Couverture de BUPSY_538

Article de revue

Des liens entre recherche théorico-expérimentale et applications/pratiques en psychologie

Une analyse comparative France/États-Unis

Pages 293 à 302

Notes

  • [1]
    Une version augmentée de ce texte est parue dans International Journal of Psychological Studies, 7, 2, [http://dx.doi.org/10.5539/ijps.v7n2p74]
  • [*]
    Université de Lausanne, Geopolis, Psychology, 1015 Dorigny, Lausanne, Suisse.
    <marie.santiago@unil.ch>
  • [2]
    En 1916, Geissler est un des principaux fondateurs du Journal of Applied Psychology, avec l’aide G. Stanley Hall et de John Wallace Baird. Selon Geissler, le sens de « applied psychology » dépend du sens que l’on donne à « psychologie » et de la compréhension que l’on a des différences entre « appliquée » et « pure ». Geissler estime que la psychologie appliquée est aussi appelée psychologie pratique, psychotechnique ou psychotechnologie, et cela dans le sens où ces termes s’opposent à psychologie « pure » ou « théorique » ou « générale ». Pour lui, la psychologie comme « science pure » s’intéresse aux faits en eux mêmes, ou vise à augmenter les connaissances, alors que la psychologie appliquée s’intéresse à ces mêmes faits mais dans un objectif utilitaire, plus prosaïque.
  • [3]
    Ainsi, entre 1922 et 1929, le « Memorial Laura Spelman Rockefeller » attribuera 41 millions de dollars à la recherche interdisciplinaire, centrée sur le travail et les sciences sociales.
  • [4]
    Pour Freyd, la psychologie générale et appliquée ne devraient pas être distinctes du point de vue des méthodes. La psychologie ne peut être appliquée, mais son point de vue peut être élargi afin d’en faire une science plus pratique, car le psychologue devrait être vu comme quelqu’un qui étudie le comportement humain dans toutes les conditions (expérimentales et de la vie quotidienne).
  • [5]
    « Applied Psychology », « Practical Psychology », « Investigative Practice », « Knowing of the third kind ».
  • [6]
    Elle n’équivaut ni à un savoir théorique pur ni à un savoir-utiliser les théories et techniques, mais à un « savoir de troisième type » co-construit dans et par l’activité.
  • [7]
    Et non plus « reproductrices » de théories ou modèles existants.
  • [8]
    Encore à la fin de mes études, dans la fin des années 1980, j’avais été profondément choquée qu’un rédacteur en chef d’une revue de psychologie fondamentale (basic psychology) me dise qu’un texte que j’avais écrit relevait de la « psychologie appliquée ». Alors qu’il relevait de l’épistémologie (ce qui correspondrait en anglais au courant de « theoretical psychology »), autour de questions méthodologiques et cliniques. L’identité des psychologues cliniciens était fondée sur les supposés de Lagache, où l’analyse des pratiques alliées à la méthode d’investigation, étaient susceptibles de produire de nouveaux savoirs fondamentaux.
  • [9]
    Ces attaques indiquent également des querelles et rivalités entre courants universitaires.
  • [10]
    Ces débats interrogent également la formation des universitaires et leurs liens concrets ou non aux pratiques de terrain. Ainsi, un certain nombre d’universitaires, enseignant l’une ou l’autre branche de la psychologie appliquée, n’ont, pour la plupart, qu’une vision idéalisée du terrain d’application et de sa complexité. Ce qui peut aussi expliquer leur adhésion à une vision des pratiques comme des lieux d’applications des théories universitaires (appliquée ou fondamentale). L’écart entre ces enseignements universitaires et les praticiens de terrain s’accentuant de plus en plus, faute d’une réelle considération des enseignements et savoirs issus des pratiques elles-mêmes.

1 Le présent texte se focalise sur une analyse historique des liens conflictuels entre ce qui est appelé, suivant les courants et les cultures, d’une part, applications ou pratiques et, d’autre part, recherche théorique ou recherche expérimentale. En effet, malgré de nombreuses déclarations d’intention prônant la nécessité d’une articulation entre pratiques et théories, il n’en reste pas moins que les deux types de psychologie ont une tendance à s’éloigner de plus en plus, et cela depuis la naissance de la psychologie. Éloignement qui interrogera même certains chercheurs, nous le verrons, sur la nécessité d’une scission totale entre une psychologie appliquée et une psychologie fondamentale.

2 Dans cet article nous présentons, en premier, la complexité de l’évolution des termes, psychologie appliquée, psychologie pratique, psychologie concrète, par différenciation avec une psychologie académique, expérimentale, théorique, fondamentale, etc. Nous suivrons les débats autour des différentes dénominations de la « psychologie appliquée », depuis ses débuts, à la fin du xix e siècle aux États-Unis. Ces débats sémantiques, loin d’être anecdotiques, indiquent les fluctuations des relations entre applications et théories.

3 Ensuite, nous montrerons brièvement comment les catégories des différents champs de la psychologie ont été construites sur des bases différentes en France et quelles en ont été les conséquences. Nous illustrerons notre propos par un cas : celui de la création et diffusion d’une nouvelle discipline de la psychologie en France à la fin des années 1980. La psychologie de la santé telle que conçue aux États-Unis. Ce cas a l’avantage de montrer les écarts entre théories universitaires et développements pratiques et de mieux mettre en évidence les lignes de tensions.

4 Notre dernière partie questionne la place réelle des analyses des pratiques concrètes des psychologues en tant que productrices de savoir. Nous soutenons qu’une analyse de l’activité des pratiques des psychologues (universitaires et appliquées) constituerait la voie idéale pour permettre que se construisent de nouveaux modèles en psychologie. Des modèles théoriques ancrés dans la recherche de terrain, ce qui serait idéalement une « psychologie fondamentale de terrain ». Nous concluons que « sans théorie il ne peut y avoir de pratique transmissible, mais que sans pratique il ne peut y avoir que des intellectualisations, y compris des intellectualisations universitaires touchant aux applications.

Évolution des appellations de psychologie « appliquée » (États-Unis)

Actualité de la problématique

5 Définir la « psychologie appliquée » reste difficile, tant cette définition mobilise des conceptions différentes de la psychologie. Comme nous le verrons, le terme, lui-même, ne renvoie pas exactement à la même catégorisation en France et dans les pays anglo-saxons. Bien qu’un peu rapidement, on peut dire qu’il y a deux « grandes » conceptions de la psychologie appliquée.

6 Dans la première, issue des laboratoires universitaires, la recherche expérimentale est primordiale. Les praticiens de terrain doivent se limiter à appliquer les modèles issus de cette recherche. Cette première vision est défendue par les tenants de la recherche expérimentale et une grande part des enseignants en psychologie, y compris les universitaires de la psychologie appliquée. Pour eux, la psychologie appliquée devient une application des théories universitaires à des publics hors laboratoire. Cette conception a comme avantage de soutenir une unité de la psychologie à la fois comme « science » ET comme « profession ».

7 Cependant, une deuxième conception des liens entre les théories universitaires et les applications de terrain existe depuis le début de la psychologie appliquée. Dès les années 1920, elle est apparue, avec des variantes, aux États-Unis, et dans les années 1930 en France, en Suisse, en URSS. Cette conception est de nouveau d’actualité depuis les années 1980.

8 Ici, les pratiques de terrain sont considérées comme porteuses de connaissances nouvelles. Il y aurait un « savoir spécifique » issu des pratiques, savoir qui ne se réduit pas à une simple application des théories. La recherche en psychologie « appliquée » devient une forme de recherche à part entière. Une recherche praticienne, par les pratiques et sur les pratiques. On parle moins de « psychologie appliquée » et plus de « pratiques de psychologie ».

9 Bien que ce débat se perpétue, avec des variantes, depuis les fondements de la psychologie au xix e siècle, il reste toujours d’une grande actualité. Il s’agit de deux positions épistémologiques, de deux manières différentes de concevoir les pratiques et, au-delà, les rapports entre théorie et applications. Le débat implique également deux visions de notre profession, comme « appliquantsinformés » ou comme « praticiens-investigateurs ».

10 L’analyse des évolutions de la terminologie concernant la « psychologie appliquée » aux États-Unis nous sert de point de départ pour comprendre les enjeux théoriques, méthodologiques, sociaux et institutionnels.

Années 1920, psychologie « appliquée » ou « seconde psychologie » ?

11 La psychologie appliquée est issue du débat des Lumières, qui a vu s’opposer pensée cléricale et courants philosophiques à la recherche de fondations rationnelles du sujet humain. Deux grandes théories de l’homme apparaissent, l’homme de la psychologie expérimentale et objectiviste, et l’homme social, situé dans un contexte culturel et politique. Les débats entre ces deux grandes conceptions se poursuivent encore, et au cours, du xix e siècle, ils vont être complexifiés par l’arrivée de la pensée pragmatique et utilitariste. Cette dernière cherche à mettre fin aux controverses théoriques spéculatives pour se focaliser sur les « faits empiriques ». La rencontre de ces différentes influences, va contribuer à la création des premiers grands laboratoires de recherche expérimentale et aux fondements de la psychologie appliquée (Jahoda, 1990).

12 Dès le début des années 1900, la recherche appliquée se focalise sur la compréhension de l’action humaine et de l’impact du facteur humain situé dans des contextes complexes, dans lesquels la décision, l’organisation, la production et la maintenance sont des tâches essentielles.

13 Ludwig Reinhold Geissler (1917) [2], dans le premier numéro de Applied Psychology, souligne que la psychologie appliquée correspond aussi à ce qu’on appelle « practical psychology » ou « psychotechnics » ou « psychotechnology », et s’oppose à « pure », ou « theoretical » ou « general psychology » (ou « academic/experimental psychology », telles que développées dans les laboratoires universitaires). Pour Geissler, cette psychologie appliquée est un art plus qu’une science, et elle doit se centrer sur l’amélioration des conditions de la vie humaine plutôt que de se perdre en discussions intellectuelles.

14 Cette première définition correspondait exactement à la demande sociale d’instruments de mesure afin d’accroître la productivité et l’efficience de l’homme (au travail, à l’école, etc.). Elle permettait, également, de laisser au second plan toute volonté d’analyser les pratiques ou le rôle de chercheur-praticien. De plus, elle accentuait l’écart entre théorie et applications, plutôt que de provoquer l’examen méthodique des différences.

15 Cependant, à la même époque, d’autres auteurs proposent une autre vision de la psychologie « appliquée ». En particulier, le pionnier des différentes branches de psychologie appliquée aux États-Unis (criminologie, clinique, travail, industrie, etc.) : Hugo Münsterberg (1863-1916), directeur du laboratoire de psychologie de Harvard, ancien élève de Wundt, et soutenu par William James.

16 Hugo Münsterberg formalise deux psychologies, nécessaires et indissociables : une psychologie causale (psychologie des états mentaux, avec des méthodes expérimentales) et une psychologie téléologique (psychologie de la personne, avec des méthodes des sciences humaines s’intéressant au sens). Cette psychologie sera appelée « seconde psychologie ». Elle doit traiter les humains comme sujets producteurs de sens, de projets, situés dans un contexte, et utiliser des méthodes appropriées à cette étude (Münsterberg, 1915 ; Chandler, 2002).

17 Jean Piaget à Genève, Heinz Werner à Hambourg, Lev Vygotski à Moscou, Henri Wallon à Paris, et bien d’autres dans le monde suivront partiellement ces recommandations. Ils développeront des méthodes et des recherches en lien avec les terrains.

Années 1930-1950, crise économique et rôle des Fondations

18 La crise économique des années 1920 va rapidement accroître la pression « utilitariste » et pragmatique. Entre les années 1930 et 1940 on verra cohabiter trois formes de psychologies :

19 – La psychologie académique (expérimentale) se développera dans les universités, et s’autoproclame représentante de la recherche scientifique en psychologie.

20 – La « seconde psychologie », de Münsterberg, promouvra des méthodes cliniques et qualitatives et s’intéressera à l’étude de l’activité en situation. Elle est aussi présente dans les universités (Geiger, 1986). Cependant elle entrera très vite en conflit d’intérêt avec la psychologie académique-expérimentale (Freyd, 1927).

21 – La psychologie « appliquée », plus proche du pragmatisme de Geissler, qui se propagera très rapidement hors des universités, avec le soutien des fondations philanthropiques privées.

22 Pour ces fondations, la recherche ne doit traiter que des problèmes pratiques de la vie quotidienne. Elle doit être orientée par des objectifs « utiles », tels que définis par les fondations. Celles-ci soutiendront des travaux concrets « au profit du bien-être des individus » [3]. Elles contribueront au financement d’innovations méthodologiques importantes, ainsi qu’à la diffusion de la psychologie dans le grand public, tout en augmentant le rôle de contrôle social de la recherche appliquée (Ross, 1991).

23 Après la seconde guerre mondiale, la « seconde psychologie » de Münsterberg disparaîtra peu à peu face l’influence du courant expérimental. Dès lors, ce seront les fondations qui soutiendront une grande partie des recherches appliquées en sciences sociales et en psychologie (McKeachie, Brim, 1984).

24 C’est dans ce contexte, qu’est créé le cursus des chercheurs-praticiens, formés à l’Université et destinés à la recherche appliquée, en 1949. La psychologie académique-expérimentale va devoir cohabiter, dans ses cursus, avec une psychologie appliquée qu’elle définit comme une psychologie appliquant les modèles et théories issus du courant plus « scientifique » (Freyd, 1926) [4]. Se met alors en place un « mariage de raison » entre psychologie appliquée académique et psychologie expérimentale académique. Les deux y trouvent un intérêt. La première attirant de plus en plus d’étudiants, la seconde finançant ainsi ses laboratoires.

Des années 1990 à ce jour, un questionnement actuel, un champ sémantique foisonnant, le tournant vers les « pratiques » [5]

25 Dans les années 1990, les débats sur la définition de la psychologie appliquée et sur son objet reviennent sur le devant de la scène (Schönpflug, 1992, 1993). Avec trois grandes options : d’une part les tenants d’une « Applied Psychology » proche de la psychologie académique-expérimentale (Von Mayrhauser, 1993), d’autre part, ceux qui promeuvent une relative autonomie, en considérant leurs mutuels apports. Ces derniers sont assez proches de la « Second Psychology » de Münsterberg (Cahan, 1992). Un troisième groupe va, cependant, militer pour une autonomie quasi totale de la psychologie appliquée en tant que discipline scientifique et pratique à part entière (Louw, 1993).

26 Ce dernier groupe, bien que relativement hétérogène, défend une Practical Psychology, qui a comme particularité de se centrer sur les apports des pratiques psychologiques en contexte. Pour ces auteurs, les pratiques seraient, d’une part, productrices de nouvelles connaissances, à travers leurs effets concrets lors des interventions ; d’autre part, elles seraient sources de savoirs, voire de modélisations novatrices, par les enseignements issus de l’analyse des pratiques des psychologues (Semmer 1993 ; Sugiman, 2006).

27 Certains auteurs, soulignent que la différenciation entre « pratiques » et « théorie » part du postulat selon lequel les « théoriciens », les « expérimentalistes », n’auraient pas de « pratiques » caractérisant leur activité. Ils remarquent que théorie (savoir « quoi ») et pratique (savoir « comment ») restent inséparables (Sandelands, 1990). Aussi opposer théorie et pratique permet surtout d’éviter l’étude des liens entre les deux, le savoir produit dans l’action conjointe (Shotter, 1980 ; Hill, Morf, 2000).

28 Danziger (1994) propose une focalisation sur les « pratiques d’investigation » (Investigative practices) des psychologues. Une analyse précise de l’activité des psychologues dans leurs différents contextes d’intervention. Cette analyse des pratiques favoriserait le développement de théories ancrées dans le réel de l’action du psychologue. Elle impliquerait une analyse de l’activité globale à travers l’interaction dialogique et en tenant compte des aspects sociaux contingents [6]. Cette action conjointe pourrait faire l’objet de l’analyse des pratiques, permettant de produire de nouvelles connaissances en psychologie, un « savoir du troisième type » (Knowing of the third kind) (Shotter, 1993).

29 Un déplacement se fait donc progressivement, depuis les trente dernières années, d’une conception des applications en tant que reproduction des théories sur un terrain non expérimental, vers une interrogation critique des fondements de la psychologie appliquée. L’intérêt pour les pratiques d’investigation et pour le savoir issu de l’action conjointe, lors des interventions de psychologie, indique un tournant vers une analyse des pratiques, et une conception nouvelle de ces dernières en tant que productrices de savoir à part entière [7].

En France, des « applications de la psychologie » aux « pratiques psychologiques », une culture et des débats spécifiques

De la fin du xix e siècle aux années 1920, apparition des « applications » de la psychologie soutenues par les laboratoires de psychologie expérimentale

30 Si l’on s’interroge sur le statut de la psychologie appliquée en France, on constate que le contexte historique et culturel de développement de la psychologie a contribué à poser les questions autrement. Ainsi, parmi bien d’autres différences, la division au sein de la psychologie ne s’est pas construite sur une différenciation entre psychologie académique expérimentale et psychologie appliquée (Carroy, Ohayon, Plas, 2006).

31 À la fin du xix e siècle et au début du xx e, ce sont les directeurs de laboratoires de recherche expérimentale qui la soutiennent. Ces premiers laboratoires étaient dirigés soit par des médecins psychiatres, proches des travaux sur l’hypnose ou proches de la biologie, soit par des philosophes, lettrés ou linguistes (Charcot, Bourdon, Toulouse, Binet, etc.).

32 Cette psychologie, soutenue par les laboratoires de psychologie expérimentale, a permis des applications dans différents champs :

  • la psychologie pathologique, avec ses travaux sur l’hystérie, l’hypnotisme, etc. (Pinel, Ribot, Charcot, Janet…) ;
  • les travaux sociaux de Tarde ou Le Bon ;
  • les premiers tests psychométriques de Binet-Simon ;
  • les épreuves de sélection de Lahy (É. Toulouse, M. Lahy fonde le laboratoire de psychotechnique de la Société des transports en commun de la région parisienne en 1924).

33 Cependant ces travaux n’entrent pas dans la catégorie « psychologie appliquée », car cette appellation est encore peu répandue. Ils sont conçus comme des extensions « pratiques » des résultats des recherches des laboratoires, davantage tournés vers une catégorisation en sous-disciplines (psychologie générale, clinique, sociale, de l’orientation, scolaire, du travail).

34 En 1929, Pierre Janet (1859-1947), titulaire de la chaire de psychologie expérimentale et comparée du Collège de France, remarque que « la psychologie resterait vaine si elle ne satisfaisait que les auteurs de systèmes philosophiques, sans aucune valeur pour le public, par exemple pour le commerçant qui se dit : je voudrais que cela me fit gagner de l’argent » (Carroy, Ohayon, Plas, 2006, p. 185).

Entre les deux guerres, forte expansion des applications soutenues par les laboratoires et leurs directeurs

35 Entre les deux guerres, de forts besoins sociaux participent à un développement de la demande d’applications de la psychologie. Dans le champ de la sélection professionnelle et de l’orientation, dans le champ du travail, etc. Du côté de la psychopathologie, les psychiatres, tenants d’une psychologie pathologique (biologique ou sociale), commencent à s’affirmer à travers des revues, et l’on voit apparaître l’idée d’une « psychologie pratique nouvelle, essentiellement clinique » (L’Évolution psychiatrique, fondée en 1925), qui serait autonome.

36 Les directeurs des laboratoires de psychologie académique expérimentale réagissent cependant en soulignant les enjeux sociaux et politiques de ces demandes (Henri Wallon, 1879-1962, Laboratoire de psychobiologie de l’enfant, École pratique des hautes études). Sous l’influence d’Henri Piéron, fondateur de l’Institut de psychologie, directeur du Laboratoire de psychologie expérimentale, le cursus de conseiller d’orientation sera la première branche de psychologie appliquée, officiellement reconnue en 1938.

37 Il est intéressant de voir combien sa conception des liens entre théories issues de la recherche de laboratoire et applications reste définitivement positiviste, tout en étant profondément engagée du point de vue politique. Il souhaite que la psychologie permette d’assurer « la place des individus dans l’organisation sociale de façon rationnelle, remédier à des privilèges de classe en faveur d’incapables, alors que la collectivité perd le bénéfice d’aptitudes éminentes, lorsqu’elles restent ignorées dans des classes effectivement sacrifiées ».

38 Tout au long de son développement, la « science » psychologique, les travaux universitaires et de laboratoire vont être mis au service d’applications qui devaient permettre l’émancipation des classes sociales laborieuses, et cela jusqu’aux années 1960. Cependant, il n’est nullement question d’une « psychologie appliquée », mais bien d’une application directe des travaux des laboratoires. Et il faudra attendre 1959 pour qu’apparaisse une Revue de psychologie appliquée, sous la direction d’un établissement privé diffusant les tests psychométriques.

39 Durant les années 1930, la seule crainte vise les abus de la psychologie hors laboratoires, du fait de la demande sociale dans laquelle s’engagent des personnes peu formées. À cela s’ajoutent les premières critiques de la psychologie ; elles sont principalement théoriques et méthodologiques et viennent de la philosophie.

40 En 1928, dans la Critique des fondements de la psychologie, Politzer s’oppose à une psychologie idéaliste et désincarnée et propose de fonder une « psychologie concrète » centrée sur l’individu particulier, sur sa vie vécue comme un synthèse entre comportement et signification qu’il donne à sa conduite. Cette « psychologie concrète » est à la fois une méthode de recherche et une pratique fondée sur le terrain de la vie quotidienne.

41 Ces définitions ne sont pas sans rappeler la « seconde psychologie » de Münsterberg. Cette conception de la psychologie, à partir des pratiques concrètes, influencera les futurs fondateurs de la psychologie des années 1950 (Lagache, Merleau Ponty) mais aussi les philosophes (Foucault, Canguilhem, Althusser).

42 Le début de la guerre mettra un point d’arrêt à ces débats. Ce ne sera qu’en 1947 que la licence de psychologie sera créée grâce à Daniel Lagache.

Années 1950, psychologie expérimentale et psychologie clinique universitaires en opposition, une méthode et une pratique productrices de savoirs nouveaux

43 Dès le début des années 1950, le cursus académique de psychologie va se détacher de la philosophie sous l’influence de deux courants opposés : les universitaires de la psychologie expérimentale, qui veulent être reconnus comme « véritablement » scientifiques et les universitaires de la psychologie clinique et pathologique qui veulent mettre en place une profession spécifique.

44 Dans les années 1950, Daniel Lagache (1903-1972), psychiatre, philosophe et psychanalyste va jouer un rôle majeur dans la fondation de la psychologie à l’Université et dans la création de cette nouvelle profession. Pour lui, il y a une unité de la psychologie, malgré les deux grandes méthodes de recherche qui s’affrontent, méthode expérimentale et méthode clinique, dont la méthode psychanalytique serait un élément.

45 C’est pourquoi les applications et, en particulier, la psychologie clinique, fondée sur la méthode clinique ne sauraient être une simple psychologie appliquée. Elle est une méthode de recherche ET une pratique professionnelle productrice, cette conjonction étant productrice de savoirs nouveaux, concrets et singuliers.

Naissance d’une psychologie clinique en milieu médical, un nouveau champ de pratiques professionnelles

46 Parmi ses nombreux apports, au cours des années 1950, Lagache introduit une nouvelle orientation de la psychologie clinique, proche de la « psychologie médicale ». Les objectifs qu’il en donne, dès 1955, ne sont pas très éloignés de ceux de la psychologie de la santé telle qu’elle sera définie en 1980 par l’APA. Cette psychologie clinique en milieu médical doit :

  • prendre en charge psychologiquement les patients atteints de maladies somatiques ;
  • comprendre les effets et conséquences de la relation médecin/malade/famille ;
  • décrire de manière différentielle les traits psychologiques suivant les types et formes des maladies ;
  • élucider le poids des valeurs et croyances des groupes et leur influence sur le suivi des prescriptions, des consignes de prévention, etc.

47 Ce qui est spécifique, c’est que cette psychologie en milieu médical doit être incluse dans la psychologie clinique, fondée sur la méthode clinique et sur les apports de la psychanalyse (Santiago-Delefosse, 2000 ; 2002).

48 Dès la fin des années 1950, des psychologues cliniciens en milieu médical vont être recrutés dans les hôpitaux généraux (santé somatique). Ils auront une formation de psychologie clinique principalement centrée sur la méthode clinique et la théorie psychanalytique.

49 À aucun moment, ces psychologues praticiens, dans le champ de la santé, ne se considèrent comme faisant partie de la « psychologie appliquée » [8]. Par contre les interrogations sur les usages sociaux de leur fonction sont très présentes, dans les revues, dans les associations et dans le débat.

Années 1960-1970, une critique du rôle et de la fonction de psychologue en tant que scientifiques et praticiens

50 Dès le début des années 1960, des critiques très vives apparaissent à l’encontre de cette nouvelle génération de professionnels, qui ne sont ni vraiment philosophes ni vraiment psychanalystes ni médecins… Ces critiques sont issues à la fois des philosophes (Foucault, Canguilhem) et des psychanalystes (Lacan) ainsi que des psychiatres (groupe de l’Évolution psychiatrique) [9].

51 La critique la plus pertinente, reste celle du philosophe et médecin Georges Canguilhem (1904-1995), qui interroge les statuts et les fondements de la discipline, et questionne ses usages en tant qu’organe de contrôle social. Pour Canguilhem, la psychologie est une discipline dont les fondations restent imprécises. Il souligne que bien des travaux de psychologie donnent l’impression de mélanger « à une philosophie sans rigueur une éthique sans exigence et une médecine sans contrôle » (Canguilhem, 1958).

52 De plus, mettant en garde contre l’usage de pratiques sociales peu contrôlées et mises au service du pouvoir, il rappelle, non sans humour, que lorsque l’on « sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre ; si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si on va en descendant on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police ».

À partir de 1985, accélération de l’institutionnalisation de la psychologie, et arrivée de la « psychologie de la santé »

53 La loi réglementant l’exercice de la profession en 1985, va asseoir le rôle des praticiens et participer à une institutionnalisation de la psychologie. Elle réserve le titre de psychologue aux personnes ayant fait au moins cinq ans d’études (licence et master). Elle spécifie qu’il s’agit d’un diplôme de haut niveau, ce qui implique une formation à la recherche et à l’intervention. Elle répond à un souci des associations professionnelles et à un afflux des inscriptions en psychologie.

54 Dès 1980, le nombre d’étudiants de psychologie dans les universités augmente considérablement. Ces étudiants veulent principalement exercer en tant que psychologues dans les domaines de la petite enfance ou dans ceux de la santé, et n’envisagent pas de poursuivre des carrières universitaires. Or, les titres reconnus sont principalement ceux de psychologie du travail, de psychologie de l’enfant et de psychologie clinique (les plus fréquentés). Si bien qu’une partie des universitaires faisant de la recherche de laboratoire, va s’orienter vers des domaines offrant de plus grands liens avec les applications.

55 C’est dans ce contexte que va être introduit, au début des années 1990, le courant de psychologie de la santé (Health Psychology) venant des États-Unis. Les universitaires qui vont y contribuer viennent d’horizon plus ou moins éloignés de la psychologie clinique, et encore plus de la psychologie clinique en milieu médical, qui, elle, a une longue tradition dans les pratiques depuis les années 1960. Ces universitaires, plus proches des laboratoires expérimentaux ou de la psychobiologie, importent les cursus et les orientations avec les présupposés d’une psychologie appliquée telle que conçue par Geissler ou par les universitaires expérimentalistes des années 1960 aux États-Unis d’Amérique. Le renouveau du questionnement sur les pratiques n’a pas encore eu lieu.

Health Psychology, courant dominant aux États-Unis, rejeté par les praticiens en exercice

56 Cette nouvelle orientation de la psychologie est très mal reçue, considérée comme une importation des universitaires, enseignants-chercheurs, issus de la psychologie expérimentale (Giami, 1997). Le rejet se redouble d’une méfiance de certains universitaires de la psychologie clinique psychanalytique, qui y voient une nouvelle bataille méthodologique contre la méthode clinique et contre la théorie psychanalytique.

57 Mais ce sont surtout les associations professionnelles et les praticiens qui en feront une critique élaborée et fondée sur les pratiques. En particulier ils signifieront leur refus d’être réduit à des « appliquants » de méthodes de laboratoire, ou de questionnaires issus des recherches des laboratoires. Ils refuseront qu’on leur impose une théorisation socio-cognitive ou comportementale proche de la pensée bio-médicale. Ils questionneront l’éthique de ces pratiques peu centrées sur l’individualité des cas et sur les vécus singuliers (Sidot, 1997).

58 Si bien que cette psychologie de la santé se heurte de plein fouet à la psychologie clinique en milieu médical et à sa longue tradition (totalement ignorée par les tenants de la branche états-unienne).

59 Les critiques des praticiens, bien qu’ils n’en aient pas conscience, car peu au fait de l’actualité des débats dans le monde anglo-saxon, sont très proches des courants de psychologie critique qui se développent dans tout le monde anglo-saxon à la même époque. Elles sont aussi proches des interrogations soulevées par le « tournant vers les pratiques » qui s’est peu à peu mis en place autour du questionnement des liens entre théorie et pratiques.

60 Leurs critiques se situent à plusieurs niveaux : théorique, méthodologique, professionnel et éthique ; pour eux la psychologie de la santé, telle qu’elle leur est présentée, se caractérise ainsi par :

  • une conception individualiste, réductrice, croyance en une causalité linéraire ;
  • la perte de toute référence à la subjectivité et aux mécanismes inconscients ;
  • l’absence de théorie psychologique de l’être humain ;
  • l’application de théories universitaires issues de la recherche expérimentale socio-cognitive sans lien avec la connaissance des terrains ;
  • l’accentuation des écarts entre théories et pratiques ;
  • la paramédicalisation de la profession, mise au service du soutien de la pratique médicale, afin d’en accroître l’efficience et de la rendre plus confortable ;
  • la réduction des psychologues praticiens à des « appliquants » de théories au service des modèles bio-médicaux ;
  • l’absence de questionnement de l’éthique du psychologue.

61 Deux cultures vont s’affronter. Le président de l’European Society of Health Psychology s’interroge, dès 1997, sur la réception de cette nouvelle orientation : « Avec notre première conférence en France, nous marquons un pas significatif pour acquérir le statut d’une Société, qui représente réellement tous les psychologues de la santé européens (…). Comme la France a toujours été sous-représentée dans notre Société, j’attends avec curiosité les effets à long terme de cette rencontre à Bordeaux » (Schwarzer, 1997).

Psychologues praticiens, faire reconnaître le rôle, l’importance des pratiques en tant que participation à la création de savoirs

62 La psychologie clinique en milieu médical reste encore dominante dans les lieux de pratiques. De leur côté, les cursus de psychologie de la santé, se sont peu à peu différenciés selon les universités et les universitaires qui les soutiennent. Quelques uns continuent à promouvoir la psychologie de la santé du courant dominant, alors que nombreux sont ceux qui ont intégré des enseignements de celle-ci avec des enseignements plus psycho-sociaux et/ou plus cliniques.

63 Cependant, on peut dire que les rivalités théoriques et méthodologiques sont loin d’être terminées en France. Et les praticiens sont souvent les plus actifs dans leur défense des pratiques professionnelles, en tant que porteuses de savoir et non pas simples applications.

64 En 2006, dans une déclaration publique et diffusée par une pétition, ils rappellent, encore une fois, leur conception des pratiques psychologiques, et leur refus de la médicalisation de la psychologie :

  • la psychologie, issue de la philosophie, fait partie des sciences humaines et se développe à partir d’une pratique de parole et d’échange ;
  • les psychologues qui interviennent dans le secteur de la santé se proposent de rétablir, pour le patient souffrant, les liens entre le somatique et le psychique en respectant la singularité de son histoire ;
  • la médecine et la psychologie sont deux disciplines radicalement différentes, parfois complémentaires, en aucun cas l’une ne pourrait se substituer à l’autre ni lui être subordonnée.

65 Les deux courants de la psychologie de la santé co-existants en France sont porteurs d’un regard sur les « applications » totalement différent. La psychologie de la santé dominante, issue de la tradition des États-Unis, continue à promouvoir une vision d’une psychologie appliquant des théories issues des savoirs universitaires et des laboratoires de recherche, alors que la psychologie clinique, en milieu médical, cherche à fonder des pratiques d’intervention et de recherche qui permettraient la création de nouveaux savoirs. Un accent particulier est mis sur les pratiques des professionnels, tant du point de vue de la recherche que de la pratique quotidienne ou de l’éthique du psychologue.

Théoriser les pratiques, faire de la recherche fondamentale de terrain ?

66 Alors qu’ils sont partis de prémisses différentes et de catégories qui ne se recoupent pas, les questionnements intéressant les pratiques, leur statut et leurs apports se rejoignent aux États-Unis et en France.

67 Dépasser les oppositions ne peut venir que d’un changement de position dans la recherche en sciences humaines. Changement qui initierait une modification de la méthode de connaissance. D’où l’importance d’une recherche fondamentale de terrain, qui s’intéresse aux concepts qui construisent les faits, aux réalités concrètes qui les fondent et aux dispositifs/instruments qui permettent de dégager des lois et de les interpréter.

68 Or ce sont bien les pratiques – psychopathologie, psychopédagogie, psychologie criminelle, psychologie du travail et des organisations, etc. – qui, en dernier lieu, permettent de confronter une position théorique et quelque peu idéaliste aux effets du terrain. Ici, les pratiques ne sont à considérer ni comme un simple terrain d’application des théories ni comme leur point de conclusion ; ce sont, au contraire, leur ancrage et leur boussole dans les avancées des sciences humaines et sociales. Ces remarques rejoignent les conclusions de Vygotski, qui, dès les années 1930, remarquait que la sortie de la crise entre les deux psychologies (causale et téléologique) ne pourrait se faire sans l’apport des analyses des pratiques : « La pratique s’insinue dans les fondations les plus profondes de la démarche scientifique et la transforme du début à la fin ; la pratique propose les tâches et sert de juge suprême de la théorie, de critère de vérité ; elle dicte la manière de construire les concepts et de formuler les lois » (Vygotski, 1927/1999, p. 235).

69 Les travaux de Danziger, relatifs aux « pratiques d’investigation » (Investigative practices), à l’analyse des méthodologies qui permettent de comprendre ce que l’on fait et de théoriser l’activité, vont dans le même sens. Cependant, on doit se garder de toute confusion entre « théoriser » et « rationaliser » et tout particulièrement quand il s’agit d’analyser les pratiques.

70 « Rationaliser » est le propre des mécanismes d’intellectualisation sans retour aux pratiques, c’est-à-dire de la construction de théories que l’on veut ensuite appliquer aux terrains. Ce qui est bien différent de la mise en tension théorie/pratique, lorsque les pratiques sont le point de départ et d’arrivée. L’analyse issue de cette mise en tension doit montrer de quoi les pratiques sont composées, comment et pourquoi elles fonctionnent, mettre en question les évidences, interroger les contradictions et les impossibilités, chercher à rendre compte du développement de l’activité de son début à sa fin, de sa nature et de sa signification. L’analyse de l’activité du chercheur fait partie de la méthodologie, et l’analyse historique et sociale du dispositif méthodologique, de ses présupposés et de ses soubassements idéologico-épistémologiques et de sa dynamique.

71 Les propos sur les pratiques d’investigation de Danziger et la méthodologie d’« analyse des traces de l’activité » de Vygotski se rejoignent pour attirer l’attention sur l’importance des pratiques qui n’ont rien à voir avec des « applications ». Les pratiques structurent à la fois les interventions, les méthodologies et les théories qui en découlent, si bien que l’analyse des pratiques concrètes, dans les différents champs, pourraient être, à la fois, l’ancrage et la boussole des futures orientations générales de recherche…

72 Toutefois, cette utopie méthodologique ne peut advenir que si, d’un côté, la recherche de laboratoire se penche sur ses pratiques, ses méthodes et ses impensés pour comprendre comment et pourquoi elle met en place telle ou telle pratique d’investigation, et, d’un autre côté, les analyses de terrain ne s’aveuglent pas par les seules « vérités du sujet » et s’intéressent également à la manière dont elles conduisent leurs interventions, aux cadres qui les sous-tendent et aux types de savoirs produits. Une telle démarche méthodologique conjointe reste à construire.

Conclusion

73 Ce bref historique de l’évolution des appellations de la psychologie de « terrain », « appliquée », « seconde », « concrète », « pratique », de « troisième type », met en évidence les enjeux qui entourent la définition de la psychologie appliquée.

74 Quelle que soit l’issue de ces débats, autonomisation ou non de la discipline, il n’en reste pas moins que, depuis les années 1970, nombre de chercheurs dans le domaine des pratiques refusent de considérer la psychologie des praticiens comme le simple lieu d’application des théories des chercheurs.

75 Depuis lors, la question s’est déplacée vers la meilleure connaissance des pratiques et de leurs effets, c’est-à-dire vers l’analyse de l’activité pratique (des praticiens de terrain ou des praticiens de la recherche). Cette « psychologie pratique », proche de la psychologie concrète de Politzer, comporte l’avantage de se centrer sur l’analyse des pratiques réelles des psychologues comme source de création de connaissances psychologiques en soi. Elle contribue à nouer pratiques et théories, reconnaissant l’activité créatrice du praticien de terrain. Elle ouvre sur une psychologie qui ne dédaigne ni les pratiques, ni la réflexivité sur ces pratiques. Un tel nouage pratiques-modélisations théoriques implique que sans réflexivité théorique il ne peut y avoir de pratiques transmissibles qui contribuent aux développements des savoirs, mais que sans pratique il ne peut y avoir de théorie, mais uniquement des intellectualisations qui idéalisent les applications possibles des théories. Ce serait toute la différence entre une psychologie appliquée au seul service de la pragmatique utilitaire et une psychologie pratique permettant une recherche fondamentale de terrain.

76 L’intégration entre première et seconde psychologie, rêvée par Münsterberg, n’est pas encore advenue. La priorité donnée aux pratiques d’investigation de Danziger, non plus. Une psychologie développementale s’intéressant à l’analyse des traces de l’activité de Vygotski doit encore être développée pour ce qui touche aux pratiques et au niveau des outils méthodologiques.

77 Pourtant, lier les investigations de laboratoire et de terrain par le biais de l’analyse de l’activité pourrait bien être une voie, non pour que les différentes formes de psychologie se réconcilient et, encore moins, s’unifient, mais pour les mettre en tension. Cette mise en tension pourrait être l’occasion d’une production de nouveaux savoirs issus de ces rapports entre pratiques et théories.

78 Faute de cette mise en tension, nous continuerons à avoir des théories sans consistance aucune sur les terrains, et des pratiques sans fondement, parce que s’ancrant de plus en plus dans l’illusion des faits vécus, elles ne pourront modéliser leur activité et modes d’actions. La recherche fondamentale de terrain reste à développer dans les faits et à formaliser par nos modèles [10].

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Date de mise en ligne : 27/08/2015

https://doi.org/10.3917/bupsy.538.0293

Notes

  • [1]
    Une version augmentée de ce texte est parue dans International Journal of Psychological Studies, 7, 2, [http://dx.doi.org/10.5539/ijps.v7n2p74]
  • [*]
    Université de Lausanne, Geopolis, Psychology, 1015 Dorigny, Lausanne, Suisse.
    <marie.santiago@unil.ch>
  • [2]
    En 1916, Geissler est un des principaux fondateurs du Journal of Applied Psychology, avec l’aide G. Stanley Hall et de John Wallace Baird. Selon Geissler, le sens de « applied psychology » dépend du sens que l’on donne à « psychologie » et de la compréhension que l’on a des différences entre « appliquée » et « pure ». Geissler estime que la psychologie appliquée est aussi appelée psychologie pratique, psychotechnique ou psychotechnologie, et cela dans le sens où ces termes s’opposent à psychologie « pure » ou « théorique » ou « générale ». Pour lui, la psychologie comme « science pure » s’intéresse aux faits en eux mêmes, ou vise à augmenter les connaissances, alors que la psychologie appliquée s’intéresse à ces mêmes faits mais dans un objectif utilitaire, plus prosaïque.
  • [3]
    Ainsi, entre 1922 et 1929, le « Memorial Laura Spelman Rockefeller » attribuera 41 millions de dollars à la recherche interdisciplinaire, centrée sur le travail et les sciences sociales.
  • [4]
    Pour Freyd, la psychologie générale et appliquée ne devraient pas être distinctes du point de vue des méthodes. La psychologie ne peut être appliquée, mais son point de vue peut être élargi afin d’en faire une science plus pratique, car le psychologue devrait être vu comme quelqu’un qui étudie le comportement humain dans toutes les conditions (expérimentales et de la vie quotidienne).
  • [5]
    « Applied Psychology », « Practical Psychology », « Investigative Practice », « Knowing of the third kind ».
  • [6]
    Elle n’équivaut ni à un savoir théorique pur ni à un savoir-utiliser les théories et techniques, mais à un « savoir de troisième type » co-construit dans et par l’activité.
  • [7]
    Et non plus « reproductrices » de théories ou modèles existants.
  • [8]
    Encore à la fin de mes études, dans la fin des années 1980, j’avais été profondément choquée qu’un rédacteur en chef d’une revue de psychologie fondamentale (basic psychology) me dise qu’un texte que j’avais écrit relevait de la « psychologie appliquée ». Alors qu’il relevait de l’épistémologie (ce qui correspondrait en anglais au courant de « theoretical psychology »), autour de questions méthodologiques et cliniques. L’identité des psychologues cliniciens était fondée sur les supposés de Lagache, où l’analyse des pratiques alliées à la méthode d’investigation, étaient susceptibles de produire de nouveaux savoirs fondamentaux.
  • [9]
    Ces attaques indiquent également des querelles et rivalités entre courants universitaires.
  • [10]
    Ces débats interrogent également la formation des universitaires et leurs liens concrets ou non aux pratiques de terrain. Ainsi, un certain nombre d’universitaires, enseignant l’une ou l’autre branche de la psychologie appliquée, n’ont, pour la plupart, qu’une vision idéalisée du terrain d’application et de sa complexité. Ce qui peut aussi expliquer leur adhésion à une vision des pratiques comme des lieux d’applications des théories universitaires (appliquée ou fondamentale). L’écart entre ces enseignements universitaires et les praticiens de terrain s’accentuant de plus en plus, faute d’une réelle considération des enseignements et savoirs issus des pratiques elles-mêmes.

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