1Nous avons commencé à travailler avec Gérard Lemaine à la fin des années 1960 et au début des années 1970, dans le cadre du Laboratoire de psychologie sociale expérimentale de la rue de la Sorbonne, dirigé par Robert Pagès.
2Gérard Lemaine était à l’époque, avec Serge Moscovici, l’un des rares chercheurs français à questionner la problématique des sciences sociales nord-américaines, centrée sur les processus de conformité sociale.
3Il voulait comprendre pourquoi et comment dans nos sociétés, alors que la pression normative est forte et constante, les individus et les groupes se différencient. Par quels processus les acteurs sociaux résistent à l’homogénéisation, inventent des stratégies de différenciation et, ainsi, créent de l’hétérogénéité.
4Il a contribué à faire connaître, critiquer et compléter la théorie de la comparaison sociale de Leon Festinger (1954), les théories de la normalisation (Sherif, 1936, 1947 ; Sherif, Hovland, 1965) dans l’influence sociale, du conflit entre groupes de Muzafer Sherif (1966 ; Sherif et coll. 1961) et celle de l’identité et des relations intergroupes d’Henri Tajfel (1978, 1982).
5Ses travaux et ceux de son équipe, sur la compétition entre groupes d’inégales ressources (Jamous, Lemaine, 1962), sur l’incomparabilité et l’identité (Lemaine, Kastersztein, 1972 ; Kastersztein, 1984), la dissimilation (Lemaine, 1975 ; Lemaine, Personnaz, 1981) et la différenciation sociale (Lemaine, Kastersztein, Personnaz, 1978 ; Lemaine 1984 ; Personnaz, 1984), ont permis de constituer la théorie de l’originalité sociale (Lemaine, 1966 ; Lemaine, Kastersztein, 1972, Lemaine, 1974 ; Personnaz, Kastersztein, Lemaine, 1977).
6Ces recherches ont montré que les agents sociaux en situation d’infériorisation mettent en jeu des stratégies de différenciation qui visent à modifier les critères de comparaison. Ils créent ainsi des critères et des espaces sociaux différents, qu’ils vont chercher à faire reconnaître, pour échapper à une comparaison défavorable avec autrui et, ainsi, maintenir une identité sociale positive. Ces stratégies de différenciation s’opposent à l’uniformisation des individus et des groupes, et produisent de l’hétérogénéité sociale.
7Ces quelques années professionnelles passées ensemble restèrent, pour lui et pour nous, parmi les plus enthousiasmantes. Nous avons apprécié sa rigueur, son honnêteté intellectuelle, mais aussi sa finesse d’esprit, sa culture et son humour.
8Lorsqu’il a plus orienté son travail vers la sociologie de la science, puis le racisme, l’eugénisme et la discrimination, Gérard Lemaine est toujours resté pour nous une personne ressource.
9Discret et modeste, il fut l’un de ces chercheurs, peu connus du grand public, dont la notoriété dans leur communauté scientifique est indéniable.
10D’un autre côté, ses recherches sur le racisme et la discrimination, ainsi que sur l’eugénisme, effectuées en particulier avec Jeanne Ben Brika (Lemaine, Ben Brika, 1988, 1997) et Benjamin Matalon (Lemaine, Matalon, 1985) ont conduit à une nouvelle analyse et à une meilleure compréhension de ces phénomènes centraux. Elles ont conduit, notamment, à mettre au jour les liens entre appartenance culturelle et préférences pour certaines caractéristiques physiques des visages. De même qu’elles ont montré le rôle du désir d’homofiliation dans la distance sociale et l’acceptation ou le rejet d’autrui.
11Dans le domaine de la sociologie de la science, l’immense travail que Gérard Lemaine a réalisé avec son équipe du Groupe d’études et de recherches sur la science (GERS), rue Monsieur-le-Prince, ont permis l’étude très précise des différents fonctionnements de la Cité scientifique (Lemaine, Matalon, Provensal, 1969 ; Lemaine, 1984 ; voir l’article de Michel Dubois). Les domaines de recherche ne sont pas forcément des espaces de coopération pour l’établissement de connaissances cumulatives, ils sont aussi traversés de luttes intenses et de différenciations en vue de la reconnaissance scientifique.
12Gérard Lemaine a pris part à des débats cruciaux dans les disciplines concernées et inspiré de nombreux travaux et chercheurs. Pour toutes les contributions majeures qu’il a apportées dans ces différents domaines de la recherche, Gérard Lemaine constituait un pôle de référence qui nous manquera.
Références
- Festinger (Leon).– A theory of social comparison processes, Human Relations, 7, 1954, p. 117-140.
- Jamous (Haroun), Lemaine (Gérard).– Compétition entre groupes d’inégales ressources : expériences dans un cadre naturel, Psychologie française, 7, 3, 1962, p. 216-222.
- Kastersztein (Joseph).– L’hétérogénéité sociale : produit de la différence et/ou de la similitude, Bulletin de psychologie, 37, 11-14, 1984, p. 507-513.
- Lemaine (Gérard).– Inégalité, comparaison et incomparabilité : esquisse d’une théorie de l’originalité sociale, Bulletin de psychologie, 20, 252, 1966, p. 1-9.
- Lemaine (Gérard).– Social differentiation and social originality, European Journal of Social Psychology, 4, 1, 1974, p. 17-52.
- Lemaine (Gérard).– Dissimilation and differential assimilation in social influence (situations of “normalization”), European Journal of Social Psychology, 5, 1, 1975, p. 93-120.
- Lemaine (Gérard).– Phénotype, distance sociale et rejet, dans Rouquette (M. L.), L’exclusion : fabriques et moteurs, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 1977, p. 101-118.
- Lemaine (Gérard).– Social differentiation in the scientific community, dans Tajfel (H.), The Social Dimension, Volume 1, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1984.
- Lemaine (Gérard).– La différenciation sociale dans la communauté scientifique, Bulletin de psychologie, 37, 11-14, 1984, p. 477-488.
- Lemaine (Gérard), Ben Brika (Jeanne).– Racisme et descendance, Information sur les sciences sociales/Social Science Information, 27, 2, 1988, p. 237-264.
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- Lemaine (Gérard), Matalon (Benjamin), Provensal (Bernard).– La lutte pour la vie dans la cité scientifique, Revue française de sociologie, 10, 1969, p. 139-165.
- Lemaine (Gérard), Kastersztein (Joseph).– Recherches sur l’originalité sociale, la différenciation et l’incomparabilité, Bulletin de psychologie, 25, 3, 1972, p. 673-693.
- Lemaine (Gérard), Kastersztein (Joseph), Personnaz (Bernard).– Social differentiation, dans Tajfel (H.), Differentiation between social groups. Studies in the social psychology of intergroup relations, Londres, Academic Press, 1978.
- Lemaine (Gérard), Personnaz (Bernard).– Dissimilation, differential assimilation and social identity, European Journal of Social Psychology, 11, 1981, p. 27-42.
- Lemaine (Gérard), Matalon (Benjamin).– Hommes supérieurs, hommes inférieurs ? La controverse sur l’hérédité de l’intelligence, Paris, Armand Colin, 1985.
- Personnaz (Bernard).– Différenciation et psychologie sociale, Bulletin de psychologie, 37, 11-14, n° spécial sur la différenciation sociale, 1984, p. 467-470.
- Personnaz (Bernard), Kastersztein (Joseph), Lemaine (Gérard).– L’originalité sociale dans un système semifermé : l’expérience Schlemmer, Bulletin de psychologie, 30, 1977, p. 451-454.
- Sherif (Muzafer).– The Psychology of social norms, New York, Harper, 1936.
- Sherif (Muzafer).– Influence du groupe sur la formation des normes et des attitudes, dans Lévy (A.), Psychologie sociale. Textes fondamentaux [1947], Paris, Dunod, 1965.
- Sherif (Muzafer).– In common predicament : Social psychology of intergroup conflict and cooperation, Boston, Houghton Mifflin, 1966.
- Sherif (Muzafer), Harvey (O. J.), White (B. Jack), Hood (William R.), Sherif (Carolyn W.).– Intergroup conflict and cooperation. The Robbers Cave experiment, Norman, OK, University Book Exchange, 1961.
- Sherif (Muzafer), Hovland (Carl).– Social judgments, assimilation and contrast effects in communication and attitude change, New Haven, Yale University Press, 1965.
- Tajfel (Henri).– Differentiation between social groups : Studies in the social psychology of intergroup relation, Londres, Academic Press, 1978.
- Tajfel (Henri).– Social identity and intergroup relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.