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Article de revue

« Je ne suis pas mon père » : à propos d’une femme auteure de violence sexuelle et de la résonance du trauma

Pages 759 à 770

Notes

  • [1]
    La détresse du nourrisson (Hilflosigkeit) devient le paradigme de l’angoisse par débordement, lorsque le signal d’angoisse ne permet plus au moi de se protéger de l’effraction quantitative, qu’elle soit d’origine externe ou interne (Bokanowski, 2011).

1Dans cette contribution, nous nous intéressons à la violence sexuelle des femmes. À partir d’un cas clinique de femme auteure de violence sexuelle, nous visons à la compréhension de l’agir sexuel violent d’après l’étude de sa dynamique par rapport au fonctionnement psychique et de l’histoire individuelle du sujet.

2Ces dernières années, un certain nombre de travaux nord-américains et français ont été réalisés en vue de repérer, chez les femmes auteures de violences sexuelles, leur spécificité sociale (Grattagliano, Owens, Morton, Campobasso, Carabellese, Catanesiall, 2012 ; Peterson, 1999 ; Tardif, Lamoureux, 1999 ; Wakefield, Underwager, 1991), psychologique (Forouzan, Cooke, 2005 ; Harrati, Vavassori, Villerbu, 2003 ; Harrati, Vavassori, 2015 ; Harrati, Berdoulat, Da Silva, Vavassori, 2015) et criminologique (Schwartz, Conover-Williams, Clemons, 2014 ; Visseaux, Bornstein, 2012 ; Becker, McCorkel, 2011 ; Koons-Witt, Schram, 2003 ; Nathan, Ward, 2002 ; van Mastrigt, Farrington, 2009). De manière générale, les études portant sur la criminalité des femmes, notamment sexuelle, indiquent que ces actes seraient la manifestation de troubles de la personnalité de type limite ou dépendante (Forouzan, Cooke, 2005 ; Lewis, Stanley, 2000), des ripostes à leur condition de vie et, plus précisément, à des situations de victimisation familiale (Wesely, 2006) ou de violences conjugales (Bourget, Gagné, 2012 ; Pizarro, DeJong, McGarrell, 2010). Ainsi, les causes de la violence sexuelle des femmes sont perçues, avant tout, comme la conséquence d’un trouble psychopathologique, comme une réponse à une situation de maltraitances et subsidiairement comme celui d’une estime de soi altérée. De fait, la majorité des études suggèrent implicitement que les opportunités, la nature et les modalités de l’agir sexuel violent des femmes sont dépendantes de la sphère privée. Dans le cadre de cet article, nos propos se situeront dans le champ des recherches contemporaines ouvertes par la clinique psychanalytique des violences sexuelles. Cette approche, nécessaire pour penser la dimension inconsciente de la violence, nous conduit à considérer l’agir sexuel violent comme une réponse intrapsychique face à un conflit psychique par la modalité d’une mise en acte (Harrati et coll., 2003). Elle suppose de prendre en compte l’histoire singulière de ces femmes dans ses rapports avec le fonctionnement psychique, mais également les complications subjectives et sociales qui en découlent. En effet, la violence sexuelle agie ne procède pas des mêmes parcours biographiques, des mêmes situations, des mêmes organisations psychiques et relève de logiques distinctes. Cette lecture admet l’intérêt pour le clinicien/chercheur de se dégager d’une perspective réductionniste (qui tendrait à réduire le sujet à son acte) pour appréhender l’agir sexuel violent selon les dires du sujet à propos de son histoire de vie, de son vécu, de son rapport à l’acte et à l’altérité, mais aussi de sa construction psychique.

De l’agir sexuel violent et du trauma

3Les études psychanalytiques contemporaines contribuent largement à penser la question de la violence. À l’exemple de la métapsychologie freudienne du concept d’agressivité (Freud, 1915, 1920), plusieurs travaux, en particulier ceux de Bergeret (1984) et de Balier (1988, 1996), ont souligné l’intérêt qu’il y a à considérer la genèse de la pulsion violente sous ses diverses formes, qu’elles soient organisatrices ou désorganisatrices. Ces travaux constituent un repérage fondateur de toute approche clinique (Houssier, 2009).

4Dans cette perspective, la clinique psychanalytique conçoit le caractère complexe des agirs sexuels violents dès lors que l’on s’interroge sur leurs rapports avec le fonctionnement psychique dans leurs aspects topique, économique et dynamique. Du point de vue économique, ces agirs résultent d’un court-circuit du travail psychique, d’une entrave à l’activité de mentalisation et de symbolisation, précipitant ainsi l’évacuation d’une tension ingérable psychiquement. La prévalence des processus primaires opère au détriment des processus secondaires. Sur le plan topique, la manifestation de ces agirs est le signe des carences fonctionnelles du préconscient et du pare-excitation, se traduisant par une incapacité à amortir les montées pulsionnelles et à exercer leurs fonctions d’apaisement et d’atténuation des excitations psychiques. Le Surmoi se révèle inopérant dans sa fonction protectrice. Du point de vue dynamique, l’agir – sexuel – violent est rendu possible par l’angoisse primaire qui émerge alors au détriment du système défensif mis en place ultérieurement. Il intervient comme une forme de maintien de l’homéostasie du Moi. Un collage à l’objet externe et des mécanismes de défense archaïques comme le déni, le clivage et l’idéalisation massive apparaissent prévalents, afin de colmater les angoisses de persécution ou de perte d’objet.

5Nombreux sont les travaux qui avancent que ces agirs, quelle que soit leur forme, ne peuvent être considérés strictement comme l’expression d’un fonctionnement psychique particulier, comme la perversion ou la pédophilie. Les travaux contemporains signalent l’importance de la dimension narcissique et de ses dysrégulations, et des facteurs économiques impliqués dans l’agir criminel. La clinique des auteurs de violences sexuelles, présentée dans des travaux comme ceux de Balier (1988, 1996), de Ciavaldini (1999) ou encore de Roman (2004, 2016), montre en quoi l’agir sexuel violent revêt une fonction protectrice du risque de désorganisation du Moi. Pour le sujet, l’agir se présente comme une solution de recours face à une menace d’effondrement, face à l’incapacité à organiser des éprouvés originaires liés aux avatars du processus de fusion-séparation des premiers moments de la vie, processus visant à s’éprouver comme séparé, distinct et différent de ses objets d’investissement. Balier (1996) interprète cette impossibilité à traiter/ différer l’excitation pulsionnelle comme des traces du « pictogramme originaire pénétrant/pénétré » (Aulagnier, 1975), réactivant une angoisse de confusion primaire massive lors de la rencontre avec la victime. L’agir viendrait limiter une menace d’anéantissement, une terreur de l’intrusion et du vide (Balier, 1996 ; Ciavaldini, 1999 ; Roman, 2016). À ce titre, il peut être considéré comme une modalité défensive narcissique face à des angoisses majeures mettant en impasse l’équilibre psychique. Comme le souligne Houssier (2009), le vécu qui prédomine renvoie à un sentiment de menace narcissique supposée, d’ordre fantasmatique, à un vécu d’attaque du sentiment d’identité où le sujet ne se sent plus « réel ».

6Dans le même sens, à propos de la violence sexuelle des femmes, Ravit (2012) avance que l’acte résulterait des conditions d’échec des rencontres précoces « soldées en scènes dramatiques pour la subjectivité », en scènes d’agonie non subjectivées (Roussillon, 1999). Elle montre comment, par le passage à l’acte, ces femmes, prises dans des vécus de passivité et de passivation, rejouent, sur un mode actif, les expériences de détresse. Plus précisément, Ravit (2012) souligne que la violence sexuelle des femmes peut relever d’une « mise à mort du féminin » désignant une impossibilité d’organisation du corps pulsionnel et libidinal. Cette violence traduirait une scène de meurtre et de mortification de l’intime (de soi et de l’autre), visant à se défendre contre la figure féminine comme objet de séduction-excitation. Pour ces femmes, cette impossibilité d’élaboration de la poussée pulsionnelle et de l’épreuve de la différence des sexes (Schaeffer, 1997 ; Poupart, 2017) viendrait en résonance avec des scènes de terreur et d’effraction traumatique. Ici, la « passivation pulsionnelle » (Green, 1999) renverrait à la contrainte de subir, à un « forçage » de la passivité sur le modèle du traumatisme, provoquant un vécu profond de détresse et d’impuissance. La fragilité de l’organisation défensive et l’inefficacité du recours aux ressources internes de ces femmes témoigneraient d’un fonctionnement psychique caractérisé par un sentiment d’insécurité interne (Mijolla, Shentoub, 1973 ; Venisse, Mammar, Sanchez Cardenas, 1993) des carences ou des perturbations précoces de la relation au soi et à l’objet, un défaut de « symbolisation » (Roussillon, 1999) faisant obstacle à l’activité de pensée et d’élaboration psychique. Dès lors, il semble pertinent d’examiner la fonction de ces agirs dans le travail de subjectivation, en faisant l’hypothèse que ces agirs se trouvent nécessairement porteurs d’un sens à décrypter dans le cadre de la spécificité de la mobilisation des processus de symbolisation. Cette perspective permet de poser une distinction de processus psychiques. Si l’agir relève du registre comportemental et inclut la dimension pulsionnelle motrice, l’acte recouvre une énonciation subjective et revêt une valeur d’adresse au sein d’une activité fantasmatique (Freud, 1914 ; Lacan, 1933, 1975 ; Aulagnier, 1975 ; Marty, 1999 ; Samacher, 1999 ; Kinable, 1998). L’acte constituerait la trace de l’attaque des processus de symbolisation pouvant être repérés dans différentes configurations, comme l’acting out, signifiant une symbolisation échouée ou le passage à l’acte signalant la réalisation du fantasme inélaboré. L’acting out vient en lieu et place d’une symbolisation. Il est un appel à l’adresse d’un autre, une monstration d’un passé oublié en lien avec une expérience traumatisante non élaborée. Alors que le passage à l’acte traduit le débordement de l’angoisse en l’absence de recherche relationnelle, il ne s’adresse à personne et n’attend aucune interprétation, (Lacan, 1962 ; Archambault, Mormont, 1998 ; Millaud 1998).

7D’autres travaux mentionnent des traumatismes répétés, repérables dans les trajectoires de vie des femmes auteures de violences sexuelles, comme des abandons, des placements, des maltraitances, des abus sexuels pendant l’enfance ou l’adolescence ou encore des séparations, des divorces, de la violence conjugale à l’âge adulte (Harrati, Villerbu, 2010 ; Harrati, Vavassori, 2015 ; Harrati et coll., 2015). Ces « traumatismes cumulatifs » non élaborés, joints à la précarité sociale et affective dans laquelle ces femmes ont évolué, semblent engendrer une atteinte de l’intégrité corporelle et psychique, une altération de la qualité des relations précoces et la fragilisation des investissements. Sources d’angoisse, d’anéantissement ou de persécution, ces situations de détresse ont fragilisé le Moi et causé une souffrance psychique indicible. Le traumatisme ne résulterait pas d’un conflit psychique inconscient, mais des conséquences des stratégies de survie psychique et physique développées par le sujet, dans son enfance, pour faire face aux abus et au déni des adultes (Ferenczi, 1932). À ce propos, Khan (1981) fait référence aux négligences, aux rejets des parents envers leur enfant qui, en s’accumulant, peuvent prendre une dimension traumatique.

8Pour la clinique psychanalytique, l’événement traumatique se présente comme un choc violent inattendu, une commotion psychique (Ferenczi, 1927-1933), qui anéantit le sentiment de soi, la capacité de résister, d’agir, de penser et de se défendre (Janin, 1996). La perturbation massive du fonctionnement psychique et des défenses établies jusque-là, peut aller jusqu’à créer une blessure narcissique, entamant les capacités de figuration et de symbolisation du sujet. Le trauma, action négative et désorganisatrice du traumatisme, peut conduire le sujet à adopter des logiques de type « négativantes » (Ferenczi, 1934) entraînant une « auto-déchirure », remplaçant brutalement la relation d’objet, devenue impossible, en une relation narcissique face aux sentiments de désespoir ou d’effondrement qui l’animent. Ce n’est pas l’événement en soi qui est traumatique, mais bien l’incapacité à l’intégrer à un niveau intra-subjectif (Marty, 1991 ; Lemay, 1999) ; ce qui fait, alors, précisément, traumatisme, c’est l’état d’impréparation de la psyché [1] (Freud, 1920).

9Les conjonctures psychiques, dont il est ici question, sont en rapport avec des événements traumatiques, internes comme externes (Bokanowski, 2010) et présentent, de fait, des aspects cliniques divers. Ainsi, les conflits à réguler ne sont pas seulement internes, mais également externes, ce qui revient à tenir compte de l’interaction des mouvements intrapsychiques et intersubjectifs. Dès lors, il s’agit « d’apprécier quel type de travail psychique est réalisable face aux angoisses, à la dépression et aux conflits inhérents à la vie » (Debray, 1991, p. 43).

10C’est pourquoi, nous soutenons l’intérêt d’un éclairage psychodynamique de l’agir violent prenant en compte l’histoire singulière du sujet, dans ses rapports avec le fonctionnement psychique.

Problématique

11Pour Khan (1981), c’est la répétition qui rend toxique l’expérience, la sommation et la récurrence de traumatismes cumulés, dont l’effet occasionnera une profonde blessure narcissique. Les modalités de retentissement du traumatisme dépendent du mode de fonctionnement psychique, de ses potentialités et de ses faiblesses. Les mouvements de lutte contre le traumatisme ouvrent vers la problématique de la « position phobique centrale » citée par Green (2000). Celle-ci met en évidence les processus défensifs utilisés par les sujets pour éviter de mettre en réseau, en relation, les différents traumatismes, dont la connexion est synonyme, pour le sujet, d’invasion très angoissante, incontrôlable. Le sujet, face à des menaces internes, fait appel à l’effroi ou à la panique sur un mode phobique. Un tel trouble répondrait à un état de non-séparabilité entre sujet et objet. La menace est celle d’une mise en résonance de différents traumas.

12Les vécus traumatiques répétés, auxquels ces femmes, auteures d’un agir sexuel violent, ont été confrontées, paraissent ainsi rejoués, dans un accès possible à la représentation et à la reviviscence des affects, mais non réellement mis en forme et symbolisés. L’accès à la conscience des images traumatiques est repoussé, ainsi que les affects correspondants, rattachés au souvenir de la scène traumatique, réellement advenue ou non. Ce qui semble court-circuité, c’est la représentation traumatique à même de submerger le sujet. La fuite d’une représentation par la projection du danger au-dehors serait alors traitée par le recours à la motricité (Houssier, 2009).

13C’est ainsi que certaines situations pourraient ultérieurement entraîner l’agir violent (Donard, 2011). Lorsqu’elle n’est plus contenue dans et par le monde interne du sujet, la conflictualité peut se voir expulsée par l’agir. Les expressions symptomatiques de la souffrance psychique ne pourraient, donc, s’exprimer en termes secondarisés, mais sous forme d’agir, ici, sexuel violent. De ce fait, l’agir sexuel violent peut être considéré comme une défense psychique – fût-elle pathologique, pathogène ou aliénante – garantissant la survie psychique. Il représenterait une solution de recours face à une « crainte d’effondrement » (Winnicott, 1971) par rapport à une incapacité à organiser des éprouvés originaires. Il participerait à l’évitement, à la répression des affects et au contre-investissement du monde interne vécu comme menaçant, tout en procurant un sentiment de triomphe sur les effets désorganisateurs des expériences traumatiques non élaborées. Roussillon (1999) a particulièrement bien décrit ce clivage, où le Moi s’ampute d’une expérience traumatique, qui n’est pas intégrée dans la subjectivité. La subjectivité peut être considérée comme un produit du Moi, forte de ses appropriations successives, plus particulièrement des affects et des fantasmes. Si les capacités à représenter, à tolérer et reconnaître ses affects sont plus ou moins invalidées ou compromises, les traces du trauma auront alors tendance à faire retour, en provoquant des manifestations symptomatiques, comme la somatisation, l’hallucination ou encore l’agir violent.

14Dans cet article, nous examinons les enjeux psychiques sous-tendus par l’agir sexuel violent des femmes. À partir d’un cas clinique, Mme T, nous montrons en quoi l’agir sexuel violent peut constituer une réponse face à un conflit intrapsychique par la modalité d’une mise en acte (Harrati et coll., 2003) et révéler une vulnérabilité psychique et sociale, dont l’expression varie selon les contextes et les moments d’une histoire individuelle. L’émergence de l’acte coïnciderait avec des expériences de vie singulières, se rapportant à un vécu subjectif sous-tendu par la dynamique des désirs, des angoisses et des défenses. À ce titre, nous cherchons à saisir ce que l’acte signifie du fonctionnement psychique de ces femmes auteures de violences sexuelles et comment il trouve sa place dans leur histoire. Que pouvons-nous dire du lien entre l’agir sexuel violent de ces femmes et leur parcours de vie ? En quoi voile-t-il ou dévoile-t-il les enjeux masqués d’une subjectivité en souffrance ? De quelles réalités internes, affectives, l’agir sexuel violent parle-t-il ou, inversement, protège-t-il le sujet ? Qu’en est-il du mode et de la qualité de l’aménagement défensif mobilisé face au conflit psychique ?

Clinique : Mme T : « Je ne suis pas mon père »

15Nous avons rencontré Mme T dans un Centre de détention pour femmes, dans le cadre d’une recherche en psychologie clinique sur l’étude de l’acte criminel des femmes (Harrati, 2003). Mme T est âgée de 48 ans au moment où nous la rencontrons. Elle est de nationalité française et titulaire du certificat d’études primaires. Au moment des faits, elle est mariée et mère de deux enfants. Mme T est incarcérée pour la première fois, en suite d’une condamnation « à 18 ans de réclusion criminelle pour viol accompagné de tortures et d’actes de barbarie » sur une enfant âgée de 5 ans, dont elle avait la garde en tant qu’assistante maternelle.

À propos du cadre de la rencontre

16Cette situation de recherche clinique ne relève pas d’une situation thérapeutique. Toutefois, elle reste une expérience clinique dans la mesure où elle initie une rencontre singulière et privilégie l’écoute du sujet.

17Dans ce contexte, l’enjeu, pour le clinicien, est d’offrir et de maintenir un dispositif clinique favorisant la rencontre avec le sujet, dont les attentes ou les craintes peuvent surdéterminer le discours. Celui-ci doit aussi mobiliser son expérience clinique pour contenir les effets traumatiques, voire persécutifs, que peut avoir une telle rencontre. Pour Mme T, l’aménagement de ce cadre ponctuel contenant semble avoir favorisé la reprise élaborative de son histoire et de son acte. À partir d’entretiens cliniques, nous avons exploré son parcours de vie, les événements qui y ont pris sens, ainsi que l’histoire de son acte. Ainsi, dans la trame de son récit, Mme T parvient à la mise en place d’une histoire personnelle subjectivée, construite dans l’après-coup, à partir de ses fantasmes et représentations inconscients. C’est précisément ce remaniement « après-coup » des évènements du passé, qui confère un sens au choix des événements racontés, mais aussi à la manière de les raconter.

18Nous devons aussi souligner qu’il s’agit de penser son récit comme modalité de la parole en tant qu’elle prévaut dans le champ de la rencontre, ce qui implique la dimension intersubjective. Tout cela suppose, comme nous l’aborderons dans notre conclusion, d’une part, de repérer et d’interpréter les processus psychiques sous-tendus par les mécanismes du discours et, d’autre part, de considérer que l’implication du clinicien fait partie intégrante de la méthode d’investigation. De ce fait, le cas ici présenté ici relève d’une construction soutenue par un travail d’analyse référé à la théorie psychanalytique et ordonné par la démarche hypothético-déductive. Ainsi, l’interprétation psychanalytique vise à dégager le sens latent dans le dire et les conduites du sujet, à repérer les modalités du conflit défensif et les phénomènes psychiques qui sous-tendent l’agir sexuel violent. Cette étape charnière, qui, dans sa méthode, recherche des articulations entre la clinique et la théorie, permet d’entrevoir les relations, les liens entre les faits et ses effets, et reste, comme tout produit d’élaboration clinique, sujet à discussion.

Le récit de son histoire de vie

19Selon ses dires, le milieu familial d’origine de Mme T se caractérise par une dynamique incestueuse, mêlant violences physiques et sexuelles. Elle relate la répétition, dès son plus jeune âge, de situations dans lesquelles elle est confrontée à de la violence. L’histoire familiale révèle des conjonctures traumatiques, comme les négligences affectives et éducatives et la violence parentale, dont elle fait l’objet, la violence conjugale dont elle est témoin ou encore la violence sexuelle, dont elle est victime de la part son père durant son adolescence. « J’ai été victime de ma mère, de mon père, de l’entourage, des gens qui ont fermé les yeux, qui n’ont jamais rien dit, des assistantes sociales qui m’ont vue battue et qui n’ont rien dit ». Les relations incestueuses et violentes avec son père entraînent une première tentative de suicide (coup de fusil au niveau du bas-ventre), en suite de laquelle elle se verra placer un anus artificiel : « le coup de fusil, c’est à cause de mon père, parce que je ne trouvais plus de solutions ». Son premier mariage, alors qu’elle est âgée de 18 ans, est imposé par le père. Non désiré, elle rapporte avoir vécu cette union sur le mode de la passivité, de la soumission « je subissais, j’étais un objet, pour mon père j’étais sa femme. De mon père à mon mari, c’est d’un pieu à l’autre que je suis passée, plus profond car celui-là avait tous les droits sur moi ». D’autres tentatives de suicide, par ingestion médicamenteuse, noyade, sont liées à ce premier mariage « j’étais enterrée vivante, plusieurs fois j’ai pris des cachets, j’ai tenté de me noyer (…) un jour je l’ai tapé pour qu’il me tue ». Son récit laisse entrevoir le recours au processus de retournement de la passivité en activité pour assurer une survie psychique face aux atteintes de son intégrité corporelle et psychique, aux sentiments d’humiliation et de culpabilité qu’elle dit éprouver « je suis anxieuse et coupable de ne pas avoir pu me protéger (…) il me semble que je suis sale, je me lave avec les tampons verts, je me griffe de partout mais depuis tout le temps ça été comme ça ».

20Du second mariage, elle rapporte principalement sa vie sexuelle, qu’elle relie à une absence de plaisir, à une sujétion au devoir conjugal et au désir d’enfant « je n’ai jamais été trop sexuelle moi. Je n’ai pas de sexualité. J’en ai eu avec mon deuxième mari parce qu’il fallait et puis pour avoir des enfants ». Mme T se présente prisonnière d’un passé traumatique, privée de la libération d’une féminité affirmée et désirante. Aussi, le récit de ses maternités met en évidence les attentes de réparation des traumas « je voulais des enfants pour m’en occuper (…) je voulais oublier ce que j’ai vécu ».

21Au moment où nous la rencontrons, Mme T affirme souffrir d’un cancer, comme son père dit-elle, « j’ai la leucémie, je pense que c’est le choc qui m’a déclenché ça (…) ce qui me gêne le plus c’est que mon père l’a, je me dis que même ça il me l’a donné ». Ces vécus semblent redoubler son sentiment victimaire et renforcer le recours aux mécanismes défensifs d’identification à l’agresseur et de déni de la réalité « il y a qu’un truc qui me perturbe, je ne veux pas que mon père meure tant que je suis en prison. Je voudrais le revoir et lui dire que je n’ai rien oublié, parce que lui a fait semblant. Je n’ai jamais voulu qu’il vienne me voir en prison ». Nous apprendrons, par la suite, qu’elle ne présente aucune maladie somatique et que son père est décédé d’une leucémie quelques années avant les faits pour lesquels elle est incarcérée.

Le récit de son acte

22Mme T reconnaît son acte, mais sans pouvoir se confronter aux représentations de celui-ci. Elle parle d’une « amnésie » de l’acte, comme s’il s’agissait, pour elle, de le mettre à l’écart et d’éviter une conscientisation pénible et inacceptable : « ça m’est très difficile à dire, je n’ai moi-même toujours pas compris (…) je ne peux pas croire que c’est moi qui ait fait ça (…) ce n’est pas quelque chose dont je me souviens, si je ne l’avais pas lu (…). Le policier m’aurait dit que j’avais tué sa femme ce jour-là, c’était pareil, je ne me souviens pas ». Aussi, dans son récit, l’absence de souvenirs apparaît comme un mode défensif, compte tenu de la brutalité de l’acte « je me suis acharnée sur elle, quand j’ai vu ça je n’y croyais pas, quand j’ai vu les expertises, je me disais, ils mentent ce n’est pas possible (…) j’ai peur de me rappeler et que pour moi ça me soit encore plus insupportable ». La mise en acte est présentée comme impulsive en direction d’une victime qu’elle présente comme interchangeable « ça aurait pu être ma fille que je lavais ou mon fils » et la violence relatée se limite à la reprise d’une description judiciaire « je vais vous dire ce qui était marqué (…) mais ce n’est pas quelque chose dont je me souviens ». Mme T se présente comme si elle s’était absentée de son acte sans possibilité de percevoir la réalité qu’il produit, comme une hallucination négative (Green, 1993 ; Balier, 1996).

23Elle centre son discours sur ses propres traumatismes sexuels et de violence, ses carences affectives et éducatives précoces, vécus passivement et sources de culpabilité « mon père est venu en France avec la mentalité de 1952 et il nous a fait subir à nous, non pas la religion mais sa mentalité, sa méchanceté à lui (…) c’était le Bon Dieu (…) je dis que c’est lui qui a tué ma mère par les mauvais traitements qu’il nous faisait subir (…), et puis de 15 à 18 ans il a abusé de moi (…) il me disait “si tu en parles, je t’enferme à la cave” (…) j’ai toujours pensé que j’étais coupable de tout cela ». C’est pourquoi, pour Mme T, l’acte résulterait d’un moment de tension anxieuse, d’un état de colère et d’irritabilité, d’incidences de conditions de vie psycho-familiales traumatiques. Elle se décrit comme débordée par ses angoisses, nécessitant le recours à une alcoolisation massive « ça s’est passé dans des circonstances où j’avais pris de l’alcool (…) j’en prenais régulièrement, j’avais un mal-être ».

24À cette époque, elle se dit perturbée par la situation familiale d’une des jeunes filles dont elle a la garde. Celle-ci refuse de passer les fêtes chez son père, affirmant que ce dernier lui impose des violences sexuelles. Ces déclarations susciteront, chez Mme T, la reviviscence de souvenirs d’événements traumatiques refoulés et étouffés jusque-là par des moyens détournés comme l’alcoolisation, les tentatives de suicide, la somatisation « c’est mon passé qui m’a rattrapée, je me suis souvenue de choses très anciennes, la colère de mon père ».

25Dans son récit, une dimension identificatoire à la victime est à l’œuvre « je n’aurais jamais dû être assistante maternelle parce que c’étaient des enfants de la misère comme j’étais (…) on lui a fait une dérivation des matières digestives et ce qui est drôle c’est que moi aussi j’ai un anus artificiel et je sais exactement ce que c’est ». Pour Mme T, la représentation et la confrontation de l’acte sont sources de perturbation : elle nie la nature « sexuelle » de l’acte et tente de la rationaliser relativement à sa place de mère et d’épouse « j’aurais préféré qu’on dise que je suis un monstre, que j’ai tué dix personnes, que ça je n’accepte pas, pour moi ce n’est pas un acte sexuel (…) ma famille considère que ce n’est pas un acte sexuel parce que mon mari me connaît, je ne suis pas une perverse ».

26Pour Mme T, le discours de l’acte apparaît indissociable de celui d’un passé traumatique et l’alternance des positions d’auteur et de victime révèle l’enkystement, le circuit traumatique de la violence, sans possibilité de résolution. Plus précisément, le recours à des défenses de sauvegarde du Moi, comme l’identification, l’identification à l’agresseur, le retournement sur la personne propre, le renversement en son contraire, le déni, témoignent, à la fois, de la lutte contre des souvenirs la ramenant sans cesse au statut d’objet passif, attaqué, violenté ou sadisé et d’un retournement masochiste, soutenant ses conduites : « quand je suis arrivée ici [en prison], j’ai trouvé que j’étais trop bien, moins punie, j’aurais aimé être punie davantage, je culpabilise encore plus parce que je suis bien (…). Je préfère qu’ils me fassent la vie dure très dure, qu’ils me punissent vraiment (…) des fois je reste des journées entières enfermée dans ma cellule dans le noir, c’est pour me punir ». Ces défenses se présentent comme une tentative de renverser un sentiment d’impuissance, de combattre les effets destructeurs de la réactualisation d’événements traumatiques « si je n’avais pas été arrêtée, c’est Mariane [la victime] qui en aurait subi les conséquences, elle aurait été comme moi (…) un acte ne doit pas rester impuni pour moi comme pour mon père, c’est pourquoi je me punis plus encore (…) dans sa tête il faut que ce soit moi la coupable, et c’est elle la victime. Avec mon père c’était moi la coupable ».

27En somme, pour Mme T, tout se passe comme si l’agressé devenait l’agresseur tout puissant par la mise en acte des pulsions sadiques et agressives « je suis victime mais j’ai eu une victime (…) et dire que j’ai fait subir ça, comme mon père ». Dans cette dynamique, ses recherches d’autopunition, ses tentatives d’autodestruction (tentatives de suicide, alcoolisation massive, conduites auto-agressives) répondraient au besoin d’anéantir sa propre existence et, fantasmatiquement, celle de son agresseur. Mme T se traiterait elle-même comme si elle était son agresseur « je ne savais pas quoi lui dire à la petite, je n’arrivais même pas à la regarder, j’étais anéantie (…) pour moi c’était une colère, je crois, chez mon père (…) mais je ne suis pas mon père ». Les sentiments d’hostilité, inexprimables envers son père, mais intériorisés, se retourneraient contre elle-même par le biais de mises en acte violentes ou masochistes, afin que le Moi éprouve une sensation de victoire dans la défaite, même « après le procès, pendant deux mois, j’ai fait pipi au lit, mon père était encore gagnant là dedans (…) je suis restée plus de dix jours sans manger et je suis contente que les autres ne le voient pas, je suis en pleine forme (…), je ne dis pas que j’ai la leucémie, je veux qu’on me voit plus forte que ce que je suis, jamais vous ne m’entendrez me plaindre ou dire quoi que ce soit ».

28Mme T se présente assujettie à une compulsion de répétition alimentant un sentiment de culpabilité, fût-il inconscient (Freud, 1916). En effet, les mises en acte dont elle témoigne semblent viser la transgression pour provoquer sa propre culpabilité et se donner la satisfaction (masochique) de la punition. Comme s’il s’agissait, pour elle, de rattacher un éprouvé de culpabilité à quelque chose de réel et d’actuel, comme l’agir violent sexuel. L’alternance des processus de sadisme et de masochisme, de soumission et de domination, de compulsion d’autopunition mise en avant à travers le récit de Mme T révèle, d’une part, la nécessité, pour elle, de contenir des angoisses de passivation et d’anéantissement, de convertir une menace interne en jubilation et, d’autre part, le coût psychique et le désœuvrement inhérents à sa situation d’auteur et de victime sans dégagement possible.

Discussion

29Le cas de Mme T illustre en quoi le traumatisme psychique n’est pas simplement lié à la gravité des faits, mais à la rencontre du sujet avec l’événement lui-même (De Clercq, Dubois, 2001), tout comme il montre combien c’est le vécu subjectif interne qui donne ou non la qualité de traumatisme à l’événement. De ces rencontres cliniques, nous sommes d’abord saisis et mobilisés par la détresse psychique de Mme T, par la violence qui se dégage de son parcours de vie, par les situations extrêmes auxquelles elle a été confrontée (maltraitance, abus sexuels, violences conjugales) et que l’on peut qualifier de traumatiques, en raison de leurs effets désorganisateurs. Nous soutenons l’hypothèse d’une atteinte de son intégrité corporelle et psychique, ainsi que l’ébranlement de ses relations précoces et ses investissements occasionnés par ces traumatismes cumulés non élaborés. Telle qu’elle la restitue, son histoire laisse apparaître la vulnérabilité de la sécurité interne et des frontières entre soi et l’autre, le danger d’un envahissement des charges pulsionnelles traumatiques, qui vont jusqu’à nourrir la crainte d’un effondrement psychique, le risque d’anéantissement de sa subjectivité.

30Tout au long de nos rencontres, Mme T nous interpelle directement et nous confronte à un monde où la déliaison et la violence l’emportent. Ce qui prédomine dans son comportement et son discours, c’est la douleur ultime et les vécus d’empiétement de la continuité d’être, qui se manifestent au travers de déliaisons pulsionnelles, de mises en acte répétées, inquiétantes, transgressives et désespérées, se traduisant par des états d’alcoolisation massive, des tentatives de suicide, l’agir sexuel violent et des comportements auto-agressifs.

31La répétition de mises en acte violentes envers l’autre ou soi résulterait de l’actualisation des rapports que Mme T entretient avec sa réalité psychique et susciterait la projection des événements traumatiques, hors temps, hors pensée, hors parole. Aussi, nous pouvons supposer que, pour assurer sa « survie psychique », Mme T chercherait à renverser, inconsciemment, son rapport au traumatisme en passant du subir à l’agir. À ce propos, Szwec (1993) précise que le mécanisme de répétition « consiste à répéter activement ce qui a été vécu passivement sur un mode traumatique ». Ici, la répétition du trauma prendrait une forme compulsive, afin de permettre la diminution de l’excitation psychique. L’agir et ses répétitions réaliseraient des tentatives d’ajustement face au conflit intrapsychique et d’aménagement de l’angoisse.

32Par ailleurs, le cas de Mme T montre comment, dominé par l’existence d’un scénario inconscient, le sujet peut réagir à une coïncidence perceptive entre un événement apparemment anodin (Mariane [la victime], qui refuse de se rendre chez son père, prétextant qu’elle serait victime de violences sexuelles de la part de ce dernier) et les représentations internes réveillées par celui-ci (en suite des révélations de Mariane, Mme T rapporte un état de tension résultant du souvenir d’évènements traumatiques, dont elle-même avait été victime, « c’est mon passé qui m’a rattrapé », nous a-t-elle dit). À ce titre, Janin (1996) propose la notion de « collapsus topique », pour désigner l’abolition de la distinction entre l’interne et l’externe, provoquée par la rencontre entre la réalité psychique et la réalité matérielle, entre le fantasme et l’événement. Chez Mme T, ce collapsus topique semble avoir provoqué un rapprochement avec l’autre, vécu comme source de confusion sujet-objet (dans le sens de l’indifférenciation), et attaquer ses capacités discriminatoires du Moi, posant les conditions de l’hallucination ou de la catastrophe psychotique. Dans cette perspective, nous pouvons avanncer l’hypothèse selon laquelle, pour Mme T, l’agir sexuel violent intervient comme forme de maintien de l’homéostasie du Moi court-circuitant la représentation traumatique à même de la submerger. En effet, pour Mme T. l’acte résulterait d’un moment de tension anxieuse lié à la reviviscence de souvenirs d’événements traumatiques. L’accès à la conscience des images traumatiques serait repoussé, ainsi que les affects correspondants, rattachés à la réminiscence de l’événement traumatique réellement advenue ou non. Dans ce cas, la fuite d’une représentation par la projection du danger au-dehors serait traitée par le recours à la motricité (Houssier, 2009).

33Enfin, le cas de Mme T illustre en quoi la compulsion de répétition se caractérise par l’expression fantasmatique et pulsionnelle à chercher la satisfaction du désir dans la répétition d’expériences fortes et déplaisantes. Tout se passe comme si, écrit Maïdi (2008, p. 77), « de victime inconsciente de l’état d’enfance, d’adolescence », le sujet « se transforme en bourreau inconscient de lui-même, en quête de jouissance à travers les forces pulsionnelles mortifères et le besoin de punition comme désir inconscient ». En effet, les traumas subis sont rappelés et éprouvés par Mme T comme une faute et une culpabilité personnelles, en rappelant elle-même qu’elle se vivait responsable des violences sexuelles et psychologiques, dont elle a été victime de la part de son père. De ce fait, nous pouvons nous demander si, pour Mme T, la culpabilité d’une faute, précocement intégrée comme réalité interne, aurait provoqué une nouvelle faute – l’agir sexuel violent – et la recherche d’auto-punition (Freud, 1919, 1920) sur le mode « traumatophilique » (Abraham, 1907). Elle serait ainsi prisonnière d’une dynamique psychique dans laquelle elle ne parvient pas à maîtriser le traumatisme par ses répétitions, car chaque tentative apparaît comme une nouvelle expérience traumatique. Du besoin de répétition au besoin de punition, la pulsion de mort s’actualiserait, à travers une mise en série d’actes de destruction, dans lesquels la jouissance et la douleur apparaissent intiment liées. Dès lors, la déréalisation, encore à l’œuvre chez Mme T, apparaît comme une défense pour tenter de sauvegarder un sentiment d’existence menacé dans un monde vécu comme chaotique.

Conclusion

34Les problématiques centrées sur l’agir de comportement constituent un redoutable défi pour les praticiens. L’agir met à l’épreuve la clinique dans ses coordonnées théoriques et praxéologiques, car les symptômes se situent massivement hors la scène psychique. Aussi, le cas de Mme T interroge sur comment le clinicien peut offrir et soutenir une écoute clinique aux prises avec le trauma et l’agir ?

35Comment peut-il aider le sujet à lutter contre la compulsion, mortifère et destructive, de répétition traumatique ? Comment permettre à l’appareil psychique du sujet de transformer l’énergie libre en énergie liée, d’élaborer psychiquement les excitations et d’éviter la manifestation de conduites masochiques, traumatiques et le recours à l’agir sexuel violent ?

36Pour échapper à la reproduction diabolique de la destruction, Maïdi (2008, p. 80) rappelle que « l’effet traumatisant doit être liquidé (…) incorporé dans une série associative qui permet le remaniement de l’évènement, sa remise en place ». Ce travail consiste à permettre à ces femmes, auteures de violences sexuelles, de prendre de la distance par rapport à leur vécu, à diminuer et maîtriser les tensions psychiques et de favoriser le passage de la répétition agie à la remémoration pensée et parlée. Pour ce faire, le clinicien doit instaurer un espace de renforcement narcissique et s’efforcer de le maintenir, où les affects peuvent émerger dans une certaine sécurité, un espace où l’angoissant et l’irreprésentable peuvent être bordés de paroles, afin de les délimiter.

37Pour ces sujets, qui ne peuvent représenter leur souffrance ni leurs conflits autrement que par le biais des agirs, pour qui les modes de relation sont toujours soumis au risque de la violence, de la destruction ou du hors contact, cet espace suffisamment encadré et supporté pourrait permettre que le processus de subjectivation puisse peu à peu (ré) émerger. Il s’agit d’amener ces femmes à reprendre contact, sans trop d’angoisse, avec un enracinement psychique qui leur soit propre, pour « refaire corps » avec ce qu’elles sont et avec leur souffrance.

38Progressivement, la capacité de reconnaître ses perceptions internes, d’accéder à la vie émotionnelle et de lier les affects à la représentation peut être investie. Ce travail d’élaboration psychique peut permettre, à ces femmes auteures de violences sexuelles, de symboliser leurs expériences traumatiques, de les nommer et de rétablir une forme organisée de l’excitation psychique qui en résulte. Ce travail de parole revient à confronter les sujets aux figures de la violence primitivement subie et à leurs agirs souvent répétés, pour s’en libérer, non par effacement (répression), mais par affranchissement de la pensée, acte de passage s’il en est un. La réactualisation, la répétition, la reviviscence d’un traumatisme, jusque-là vécues comme honteusement cachées ou tues ou inélaborables ou encore inaccessibles par la mémoire, peuvent être l’amorce ou l’occasion d’un travail permettant à ces femmes de sortir de « la paralysie totale de la motilité », qui inclut « l’arrêt de la perception et de la pensée » Ferenczi (1927-1933) ; il peut éventuellement provoquer la remémoration spontanée (ou sollicitée) des faits, par association ou la mise en chantier d’un travail sur les scénarios, les rêves d’angoisse et les cauchemars conduisant, pour certains sujets, à une « résolution » du traumatisme, comme le propose Ferenczi (1927-1933). Soutenir un cadre thérapeutique, fermement engagé du côté des pulsions de vie, semble constituer la condition même pour que s’engage un processus de subjectivation.

39Du côté du clinicien, ces rencontres cliniques le confrontent à des affects allant bien au-delà de l’impuissance et de la détresse et pouvant présenter des formes déshumanisées. Malgré nos tentatives de compréhension des processus mis en jeu dans l’acte, une question se pose sur la prise en charge de ces femmes auteures de violences sexuelles : saurons-nous accompagner ces patientes, qui sollicitent des fonctions de contenance et, surtout, une capacité à supporter l’indicible, l’innommable, les formes de « répétitions commémoratives » ? (Janin, 1996) Saurons-nous entendre, dans le transfert, ces patientes, qui nous plongent dans les confins d’une souffrance et nous entraînent dans les méandres de la folie ? S’il n’y a pas de réponse simple à ces questions, elles méritent, dans tous les cas, d’être posées. Ici, l’analyse transféro-contre-transférentielle apparaît centrale, car, pour ces sujets auteurs d’agirs sexuels violents, les liens intrapsychiques et interpersonnels constituent une cible privilégiée du déploiement de la destructivité.

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Notes

  • [1]
    La détresse du nourrisson (Hilflosigkeit) devient le paradigme de l’angoisse par débordement, lorsque le signal d’angoisse ne permet plus au moi de se protéger de l’effraction quantitative, qu’elle soit d’origine externe ou interne (Bokanowski, 2011).
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