Jalley (Émile), La « théorie du genre » dans le débat français. Butler, Freud, Lacan, Stoller, Chomsky, Sapir-Whorf, Simondon, Wallon, Piaget, Paris, L’Harmattan, 2014
1Ce livre reprend les débats et les polémiques actuelles relatives au genre. Qu’entend-on par genre ? L’auteur nous fait savoir que cette théorie touche au délicat problème de l’identité sexuelle. Qu’est-ce qui fait que l’homme et la femme sont ce qu’ils sont, face à l’un et à l’autre ? En quoi l’homme et la femme se ressemblent-ils et en quoi sont-ils différents ?
2Pour traiter cette question épineuse, Jalley prend l’option de soutenir que le « genre » est une notion qui concerne les philosophes au même titre qu’elle relève des sciences biologiques et sociales. Par philosophie, l’auteur entend une approche critique, une analyse réflexive, qui est du ressort de l’épistémologie. Il considère que les philosophes, tout autant que les psychologues et les psychanalystes, sont absents des débats actuels. Les psychanalystes participent peu à ces débats, du fait de l’extension sociale et politique qui leur est donnée ; la notion de genre, telle qu’elle est traitée, n’est pas pertinente pour la psychanalyse et, de ce fait, échappe à son champ. La complexité de cette question, qui étend des ramifications dans les différentes disciplines qui l’étudient, et qui ne répondent pas, tant leurs perspectives divergent, cette complexité mériterait une démarche pluri et interdisciplinaire. La psychanalyse, depuis Lacan, fait appel non seulement à l’identification, mais aussi au rapport de chaque homme et de chaque femme au désir, qui implique le manque et la fonction phallique, dont les formules de la sexuation rendent compte.
3Se référant au champ philosophique qui est le sien, l’auteur regrette la relative absence du masculin/féminin dans l’histoire de la philosophie. Jalley passe en revue les divers philosophes qui, depuis l’Antiquité – Platon, Aristote, en passant par Hegel, jusqu’à Beauvoir et Badiou –, ont parlé des facteurs qui pourraient différencier les sexes.
4Émile Jalley repère deux paradoxes dans cette question du genre, « une antinomie sans solution apparente », car nous n’avons plus à notre disposition de clés idéologiques telles que celles que Kant, Hegel ou Marx ont apportées. Le marxisme n’a pas résolu la question de la différence des sexes, l’égalité des sexes ne veut pas dire reconnaissance de la différence. Toute idéologie proposée part d’un a priori concernant la distinction entre l’homme et la femme, qui débouche sur une impasse puisqu’aucune ne détient une vérité universelle.
5Le second paradoxe est celui d’un aspect de la question du « genre », dont la tradition philosophique a beaucoup parlé, « c’est de l’opposition entre une “nature” qui subsisterait sans changer, et une “histoire”, une “société”, une “culture” qui changerait et ferait changer les choses ». L’auteur remarque qu’il s’agit ici d’un ensemble éparpillé de polarités particulières, d’autant que la notion de genre est traitée avec des perspectives différentes qui s’ostracisent et ne font pas l’effort de synthèse nécessaire ; c’est ce que veut dire Jalley lorsqu’il évoque l’antinomie, l’antipathie, les oppositions qui prennent une couleur politique, qui n’a rien à voir avec la question du « genre » telle qu’elle est traitée par les médias dans la société française.
6L’auteur regrette que cette question du « gender », mot anglais qu’il utilise pour bien marquer les dérives étasuniennes, ne soit pas plus reprise sur le mode dialectique, ce que pourraient faire les philosophes, les savants des différentes disciplines intéressées, qui se cantonnent la plupart du temps dans des positions contradictoires stériles.
7Jalley évoque les deux principales positions qu’il présente comme thèse et comme antithèse. La thèse serait la suivante : « La différence sexuelle est un fait de nature : neurobiologie scientifique, naturalisme théologique essentialiste ou éternitaire. » L’antithèse insiste sur le fait que la différence sexuelle humaine n’est qu’un fait de culture, à ne traiter que par la sociologie, mais ce pourrait être aussi l’anthropologie, « ouvrant sur une action politique : modèle du behaviorisme social de Judith Butler », à qui Jalley consacre un chapitre de son livre pour évoquer et critiquer l’empirisme nord-américain qui, apparemment, essaie de se dégager de toute idée préconçue, mais qui est, en même temps, le véhicule d’une idéologie qui a pour vocation de diffuser l’American Way of Life (c’est nous qui le soulignons).
8Ces positions font que la synthèse n’est pas envisageable, et que l’on nage dans un flou qui permet de dire une chose et son contraire, alors qu’il serait si simple de dire que l’on peut, à la fois, naître avec tel sexe biologique et se placer du côté homme ou du côté femme en fonction des identifications et de l’orientation du désir. Ce qui n’est pas la même chose que « naître et devenir homme ou femme » en fonction du sexe biologique, ce qui peut s’entendre, comme le souligne Jalley, en référence à Wallon : « naître-et-devenir masculin/féminin dans un développement naturel articulé à une histoire sociale, dans le cadre d’ensemble d’une influence sociale modelant une biogenèse ». Modèle « bio-psycho-sociologique tenant compte d’une psychogenèse des stades de la personnalité affective et cognitive ». Mais modèle peut être, aussi, considéré comme normatif.
9La principale critique de Jalley porte sur le dualisme stérile de ces deux positions et sur la mise à l’écart de la pensée complexe et de l’apprentissage interdisciplinaire proposés par Edgar Morin !
10Le chapitre I a attiré plus particulièrement notre attention, dans la mesure où il est question de la discipline psychanalytique. Ici l’auteur propose de revenir sur « le paradigme oublié de la psychanalyse ». En quoi consiste-t-il ?
11Jalley part de l’axiome suivant : « La diffusion aussi bien que le rejet de la doctrine du “genre” sont les deux corollaires contradictoires mais complémentaires du même grand refoulement contemporain de la psychanalyse européenne au profit de la gadgetterie étasunienne : DSM5 et Judith Butler réunis. »
12Jalley revient sur la guerre souterraine menée contre la psychanalyse, qui se traduit par des mesures politiques et leur traitement social visant à marginaliser la psychanalyse au profit de techniques cognitivo-comportementales, qui ne tiennent pas compte de la singularité et de la dimension inconsciente, essentielles pour saisir l’enjeu de la différence homme-femme.
13L’auteur rappelle qu’en son temps, Freud avait traité de cette question de la différence entre les sexes dans son article Differenzierung von Mann und Weib (GW, V, 1905, 120), Freud avait su repérer l’importance de la primauté du phallus, aussi bien pour l’homme que pour la femme, tous deux assujettis non pas à un organe mais à un même signifiant. C’est ce que reprendra, par la suite, Lacan, à propos des formules de la sexuation qu’il a développées dans Le Séminaire XX « Encore », tenu en 1972-1973 et publié en 1975. À vouloir absolument imposer la primauté d’un sexe mâle ou femelle au détriment du même signifiant phallique, qui concerne la sexualité humaine parce qu’elle est marquée par le langage, ce qui la distingue la pulsion de l’instinct animal, des théories, des idéologies diverses viennent boucher le trou de ce non-savoir. L’inconscient ne fait pas la distinction entre l’homme et la femme car le signifiant la femme n’existe pas pour lui, ce qui veut dire que les deux sexes ne savent pas ce qu’est le rapport sexuel.
14La psychologie a tenté de répondre, par le biais de la psychologie différentielle, pour tenter de saisir les petites différences sans tenir compte de l’essentiel, l’essentiel saisi par Freud et qui porte sur la spécificité de la sexualité humaine, marquée par le langage, et qui concerne les deux sexes qui se protègent par le fantasme du non rapport, de l’incomplétude humaine. Freud n’a jamais cédé sur la notion de sexualité infantile qui marque l’homme et sur l’aliénation du sujet humain au signifiant phallique. Lacan, sur les traces de Freud, a repris ce même fil pour donner des prolongements pertinents à la clinique et à la théorie analytique.
15Faute d’un travail nécessaire portant sur la reconnaissance et les effets de l’inconscient, c’est avec des gadgets apparemment libéraux qu’on pense – comme le souligne Jalley – répondre à « la crise sociopolitique actuelle dans un pays comme la France » en proposant des mesures sociétales qui passent à côté de leur objet, faute de le cerner. Émile Jalley apporte sa propre contribution avec ce livre, il souligne à quel point les débats dualistes actuels sont stériles et ne tiennent plus compte des apports essentiels de l’histoire de la philosophie, de la psychanalyse avec Freud et Lacan, de la psychologie avec Wallon, ceux qui ont indiqué une voie ternaire référée à la dialectique. La voie qu’emprunte la psychanalyse freudienne découle du complexe d’Œdipe, c’est-à-dire de la reconnaissance de ce qui fonde la loi de l’interdit de l’inceste, avec un manque fondamental : « il n’y a pas de retour dans le ventre de la mère », qui ouvre à la culture. Sans cet apport, pas de reconnaissance des registres du manque avec sa symbolisation. Jacques Lacan, à partir de cette constatation, a différencié les trois registres, Réel, Imaginaire et Symbolique, qui fondent le nœud de la réalité, mettant à l’épreuve l’inconsistance et l’incomplétude humaine. L’homme n’est pas tout et ne peut pas tout.
16Cette approche de l’homme est difficilement acceptable et compréhensible pour un monde orienté vers la consommation et l’accumulation des biens, qui ont une fonction de remplissage et de leurre, le « toujours plus » n’apporte pas le bonheur. La recherche de complétude et de jouissance absolue se retrouvent dans les divers fondamentalismes qui remplissent, qui suturent ce qui est à reconnaître comme manque existentiel, en proposant un absolu qui consiste en la conquête d’un paradis qui mène à la destruction et à la mort.
17Le livre d’Émile Jalley, en dehors de toute polémique, m’a amené à avoir envie de répondre aux questions qu’il pose en les prolongeant par mes propres réflexions. C’est son grand mérite.
18Robert Samacher
Demoulin (Stéphanie), Psychologie de la négociation, Bruxelles, Mardaga, 2014
19Destiné aux profanes comme aux spécialistes, cet ouvrage très solidement documenté laisse aussi la part belle à la discussion. Il est, par là même, très ouvert et accessible à toute personne s’intéressant à la négociation, que ce soit dans un cadre professionnel ou dans un cadre privé. En effet, à l’instar de ses collègues de Louvainla-Neuve, Stéphanie Demoulin écrit de manière très didactique, alternant les apports scientifiques et les exemples quotidiens, ce qui a pour conséquence que son livre se lit quasiment comme un roman et ouvre la réflexion. Chaque point est très clairement illustré de recherches publiées dans des revues à comité de lecture, et des exemples quotidiens impliquent le lecteur qui peut se reconnaître dans telle ou telle situation. Des schémas, tableaux et graphiques viennent illustrer clairement certains des points développés.
20Pour le lecteur pressé, chaque chapitre commence par une synthèse théorique. Pour le lecteur pressé et ayant un objectif purement utilitariste, chaque chapitre se clôt par l’ensemble des pistes à suivre par le négociateur, pistes développées dans le chapitre et solidement étayées par la théorie. En quelque sorte, c’est là que le lecteur mû par une motivation purement pragmatique trouvera les « recettes ». Recettes qui, en outre, n’en sont pas vraiment, puisque Stéphanie Demoulin met bien en évidence la variabilité des situations sociales et les inconnues qui pourraient infléchir ces « préconisations ». Ainsi, le lecteur qui ne lirait, dans un premier temps, que les préconisations et qui serait intéressé d’en savoir plus sur l’une d’entre elles en trouvera aisément les fondements théoriques. Enfin, le chercheur trouvera matière à réflexion, voire des pistes à creuser, Stéphanie Demoulin faisant également état de recherches sous presse et de l’état de sa propre réflexion.
21L’ouvrage de Stéphanie Demoulin se présente en trois grandes sections. La première est centrée sur les contextes de négociation. La deuxième section place la caméra sur la tournure que prend ou peut prendre une négociation, en particulier par l’impact de facteurs émotionnels et/ou cognitifs. Enfin la troisième porte sur l’étude de situations particulières, par exemple la question du genre, mais aussi de la négociation représentative et la question des coalitions. On se situe donc à différents niveaux d’analyse qui, à mon sens, viennent enrichir grandement la réflexion.
22Dès l’introduction, Stéphanie Demoulin précise que son livre n’est pas un simple recueil de recettes permettant de mieux négocier, mais un ouvrage qui s’appuie essentiellement sur des modèles issus de la psychologie sociale expérimentale. Comme elle l’écrit, l’auteure défend deux thèses. D’une part, qu’une compétence fondamentale, à développer chez des étudiants en psychologie, est la maîtrise des mécanismes et processus sous-jacents aux situations de négociation, d’autre part, que les mécanismes psychologiques (j’ai envie de dire psychosociaux) occupent une place fondamentale à tous les stades du processus de négociation. En effet, une situation de négociation est d’abord une situation d’interaction entre deux entités qui ont leurs propres motivations, leurs croyances générales, mais aussi leur représentation de ce qu’est une situation de négociation, de leur propre rôle ; elles peuvent prendre des comportements plus ou moins coopératifs ; elles sont sujettes à de nombreux biais, à la fois dans la préparation de la négociation (par exemple l’effet de dotation – ou de possession – selon lequel nous surestimons la valeur des objets qui nous appartiennent ou pour lesquels nous avons développé un sentiment de possession fort) et dans la recherche d’informations (confirmation d’hypothèse ou primat de la conclusion, projection sociale, effet de halo, impact des stéréotypes, etc.). À titre d’exemple, je voudrais revenir ici, un instant, sur la question, évoquée précédemment, du genre dans la négociation. Stéphanie Demoulin montre que le genre est bien un facteur en jeu dans les situations de négociation, mais surtout dans quelle mesure il joue. Elle montre qu’il s’agit plutôt, comme on peut s’y attendre, d’une interaction entre le genre des personnes, l’objet de la négociation, le type de comportement attendu et perçu comme congruent, etc. Somme toute, elle préserve le lecteur d’une pensée réductrice et sous influence des stéréotypes de genre.
23En conclusion, j’ai pris plaisir à lire et je recommande, sans réserve aucune, cet ouvrage riche et très documenté, intellectuellement stimulant, qui ouvre la réflexion et donne les clés à la fois de la compréhension et de l’action raisonnée.
24Pascal Morchain
Cyr (Mireille), Recueillir la parole de l’enfant témoin ou victime. De la théorie à la pratique, Paris, Dunod, 2014
25Cet ouvrage se présente comme un outil pédagogique permettant à chaque professionnel, en relation avec l’enfant, d’appréhender au mieux sa parole.
26L’auteur, après le rappel de notions essentielles, décrit plusieurs protocoles de recueil de parole de l’enfant et, notamment, le National Institute of Child Health and Human Development (NICHD). Cet ouvrage finira peut-être de convaincre de l’intérêt de l’utilisation de cet outil, déjà utilisé dans de nombreux pays, comme au Québec, traduit et validé internationalement.
27Avant de décrire précisément différents protocoles d’audition, Mireille Cyr consacre quatre chapitres à une revue complète des connaissances actuelles sur les taux d’incidence et la prévalence des agressions sexuelles connues, et des autres formes de mauvais traitements ; la mémoire des enfants ainsi que les facteurs susceptibles de l’influencer ; les particularités de la suggestibilité des enfants ; le développement des enfants et, notamment, le développement cognitif, langagier et socioaffectif. Ces rappels sont indispensables pour tout professionnel, ainsi que pour tout étudiant travaillant ou souhaitant travailler avec l’enfant dans le cadre d’une procédure judiciaire.
28Dans une seconde partie, Mireille Cyr présente les protocoles d’audition et le NICHD. Pour entrer directement dans le vif du sujet, elle commence par quelques recommandations quant au déroulement de cet entretien. Outre le fait que l’environnement de l’audition doit être privé, approprié à l’enfant et sans distraction, elle recommande six règles à suivre :
- le professionnel doit s’adapter à l’enfant : les questions doivent être comprises par l’enfant et les informations en question doivent être connues par celui-ci ;
- une relation de confiance doit être mise en place entre le professionnel et l’enfant ;
- des règles de communication doivent être établies. Le professionnel doit également expliquer précisément ce qui est attendu de l’enfant ;
- il faut permettre à l’enfant de s’entraîner à répondre avec un sujet autre que celui pour lequel il est auditionné. Cela permet, notamment, à l’enfant de se familiariser avec le type de questions posées et d’observer la compréhension de l’enfant ;
- il faut privilégier les questions ouvertes. Les questions directives sont utilisées pour aller chercher les détails. Les questions fermées doivent être utilisées uniquement pour chercher l’élément important manquant ;
- le professionnel doit rester neutre et objectif : il doit vérifier toutes les hypothèses possibles.
29Après ces premières recommandations, l’auteur décrit les différents protocoles d’audition reconnus par la communauté scientifique. On y retrouve l’entretien cognitif, l’entretien par étapes progressives (utilisé actuellement en France), le protocole NICHD, la procédure d’élaboration narrative et le RATAC (Rapport, Anatomy Identification, Touch Inquiry, AbuseScenario and Closure) ainsi que les outils pouvant aider au témoignage : les poupées anatomiquement détaillées, le dessin, la reconstruction mentale du contexte et le retour sur les lieux de l’agression.
30Ce chapitre permet aux professionnels de pouvoir adapter leur entretien, avec le protocole qu’ils jugeront le plus adapté à la situation ou celui avec lequel ils se sentiront le plus à l’aise.
31L’auteur préconise l’utilisation du protocole NICHD et le détaille, en s’appuyant sur des exemples concrets. Pour synthétiser, le protocole du NICHD se divise en trois étapes : la partie prédéclarative qui permet de préparer l’enfant à l’entretien ; la partie déclarative qui permet de recueillir les informations relatives à l’événement dont l’enfant a été victime (ou témoin) ainsi que celles liées à la révélation ; l’étape de fermeture qui remercie l’enfant pour son aide.
32Dans la partie prédéclarative, le professionnel se présente, explique à l’enfant ce qu’on attend de lui, établit les règles de communication, met en place la relation de confiance et entraîne la mémoire épisodique de l’enfant. La partie déclarative débute avec des questions ouvertes. Ces questions ne se posent pas au hasard. En effet, le protocole du NICHD indique clairement l’ordre des questions en fonction de leur degré de suggestibilité. C’est dans cette partie que le professionnel essaye d’obtenir toutes les informations relatives aux allégations et à la révélation. La phase de clôture permet de remercier l’enfant et de répondre à ses éventuelles questions. Cette phase est importante car elle peut être l’occasion, pour l’enfant, de révéler de nouveaux éléments. Dans tout le déroulement du NICHD, les questions ouvertes sont privilégiées.
33Mireille Cyr consacre également un chapitre à la prise de notes, expliquant notamment son intérêt et présentant une manière de faire pour que cette prise de notes soit en adéquation avec le protocole pour lequel une formation semble indispensable. L’auteur décrit, enfin, plusieurs études empiriques sur le protocole NICHD, et notamment celles qui ont permis la validation du protocole dans toutes ses dimensions. Ce protocole est, à ce jour, le plus étudié, validé et sans cesse amélioré.
34En conclusion, l’ouvrage de Mireille Cyr est un véritable outil permettant à tous les professionnels travaillant avec l’enfant, en contexte judiciaire ou non, à la fois d’acquérir des bases théoriques indispensables à l’exercice de leur fonction et de mettre en pratique de nombreuses recommandations pour améliorer l’entretien. Le protocole du NICHD, méritant d’être plus développé en France, est également disponible en annexe. L’auteur, convaincu de l’intérêt de ce protocole, n’hésite pas à étayer ses explications par de nombreux exemples, ainsi que la retranscription complète d’une audition d’un enfant victime, effectuée sous ce protocole. Cet ouvrage, très accessible et ludique, mêle à la fois théorie et pratique, et apporte des éléments intéressants à tout professionnel travaillant avec ce public si particulier qu’est l’enfant en situation judiciaire.
35Valentine Dehaudt, Martine Batt
Cosenza (Domenico), Le refus dans l’anorexie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014
36« Le fantasme de sa propre mort, de sa disparition ; de sa perte, est au cœur de la problématique de l’anorexique. Le refus anorexique, au principe de l’impasse anorexique, apparaît paradoxalement comme une solution. Par son refus, l’anorexique tente de sauver son désir. C’est de ce rôle paradoxal du refus dont Domenico Cosenza fait le levier d’un traitement possible de l’anorexie ». Telles sont les premières lignes de la préface de François Ansermet, au précieux ouvrage de Domenico Cosenza sur l’anorexie, qui vient de paraître aux Presses universitaires de Rennes. Il est précieux à plus d’un titre : d’une part par son assise épistémologique et théorique qui ne laisse rien au hasard, les références psychanalytiques, mais aussi psychiatriques, d’autre part son assise clinique qui ne manque pas de repérages et de vignettes cliniques qui orienteront les cliniciens et donneront à cette exploration, dans le fonctionnement si mortifère de l’anorexie, tout le vivant nécessaire. Cet ouvrage devrait faire date et fait déjà référence.
37Domenico Cosenza, psychothérapeute et psychanalyste à Milan, se centre, dans cet ouvrage, sur le refus anorexique, à la fois symptôme et solution d’un sujet en impasse quant à son désir. Mais l’impasse est aussi celle des cliniciens, des soignants, de l’entourage qui peinent à accompagner le sujet sur la voie de la guérison. Ce symptôme, de plus en plus actuel, est à appréhender dans son rapport à une décision subjective et non dans son rapport à un comportement. Domenico Cosenza explore la voie de cette étonnante décision subjective, non sans rapport avec l’être qui anime le sujet en deçà. L’anorexie ne serait pas tant une affaire de corps – et d’alimentation – qu’une affaire d’être ! Il s’appuie sur son expérience clinique, dans le domaine de l’anorexie et de la boulimie, pour traiter la question centrale du refus, le plus souvent entendu dans son rapport à l’hystérie : un refus comme demande. Mais l’auteur va plus loin, peut aller plus loin. En effet, l’enseignement de Lacan sur le corps et ses jouissances permet d’envisager le refus comme une défense du réel. Ainsi, le refus n’est plus à interpréter comme seule demande, mais, aussi, comme tentative de séparation d’avec l’envahissante jouissance. Domenico Cosenza prend avec rigueur ce paradoxe, le symptôme de l’anorexie serait à la fois entrave et solution, autant de fonctions à envisager pour ouvrir la voie à une sortie possible de l’anorexie. Si la construction et la voie du symptôme s’appréhendent à partir de la clinique du réel et de la jouissance chez Lacan – l’objet, la pulsion, le rien – Domenico Cosenza s’appuie aussi sur une clinique différentielle qui ne confond pas névrose et psychose, qui sépare l’anorexie de la jeune fille à l’adolescence de l’anorexie du nourrisson ; autant de repérages précieux pour les cliniciens, trop vite tentés par une approche comportementale dans le traitement de l’anorexie.
38Ce travail remarquable, issu d’une thèse soutenue brillamment en 2010, se situe entre le champ de la clinique psychanalytique et le champ de la psychiatrie et s’inscrit dans une clinique contemporaine qui peine à trouver ses références pour se dire, se lire et se guérir. L’ouvrage de Domenico Cosenza est déjà un précis dans le vaste champ des troubles alimentaires si propres à notre époque.
39Emmanuelle Borgnis Desbordes
« Le virtuel pour quoi faire ? Regards croisés », Psychologie clinique, no 37, EDK, 2014
40Le numéro 37 de la revue Psychologie clinique propose une mise au point, tant conceptuelle que clinique, sur le terme tout moderne de « virtuel ». Dirigé par Serge Tisseron et Frédéric Tordo, ce dossier s’appuie sur des auteurs de disciplines diverses (psychologues, philosophes, psychanalystes, artistes, sociologues, informaticiens…) afin d’étudier, tant la notion de “virtuel psychique” en psychanalyse, que les implications des technologies du virtuel en psychothérapie ou dans le domaine de la culture et de l’éducation.
41Serge Tisseron s’intéresse aux aléas du virtuel psychique, en étudiant la façon dont des représentations peuvent se couper des informations des organes des sens et, donc, de l’adaptation au réel. Il se penche particulièrement sur le phénomène Hikikomori, apparu au Japon dans les années 1990 et touchant des personnes âgées de plus de douze ans, qui passent la majeure partie de leur temps à domicile. Ils ne peuvent ou ne veulent pas avoir de vie sociale, comme aller à l’école ou travailler. En l’absence de toute pathologie mentale, ce phénomène peut être envisagé comme une désarticulation psychique, suivie d’une désarticulation sociale. Serge Tisseron examine, aussi, comment la relation à l’autre, à l’objet peut, aujourd’hui, devenir virtuelle, indépendamment de l’utilisation d’un écran, mais favorisée considérablement par l’interface numérique.
42Frédéric Tordo nous précise que le virtuel psychique est une disponibilité de l’appareil psychique, qui permet d’anticiper des actions en attente d’actualisations. L’anticipation peut être fondamentale, préparant l’organisme à sa préservation biopsychique, cognitive, en tant que permanence virtuelle pratique liée à l’action, ou fantasmatique, par laquelle le sujet anticipe ses propres actions et/ou processus subjectifs, dans une scène imaginée en tension vers des actualisations potentiellement non actualisables. Le virtuel numérique se présente comme un espace privilégié pour rendre actualisable ce qui provient d’autres registres du fonctionnement psychique, notamment imaginaire. Les médiations numériques permettraient donc un travail de virtualisation, en rendant possible l’actualisation de scénarios anticipés, fantasmatiques ou imaginaires, c’est-à-dire une anticipation créatrice, pour un individu donné, de ses propres états de subjectivité.
43Le philosophe Stéphane Vial nous montre que le concept de virtuel relaie un imaginaire dualiste obsolète et inadéquat. En effet, désignant ce qui se passe dans le monde numérique par opposition au monde physique, ce concept se fonde, dans le sens commun et dans les médias, sur son opposition trompeuse au réel. Cette définition du virtuel n’a, cependant, aucun fondement lexical, conceptuel ou scientifique et révèle plutôt un symptôme contemporain, celui de la réduction de la langue à son usage quotidien. Car, si le virtuel informatique, qui n’est qu’un des aspects du virtuel, est le simulationnel, celui-ci est entièrement réel dans ses applications concrètes. Le rabaissement du concept de virtuel s’explique par le fait que la révolution numérique nous confronte à quelque chose de nouveau, d’inconnu, qu’il est difficile d’intégrer : « Percevoir à l’ère numérique, c’est être contraint de renégocier l’acte de perception lui-même, au sens où les êtres numériques nous obligent à forger des perceptions nouvelles, c’est-à-dire d’objets pour lesquels nous n’avons aucune habitude perceptive. Cette renégociation perceptive n’a rien de naturel. Elle exige du sujet contemporain un véritable travail phénoménologique en vue d’apprendre à percevoir cette nouvelle catégorie d’étants”, les êtres numériques, dont la phénoménalité est inédite, et par conséquent désarmante ».
44Etienne Armand Amato, docteur en sciences de l’information et de la communication, prolonge les travaux qu’il développe depuis plusieurs années, en reprenant les concepts d’instanciation et d’instance pour concevoir la spécificité du jeu vidéo en tant que média interactif, et notamment comment les vidéojoueurs entrent en relation et s’impliquent dans des univers simulés. L’auteur tente d’élaborer une théorie unificatrice, qui aiderait à comprendre la structure fondamentale du jeu vidéo. Il expose en quoi deux instances vidéoludiques définissent la perception, ainsi que l’action du pratiquant, et permettent de prendre corps dans le monde du jeu en faisant corps avec l’ordinateur : « Ainsi se dévoile un mécanisme de “co-instanciation”, c’est-à-dire d’instanciation réciproque de l’homme et d’un artefact technique, qui finalement procure une nouvelle condition d’existence au participant ». Wielfried Coussieu, chercheur en sociologie, se penche, de son côté, sur l’expérience d’Autrui dans les jeux vidéo dits hors-ligne ou solo. Il s’intéresse tout d’abord aux évolutions du monde ludique quand il se convertit aux technologies numériques, en interrogeant l’interactivité nouvelle qu’il introduit. Dans son article très intéressant, Coussieu aborde les particularités de la rhétorique actionnelle du jeu, qui définit des critères de possibilité de jeu reposant, en partie, sur une codification sociale de l’interaction autorisation, rétribution, sanction. Dans une deuxième partie de son texte, il explore comment l’expérience vidéoludique introduit une forme de médiation avec les objets et les entités du jeu, ouvrant une sorte de « conversation » avec une forme artificielle d’« Autrui généralisé », sous les traits d’un interlocuteur, d’un ennemi, d’un partenaire ou d’une ressource. L’article conclut sur la possibilité d’une intersubjectivité numérique moderne, qui convoque des mécanismes de socialisation, de même que des manières d’explorer les limitations aussi bien que les élargissements contemporains de la notion d’individu. L’article suivant, d’Elise Lallart, Camille Voisin et Roland Jouvenet, développe cette idée d’un nouveau paradigme d’interaction introduit aujourd’hui par la réalité virtuelle, où l’utilisateur n’est plus considéré comme simple spectateur observant passivement des images sur un écran, mais comme un acteur participant activement à l’évolution d’un monde virtuel en trois dimensions. Les auteurs posent l’hypothèse que la réalité virtuelle doit être considérée comme un outil de réalisme qui permettrait de mieux gérer le réel et étudient les possibilités offertes par la machine pour traiter, par exemple, la distorsion de l’image du corps dans l’anorexie ou la schizophrénie, ou diverses phobies. S’inspirant des travaux de Torok et Abraham, Michel Hajji explore le rôle du jeu vidéo dans les processus de symbolisation et d’élaboration mentale, notamment après des expériences traumatisantes. Il l’illustre en évoquant un cas clinique et quelques créations de jeux vidéo au Liban, lesquels pourraient permettre de représenter et surmonter certaines parties enfouies de l’histoire de la guerre. Mais ce travail de médiation peut-il se réaliser sans la présence d’un thérapeute accompagnant, garant d’une relation clinique, critique et éthique, se demande l’auteur en conclusion ?
45Rémy Sohier est artiste-numérique, chercheur en arts des images et art contemporain, et propose d’interroger la définition de l’interactivité à travers les pratiques subversives, critiques et artistiques d’une catégorie de jeux autres que ceux disponibles dans le commerce, les jeux vidéo expérimentaux dont il est lui-même l’un des concepteurs. Il nous montre que ces créations proposent de revenir à un rapport sensible de l’action sur l’image, en mettant notamment le rapport corporel en avant. Un regard nouveau sur le monde et sur notre manière d’agir est proposé, donnant la possibilité à quiconque d’être à la place de l’autre d’une nouvelle manière. « La virtualisation de l’expérience vécue propose des expériences singulières fortes et sincères. En exploitant la dimension sensible propre à l’interactivité, un champ d’expression s’ouvre et permet de placer l’action du joueur non pas dans la navigation, mais dans la sensibilité et la compréhension de l’expérience. Il est certain que cet usage s’étendra d’avantage et qu’un champ d’études peut être mené pleinement sur les procédés sensibles et leurs effets sur le joueur ». Spécialisé en sciences de l’education, Julien Alvarez étudie les effets des Serious Games dans le champ de l’enseignement. Le Serious Game présente des potentialités pédagogiques dans des domaines aussi divers que la santé, la communication, la formation, l’écologie, etc. Par exemple Technocity, réalisé par l’auteur et visant à sensibiliser des collégiens aux métiers industriels. L’image des jeux vidéo restant négative par la violence véhiculée par certains jeux, l’utilisation de ces nouvelles méthodes d’enseignement comme celle s’appuyant sur les Serious Games, qui ne sont pas sans soulever des résistances du côté des parents ou des médias, nécessite un accompagnement en vue d’une appropriation dans un contexte d’apprentissage, notamment une initiation à la culture vidéoludique ainsi que des évaluations sur le plan scientifique.
46Le dossier se clôt par un entretien : Frederic Tordo interroge Yann Minh, artiste multimédia, spécialiste de la cyberculture et auteur, notamment, d’un dispositif pédagogique expérimental et innovant, le NooMuseum. Celui-ci se veut un musée virtuel à trois dimensions accessible via Internet et aussi un support à conférences simulant un espace physique. L’une des pièces maîtresses en est par exemple le tableau de Velasquez, Les Ménines. Le dispositif, reconstruction en 3D du tableau, propose l’espace d’un instant de devenir le roi ou la reine d’Espagne, c’està-dire de se sentir immergé dans la scène, ouvrant alors à de nouvelles formes d’apprentissage, facilitant la mémorisation et plaçant l’observateur dans une posture non plus passive mais active, lui permettant de suivre un parcours dans un espace virtuel synchronisé avec celui du conférencier. Selon Yann Minh, qui propose de développer la fabrication d’espaces vidéoludiques 3D à vocation pédagogique, la construction d’une sociabilité en temps réel au travers ces avatars numériques favorise l’apparition dans notre psychisme de nouvelles « dividualités » originales et spécifiques au monde du numérique : « La construction existentielle traditionnelle se fait essentiellement au travers la relation avec nos semblables, mais l’utilisation d’avatars dans les mondes persistants nous permet aussi de vivre de manière dématérialisé une relation cognitive et affective forte, en interaction émotionnelle, et bientôt sensuelle » avec les humains. Il conçoit l’individu comme un ensemble de « dividus » différents « selon que l’on est en famille, dans l’intimité d’une relation amoureuse, au travail, pendant nos loisirs, au volant d’une automobile ». Les mondes persistants du cyberespace nous permettraient, via nos avatars, d’incarner, de générer, d’enrichir, nos différentes « dividualités ». Vision séduisante mais qui n’est pas sans interroger : où se trouvent la parole et le désir dans une telle optique ? Quand il précise : « Pour notre conscience, les avatars et leurs actions sont perçues comme des simulacres, mais pour notre sub-conscience, les actions perçues sont interprétées comme vraies par l’activation des neurones miroirs dans la perception des avatars 3D », quelle place pour une éthique du réel dégagée du leurre imaginaire, et, donc, pour la castration ?
47Ce numéro 37 est enrichi de divers varia et tribunes libres, ainsi que d’une vingtaine de recensions d’ouvrages. Depuis plus de vingt ans, la revue continue d’être l’une des références essentielles dans le champ de la psychologie clinique et reste à l’écoute de la subjectivité de son époque, comme en témoigne le dossier de ce numéro, qui, s’il semble parfois nous éloigner de la clinique, montre bien l’évolution de la modernité depuis la révolution numérique et rend compte des recherches qui se développent pour tenter d’aborder les effets des technologies du virtuel sur le sujet psychique.
48Pierrick Brient