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Article de revue

Critique de la mesure de répartition de responsabilité chez Milgram et Blass

Pages 915 à 929

Notes

  • [1]
    « Also contrary to a usual interpretation, witch takes the facts of suggestion as irreducible, it presupposes an already established social relation with the person who is taking the initiative. This relation is one of trust ; the subject places himself in the hands of the experimenter whose competence and intentions he does not question. Still more there is a relation of cooperation ; before any suggestion is made the subject has agreed to follow instructions to do what he is told even when he does not fully understand, because to the otherwise would be to disrupt the common purpose. » (Asch, 1952, p. 411).
  • [2]
    Les pourcentages de responsabilité seront toujours donnés dans cet ordre et seront suivis du numéro du participant.
  • [3]
    « Seulement 10% pour l’élève qui ne fait que subir même s’il peut s’affranchir des décharges en réussissant le test. Environ 40% pour l’enseignant qui est en charge de la poursuite et réussite du test. Au moins la moitié pour l’expérimentateur qui fait office d’autorité pour diriger l’enseignant » 50%, 40%, 10% [n°11], les passages soulignés sont des indicateurs du point de vue de l’enseignant.
  • [4]
    « 60% pour l’expérimentateur, car c’est lui qui donne la règle et l’ordre à l’enseignant de continuer, 30% pour l’élève parce qu’il manipule l’enseignant par ses cris, essaye de le convaincre d’arrêter, mais continue quand même l’expérience et 10% pour l’enseignant parce que, malgré la manipulation, il est possible qu’il arrête, même si on lui dit de continuer. » 60%, 10%, 30% [n°1], les passages en gras sont des indicateurs du point de vue de l’observateur.
  • [5]
    « Trop de variables » 33%, 33%, 33% [n°28].
  • [6]
    « Les trois protagonistes sont responsables : l’élève et l’expérimentateur savent ce qu’ils font et essayent de piéger l’enseignant. L’enseignant est aussi responsable, dans la mesure où il ne s’arrête pas dès qu’il sent qu’il fait souffrir l’élève. » 33%, 33%, 33% [n°53] ; « L’expérimentateur me semble le plus responsable, car il a “créé” cette expérience. L’enseignant subit l’expérience, mais devrait pouvoir l’arrêter avant la souffrance de l’élève. L’élève joue un rôle et est complice de l’expérience. » 50%, 45%, 5% [n°86].
  • [7]
    « L’expérimentateur est responsable de l’expérience et donc je serais tentée de lui mettre 100% de responsabilité, mais l’enseignant est tout de même libre de s’arrêter à tout instant et ne le fait pas. Cependant je pense que la personne “victime” de l’expérience est l’enseignant plus que l’élève puisqu’il pense réellement infliger de la douleur et peut sortir de l’expérience en étant psychologiquement marqué. » 30%, 10%, 60% [n°68] ;
    « La question est trop réductrice. Chaque protagoniste ayant une part de responsabilité, mais le contexte donné au départ n’est pas le même, dans le sens où : – l’expérimentateur est à 100% responsable de son expérimentation. L’enseignant et l’élève sont à 100% responsables de participer à une expérimentation (…) ; – l’expérimentateur et l’élève savent que ce jeu est truqué ; – ensuite responsabilité d’infliger une punition ? Responsabilité de faire apprendre ? Responsabilité de participer à une expérience scientifique ? À chaque question le pourcentage de responsabilité diffère. » 33%, 33%, 33% [n°60].
  • [8]
    « How much is each of us responsible for the fact that this person was given electric shocks against his will ? » (Milgram, 1974, p. 203).
  • [9]
    « How you think the subject you just saw divided up responsibility for the fact that the learner was given shocks against his will » (Blass, 1996).

Introduction

1Malgré la fascination exercée par les crimes expérimentaux – par exemple, les suggestions criminelles ordonnées par un hypnotiseur (Bernheim, 1888 ; Liégeois, 1892 ; Wells, 1941 ; Harris, 1985), ou une autorité (Hofling, Brotzman, Dalrymple, Graves, Bierce, 1966 ; Milgram, 1974) –, et l’importance des recherches sur l’attribution (Levy-Bruhl, 1922 ; Piaget, 1926, 1927 ; Janet, 1936 ; Heider, 1958 ; Kelley, 1967), les études sur l’attribution de responsabilités dans un rapport de subordination ou une structure hiérarchique restent assez rares (Hamilton, 1986 ; Lagnado, Gerstenberg, Zultan, 2013). Après les études princeps de Milgram (1974) puis celle de Kelman et Lawrence (1972), Hamilton a réalisé une série de recherches sur la responsabilité dans les crimes d’obéissance (exemple, le crime de My Lai). Il montre notamment que si l’attribution de responsabilité varie en fonction de la culture (Hamilton, Sanders, 1995), elle est toujours liée au statut : un sergent semble moins responsable qu’un capitaine (Hamilton, 1978) et, plus généralement, un subordonné moins responsable qu’une autorité (Hamilton, Sanders, 1995). Suivant le principe énoncé par Thibault et Riecken (1955), la responsabilité semble liée aux ressources (charisme, pouvoir, prestige, crédibilité…) : dans une interaction, les actes de celui qui a des ressources trouvent leur explication dans sa volonté, ils apparaissent comme le fruit de sa décision, tandis que les actes de celui qui a peu de ressources apparaissent comme influencés, dictés par celui qui possède un ascendant sur lui (Monroe, Reeder, 2014). Ainsi, l’acte réalisé par un subordonné peut ne pas apparaître comme son acte (c’est-à-dire comme l’acte dont il est responsable, dont il est l’auteur), mais comme celui du supérieur qui en a ordonné la réalisation. Ce déplacement du sujet de l’action, popularisé par les concepts d’état agentique et de délégation de responsabilité de Milgram (1974), existait déjà dans les théories de l’hypnotisé automate (voir l’enquête réalisée par Crocq, 1896) et, bien avant, dans le somnambulisme ou la possession (Boureau, 2004). L’énergumène, qui préfigure le possédé est, par définition, celui qui est agi (Rousselle, 1990). Dieu, diable, hypnotiseur, magnétiseur, autorité, manipulateur… semblent pouvoir agir à travers autrui, qui, dès lors, n’apparaît plus (pour ceux qui l’observent, le jugent, mais aussi parfois à ses propres yeux) comme sujet (c’est-à-dire comme sujet responsable, auteur) des actes de son propre corps ou des paroles qui sortent de sa bouche.

2Cette recherche s’inscrit dans la suite de celle de Blass (1996) qui analyse la manière dont un observateur perçoit la situation de soumission à l’autorité. Après avoir montré des séquences extraites du film Obedience de Milgram (1965), il demandait aux observateurs de répartir 100 % de responsabilité (pour les chocs électriques reçus par l’élève contre sa volonté) entre l’expérimentateur, l’enseignant et l’élève. Reprenant cette mesure utilisée par Milgram et montrant ce que Milgram avait choisi de mettre en avant dans son film (Russel, 2011 ; Millard, 2014), Blass retrouve, chez ces observateurs, un élément clé de la théorie de Milgram : les observateurs attribuent plus de responsabilités à l’expérimentateur qu’à l’enseignant soumis (délégation de responsabilité à l’expérimentateur) tandis qu’ils en attribuent plus à l’enseignant qui ne se soumet pas qu’à l’expérimentateur. Pour Milgram (1974), le fait d’obéir dans une telle situation serait lié à une déresponsabilisation, indiquerait le basculement vers un état agentique, tandis que la désobéissance prouverait la présence d’une instance de décision, de jugement et, donc, de responsabilité de l’enseignant s’opposant aux ordres de l’expérimentateur.

3Cette déresponsabilisation du subordonné en situation d’obéissance, ou dans une situation présentée comme telle, qui apparaît chez des observateurs, tranche pourtant avec le fait que les participants de l’expérience de Milgram (1974, appendice 2, p. 249-253) endossent la responsabilité de leurs actes, ils ne la délèguent pas à l’expérimentateur, même lorsqu’ils obéissent jusqu’au bout. Ce résultat, en contradiction complète avec la théorie de Milgram, plaide en faveur de l’idée que, plutôt qu’agents sans responsabilité, ils seraient actifs, des « engaged followers » (Haslam, Reicher, Millard, McDonald, 2014 ; Reicher, Haslam, 2011 ; Reicher, Haslam, Smith, 2012). Les sujets de Milgram croiraient, comme Milgram, en l’intérêt et la légitimité de ce qu’ils font (Stengers, 1993), seraient motivés par la science (Haslam, Reicher, Birney, 2014) et coopéreraient pour atteindre, avec l’autorité, un but commun (Laurens, 2017). Les ordres de l’expérimentateur seraient moins des ordres que des incitations persuasives soulignant la nécessité de poursuivre l’expérience et c’est bien cela, plus que des ordres, qui serait efficace (Gibson, 2013). Ainsi, nous retrouvons l’explication que Asch donnait aux phénomènes de suggestion : « Aussi, contrairement à une interprétation habituelle, qui considère les faits de la suggestion comme irréductibles, la suggestion présuppose une relation sociale préétablie avec la personne qui prend l’initiative. Cette relation est une relation de confiance, le sujet se place lui-même entre les mains de l’expérimentateur dont il ne questionne ni la compétence ni les intentions. Plus encore, il y a une relation de coopération ; avant n’importe quelle suggestion, le sujet a accepté de suivre les instructions, de faire ce qu’on lui dit, même s’il ne comprend pas tout, car agir autrement reviendrait à perturber le but commun » [1] (Asch, 1952, p. 411, trad. personnelle).

4Étonnamment, bien qu’ayant été l’assistant de Asch (Blass, 2004, p. 27-31) et bien que considérablement influencé par ses expériences, Milgram soutiendra la doctrine de la suggestion tant critiquée par Asch (1948, 1952 p. 387-417) et contribuera à son immense popularité (Blass, 2004). Pourtant, si les situations de subordination étaient fondamentalement marquées par une déresponsabilisation des subordonnés, par leur basculement dans un état agentique, les réalisations par des ordres seraient alors limitées aux capacités restreintes de l’agent et seraient donc des conduites très simples à la portée de l’automate sans responsabilité que serait devenu le subordonné. Ainsi, les sociétés marquées par la division du travail et l’existence de hiérarchie deviendraient dysfonctionnelles et apathiques et n’auraient aucun avantage sur les sociétés à solidarité mécanique, ce qui, à nouveau, est contraire aux affirmations de Milgram (1974, p. 155-156 ; voir Laurens, 2015). Il semble donc que l’état agentique ou la délégation de responsabilité sont des projections des observateurs, qui trouvent là une explication simple pour expliquer un crime (Laurens, Hanzo, Morchain, 2016).

5L’objectif de cette étude est de comprendre comment les observateurs du scénario de Milgram établissent leur répartition de responsabilité. En la matière, le jugement des observateurs importe souvent bien plus que celui de l’acteur, qui est rarement amené à établir sa propre responsabilité, mais où autrui doit souvent le faire. C’est le cas avec la justice évidemment (par exemple, lorsqu’un hypnotisé commet un crime, ou que le membre d’une secte, potentiellement manipulé, fait un don ou commet un attentat…), mais aussi avec des assurances, des services administratifs (par exemple, les services fiscaux qui décident si une fraude est délibérée ou non et décident de qui en est l’auteur ou l’initiateur) ou des proches (qui, par exemple, évaluent et jugent la responsabilité d’autrui lors d’un divorce, d’un accident).

6Cette recherche reprend et adapte le protocole de Blass (1996) : présentation de séquences tirées du film Obedience de Milgram (1965) et mesure de la répartition de responsabilité en essayant d’en saisir la logique grâce à des questions ouvertes (étude 1) et des entretiens (étude 2). L’étude 1 (en face à face) consiste, comme chez Blass (1996) à mesurer la répartition de 100 % de responsabilité entre l’expérimentateur, l’enseignant et l’élève en fonction de l’attitude de l’enseignant (obéissant versus désobéissant). Nous avons ajouté une variable : le statut de l’expérimentateur. Dans le protocole de Blass, l’expérimentateur est un employé de Milgram et il apparaît que certains le confondent avec Milgram lui-même (nous avions observé cela dans des cours ou lors d’évaluations portant sur cette expérience). Nous avons donc voulu distinguer l’expérimentateur charismatique, Milgram, de l’expérimentateur employé par Milgram, qui joue un rôle, et de l’expérimentateur alter ego de l’enseignant, un autre sujet naïf. Nous avons accompagné la mesure de répartition de responsabilité d’une question ouverte afin d’obtenir des explications sur la répartition pour en saisir la logique. L’étude 2 consiste en 12 entretiens semi-directifs destinés à cerner la logique de l’attribution de responsabilité.

Étude 1 : étude en face à face. Variations autour de l’étude de Blass (1996)

Participants

7Quatre-vingt-dix participants ont été recrutés à la bibliothèque de l’université Rennes 2 et ont volontairement participé à cette expérience. Le chercheur demandait à des étudiants qui se rendaient à la bibliothèque s’ils acceptaient de participer à sa recherche : échanger des idées et discuter après avoir vu deux petits films. Les entretiens individuels en face à face se déroulaient dans l’une des salles de travail de groupe de la bibliothèque. Les participants étaient 35 hommes âgés de 18 à 25 ans (M= 20,43 ; ET= 1,91) et 55 femmes âgées de 18 à 48 ans (M= 21,38 ; ET= 4,00). Ils n’étaient pas rémunérés.

Méthode

8Le chercheur présentait tout d’abord deux films. Le premier film (5 m 17 s), des extraits du film I… comme Icare d’Henri Verneuil (1979) en français et en couleur, expliquait de manière claire et succincte, le protocole de l’expérience de Milgram. Le second film (2 m 50 s), en anglais et en noir et blanc, extrait du film documentaire Obedience de Milgram (1965), montrait un sujet enseignant devant le générateur de chocs électriques (Milgram le nomme Fred Prozi dans son film). Cet extrait est le même que celui utilisé par Blass (1996), mais, chez lui, il est précédé d’autres extraits du film de Milgram décrivant la procédure. Le fait que le second film soit en anglais et que le son soit médiocre n’affecte pas la compréhension de la scène dans la mesure où le protocole de l’expérience a été précédemment expliqué.

9Le chercheur introduisait la présentation du premier film en expliquant qu’il s’agissait d’un « film de fiction décrivant le protocole de l’expérience de Milgram, une importante expérimentation de psychologie ». Il montrait le film puis s’assurait que le participant avait bien compris et donnait des explications si le participant en demandait, puis il montrait le second film en le présentant comme « un extrait de la véritable expérience de Milgram ».

10Après avoir montré les films, le chercheur résumait ainsi le protocole de l’expérience de Milgram, en en rappelant des points clés et en introduisant les manipulations expérimentales : « Il y avait trois protagonistes dans ces films : l’expérimentateur [variable “Statut de l’expérimentateur”] supervise l’expérience, il suit un protocole en donnant des ordres. L’enseignant, un sujet naïf, fait apprendre la liste de mots. L’élève, un acteur attaché sur la chaise, suit un protocole en donnant ses réponses. Dans l’expérience que vous venez de voir, 65 % des enseignants continuent jusqu’à la fin, envoyant une décharge finale de 450 volts. Le sujet, l’enseignant, que vous avez vu [variable “Effet”] ».

11La manipulation expérimentale était faite grâce à six versions différentes du questionnaire, que le chercheur prenait au hasard dans une pile de questionnaires qui avaient été précédemment mélangés : six versions obtenues par le croisement de deux variables : variable Statut de l’expérimentateur avec trois modalités, « Milgram » versus « un employé de Milgram » versus « un sujet naïf qui a tiré au sort son rôle » et variable Effet avec les mêmes modalités que celles utilisées par Blass (1996) : « faisait partie de ces personnes » versus « a désobéi après avoir envoyé une décharge de 210 volts ».

12Après ce résumé, une vingtaine de secondes après avoir vu l’enseignant du film de Milgram envoyer un choc électrique, le chercheur demandait au participant de répartir 100 % de responsabilité entre l’expérimentateur, l’enseignant et l’élève comme l’avaient fait Milgram (1974) et Blass (1996), puis il lui demandait d’expliquer sa répartition (question ouverte).

Résultats

Corrélations des responsabilités

13Les corrélations entre les responsabilités attribuées à chaque entité permettent de saisir les oppositions ou similarités entre elles. La corrélation est moins négative entre l’expérimentateur Naïf et l’enseignant (r(88)= -0,28), ils sont tous deux des sujets naïfs, qu’entre les expérimentateurs compères (Milgram ou Employé) et l’enseignant (r(88)= -0,84, Uobs= 3,996, p< 0,01). Elle est plus négative entre l’expérimentateur Naïf et l’élève (r(88)= -0,51) qu’entre les expérimentateurs compères et l’élève (r(88)= -0,07, Uobs= 2,109, p< 0,05). Ainsi les corrélations sont fortes, d’une part, entre les compères (expérimentateur Milgram, expérimentateur Employé, élève), d’autre part, entre les naïfs (expérimentateur Naïf, enseignant). Par contre, elles sont faibles entre ces deux groupes, ce qui indique que la manipulation de la variable Statut de l’expérimentateur est efficiente.

Moyenne des responsabilités

14Une analyse de variances à mesures répétées (Responsabilités attribuées à l’expérimentateur, l’enseignant et l’élève) a été réalisée pour saisir des différences d’attribution de responsabilité en fonction des variables indépendantes Statut de l’expérimentateur (Milgram, Employé, Naïf) et Effet (Obéissant, Désobéissant). Les résultats indiquent un effet simple de la Responsabilité F(2, 176)= 34,41, p< 0,001, η2p = 0,296, et un effet d’interaction entre le Statut de l’expérimentateur, l’Effet et la Responsabilité F(4, 176)= 4,22, p< 0,003, η2p = 0,093, mais pas d’effet simple du Statut de l’expérimentateur F(2, 82)= 0,91, p= 0,406, η2p = 0,022, ou de l’Effet F(1, 82)= 1,21, p= 0,274, η2p = 0,015, ni de l’interaction Statut de l’expérimentateur avec Effet F(2, 82)= 1,095, p= 0,340, η2p = 0,026.

Tableau 1

Moyenne (Écart-type) des responsabilités attribuées à l’expérimentateur, l’enseignant et l’élève en fonction des variables Effet et Statut de l’expérimentateur

EffetStatut de l’expérimentateurResponsabilités attribuées à
l’expérimentateurl’enseignantl’élève
Enseignant obéissantMilgram52,0 (13,3)30,7 (18,2)17,3 (13,9)
Employé39,5 (21,8)49,2 (25,5)11,2 (14,7)
Naïf31,6 (14,5)49,9 (24,4)18,6 (29,7)
Enseignant désobéissantMilgram35,9 (21,1)49,6 (24,2)14,3 (10,8)
Employé54,1 (25,0)30,9 (23,7)14,9 (13,4)
Naïf45,6 (19,4)38,2 (17,0)16,2 (17,5)

Moyenne (Écart-type) des responsabilités attribuées à l’expérimentateur, l’enseignant et l’élève en fonction des variables Effet et Statut de l’expérimentateur

15Les responsabilités attribuées à l’expérimentateur (M= 43,12 ; ET= 20,77) et à l’enseignant (M= 41,42 ; ET= 23,39) ne sont pas significativement différentes, t(89)= 0,395, ns, mais elles sont plus fortes que celle attribuée à l’élève (M= 15,41 ; ET= 17,44), respectivement t(89)= 8,641, p< 0,001 et t(89)= 6,921, p< 0,001.

16Dans la situation d’obéissance, l’analyse de variance à mesures répétées indique un effet simple de la Responsabilité (F(2, 84)= 16,967, p< 0,001, η2p = 0,288), et un effet d’interaction de la Responsabilité avec le Statut de l’expérimentateur (F(4, 84)= 2,904, p< 0,026, η2p = 0,121). Les responsabilités attribuées à l’expérimentateur (M= 41,0 ; ET= 18,6) et à l’enseignant (M= 43,2 ; ET= 24.1) ne sont pas significativement différentes (t(44) = 0,394, ns), mais elles sont plus fortes que celles attribuées à l’élève (M= 17,3 ; ET= 13,9 ; respectivement t(44)= 5,499, p< 0,001 et t(44)= 5,534, p< 0,001). Des analyses de variance sur la variable Statut de l’expérimentateur indiquent des effets significatifs de la responsabilité de l’expérimentateur (F(2,44)= 5,547, p= 0,007), et de celle de l’enseignant (F(2,44)= 3,397, p= 0,043), mais pas de celle de l’élève (F(2,44)= 0,541, ns). L’expérimentateur Milgram est jugé plus responsable que l’expérimentateur Employé (t(42)= 2,015, p= 0,05) ou Naïf (t(42)= 3,304, p= 0,02). Par contre l’expérimentateur Employé n’est pas significativement différent de l’expérimentateur Naïf (t(42)= 1,290, p= 0,204). L’enseignant de l’expérimentateur Milgram est jugé moins responsable que celui de l’expérimentateur Employé (t(42)= 2,297, p= 0,027) ou Naïf (t(42)= 2,215, p= 0,032). Par contre, les enseignants de l’expérimentateur Employé ou Naïf ne sont pas significativement différents (t(42)= 0,82, ns).

17Dans la situation de désobéissance, l’analyse de variance à mesures répétées indique un effet simple de la Responsabilité (F(2, 84)= 19,792, p< 0,001, η2p = 0,320), et un effet d’interaction de la Responsabilité avec le Statut de l’expérimentateur (F(4, 84)= 2,229, p< 0,073, η2p = 0,096). Les responsabilités attribuées à l’expérimentateur et à l’enseignant ne sont pas significativement différentes (t(44)= 0,869, ns), mais elles sont plus fortes que celles attribuées à l’élève (respectivement t(44)= 6,797, p< 0,001 et t(44)= 5,456, p< 0,001). Des analyses de variances sur la variable Statut de l’expérimentateur indiquent des effets significatifs sur la responsabilité de l’expérimentateur (F(2,44)= 2,580, p= 0,088), et celle de l’enseignant (F(2,44)= 2,785, p= 0,073), mais pas sur celle de l’élève (F(2,44)= 0,073, ns). La responsabilité de l’expérimentateur Employé est plus grande que celle de l’expérimentateur Milgram (t(42)= 2,270, p= 0,028). Inversement, l’enseignant de l’expérimentateur Milgram est jugé plus responsable que celui de l’expérimentateur Employé (t(42)= 2,341, p= 0,024).

Patterns des répartitions de responsabilités

18Pour décrire ces répartitions de responsabilités, une classification hiérarchique par la méthode des distances intragroupes avec mesure du carré de la distance euclidienne a été réalisée sur les trois mesures de responsabilité. Une classification en 10 clusters (tableau 2) fait apparaître 4 clusters importants (les clusters 1 à 4 représentent 76,6 % de l’ensemble) et des clusters qui seront assimilés à ces clusters importants, avec la réduction du nombre de clusters. Par exemple, avec une classification en 6 clusters, le cluster 8 est assimilé au cluster 1 et le 5 au cluster 3.

Tableau 2

Classification hiérarchique en 10 clusters

Clusters (10)EffectifExpérimentateurEnseignantÉlève
12061,1 (8,8)22,9 (7,7)15,8 (7,6)
21633,2 (8,2)33,2 (12,4)33,5 (7,6)
31737,9 (13,4)62,1 (13,4)0 (0)
41645,7 (10,2)43,7 (12,4)10,6 (4,4)
5813,1 (4,6)75,6 (4,9)11,2 (4,4)
6150,0 (0)0 (0)50,0 (0)
720 (0)100 (0)0 (0)
8777,9 (10,7)22,1 (10,7)0 (0)
910 (0)0 (0)100 (0)
10225,0 (7,1)12,5 (3,5)62,5 (3,5)
Total9043,1 (20,7)41,4 (23,4)15,4 (17,4)

Classification hiérarchique en 10 clusters

Figure 1

Analyse de similitude

Figure 1

Analyse de similitude

19— Le cluster 1 distingue la responsabilité de l’expérimentateur.

20Exemple « L’expérimentateur est le plus responsable selon moi, car il utilise son statut pour donner des ordres à un sujet qui n’a pas les mêmes connaissances que lui. Il se sert de son autorité. L’enseignant tient un rôle cependant important, car il est quand même libre de ses choix, mais préfère se laisser faire, se faire guider par ce qu’il juge comme autorité supérieure. Enfin, l’élève a une responsabilité dès lors qu’il accepte l’expérience. » Responsabilité de l’expérimentateur 60 %, responsabilité de l’enseignant 30 %, responsabilité de l’élève 10 % [Participant n° 6] [2].

21— Le cluster 3 distingue la responsabilité de l’enseignant et l’absence totale de responsabilité de l’élève.

22Exemples « L’élève ne fait que subir l’expérience et il n’a pas de choix. L’expérimentateur pousse l’enseignant à continuer, mais ultimement c’est l’enseignant qui prend la décision de faire souffrir l’élève. » 40 %, 60%, 0 % [n° 39] ; « Les sujets naïfs, malgré le fait que l’élève reçoive de très grosses décharges, continuent l’expérience. L’enseignant est plus responsable selon moi, car c’est lui qui appuie, tourne les boutons. L’élève ne fait que mettre en condition les sujets naïfs pour l’expérience. » 40 %, 60%, 0 % [n° 66].

23— Le cluster 2 décrit un partage de la responsabilité entre les trois entités.

24Exemples. « Pour moi les trois protagonistes ont autant de responsabilités. L’expérimentateur est celui qui a organisé cette expérience, l’élève se trouve aussi dans la confidence. Les deux savent le but de l’expérience ? L’enseignant, quant à lui, pouvait arrêter quand il voulait, mais a continué à cause de la pression. » 33 %, 33%, 33 % [n° 34] ; « Aucun des 3 protagonistes n’est plus responsable que les autres. Ils sont tous les trois dans la possibilité d’interrompre l’expérience (…). Les trois protagonistes sont sous l’effet de soumission à l’autorité et l’auto-génèrent. » 33 % 33% 33 % [n°70].

25— Le cluster 4 décrit un partage de la responsabilité entre l’expérimentateur et l’enseignant.

26Exemples « Responsabilité partagée pour l’expérimentateur et moniteur allant jusqu’au bout d’une forme perverse de soumission. Élève sujet volontaire, mais qui me semble être un sujet ayant connaissance du jeu. » 50 %, 50 %, 0 % [n° 33] ; « 10 % pour le sujet compère élève, car il dissimule la vérité dans cette expérience. 45 % pour l’expérimentateur et l’enseignant, car l’un supervise et pousse l’autre à continuer, il est en position de pouvoir. Tandis que l’autre est en position de soumission, mais il appuie sur le bouton et envoi les décharges. Selon moi, la responsabilité est partagée. » 45 %, 45%, 10 % [n° 81].

27Ces quatre logiques de répartition de responsabilité sont indépendantes du Statut de l’expérimentateur (χ2(6)= 9,874, p= 0,130) et de l’Effet (χ2(3)= 5,685, p= 0,127).

Les déterminants de la responsabilité

28Le décompte des citations de chacune des entités dans les explications de répartitions de responsabilité montre que l’enseignant est plus souvent cité (122) que l’expérimentateur (94), ou que l’élève (84). Sa place centrale (figure 1) est bien illustrée par l’analyse de similitude (Ratinaud, 2009).

29Pour repérer les déterminants de la responsabilité, nous avons recherché à quoi étaient associés les mots « responsable(s) » (72 occurrences) et « responsabilité(s) » (69 occurrences). Les rôles et actions des entités apparaissent comme bien distincts : l’expérimentateur et l’élève s’expriment verbalement (ordonnant ou criant) tandis que l’enseignant décide, puis envoie ou non des chocs électriques. Il y a chez lui la décision et l’acte. Une action qui tranche notamment avec la passivité qui caractérise l’élève (« L’élève ne fait que subir l’expérience et il n’a pas de choix. L’expérimentateur pousse l’enseignant à continuer, mais ultimement c’est l’enseignant qui prend la décision de faire souffrir l’élève. », 40 %, 60%, 0 % [n° 39]). Ainsi, 56 % des participants mentionnent que l’enseignant choisit (25 occurrences), décide (20 occurrences), peut ou doit arrêter (38 occurrences) et a donc une responsabilité bien plus importante que les autres entités (« Plus de responsabilités pour l’enseignant, car il a le choix. Le libre arbitre dont il dispose fait de lui le coupable », 20 %, 80 %, 0 % [n° 67]). Notons bien que c’est la décision, le choix de l’enseignant qui induit sa responsabilité et non le fait d’obéir. Pour certains, obéir semble au contraire diminuer sa responsabilité (« L’enseignant ne fait qu’obéir aux ordres. », 100 %, 0%, 0 % [n° 47] ; « L’enseignant, lui, obéit à l’expérimentateur, donc sa part de responsabilité est moindre », 65 %, 25 %, 15 % [n° 90]).

30Dans l’extrait du film de Milgram présenté, l’élève et l’expérimentateur, qui suivent un rôle prescrit, n’effectuent pas de tels choix, néanmoins 12 % des participants précisent qu’ils ont choisi de participer à l’expérience et qu’en cela ils ont une responsabilité (« L’élève ne fait que subir l’expérience, mais a décidé de participer », 75 %, 20 %, 5 % [n°10]) ; « responsabilité pour l’élève et l’expérimentateur pour la responsabilité du choix de l’expérience et du mensonge. », 10 %, 80%, 10 % [n° 21]). Ce choix quant à la participation n’est jamais mentionné pour l’enseignant qui a pourtant, lui aussi, choisi de participer (son choix de participer apparaît dans le film présentant l’expérience de Milgram que nous avons montré alors que les choix de l’expérimentateur et de l’élève n’apparaissent pas et sont pourtant mentionnés par les participants).

31Les influences de l’expérimentateur (ordonne, pousse, influence, fait pression, dirige, ment…) sont mentionnées par 43 % des participants tandis que celles de l’élève (crie, influence) ne le sont que par 15 %. 26 % des participants notent que l’expérimentateur (sauf s’il est présenté comme un sujet naïf) a créé l’expérience ou la situation (par exemple, « Milgram est le concepteur de l’expérience, c’est donc lui le plus responsable », 60 %, 30 %, 10 % [n° 24] ; « L’expérimentateur a imaginé le protocole (il l’a conçu), mais il n’a pas agi », 40 %, 60 %, 0 % [n° 40]), mais il semble cependant assez passif (« L’expérimentateur a également une part de responsabilité, bien que minime, car il reste passif devant le spectacle. » 25 %, 25%, 50 % [n° 72]). Il est cependant moins passif que l’élève qui subit (17 occurrences, « L’élève subit uniquement, il n’est pour rien dans ce qui se passe même s’il est au courant. » 40 %, 60%, 0 % [n° 49]). Le statut de compère ou de complice (27 occurrences) de l’élève n’a que peu d’effet sur sa responsabilité : « [l’élève] n’a pas de responsabilité, il assure le bon fonctionnement de l’expérience. » (30 %, 70%, 0 % [n° 3]) ; « l’élève n’est qu’un acteur engagé, il n’a pas réellement de responsabilité, même s’il participe » (50 %, 40 %, 10 % [n° 4]).

32Ainsi, l’enseignant se distingue, car il fait (35 occurrences) ou agit (17 occurrences) (« L’enseignant est la première personne qui doit dire stop, car c’est lui qui agit directement. L’élève, même s’il fait semblant, est celui qui subit donc il n’a aucune responsabilité. », 35 %, 65%, 0 % [n° 82] ; « L’enseignant est le plus responsable, car il agit pour donner les décharges », 40 %, 50 %, 10 % [n° 32]).

Les points de vue

33Si nombre de participants expliquent leur répartition de responsabilité en affirmant un point de vue simple, celui de l’enseignant qui envoie des chocs [3] ou celui d’un observateur qui connaît le protocole [4], quelques participants dénoncent la complexité de la question [5] où encore jonglent avec les deux points de vue à la fois [6]. Deux participants utilisent même la question ouverte pour donner deux répartitions de responsabilité différentes en fonction du point de vue adopté ou des types de responsabilités qui leur semblent pertinentes [7].

34Ainsi apparaissent deux points de vue, en plus du point de vue critique (4,4 %) : celui du protocole ou d’un observateur extérieur (adopté par 46,6 % des participants et qui est caractérisé par l’absence de toute référence au point de vue de l’enseignant) et celui dans lequel des éléments que seul peut voir l’enseignant apparaissent (exemple, élève victime, douleur…, adopté par 48,9 % des participants). Ce point de vue de l’enseignant est parfois exprimé seul (15,9 %), mais est souvent accompagné d’éléments du protocole (32,9 %).

35La répartition des 4 clusters importants de la classification en 10 clusters indique (χ2(3)= 10,466, p= 0,015) que le point de vue de l’observateur domine dans les clusters 1 (à 66,6 %) et 2 (à 71,4 %) tandis que le point de vue de l’enseignant domine dans les clusters 3 (à 76,5 %) et 4 (à 64,3 %).

Discussion

36C’est seulement lorsque l’expérimentateur est présenté comme étant Milgram que nous trouvons des résultats similaires à ceux de Blass (1996 ; tableau 3). Dans cette condition, les observateurs attribuent une plus forte responsabilité à cet expérimentateur charismatique qu’à l’enseignant obéissant et attribuent une moins forte responsabilité à l’expérimentateur Milgram qu’à l’enseignant désobéissant. Par contre, dans les conditions expérimentateur Employé ou expérimentateur Naïf, pour les observateurs, il n’y a aucune délégation de responsabilité de l’enseignant en situation d’obéissance et c’est lorsque l’enseignant désobéit qu’il est moins responsable et que l’expérimentateur l’est plus. Pour comprendre ces différences entre les résultats de Blass (1996) et ceux obtenus ici, on peut supposer que, malgré les informations données, les participants de l’étude de Blass (1996) ont souvent assimilé l’expérimentateur à Milgram, un personnage qui jouit d’un bien plus grand prestige que l’expérimentateur Employé ou Naïf.

Tableau 3

Résultats de Blass (1996)

ExpérimentateurEnseignantÉlève
Observateur d’un sujet soumis59,7 %31,3 %9,0 %
Observateur d’un sujet insoumis35,5 %52,2 %12,5 %

Résultats de Blass (1996)

37La question sur la répartition de responsabilité invite à prendre le point de vue de l’enseignant, car c’est seulement de ce point de vue que des chocs existent : Blass (1996) reprend la question que Milgram posait à ses sujets – « Dans quelle mesure chacun de nous est responsable du fait que cette personne reçoit des chocs électriques contre sa volonté » [8] (Milgram, 1975, p. 203, trad. personnelle) – et formulait ainsi sa question : « Comment pensez-vous que le sujet que vous venez de voir a réparti la responsabilité pour le fait que l’élève a reçu des chocs contre sa volonté » [9] (Blass, 1996, trad. personnelle). Il demande donc au participant de prendre le point de vue de l’enseignant après lui avoir présenté en détail le protocole de l’étude montrant le tirage au sort truqué, l’élève acteur qui ne reçoit aucun choc… Chaque participant connaît donc le protocole, mais est invité à faire « comme si » l’élève recevait des chocs, souffrait… Dans notre étude, ce « comme si » ne semble pas opérant pour 46,6 % des participants. Or, le point de vue adopté est un déterminant important de la manière de penser la responsabilité : du point de vue de l’enseignant, la responsabilité est avant tout celle des chocs tandis que, selon le protocole, la question de l’existence et de la réalisation de l’expérience prend de l’importance, ce qui relativise la responsabilité des chocs.

38Si tous les participants n’endossent pas le point de vue de l’enseignant, ce dernier est néanmoins la figure centrale du film. Dans la séquence finale présentée par Blass (1996) et dans l’extrait du film de Milgram de notre étude, l’enseignant est visible, les autres n’étant que des voix. Ses décisions et ses actes (pousser ou non des boutons), ses choix répétés, deviennent le point de focalisation de cette mise en scène : va-t-il à nouveau pousser le bouton ? Même si 12 % des participants notent que les compères ont choisi de participer à l’expérience, donc de jouer un rôle, de mentir, ces choix préalables au déroulement du scénario entrent peu en ligne de compte pour répartir la responsabilité. Dans le protocole de Milgram restitué aux participants, rien n’est dit de ses choix ou hésitations ainsi que des hésitations qu’auraient pu avoir les collaborateurs de Milgram à participer à une telle étude (Millard, 2014). Tout cela est présenté comme un fait sans histoire que nos participants admettent, il y a là un effet de cadrage (Goffman, 1991 ; Grossen, Salazar-Orvig, 2011) qui masque les responsabilités inhérentes à ces choix préalables.

Étude 2 : entretiens semi-directifs

39Les résultats de l’étude 1 permettent de cerner les déterminants de la responsabilité, ils montrent l’importance du point de vue adopté, mais laissent complètement dans l’ombre l’effet de l’obéissance ou de la désobéissance de l’enseignant sur la répartition de responsabilité. D’un autre côté, si des différences de moyennes apparaissent en fonction des mesures et des conditions expérimentales, les clusters importants – ces formes signifiantes de répartition de responsabilités – se révèlent indépendants des conditions expérimentales. Le but de ces entretiens est donc de saisir ce que sont ces patterns de réponses, comment ils sont élaborés et choisis en fonctions des situations observées.

Participants

40Douze participants, nommés ici informateurs, ont été recrutés, comme dans l’étude 1, mais il s’agissait cette fois de convenir d’un rendez-vous pour un long entretien. Ils étaient informés que cet entretien s’inscrivait dans une recherche de psychologie et que l’objectif était de connaître leur manière de décrire et de juger de la responsabilité dans les crimes d’obéissance, c’est-à-dire lorsqu’une personne commet un crime qui lui a été ordonné. Six hommes et six femmes âgés de 20 à 53 ans ont été recrutés. Les rendez-vous étaient fixés la semaine suivante, l’informateur acceptant de recevoir l’interviewer. L’entretien commençait par le rappel de l’objectif de cette recherche puis par la demande d’acceptation de l’informateur d’être enregistré. Tous ont accepté.

Méthode

41Le matériel de l’étude 1 est utilisé, dans le cadre de 12 entretiens semi-directifs (durée moyenne 1h 04). L’entretien débutait par la présentation du film présentant le protocole, se poursuivait par l’extrait du film de Milgram, en présentant l’expérimentateur comme un employé de Milgram avec obéissance de l’enseignant. Ensuite, les informateurs répartissaient 100 % de responsabilités entre l’expérimentateur, l’enseignant et l’élève (répartition initiale obtenue dans des conditions similaires à celle de l’étude 1), puis expliquaient cette répartition, décrivaient le rôle de chacune des entités, cherchaient et décrivaient des situations similaires… Puis l’interviewer proposait de répartir à nouveau la responsabilité (répartition après réflexion) et de l’expliciter. De la même manière, l’interviewer présentait trois autres scénarios et, pour chacun, l’informateur devait répartir la responsabilité et expliquer la répartition. Dans le premier scénario l’expérimentateur était présenté comme étant Milgram lui-même, dans le second il était présenté comme étant un enfant et enfin, dans le troisième l’enseignant était présenté comme refusant d’obéir.

Résultats

Aperçu général des changements de répartitions de responsabilités d’une situation à l’autre

42Quatre informateurs sur 12 donnent une répartition initiale et après réflexion identique. Ces informateurs affirment un principe simple qui s’objective dans une répartition de responsabilité traduisant cette simplicité :

43– 100 % pour l’expérimentateur, 0 % pour l’enseignant, 0 % pour l’élève :

44

« En fait pour moi, le vrai responsable, c’est celui qui décide de faire l’expérience. » [Informateur 1] ; « Enseignant et élève sont des jouets aux mains d’un expérimentateur maléfique. L’expérimentateur a le savoir, décide de ce qui doit se passer, fait sa politique pour gérer les individus. L’enseignant est le pion central. L’élève n’est pas responsable, il subit. »
[Informateur 3].

45– 33 %, 33 %, 33 %

46

« L’expérimentateur torture l’enseignant par ses ordres, l’enseignant torture (même si c’est faux) l’élève avec les décharges, l’élève torture l’enseignant avec ses cris. »
[Informateur 6].

47– 50 %, 50 %, 0 %

48

« Même peine du commanditaire à l’exécuteur ; L’élève reste la victime, même s’il est complice »
[Informateur 8].

49Ces quatre informateurs conservent leur principe simple, même avec Milgram en tant qu’expérimentateur, par contre, ils l’abandonnent avec un enfant comme expérimentateur.

50Pour les huit informateurs qui changent, les répartitions sont élaborées à partir de plusieurs facteurs et la réflexion les conduit à des modifications. Ces modifications sont parfois sur la marge comme pour l’informateur 10. Il tient compte à la fois de l’acte d’envoyer des chocs (60 % pour l’enseignant) et de la mise en scène des compères (20 % chacun). Après réflexion il ajoute de 5 % de responsabilité à l’enseignant qu’il enlève à l’expérimentateur, car le rôle de l’enseignant lui semble finalement plus important.

51Ces aménagements sont parfois conséquents. Au début, l’informateur 9 considère que « l’enseignant est le plus important, on l’évalue, l’étudie, on regarde s’il envoie des chocs (…), l’élève joue un rôle, joue le jeu (…), l’expérimentateur ne joue pas, n’intervient pas, il surveille seulement » (10 %, 70 %, 20 %). Finalement il enlève 40 % de responsabilité à l’enseignant pour les ajouter à l’expérimentateur, car « sans l’expérimentateur, ça ne marcherait pas, il a le rôle de faire fonctionner l’expérience, pour que l’expérience soit menée à bien, il est le plus important. ». Pour l’informateur 6 (30 %, 70 %, 0 %), la responsabilité est avant tout celle de l’enseignant puisque c’est lui qui envoie les chocs, l’expérimentateur se contentant de faire pression et l’élève de subir passivement. Finalement il enlève 30 % de responsabilité à l’enseignant pour les ajouter à l’expérimentateur, car ce dernier « exerce un pouvoir plus important que celui de l’enseignant ».

52Si ces changements entre la répartition initiale et après réflexion sont assez divers (trois informateurs augmentent la responsabilité de l’expérimentateur et de l’élève en diminuant celle de l’enseignant, deux augmentent celle de l’expérimentateur en diminuant celle de l’enseignant, un fait le contraire, deux augmentent celle de l’élève et de l’enseignant en diminuant celle de l’expérimentateur), l’enfant en tant qu’expérimentateur conduit toujours à des changements majeurs dans le même sens : les informateurs s’accordent sur l’idée que l’enfant ne constitue pas une autorité et que l’enseignant ne devrait pas lui obéir. Généralement, la responsabilité de l’expérimentateur diminue au bénéfice de celle de l’enseignant (8 sur 12) et parfois aussi (4 sur 12) de celle de l’élève. Pour les deux informateurs qui attribuaient jusque-là 100 % de responsabilité à l’expérimentateur, ils ne les attribuent pas à l’enfant expérimentateur, mais à une autorité qu’ils ajoutent et qui dirige l’enfant, ce qui leur permet de conserver leur principe en l’adaptant. Ainsi, leurs répartitions ne respectent plus la consigne d’un total de 100 % de responsabilité à répartir entre les trois entités puisque le premier attribue 100 % de responsabilité à celui qui dit à l’enfant de faire cela (et 0 % à chacune des trois entités) et le second attribue 80 % à l’« autorité suprême », 10 % à l’expérimentateur enfant, 10 % à l’enseignant et 0 % à l’élève. À un moment ou à un autre, tous les informateurs mentionnent d’autres responsables : Milgram, son équipe (par exemple, le caméraman), la science, l’université, les autorités, le gouvernement, la société, les parents…

53La situation de désobéissance de l’enseignant permet à deux informateurs qui affirmaient le principe de 100 %, 0 %, 0 %, de le réaffirmer, les autres indiquant de nouvelles répartitions sans qu’aucune tendance n’apparaisse.

Diversité et dynamique de la mobilisation des facteurs déterminants de la responsabilité

54Les répartitions de responsabilités sont parfois rapidement établies, notamment lorsque l’informateur privilégie un principe simple qu’il applique à chaque nouvelle situation (sauf pour l’enfant expérimentateur), mais, souvent, l’informateur réfléchit longuement. Par exemple, l’informateur 11 donne de nombreuses répartitions différentes pour une même situation avant de s’arrêter sur une. Il réfléchit à chaque nouvelle répartition, hésite, ajuste… comparant les responsabilités par paires (celle de l’expérimentateur à celle de l’enseignant, puis celle de l’enseignant à celle de l’élève, celle de l’expérimentateur à celle de l’élève). Ces tâtonnements des informateurs qui donnaient leur répartition était parfois accompagnée de cette formule « c’est mon dernier mot » comme dans un célèbre jeu télévisé français.

55Les changements qui apparaissent tiennent, comme on l’a vu dans l’étude 1, à l’importance plus ou moins grande accordée à un facteur ou à un autre (actif/passif ; décide ou non, agit/subit…) et au point de vue (enseignant versus observateur).

56Si les questions ouvertes de l’étude 1 révélaient la diversité des facteurs et des points de vue, ces entretiens montrent que, généralement, les informateurs en changent (même les informateurs qui ont tendance à maintenir les mêmes répartitions de responsabilités mentionnent d’autres points de vue, d’autres facteurs, mais simplement ils ne s’en servent pas pour les répartitions de responsabilités qu’ils donnent). Par exemple, l’informateur 9 attribue tout d’abord 70 % de responsabilité à l’enseignant et seulement 10 % à l’expérimentateur « l’enseignant est le plus important, on l’évalue, l’étudie, on regarde s’il envoie des chocs (…) l’élève joue un rôle, joue le jeu (…) l’expérimentateur ne joue pas, n’intervient pas… il surveille seulement », puis il reconsidère le rôle de l’expérimentateur « Sans l’expérimentateur, ça ne marcherait pas, il fait fonctionner l’expérience (…) il est le plus important » et lui accorde 50 % de responsabilité, diminuant celle de l’enseignant. L’informateur 11 commence par attribuer 50 % de responsabilité à l’expérimentateur, car il « dirige » tandis que les autres entités lui semblent plus passives. Conservant ce même critère, il révise son jugement « il [l’expérimentateur] fait pas grand-chose finalement, il dit pas grand-chose, son rôle est pas… juste pour dire de pas s’arrêter, de dire à l’enseignant de continuer » et la responsabilité de l’expérimentateur tombe à 30 %. Ensuite il change de critère « c’est un jeu, l’enseignant se fait avoir, il est embobiné par les deux autres, ils sont semblables » et attribue 50 % de responsabilité aux deux compères, puis se ravise, car « c’est l’enseignant qui envoie les chocs » et il attribue finalement 40 % de responsabilité à l’expérimentateur et autant à l’élève. Cet informateur, qui prend le temps de réfléchir aux répartitions, de changer et qui verbalise, est très intéressant, car il permet de bien voir les dynamiques qui lient la répartition de responsabilité à différents facteurs et comment ces facteurs interagissent de manière complexe. La prise en compte d’un seul facteur implique une répartition simple, car chaque facteur (compère/naïf, sait/ignore, choisit/ne choisit pas, influence/n’influence pas, reçoit choc/donne choc, agit/subit…) distingue une entité en opposition à l’une ou aux deux autres et oriente ainsi l’attribution de responsabilité, mais rarement un facteur seul la détermine, si bien qu’à l’aléa du choix du premier facteur privilégié et des possibilités de répartitions qui lui incombent s’ajoute généralement au moins un autre facteur qui vient modifier l’idée de départ.

57C’est ainsi qu’on peut comprendre l’hétérogénéité des répartitions de responsabilité alors même que les facteurs qui les déterminent sont assez facilement repérables. La répartition de responsabilité oblige à des comparaisons complexes, ce qui peut parfois conduire, lors de l’élaboration d’une répartition de responsabilité, à changer de critère selon la comparaison choisie (l’enseignant comparé à l’autorité, l’autorité comparée à l’élève ou l’enseignant comparé à l’élève) ou selon le facteur mobilisé et considéré comme plus important.

Obéissance et désobéissance

58Les informateurs élaborent de manière très variée la question de la responsabilité en situation de désobéissance.

59— Pour les informateurs 5, 7 et 8, qui voient avant tout la responsabilité de l’enseignant, désobéir diminue sa responsabilité. Pour l’informateur 7 « Ça change complètement, il est capable de dire stop à l’expérimentateur. L’expérimentateur n’aura pas réussi à aller au bout de l’expérience » et l’enseignant obéissant, à qui il accordait 60 % de responsabilité, en a maintenant 5 %. Pour l’informateur 8, même chose « En choisissant d’arrêter, l’enseignant perd de la responsabilité et puisque seul l’expérimentateur continue. » et il passe d’une répartition expérimentateur/enseignant de 50/50 en situation d’obéissance à 90/10 en situation de désobéissance. Pour l’informateur 5 la désobéissance annule la responsabilité de l’enseignant « s’il désobéit, 0 % de responsabilité ».

60— Pour les informateurs 1, 4, 6, 9 et 11, qui voient avant tout la responsabilité de l’expérimentateur, désobéir ne change rien. Soit l’autorité était entièrement responsable et le demeure (informateurs 1 et 4), soit, pour les informateurs 6, 9 et 11, la responsabilité est déterminée par la situation et est indépendante de l’attitude des personnes : « Ça change rien. La responsabilité dépend de la situation, des pressions, quoiqu’il décide de faire, obéir ou non. » [Informateur 6] ; « L’expérimentateur fait son travail, ils étudient en sachant que certains vont continuer et d’autres non, donc ça ne change rien. » [Informateur 11].

61— Pour les informateurs 3, 10 et 12 désobéir augmente la responsabilité de l’enseignant : « s’il arrête, ça change forcément (…), mais il a quand même été jusque-là. Grâce ou à cause de lui l’expérience s’arrête. Au moment où ça arrête, il a toute la responsabilité. » [Informateur 12]. L’enseignant « devient responsable de la nouvelle situation, il fait le choix de devenir le… pas le chef, mais l’adversaire de l’expérimentateur. » [Informateur 3].

62La désobéissance ajoute donc de la complexité. Les informateurs 11 et 12 commencent par dire que ça ne change rien, puis ils finissent par affirmer que ça change quelque chose : « Ça ne change pas, qu’il finisse ou non. (…) En se rebellant, il est un peu moins responsable (…) ça enlève une grosse part de responsabilité. Ça change beaucoup en fait » [Informateur 11] « ça change pas (…) s’il arrête ça change forcément » [Informateur 12] et l’informateur 2 se dit complètement égaré : « S’il arrête il n’y a plus de mal de fait, plus de cause, plus de méfaits donc plus de responsabilités. On est responsable en faisant quelque chose, pas en faisant rien. (…) il n’y a pas de problème, donc pas de responsabilité à répartir (…) Ma pensée devient illogique, je suis perdue ».

L’expérimentateur

63Cinq informateurs sur 12 ont pensé que l’expérimentateur du film était Milgram lui-même. Comme nous le supposions préalablement et comme semble aussi le montrer l’étude 1, cette confusion est fréquente. Quoi qu’il en soit, pour un informateur qui a bien compris que l’expérimentateur était un employé de Milgram, que l’expérimentateur soit Milgram ou un employé de Milgram ne change rien : « de toute façon il [Milgram] est déjà aux commandes » [Informateur 8]. L’expérimentateur, lorsqu’il n’est pas Milgram, exécute les consignes de Milgram qui est symboliquement présent.

64Les informateurs attribuent à Milgram une volonté ferme de voir son expérience réussir [Informateurs 7 et 11] et une grande légitimité : « Milgram bénéficie d’une plus grande légitimité (…) il a des titres, des diplômes, il sait ce qu’il fait, il a les compétences, il a fait d’autres expériences, c’est sérieux. S’il faisait des expérimentations loufoques, il ne serait pas là » [Informateur 6] « C’est le scientifique en chef (…) Il n’y a pas plus haut que lui, il n’a de compte à rendre à personne, sauf à lui-même contrairement à l’employé » [Informateur 11], il est « l’autorité suprême » [Informateur 3]. Milgram est toujours présent, si ce n’est réellement, il l’est symboliquement. Lorsque des informateurs pensent que Milgram est l’expérimentateur, ils peuvent lui attribuer la responsabilité en tant qu’expérimentateur, mais lorsqu’il n’est pas expérimentateur, il est néanmoins symboliquement présent et ils ne peuvent lui attribuer un pourcentage de responsabilité puisque la consigne est de répartir les 100 % de responsabilité entre les trois entités présentes. En fin d’entretien, lorsque l’interviewer demande aux informateurs s’ils pensent qu’il y a d’autres responsables en plus des trois entités systématiquement évaluées, ils citent tous Milgram.

Discussion

65Ces entretiens révèlent la multiplicité des critères pour répartir la responsabilité. L’hétérogénéité des répartitions interindividuelles observées dans l’étude 1 se retrouve, dans ces entretiens, au niveau intra-individuel. La responsabilité dans une situation de désobéissance ajoute de la complexité, car des informateurs peuvent élaborer la question en termes de responsabilité de mettre fin à l’expérience, d’autres envisagent la responsabilité des chocs avant la désobéissance et d’autres, enfin, envisagent la responsabilité comme liée à la situation. Cette variété dans l’élaboration de la question de la responsabilité en situation de désobéissance n’est pas seulement le résultat d’une plus grande complexité, car si la question de la responsabilité des chocs (ou des douleurs infligées) s’impose lorsque des chocs sont envoyés, la même question, lorsque l’enseignant refuse d’obéir, oblige à interpréter autrement la question : responsabilité pour les chocs envoyés avant la désobéissance, responsabilité de l’arrêt de l’expérience, responsabilité de désobéir… ? Ces interprétations possibles reposent sur des bases et des logiques très variées et conduisent à des répartitions très différentes.

Conclusion

66L’étude 1 permet de retrouver les résultats de Blass (1996) lorsque l’expérimentateur est Milgram (et non lorsque l’expérimentateur est un employé de Milgram). En situation d’obéissance, les observateurs attribuent une plus forte responsabilité à l’autorité charismatique qu’à l’enseignant tandis qu’avec une autorité non charismatique, qui finalement assume simplement sa fonction de relais des ordres d’un supérieur vers un subordonné, l’enseignant semble plus responsable que l’expérimentateur. Le fait que l’expérimentateur donne des ordres ne suffit pas à lui faire endosser la responsabilité des actes d’autrui, il faut en plus qu’il jouisse de qualités, ici celles d’une autorité charismatique : Milgram, scientifique, créateur de l’expérience, qui, même absent, dirige tout et est, par exemple, décrit comme l’« autorité suprême ». En situation de désobéissance, les répartitions de responsabilité s’inversent. On peut supposer que l’autorité charismatique prouverait son pouvoir et accroîtrait son prestige en se faisant obéir et serait alors considérée comme responsable de la réussite des opérations qu’elle ordonne, tandis que son subordonné serait perçu comme moins responsable. Une pensée magique attribuant charisme et vision au leader se confirmerait dans sa réussite (Young, Morris, Scherwin, 2013), mais s’accorderait mal de l’échec (Schyns, Hansbrough, 2008) : s’il est fréquent de louer les qualités des leaders lors de leurs réussites, il est aussi fréquent de voir des lampistes endosser des erreurs, préservant ainsi, dans nos représentations (Capozza, Robusto, Busetto, 1999), le prestige et les positions des supérieurs qui, justement parce qu’ils sont supérieurs, ne commettent pas d’erreur. Pourquoi attribuer un échec à une autorité dotée de ressources alors qu’à côté d’elle son subordonné (qui dispose de bien moins de qualités) peut l’endosser à sa place ? En situation de désobéissance, la responsabilité pourrait donc bien moins incomber à une autorité charismatique… qu’à une autorité plus faible. Ceux qui sont dotés de charisme endosseraient la responsabilité de réussites et seraient préservés des échecs (leurs subordonnés endossant les échecs, mais pas les réussites) d’où la faible attribution de responsabilités à l’autorité observée par Blass (1996) lorsque l’enseignant désobéit et que l’expérience doit s’arrêter. On observerait ici la tendance à attribuer ou à rejeter la responsabilité sur des subalternes lors d’incidents (Hamilton, 1986). L’attribution de la responsabilité à l’autorité ou au leader, cette erreur fondamentale (Hackman, 2005) permettrait de justifier l’ordre établi (Toorn et coll. 2015), et de le maintenir, même en cas d’échec, dans la mesure où la responsabilité de l’échec retomberait sur un subordonné, préservant ainsi le leader charismatique.

67Comme le montrent les questions ouvertes de l’étude 1 ainsi que les entretiens, la répartition de responsabilité est le fruit de jugements complexes : des comparaisons multiples et simultanées, la mobilisation de nombreux déterminants et, enfin, l’adoption de points de vue distincts. Cette mesure est si complexe qu’elle n’est clairement pas fiable, surtout lorsqu’il faut la répartir entre plus de deux entités (Teigen, Brun, 2011). Rappelons que les travaux princeps de psychophysique montraient que le seul jugement fiable et valide est la comparaison par paires. Ici, comme Milgram (1974) ou Blass (1996), non seulement nous utilisons des échelles de 0 à 100 %, mais la répartition de responsabilité impliquant trois entités oblige à trois comparaisons par paires en même temps et à cela s’ajoute que les critères de ces comparaisons sont nombreux. La responsabilité est un concept équivoque (Malle, Guglielmo, Monroe, 2014) ce qui expliquerait que la mesure d’attribution de responsabilité se soit révélée inconsistante (Gailey, Falk, 2008).

68Nous avons cependant isolé des déterminants importants de la responsabilité (point de vue adopté, choix et décision, action), mais nous n’avons pas réussi à isoler ceux qui pourraient distinguer l’obéissance de la désobéissance. Établir la responsabilité commence souvent par l’établissement du fait : la personne a-t-elle ou non réalisé l’ordre, a-t-elle fait ce que son supérieur lui demandait de faire ? La réponse à ces questions est binaire – oui ou non – et, sur cette base, en fonction des circonstances, des responsabilités peuvent être établies. C’est ce type de situation qu’étudie Hamilton (1978, 1986). Dans une situation comme celle de Milgram, nous ne sommes pas dans un cas analogue puisque tous les sujets commencent par obéir en acceptant d’envoyer les premiers chocs. Autrement dit, on ne présente pas aux observateurs une situation binaire, mais un continuum (Burger, 2014) ou l’enseignant envoie des chocs de plus en plus forts, puis s’arrête ou non à un moment. D’autre part, comme on le constate, grâce à des remarques de nos informateurs, il y a, dans cette situation et avec cette question, de nombreuses difficultés pour établir la responsabilité. De quelle responsabilité s’agit-il, puisque l’enseignant a cessé d’obéir et d’envoyer des chocs électriques ? Certains informateurs élaborent la question en considérant les chocs envoyés avant la désobéissance, d’autres considèrent que la situation est le déterminant de la responsabilité, indépendamment de ce que fera finalement l’enseignant, d’autres affirment que désobéir supprime toute responsabilité, d’autres considèrent la responsabilité de mettre fin à l’expérience et, enfin, deux informateurs témoignent de la complexité de cette question, l’un d’entre eux se disant totalement perdu.

69En substance, pour comparer les situations d’obéissance et de désobéissance, il faudrait fixer bien davantage de paramètres. Il semble notamment nécessaire d’isoler les types de responsabilités (celle de la création et de la mise au point de l’expérience, celle des chocs envoyés, de la douleur infligée, celle de jouer un rôle…) et d’isoler les points de vue (notamment celui de l’enseignant et celui de l’observateur), car sans la maîtrise de ces facteurs, les marges de liberté pour élaborer cette répartition sont beaucoup trop vastes. Enfin, il faudrait aussi mentionner d’autres responsables (notamment Milgram) qui semblent importants, mais à qui il est impossible d’attribuer une responsabilité, puisqu’ils ne sont pas proposés (par exemple, la science, la société, l’université…) dans les mesures qui se limitent à l’expérimentateur, l’enseignant et l’élève.

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Date de mise en ligne : 27/11/2018

https://doi.org/10.3917/bupsy.558.0915

Notes

  • [1]
    « Also contrary to a usual interpretation, witch takes the facts of suggestion as irreducible, it presupposes an already established social relation with the person who is taking the initiative. This relation is one of trust ; the subject places himself in the hands of the experimenter whose competence and intentions he does not question. Still more there is a relation of cooperation ; before any suggestion is made the subject has agreed to follow instructions to do what he is told even when he does not fully understand, because to the otherwise would be to disrupt the common purpose. » (Asch, 1952, p. 411).
  • [2]
    Les pourcentages de responsabilité seront toujours donnés dans cet ordre et seront suivis du numéro du participant.
  • [3]
    « Seulement 10% pour l’élève qui ne fait que subir même s’il peut s’affranchir des décharges en réussissant le test. Environ 40% pour l’enseignant qui est en charge de la poursuite et réussite du test. Au moins la moitié pour l’expérimentateur qui fait office d’autorité pour diriger l’enseignant » 50%, 40%, 10% [n°11], les passages soulignés sont des indicateurs du point de vue de l’enseignant.
  • [4]
    « 60% pour l’expérimentateur, car c’est lui qui donne la règle et l’ordre à l’enseignant de continuer, 30% pour l’élève parce qu’il manipule l’enseignant par ses cris, essaye de le convaincre d’arrêter, mais continue quand même l’expérience et 10% pour l’enseignant parce que, malgré la manipulation, il est possible qu’il arrête, même si on lui dit de continuer. » 60%, 10%, 30% [n°1], les passages en gras sont des indicateurs du point de vue de l’observateur.
  • [5]
    « Trop de variables » 33%, 33%, 33% [n°28].
  • [6]
    « Les trois protagonistes sont responsables : l’élève et l’expérimentateur savent ce qu’ils font et essayent de piéger l’enseignant. L’enseignant est aussi responsable, dans la mesure où il ne s’arrête pas dès qu’il sent qu’il fait souffrir l’élève. » 33%, 33%, 33% [n°53] ; « L’expérimentateur me semble le plus responsable, car il a “créé” cette expérience. L’enseignant subit l’expérience, mais devrait pouvoir l’arrêter avant la souffrance de l’élève. L’élève joue un rôle et est complice de l’expérience. » 50%, 45%, 5% [n°86].
  • [7]
    « L’expérimentateur est responsable de l’expérience et donc je serais tentée de lui mettre 100% de responsabilité, mais l’enseignant est tout de même libre de s’arrêter à tout instant et ne le fait pas. Cependant je pense que la personne “victime” de l’expérience est l’enseignant plus que l’élève puisqu’il pense réellement infliger de la douleur et peut sortir de l’expérience en étant psychologiquement marqué. » 30%, 10%, 60% [n°68] ;
    « La question est trop réductrice. Chaque protagoniste ayant une part de responsabilité, mais le contexte donné au départ n’est pas le même, dans le sens où : – l’expérimentateur est à 100% responsable de son expérimentation. L’enseignant et l’élève sont à 100% responsables de participer à une expérimentation (…) ; – l’expérimentateur et l’élève savent que ce jeu est truqué ; – ensuite responsabilité d’infliger une punition ? Responsabilité de faire apprendre ? Responsabilité de participer à une expérience scientifique ? À chaque question le pourcentage de responsabilité diffère. » 33%, 33%, 33% [n°60].
  • [8]
    « How much is each of us responsible for the fact that this person was given electric shocks against his will ? » (Milgram, 1974, p. 203).
  • [9]
    « How you think the subject you just saw divided up responsibility for the fact that the learner was given shocks against his will » (Blass, 1996).

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