeammet, 2002), lorsque l’élaboration ou le réaménagement psychique est impossible. L’agir de Monsieur B. était une tentative de restauration de cohérence psychique et d’apaisement interne, à travers un traitement narcissique de la perte. Il a activement recherché une réflexivité chez l’autre, l’a considérée avec avidité jusqu’à mettre en place un comportement pathologique vis-à-vis d’autrui, qui lui donnait l’illusion de restaurer une certaine cohésion interne et de dépasser la désorganisation narcissique qui était à l’œuvre.

Enjeux transféro-contre-transférentiels de l’accompagnement thérapeutique

32Depuis Kohut (1971), les enjeux des transferts narcissiques et contre-transferts sont connus. Dans la relation thérapeutique, ceux-ci sont soit des transferts idéalisants soit des transferts en miroir (Denis, 2002). Les premiers transferts s’inscrivent dans une dynamique de recherche de fusion où toute attitude, analysée comme un retrait ou un refus à une demande, peut être perçue comme une nouvelle blessure narcissique. Les seconds se manifestent dans des comportements tantôt omniscients tantôt tyranniques, à travers lesquels les besoins narcissiques du sujet sont satisfaits. Fréquemment, les équipes sont en première ligne dans l’expression de ces mouvements paradoxaux qui mettent à mal le sujet : entre sollicitations intrusives de toute puissance et dévalorisations massives, clivant nettement le fonctionnement institutionnel, les équipes soignantes produisent régulièrement des réactions paradoxales et désorganisées lorsqu’elles ne se retrouvent pas aux prises avec des expulsions perverses (Le Goff, Rexand-Galais, 2017), dès lors que le sujet subit une désintrication pulsionnelle massive (Rexand-Galais, 2016). Face à ces mouvements, l’attitude du thérapeute se doit d’être contenante et apaisante, notamment en raison du caractère souvent démonstratif du transfert narcissique et des implications qu’il peut avoir pour le thérapeute lui-même (Roux, 2011). Si, pour certains, elle devrait même être maternante (Amyot, 2008), elle doit, en premier lieu, consister à accepter son rôle de selfobjet, c’est-à-dire d’objet soutenant le narcissisme secondaire de la personne, ayant une fonction de mise en continuité du psychisme et contribuant à la restauration d’imagos primaires défaillantes, permettant, dans ce mouvement, l’instauration ou la restauration d’une continuité narcissique (Denis, 2002). Au commencement du travail thérapeutique, Monsieur B. recherchait massivement un substitut narcissique lui permettant de relier les fractures et éléments discontinus de son psychisme. Monsieur B. avoue ainsi : « Je viens vous voir parce que vous êtes comme mon traitement anxiolytique, vous m’apaisez, donc c’est utile de venir. Quand je suis là, je ne pense pas à boire, je n’en ai pas envie. J’aimerais être tout le temps ici ». Ou sollicitant un avis ou un positionnement de ma part : « Je n’arrive pas à comprendre les raisons de mon mal-être. Enfin, il me semble que je suis mal. Si je suis hospitalisé en psychiatrie, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche. Mais ce n’est pas moi qui cloche. Je ne suis pas fou, rassurez-moi ». L’étayage du narcissisme a permis les conditions d’une reliaison de sensations, d’affects jusqu’alors déliés, et ainsi de relancer vie psychique et scène intérieure. Cela a également permis de rétablir une harmonie avec l’environnement et de relancer l’investissement de l’énergie libidinale, en s’appuyant sur les ressources propres au sujet. Seul ce travail rendra possible l’actualisation de la conflictualité antérieure par l’interprétation, et permettra, alors, de réduire la souffrance et la tension interne du sujet (Le Gouès, 2001).

33Le travail sur le narcissisme est la condition du déploiement possible d’un travail sur l’objectalité. La considération du narcissisme blessé du sujet âgé permet, en effet, « d’améliorer en particulier les relations intérieures qu’il garde avec les objets importants qu’il a perdus » (Quinodoz, 2002, p. 112). C’est avec ce travail que le sujet perçoit sa réalité interne et le sens symbolique de ses symptômes. Monsieur B. a pu, ainsi, prendre conscience de ses angoisses majeures concernant le vieillissement, tant d’un point de vue narcissique et identitaire, que sociétal. La conscience de son angoisse d’abandon et de mort, ainsi que les moyens défensifs qu’il mettait en place, afin de pallier les angoisses destructrices, ont pu être mis en lumière. Ainsi, après plusieurs séances, Monsieur B. me dit : « Vous savez, les gens sont durs. Au travail, quand vous n’êtes pas renouvelé, vous n’existez plus. C’est fini. Vous ne faites plus partie du groupe, de l’entreprise. On ne vous regarde même plus, parce que vous n’êtes plus productif, donc à quoi bon échanger avec vous ? Quand on a que ça, le travail, dans sa vie, comment croyez-vous que l’on réagit ? ». Je lui dis alors : « Expliquez-moi cette réaction à l’exclusion, à la non-considération ? ». Il avoue alors : « J’ai bu, beaucoup. Vous voyez, boire, ça désinhibe. On est plus ouvert, plus jovial. C’est une forme superficielle d’adaptation. Comme ça, on est normal, intégré avec les autres ». « Étiez-vous réellement intégré aux autres ? » lui dis-je. « Loin de là, je n’avais plus les capacités d’être intégré ou de tisser des liens avec les autres. J’étais comme replié, ne voyant que par moi. Moi et l’incertitude du futur. »

34Parallèlement à l’avancée de l’accompagnement psychothérapeutique, centré sur la parole, nous proposons à nos patients atteints de pathologies narcissiques des temps psychothérapeutiques centrés sur le corps et conduits par un tiers. Ces temps permettent à des sujets, chez qui certains affects ne peuvent pas être contenus en interne et sont souvent projetés brutalement à la périphérie du psychisme ou dans l’acte, qui échappent à la mise en mots, de découvrir la fonction de message des éprouvés somatiques et affectifs, de faire l’expérience du passage du corps sensoriel au corps relationnel (Tysebaert, 2001). Nous avons proposé à Monsieur B. de bénéficier de séances de relaxation qui ont permis une relance de l’activité fantasmatique (Balier, 1976). Le repli narcissique sur le corps est fréquent avec l’avancée en âge, et l’association libre parfois délicate. Ce type de médiation favorise une nouvelle relation au corps, visant plus de positivité car constitutive d’une restauration narcissique et de nouveaux liens objectaux. Mobilisant autant le corps que l’imaginaire, elle contribue à revisiter l’expérience et à produire une nouvelle subjectivité face aux événements passés (Fromage, 2001). C’est un outil précieux de remise en mouvement psychique (Péruchon, 2002).

Conclusion

35Le passage à la retraite représente une réelle crise narcissique lors de la sénescence. Il est clair que l’accompagnement du sujet âgé nécessite une articulation pluridisciplinaire. Il est, cependant, particulièrement important de considérer spécifiquement le narcissisme blessé du sujet âgé. Le vieillissement est, en effet, sous-tendu par un problème économique majeur, présentant une balance énergétique perturbée. Malgré de nombreux accompagnements psychosociaux et identitaires, le rétablissement de cette balance peut présenter des limites, qui se manifestent clairement lorsqu’on se heurte aux problématiques liées aux fonctionnements narcissiques. Afin d’envisager un rétablissement de l’équilibre libidinal du sujet, il est nécessaire d’associer la prise en charge multifocale à un accompagnement thérapeutique centré sur le narcissisme. Sans cela, l’accompagnement présente des failles et ne peut offrir au patient, dans la durée, la possibilité d’une réélaboration des aménagements mis en place.

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