1 L’acquisition des différents systèmes de notation constitue un enjeu important des premières années de scolarité. Si les situations scolaires permettent à l’enfant d’apprendre à interpréter et produire les notations conventionnelles utilisées pour signifier le langage (écriture) et la quantité (numérique), ainsi que le dessin (formes géométriques), elles explicitent rarement les fonctions de ces systèmes. Pourtant, la capacité ultérieure de l’enfant à utiliser les notations dans la vie quotidienne dépendra de son aptitude à les mobiliser à bon escient. Détachées des situations pédagogiques, les notations s’insèrent dans des actes cognitifs et sociaux. Elles sont souvent intégrées dans des actions plus larges et sont motivées par le contexte, si bien que la notation en elle-même est affectée par la fonction qu’elle dessert. Pour ces raisons, Van Sommers (1984) considère que les aspects pragmatiques ou usages des notations reflètent le milieu social et culturel. Ainsi, pour s’approprier les outils cognitifs et sociaux que sont les notations, l’enfant doit non seulement maîtriser les codes, mais aussi connaître leur usage et leur intérêt (Brossard, 1997 ; Callaghan, Rankin, 2002). Outils d’expression (Levin, Bus, 2003), de communication (Bolger, Karmiloff-Smith, 1990), de mémorisation (Marti, Garcia-Mila, Teberosky, 2001 ; Eskritt, Lee, 2002 ; Eskritt, Mc Leod, 2008), les notations contribuent également aux apprentissages en facilitant le raisonnement lorsqu’elles sont utilisées comme support à l’action, à la résolution de problèmes (Marti, Garcia-Mila et coll., 2005), à la réalisation de diverses opérations intellectuelles (juger, résoudre, réfléchir ; Maynard, Greenfield, 2006 ; Piolat, Boch, 2004). Ces fonctions sont dévoilées par l’usage des notations (Auzias, Ajuriaguerra, 1986).
2 Quelques recherches portant sur divers systèmes de notation (graphique, linguistique, numérique, musical…) indiquent que les enfants ne mobilisent pas toujours spontanément les systèmes conventionnels qu’ils connaissent pourtant. Le recours aux notations ne présente pas toujours un caractère d’évidence et les productions ne sont pas toujours appropriées à leur usage. Ce décalage entre maîtrise des systèmes et usage a été observé dans des tâches exigeant des codages variés (codage des états, des transformations), imposant des contraintes cognitives plus ou moins importantes (familiarité de la situation, difficulté de la notation), et dans des contextes de production différents (mémorisation ; communication à un pair, à un enfant plus jeune). Par exemple, Lee et Karmiloff-Smith (1996) ont étudié les notations produites pour expliquer à d’autres enfants les déplacements des pièces d’un puzzle à réaliser pour atteindre une configuration donnée. Marti, Garcia-Mila et coll. (2001) ont étudié les notations réalisées pour mémoriser des éléments discrets. Ces premières études soulignent que si les enfants de 4 ans ont une bonne connaissance des différents types de notation, ils distinguent l’écriture alphabétique, l’écriture numérique, le dessin (Sinclair, 1998), ce n’est qu’après 6 ans qu’ils saisissent la fonction référentielle des notations (Bialystok, 2000 ; Bialystok, Martin, 2003 ; Tolchinsky Landsmann, Karmiloff-Smith, 1992) et que vers 8-9 ans, voire 11 ans, qu’ils sont capables de produire des notations adéquates.
3 L’objectif de cette étude est de préciser l’âge à partir duquel l’enfant pense à utiliser les notations pour transmettre une information au niveau temporel et spatial. À cet effet, nous avons proposé à des enfants de différents âges (6 à 11 ans) une situation dont la finalité est empruntée à la vie courante et dans laquelle l’enfant doit utiliser une notation, sans que cette production d’écrit ne soit explicitement demandée. La situation choisie est celle d’une description d’une notice de montage d’un objet en Lego représentant un cerf. Il s’agit d’un jeu de construction fréquent chez les jeunes enfants et qui reste attractif pour les plus âgés. La situation de montage est simple. L’assemblage forme un objet plat. Il n’est donc pas nécessaire de représenter la profondeur, ce qui est encore difficile pour les enfants de 6-7 ans et suscite des erreurs liées au biais canonique (représentation de parties de l’objet non visibles, Picard, Durand, 2005 ; Vinter, 1999). Les formes carrées et rectangulaires des pièces de Lego, qui constituent la base du vocabulaire graphique du dessin, sont faciles à dessiner dès 5 ans (Baldy, 2002). Le sens donné à l’objet (un cerf) peut, cependant, à cet âge de 5 ans, susciter la production d’un dessin figuratif, dont le rôle essentiel est de représenter quelque chose, mais sans recherche du réalisme de la production par rapport au modèle. Ceci explique pourquoi, à cet âge, l’enfant a des difficultés à se focaliser sur les éléments internes à une figure et à respecter l’emplacement physique des pièces les unes par rapport aux autres. Toutefois, pour les enfants plus âgés, le sens donné à l’objet permet de le dénommer par l’écriture alphabétique. La situation choisie peut ainsi être décrite par différents systèmes de notation : le montage peut être décrit en utilisant les systèmes graphique (dessin, dessin schématique), linguistique (texte descriptif de l’objet, notice procédurale du montage) ou numérique pour indiquer le nombre de pièces, ou encore un codage des couleurs (schéma de montage avec un code couleur). D’un autre côté, cette situation ne contraint pas l’enfant à décrire les états et les actions (procédure), car seuls les états peuvent être décrits en précisant la juxtaposition des pièces. La situation est ainsi adaptée aux enfants les plus jeunes, qui notent, le plus souvent, les états (Lee, Karmiloff-Smith, 1996) et aux enfants les plus âgés, qui peuvent réaliser un document procédural (Ganier, Heurley, 2003). Ce type de production reste toutefois encore difficile à 10-11 ans, compte tenu de la nécessité d’articuler un certain nombre de traitements : programmer la suite des actions à réaliser pour établir la consigne, sélectionner les grandes phases de l’action, présenter les actions dans un ordre logique par rapport au déroulement chronologique, écrire le texte en utilisant des termes adéquats et des connecteurs logiques (et, alors, si).
4 Cette description de la situation proposée souligne combien les facteurs qui sous-tendent la production de notations sont variés. Nous étudierons, ici, si les enfants des différents âges mobilisent spontanément les notations pour résoudre la tâche qui leur est proposée (spontanéité des notations) et réalisent une production adaptée (système de notation employé et fonctionnalité de la production ; la notation permet-elle de reproduire la construction ?) Compte tenu de la nature figurative de l’objet, nous nous attendons à observer davantage de notations graphiques. Toutefois, l’apprentissage de l’écriture, qui débute au CP, devrait conduire les enfants de CE1 et CM2 à utiliser le système linguistique. De plus, les élèves de CM2 devraient plus fréquemment produire des textes procéduraux ou des textes comme les lettres, les listes, qui sont étudiés en classe (Ganier, Heurley, 2003). L’évolution devrait donc se faire dans le sens d’une diversification des systèmes de notation. En outre, la maîtrise croissante des systèmes de notation (graphique notamment) et de leur usage devrait aboutir à une fonctionnalité plus élevée des notations produites par les élèves les plus âgés. La capacité de l’enfant à adapter sa notation à la situation rencontrée sera également appréhendée, en contrastant les deux conditions de production proposées : produire une notation pour mémoriser l’information pour soi, en vue d’un rappel ultérieur (fonction d’aide-mémoire) ou bien pour communiquer l’information à un autre enfant (fonction pragmatique). Nous supposons que les notations seront plus complètes lorsqu’elles sont destinées à un pair qui n’a pas vu la construction que lorsqu’elles sont produites pour soi en vue d’un rappel ultérieur (Callaghan, Rochat, 2003). Si l’enfant tient compte des connaissances préalables du destinataire de la notation, sa production devrait être plus pauvre dans la situation de mémoire et elle devrait être, au contraire, plus riche, plus explicite, dans la situation de communication. Cette prise en compte du destinataire devrait apparaître vers 8-9 ans, période à laquelle l’enfant a une meilleure représentation des informations dont le destinataire dispose.
Méthode
Participants
5 Quatre groupes de 36 enfants, scolarisés dans des établissements scolaires situés en zone urbaine, ont pris part à l’étude. Ils étaient en classe de Grande section de maternelle (âge moyen 5 ;11, extrêmes 5 ;4-6 ;3), de CP (6 ;9, extrêmes 6 ;4-7 ;3), de CE1 (7 ;9, extrêmes 7 ;4-8 ;2) ou de CM2 (10 ;9, extrêmes 10 ;4-11 ;3). Les passations ont eu lieu en avril et mai.
Matériel et procédure
6 L’enfant était assis devant une table sur laquelle se trouvaient des crayons de couleur, des feuilles de papier, une gomme, des pièces de Lego. Dans une première phase, l’adulte lui présentait un cerf réalisé en pièces de Lego (de quatre couleurs et de trois tailles), qu’il devait reproduire à l’identique. Cette manipulation obligeait l’enfant à expérimenter la procédure de montage de l’objet. S’il y avait lieu, l’adulte intervenait pour aider l’enfant à obtenir une construction correcte. Dans une seconde phase, l’enfant était placé dans une condition de mémorisation ou de communication. Dans la condition de mémorisation, l’adulte précisait à l’enfant qu’il aurait à restituer la construction un autre jour (« Si je viens un autre jour et que je te demande de faire la même forme, comment peux-tu faire pour réussir ? »). Dans la condition de communication, l’enfant devait indiquer, à un enfant absent, comment construire la forme avec les pièces de Lego (« Des enfants d’une autre école, qui ont des Lego, doivent réaliser la même forme mais en l’absence du modèle. Comment peux-tu faire pour les aider à réussir ? »). Si, après un laps de temps de deux minutes, l’enfant ne produisait pas de notation, l’adulte suggérait de noter.
Résultats
7 La spontanéité des notations, leur nature et leur fonctionnalité, ainsi que la nature des erreurs, ont été analysées en fonction du niveau scolaire puis du contexte.
Évolution des notations en fonction du niveau scolaire
Nombre de notations spontanées et types de notations
8 Le nombre de notations spontanées augmente entre la GSM et le CP, puis entre le CP et le CE1 et reste identique entre le CE1 et le CM2, alors que tous les enfants n’ont pas pensé à noter (tableau 1). Deux enfants sur 36 ont spontanément utilisé une notation en GSM, 10 en CP [χ2(1) = 4,90, p = .027], 10 en CP et 21 en CE1 [χ2(1) = 5,66, p = .009)].
Nombre d’enfants (sur un total de 36) ayant produit un dessin spontanément ou après la suggestion de noter par niveau scolaire, et parmi ceux-ci, nombre d’enfants ayant produit un dessin libre sans rapport avec la demande de la tâche
Nombre d’enfants (sur un total de 36) ayant produit un dessin spontanément ou après la suggestion de noter par niveau scolaire, et parmi ceux-ci, nombre d’enfants ayant produit un dessin libre sans rapport avec la demande de la tâche
9 Trois enfants de GSM, 6 de CP et 1 de CE1 n’ont pas produit de notation après les incitations directes « à marquer ou noter quelque chose » (notations suggérées ; tableau 1). Six élèves de GSM et 2 de CP ont réalisé un dessin libre sans lien avec la construction à reproduire, ce qui dénote une absence de compréhension de l’objectif de la tâche. Ces dessins libres ont été écartés dans les analyses qui suivent. De ce fait, le nombre de productions analysées augmente entre le CP et le CE1 [χ2(1) = 4,57, p = .032].
10 L’analyse des productions permet de différencier les catégories suivantes de notations : 1o le dessin ; 2o le dessin figuratif de l’animal, qui ne comporte pas de référence aux pièces de Lego ; 3o l’empreinte réalisée en couchant la forme en Lego sur la feuille de papier, afin d’en dessiner les contours, sans précision d’aucun autre paramètre (couleur, Lego) ; 4o les dessins accompagnés de texte ; 5o les textes écrits sous la forme de paragraphes ou de listes ; 6o les lettres (voir quelques illustrations de ces productions figure 1).
Exemples de productions
Exemples de productions
11 Le tableau 2 (partie a) montre que le dessin est la catégorie la plus représentée. Lorsque les catégories « dessin », « dessin figuratif de l’animal » et « empreinte » sont regroupées, les pourcentages sont de 100 % en GSM, 93 % au CP, 89 % au CE1 et 89 % au CM2. Cette diminution du nombre de dessins avec l’âge n’est pas statistiquement significative. Elle se fait au profit de la production de petits textes, à partir du CP, année d’apprentissage intensif de l’écriture. Seuls quelques enfants ont écrit un texte ou une lettre pour décrire la forme. La prédominance du dessin s’explique par le fait que ce système de notation est le plus approprié à la nature figurative de l’information à représenter. Cependant, le dessin n’est pas toujours utilisé de façon fonctionnelle, puisque 5 élèves de CP ont réalisé un dessin figuratif du cerf et 2 élèves de CP une empreinte.
Types et fonctionnalité des notation (effectifs) et nature des erreurs (en pourcentages) selon le niveau scolaire
Types et fonctionnalité des notation (effectifs) et nature des erreurs (en pourcentages) selon le niveau scolaire
Fonctionnalité des productions
12 La fonctionnalité des productions, évaluée par des juges adultes, en examinant si le cerf peut être construit à partir de la production de l’enfant, est relativement faible, de 3 en GSM à 10 en CM2 (tableau 2, partie b). Le pourcentage moyen de productions fonctionnelles augmente avec le niveau scolaire. La différence entre les pourcentages des classes de GSM-CP réunies et celles de CE1-CM2 est significative [χ2(1) = 4,37, p = .0365]. Toutefois, alors que l’on pouvait s’attendre, au moins en CM2, à ce que les notations soient fonctionnelles, compte tenu des capacités en dessin à cet âge, seulement 25 % des productions environ le sont. Enfin, la fonctionnalité des productions ne semble pas être liée à la spontanéité de la notation. Le nombre de productions fonctionnelles réalisées spontanément et après la suggestion de noter est comparable (tableau 2 partie b).
13 L’examen des erreurs montre que les dessins sont incomplets en raison du nombre inexact de pièces, des couleurs non conformes, ou encore du tracé imprécis du contour, qui ne permet pas de voir la forme globale (tableau 2, partie c). L’avancée en âge est marquée par une diminution des erreurs sur la couleur et le nombre de pièces, au détriment de la précision du contour. Bien que le coloriage ne soit pas essentiel dans la tâche proposée, les élèves les plus âgés accordent encore du temps à cet aspect esthétique du dessin. Les notices rédigées sous la forme d’un texte ou d’une lettre comportent, quant à elles, des erreurs sur le nombre, la taille et la position des pièces de Lego. Les oublis de pièces sont plus fréquents dans ces productions alphabétiques que dans le dessin. D’un autre côté, de façon assez surprenante, la forme n’est pas dénommée par le nom qui y réfère (cerf ou terme équivalent).
Incidence de la condition de production (mémorisation ou communication)
14 La comparaison des deux contextes de production permet d’étudier si les enfants adaptent leur production à l’usage de leur notation.
Productions spontanées et types de notations
15 Le nombre d’élèves ayant produit spontanément une notation (sur 18 par niveau scolaire), dans la condition mémorisation et dans la condition communication, est précisé dans le tableau 3 (partie a). La comparaison de ces deux conditions, à chaque niveau scolaire, indique que le nombre d’enfants qui ont pensé à noter est équivalent jusqu’en CE1. En CM2, les notations spontanées sont plus nombreuses en communication [χ2(1) = 4,11, p = .042]. Ceci suggère que la fonction d’aide-mémoire des notations est moins disponible ; elle apparaît d’ailleurs plus tardivement dans le développement : le nombre de notations spontanées augmente entre le CP et le CE1 [χ2(1) = 7,31, p = .007] pour la condition de mémorisation, et entre la GSM et le CP pour la condition de communication [χ2(1) = 6,38, p = .0115].
Types et fonctionnalité des notations (nombre sur 18) et nature des erreurs par niveau scolaire (en pourcentages) selon la condition de production : M mémorisation ou C communication
Types et fonctionnalité des notations (nombre sur 18) et nature des erreurs par niveau scolaire (en pourcentages) selon la condition de production : M mémorisation ou C communication
16 La situation de production n’a que peu d’effet sur la nature des notations (tableau 3 partie b). Le dessin est utilisé dans la situation de mémorisation comme dans celle de communication. Relevons que les dessins figuratifs ne sont produits que par les enfants en CP et sont plus fréquents dans la situation de communication que dans la situation de mémorisation (4 versus 1) ; l’unique présentation de type lettre a été utilisée dans la situation de communication, ce qui est tout à fait approprié ; enfin, les productions comportant de l’écriture alphabétique, également peu fréquentes, sont produites dans les deux conditions.
Pertinence et fonctionnalité des notations
17 Le nombre de notations pertinentes, c’est-à-dire représentant la construction en Lego, diffère significativement selon la condition de production en GSM uniquement, les productions pertinentes étant plus nombreuses en mémorisation qu’en communication [χ2(1) = 5,33, p = .021] (tableau 3 partie a).
18 Le nombre de productions fonctionnelles, c’est-à-dire permettant de construire correctement le cerf, ne varie pas de façon significative en fonction de la condition, bien que l’on observe une augmentation des productions fonctionnelles dans la situation de communication au CE1 (41,2 %) (tableau 3 partie c). D’un autre côté, pour chacune de ces conditions, aucune évolution significative n’est relevée en fonction du niveau scolaire.
19 Compte tenu du faible nombre de productions comportant du texte, seules les erreurs produites dans les notations de type dessins (sans les dessins figuratifs ni l’empreinte) ont été analysées. Les caractéristiques des erreurs varient peu en fonction des conditions de production (mémorisation versus transmission), si ce n’est en CP, où les erreurs de couleur sont plus nombreuses en communication, et en CE1, où les erreurs relatives au nombre de pièces sont plus nombreuses en mémorisation (tableau 3 partie d).
Discussion
20 Les données recueillies confirment la faible disponibilité des notations chez l’enfant, dans des situations où elles sont pourtant couramment mobilisées. Peu nombreux sont, en effet, les jeunes enfants de GSM qui ont utilisé spontanément les notations dans la situation qui leur était proposée. Cette utilisation spontanée des notations augmente au CP et s’amplifie au CE1, pour se stabiliser jusqu’au CM2. La faible disponibilité des fonctions d’aide-mémoire et de communication chez les enfants les plus jeunes est cohérente avec la préoccupation majeure des adultes, parents et enseignants, qui, à cet âge de l’enfant, concerne la maîtrise du graphisme, l’esthétisme et le réalisme des dessins. Au CP et au CE1, l’apprentissage de l’écriture semble soutenir la mobilisation des notations. Confronté à la plus grande opacité du système linguistique par rapport au système graphique, l’enfant saisirait mieux le caractère référentiel des notations. L’absence de progression entre le CE1 et le CM2 est surprenante, parce qu’à ces deux niveaux scolaires seuls 60 % des enfants ont recours à l’écrit. Ces données sont analogues à celles recueillies auprès d’enfants de 5 à 7 ans par Marti, Garcia-Mila et coll. (2001), dans une tâche où les notations ont une fonction de mémorisation de l’information et à celles de Nogues, Weil-Barais, Villeret et Bouchafa (2005), dans une tâche de notation de quantités de perles et de longueurs de rubans.
21 La qualité des productions s’améliore avec l’âge. L’augmentation de leur fonctionnalité est liée à une plus grande précision des éléments qui constituent l’objet (nombre de pièces, couleur), au détriment de l’exactitude du contour. Cette évolution peut être attribuée à une meilleure maîtrise de l’outil (dessin). Toutefois, cette explication n’est pas suffisante, puisque les élèves de CM2, dont on peut supposer qu’ils maîtrisent le dessin, ne réalisent pas tous une notation complète. En outre, les dessins libres et figuratifs, produits par certains enfants, indiquent qu’ils ont négligé l’aspect fonctionnel de la tâche. Ils n’ont pas considéré l’usage ultérieur de la notation (aide-mémoire, notice de montage). De ce fait, il est difficile de préciser si les erreurs dans les productions sont liées aux difficultés de représentation de l’objet ou au fait que les enfants ne tiennent pas compte de l’usage de leur production. Une comparaison entre les productions recueillies avec cette procédure et une demande de dessin pourrait permettre de répondre à cette question.
22 La prépondérance du dessin dans les productions peut, ici, être attribuée aux caractéristiques de l’objet à représenter. Cependant, cette prééminence du dessin a également été notée par Lee, Karmiloff-Smith (1996) dans une situation dynamique où le moyen linguistique était plus approprié à la notation des déplacements (le système linguistique indique implicitement l’ordre séquentiel). Des enfants de 8-9 et 10-11 ans et des adultes devaient produire une notation dans le but d’expliquer à des enfants comment manipuler les quatre pièces d’un puzzle, de manière à glisser l’une des pièces (un grand carré) dans une fente. Les notations recueillies dans notre étude correspondent, le plus souvent, à une représentation statique de l’objet. Les aspects dynamiques du montage ne sont pas représentés. Plusieurs explications peuvent être avancées. Les enfants ne spécifient pas les actions à accomplir parce qu’elles sont familières. Aussi, pourrions-nous inciter l’enfant à décrire le montage de l’objet, en précisant, dans la consigne, que le destinataire de la production n’a jamais joué avec des Lego. Les enfants pourraient, également, être attachés au moyen de notation antérieur qui correspond au dessin figuratif (Lautrey, 1990). Ils pourraient, aussi, avoir des difficultés à se représenter les actions (Lee, Karmiloff-Smith, 1996). Notons enfin que l’apprentissage de l’écriture n’a que peu d’influence sur la primauté du dessin. Seuls quelques enfants ont écrit un texte ou une lettre pour décrire l’objet ou le montage.
23 Le contexte de production n’a, globalement, que peu d’influence. Cette influence apparaît chez les enfants les plus âgés. En CM2, les notations spontanées sont plus nombreuses en situation de communication qu’en situation de mémorisation (Gaux, 2003), ce qui peut être interprété comme une meilleure connaissance des exigences liées à la situation de communication. Toutefois, on peut relever que les notations pertinentes sont plus nombreuses en situation de mémorisation (10/18) chez les enfants les plus jeunes (GSM). En outre, l’usage de la notation n’a pas d’influence sur la qualité des productions (fonctionnalité et erreurs).
24 Les résultats soulignent donc la difficulté de l’enfant à adapter son dessin aux exigences de la situation. L’enfant peut ne pas percevoir l’intérêt d’adapter sa notation à l’usage qui en sera fait ou ne pas voir la nécessité d’adapter sa production au destinataire (théorie mentale, Callaghan, 2005 ; Leyva, Hopson, Nichols, 2012). Il peut aussi rencontrer des difficultés de flexibilité dans sa production, c’est-à-dire à opérer des changements au niveau procédural ou au niveau des représentations (Baldy, 2002). La flexibilité procédurale, présente dès 5 ans, permet à l’enfant de modifier la procédure habituelle du dessin de façon intentionnelle, de décomposer l’action globale en séquences. La flexibilité, au niveau des représentations, quant à elle, évolue en fonction de la taille des unités cognitives auxquelles l’enfant a accès, et qui lui permettent de planifier ses actions. Le mouvement serait, tout d’abord, planifié segment par segment, sans considération de la séquence entière au niveau de la figure globale (à 4-5 ans), puis au niveau de la figure globale (à 6-8 ans), et enfin à un niveau global et/ou local (à 6-8 ans) qui permet de modifier le dessin (Vinter, 1999 ; Picard, Vinter, 2005). Cette évolution expliquerait que le sens donné à une figure a une influence sur l’organisation des productions chez les enfants de 10 ans, mais pas chez les enfants de 6-7 ans. Cette évolution de la taille des unités cognitives procéderait des progrès qualitatifs de la mémoire de travail (Eskritt, Lee, 2002). Outre la limitation de la mémoire, d’autres facteurs sont avancés pour expliquer la faible flexibilité dans les représentations : un manque d’imagination ou une faible créativité (Dubuc, Dubek, 1984).
Bibliographie
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