Notes
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[1]
Dans Mécanisme de la physionomie humaine ou analyse électro-physiologique de l’expression des passions, Paris, J.-B. Baillière, 1876, Guillaume-Benjamin-Armand Duchenne (de Boulogne) avait montré qu’il existe deux types de rire (rire franc, dit de Duchenne, et rire feint), chacun sollicitant des circuits neuronaux distincts.
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[2]
Le « stand-up » est un spectacle comique au cours duquel un humoriste raconte des histoires drôles, en s’adressant directement au public de manière informelle, sans accessoires et sans costume.
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[3]
Dan Sperber, Fabrice Clément, Christophe Heintz, Olivier Mascaro, Hugo Mercier, Gloria Origgi et Deirdre Wilson, Epistemic vigilance, Mind & language, 25, 4, 2010, p. 359-393.
Ouvrier-Bonnaz (Régis),Weill-Fassina (Annie) (coordinateurs), Suzanne Pacaud (1902-1988). De la psychotechnique à l’ergonomie. L’analyse du travail en question, Éditions Octares (édition électronique)
1Lorsqu’il m’a été proposé de présenter cet ouvrage, j’ai été tout de suite très enthousiaste. Psychologue du travail de formation initiale, devenue ensuite ergonome, enfin enseignante en ergonomie, j’ai vu dans ce travail l’opportunité de me replonger dans les fondements de ces deux disciplines et de mieux saisir les controverses scientifiques de l’époque ayant contribué à faire émerger les grandes orientations d’aujourd’hui. Ma lecture devait s’inscrire dans une perspective particulière : quel pourrait être l’apport de cet ouvrage à l’enseignement ? C’est donc de mon point de vue d’enseignante que je présenterai cet ouvrage, en essayant de faire des liens avec des préoccupations contemporaines.
2Cet ouvrage offre, au travers d’articles originaux de Suzanne Pacaud ou de textes de personnes qui l’ont connue et côtoyée, un panorama bibliographique international très riche de la première moitié du xxe siècle dont les sources sont aujourd’hui pratiquement inaccessibles. Il permet de revisiter les concepts fondamentaux de nos disciplines dans le contexte scientifique et historique dans lesquels ils ont émergés. S. Pacaud, chercheuse en psychologie appliquée se situant délibérément dans une approche cognitive expérimentaliste traditionnelle du travail, y apparaît comme la cheville ouvrière de recherches innovantes dans le champ de la psychotechnique et de l’analyse du travail dans les années 1930-1960. Engagée dans de multiples collaborations de recherches et de terrains, tant au niveau européen qu’au niveau international, ses nombreuses publications ont participé à la diffusion d’idées novatrices dans le milieu scientifique de la psychologie et de l’ergonomie naissante.
3Parmi ses principaux apports, il faut d’abord évoquer la place centrale qu’elle accordait à l’analyse du travail (un chapitre entier de l’ouvrage est consacré à l’exposé de son approche ; les textes qui y sont présentés sont particulièrement intéressants et éclairants). Sa conviction est que l’analyse du travail doit être un préalable à toute élaboration de tests psychotechniques visant à la sélection des salariés ; partir du terrain afin d’identifier les aptitudes et compétences nécessaires pour tenir les exigences des métiers. Cependant, ses expériences à la SNCF, qui nous sont relatées dans le livre, vont lui permettre de se rendre compte que l’activité, quelle qu’elle soit, n’est pas aisée à saisir. En dépit des apparences, elle est complexe ; et en rendre compte relève d’un travail d’investigation qui demande une approche rigoureuse, scientifique. « L’analyse du travail est la chose la plus longue et la plus difficile » écrit-elle, car tout n’est pas observable. Elle s’inquiète dès les années 1950 du processus d’intensification du travail, lié à une rationalisation excessive du travail pouvant conduire à masquer ce que les professionnels font réellement pour réaliser les tâches qui leur sont demandées. Sans pour autant utiliser les termes, elle évoque ici l’écart entre tâche et activité, elle fait référence à « l’intelligence de la tâche » des salariés pour tenir les objectifs assignés, coûte que coûte. Elle considère déjà, sur la base de ses observations de terrain, que les difficultés rencontrées par les professionnels pour bien faire leur travail viennent en partie de ce qu’ils ne peuvent pas faire ou sont empêchés de faire de l’exercice du métier ; une manière d’aborder l’activité qui a des résonnances tout à fait profondes aujourd’hui dans le champ de la psychologie du travail, en particulier du côté d’Yves Clot. Dans un objectif didactique, elle propose alors de mobiliser différentes techniques d’investigations pour aborder le travail réel, qu’elle résume en quatre points : l’analyse des gestes professionnels, l’analyse des opérations complexes, l’auto-observation et l’introspection au cours de l’apprentissage, l’étude des fautes professionnelles. Elle rompt ainsi avec une conception analytique des tâches, basée sur une représentation abstraite du travail à effectuer, pour considérer le travail comme « une activité complexe dont le résultat n’est jamais donné d’avance ».
4Sa formation de psychologue l’amène à s’intéresser plus particulièrement à l’activité mentale sous-jacente aux comportements des salariés ; et c’est à travers ce filtre qu’elle va tenter de rendre compte de la variabilité des pratiques observées sur le terrain. « Comment comprendre dans une situation donnée la variabilité des conduites inter et intra-individuelles ? Quels modes de raisonnement ou quels types de représentation le sujet a-t-il ? » Elle développe l’idée, largement admise aujourd’hui dans nos disciplines, que l’opérateur est « créateur permanent de sa propre activité » en lien avec sa compréhension de la situation de travail (on retrouve là des bases du modèle de l’activité proposé par Leplat, quelques années plus tard, distinguant la tâche prescrite de la tâche prescrite pour l’opérateur, de la tâche redéfinie). Elle constate sur le terrain que les opérateurs expérimentés modulent leurs stratégies en fonction du contexte, sur la base de répertoires d’actions plus ou moins vastes construits au fil du temps, faisant écho à « l’intelligence de la tâche » des salariés. Elle soulève des questions importantes sur lesquelles travaillent encore les ergonomes : « Quelles pourraient être les conditions de travail qui favorisent le développement des répertoires d’action des salariés ? Quelles seraient les ressources qui font qu’elles peuvent se développer ? » Des préoccupations que l’on retrouve, par exemple, chez Falzon au travers du concept « d’environnements capacitants », sources de développement potentiel et de santé au travail. Cette problématique prend toute son acuité dans le contexte actuel d’allongement des carrières : quelles seraient les conditions favorables à leur développement tout au long de la vie ?
5Cette évolution dans la manière d’appréhender l’activité l’amène à proposer une autre approche des accidents du travail que celle développée à son époque, en prenant de la distance avec l’idée d’une prédisposition de certains salariés aux accidents (un gros chapitre est consacré à ce thème dans l’ouvrage). Elle soutient la thèse « de conflits ou interférences entre exigences et sollicitations de la situation qui gênent le processus de représentation des conditions de travail » pouvant participer aux processus accidentels. Elle établit des liens entre la probabilité d’apparition des accidents et les possibilités données aux travailleurs de se représenter la situation, d’organiser mentalement leur travail. Elle rejoint sur ce point la position d’Alain Wisner selon lequelle « la connaissance de la façon dont les opérateurs constituent le problème explique plus d’erreurs et d’accidents que les modalités de la résolution des problèmes elles-mêmes ». Est pointée là finalement l’importance de l’analyse des informations prélevées et l’élaboration des raisonnements des opérateurs dans l’activité de travail ; tout un champ de la psychologie cognitive que des auteurs comme André Bisseret, Jean-Claude Spérandio et bien d’autres développeront ultérieurement. S. Pacaud met finalement au cœur du processus accidentogène les conditions de l’activité de travail des salariés, les facteurs organisationnels et l’intensification du travail ; approche qui sera reprise et développée par des générations de préventeurs, de psychologues et d’ergonomes.
6On découvre également dans l’ouvrage une Suzanne Pacaud visionnaire, dont les intuitions en termes d’enjeux d’évolution de la société et du monde du travail l’ont amenée à ouvrir et à développer des axes de recherches extrêmement importants et novateurs, encore d’actualité aujourd’hui. Je n’en citerai que trois ; mais d’autres sont présents dans le livre.
7Elle initie des recherches sur le vieillissement au travail, thématique qui sera largement reprise ensuite par Catherine Teiger, Antoine Laville dans les années 1960. L’originalité de son approche, perceptible dans son texte de 1960 intitulé « Le vieillissement des aptitudes », a été de sortir d’une approche uniquement centrée sur les phénomènes de déclins pour aborder un autre aspect du vieillissement au travail : la construction de compétences au fil des années d’expériences essentielles à la performance des entreprises. Les seniors comme ressources pour les entreprises ; un changement de posture qui préfigure tous les travaux du Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (CREAPT) des années 1990. Elle alerte déjà les entreprises sur la nécessité de s’interroger sur les conditions de départ des travailleurs vieillissants, en particulier la perte des compétences que ces départs occasionnent, surtout si des mesures de transmissions de ces compétences ne sont pas anticipées. Des préoccupations qui prennent aujourd’hui de l’importance dans le contexte de vieillissement de la population active, et de maintien dans l’emploi des seniors dans le contexte d’allongement des carrières pour financer les retraites.
8Elle s’intéresse à l’apprentissage professionnel, à la problématique des reconversions professionnelles, en particulier pour les publics en difficultés ou sortis prématurément du milieu scolaire. Elle se préoccupe déjà des problèmes d’adaptation que rencontrent les professionnels peu qualifiés face aux mutations technologiques afin d’aider les publics faiblement scolarisés à s’insérer. Elle défend le point de vue de l’éducabilité de la personne, position originale pour l’époque qu’elle a dû défendre dans un contexte où l’on raisonnait davantage en termes d’aptitudes prédéfinies, peu évolutives. Un sujet d’actualité encore aujourd’hui, dans le contexte de changements organisationnels de plus en plus rapides, de parcours professionnels hachés où il est devenu extrêmement rare que des salariés restent toute leur vie dans le même métier, et où les périodes de chômages et de recherches d’emploi imposent souvent de s’orienter vers de nouveaux itinéraires professionnels.
9Femme d’ouverture, faisant preuve de connaissances dans plusieurs disciplines, elle a beaucoup oeuvré pour une approche interdisciplinaire entre professionnels engagés dans l’analyse du travail, seule à même, selon elle, « d’aborder et de traiter de façon pertinente les problèmes du travail aussi bien en termes d’intelligibilité des situations de travail et de l’activité que de construction d’outils pour l’analyse du travail ». Son article de 1969, présenté dans l’ouvrage, qui s’intitule « L’ergonomie face aux grandeurs et aux difficultés de l’interdisciplinarité » est d’une richesse et actualité extraordinaire pour construire l’intervention en milieu de travail.
10En résumé, cet ouvrage nous offre des points d’entrée, des clés, des articles tout à fait importants, mais aussi des témoignages de contemporains, permettant de rendre compte des controverses professionnelles et intellectuelles ayant contribué au développement de la psychologie du travail et de l’ergonomie, telles qu’on les connaît aujourd’hui. Ce livre est une invitation à découvrir la grande Mme Pacaud, femme chaleureuse et charismatique selon les personnes qui ont eu la chance de la rencontrer, et à nous plonger dans les débats fondateurs de la psychologie du travail et de l’ergonomie. Un grand merci à celles et ceux qui ont réalisé ce travail de mémoire, qui ont réussi à recueillir ce patrimoine intellectuel tout à fait essentiel à la formation de nos générations d’étudiants d’aujourd’hui.
11Un regret cependant : que les auteurs de l’ouvrage n’aient pas évoqué davantage d’autres personnages importants de la rue Gay-Lussac qui ont aussi oeuvré à la construction de l’ergonomie : je pense à Catherine Teiger qui partage à mon sens beaucoup de similitudes avec Suzanne Pacaud, Alain Wisner, Antoine Laville et bien d’autres. Mais c’est sans doute là où la lectrice fait place à l’enseignante ?
12Dominique Cau-Bareille
Azoulay (Catherine), Emmanuelli (Michèle), Corroyer (Denis), Nouveau manuel de cotation des formes du Rorschach, Paris, Dunod, 2012
13Depuis la parution de Psychodiagnostic en 1921, de nombreux auteurs ont repris le test de Rorschach et révisé sa nomenclature. Pour ce qui concerne les formes, on peut citer les travaux de l’Américain Samuel Beck, des Suisses Ewald Bohm et Marguerite Loosli-Ustéri et de la Française Cécile Beizmann, qui, en 1966, publia un Livret de cotation des formes dans le Rorschach, compilé à partir des résultats de ces auteurs avec ceux d’Hermann Rorschach et des siens propres.
14Le manuel de Catherine Azoulay et Michèle Emmanuelli, paru chez un éditeur qui a publié plusieurs ouvrages sur le Rorschach et les techniques projectives, a l’avantage de porter entièrement sur une population française, donc plus homogène que dans le Livret de cotation. Son autre mérite, que souligne Colette Chabert, dans la préface qu’elle a accordée à l’ouvrage, est d’être « la première recherche qui, dans les perspectives de l’interprétation psychanalytique des épreuves projectives, s’attache à l’analyse précise des contenus des réponses au Rorschach, notamment pour en évaluer la dimension et la qualité formelle, à partir d’un recueil des données par une procédure quantitative qui en assure le bienfondé », Denis Corroyer ayant assuré la partie statistique, qui met, ainsi, la codification proposée à l’abri des critiques faites au test, de manquer de validité psychométrique tout autant que de validité interne, bien que ne se soumettant pas « aux impératifs d’une formalisation excessive qui aurait entravé l’authenticité des productions psychiques, cette recherche statistique n’étant pas réalisable en 1966 », comme le rappelle Nina Rausch de Traubenberg, qui a rédigé l’avant-propos.
15La mise en œuvre de ce manuel s’est appuyée sur 278 protocoles de sujets âgés de 13 à 24 ans, examinés en 2001 et répartis en trois groupes d’âge (13-15 ans ; 16-18 ans ; 19-24 ans), trois groupes de catégories socio-professionnelle (favorisé, intermédiaire, défavorisé) et deux groupes de sexe (homme, femme), dans une démarche d’analyse et d’interprétation « déployée sur le terreau de la théorie psychanalytique » et cotés selon La pratique du Rorschach, de Nina Rausch de Traubenberg (1970).
16Le but des auteurs était de fournir, à tous les utilisateurs du test de Rorschach, « une base actualisée de données essentielles, issues de la population française non consultante » et de « soutenir le travail de cotation préalable à l’interprétation clinique des protocoles », cette interprétation reposant sur la théorie psychanalytique, la théorie phénoménologique de Françoise Minkowska (1956) et le système intégré de John Exner (1974).
17Le manuel fournit, planche par planche, un catalogue des interprétations proposées par les sujets, la représentation graphique de la localisation donnée par eux ; le type de localisation (G, D, Dd, Dbl) ; l’orientation de la planche ; à l’intérieur de chaque planche, la cotation du contenu, H(umain), A(nimal), Obj(et), etc. ; le substantif lui-même ; la qualité perceptive de la réponse (F+, F-, F+/-).
18Dans leur conclusion, les auteurs rappellent la complémentarité du Rorschach et du TAT. En annexe du manuel, un « Schéma d’interprétation des données projectives du Rorschach et du TAT » associe, dans un même document, la méthode d’interprétation de ces deux épreuves.
19Il n’est pas douteux que ce manuel facilitera la démarche des praticiens du Rorschach, mais, plus encore, qu’il fera davantage apprécier cet « indispensable outil » pour le psychologue clinicien, en attendant qu’il soit complété, comme l’annonce Nina Rausch de Traubenberg, pour les autres tranches d’âge jusqu’à 65 ans.
20Marcel Turbiaux
Licata (Laurent), Heine (Audrey), Introduction à la psychologie interculturelle, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2012, 332 pages
21L’impact de la culture et des contacts culturels sur la structuration psychique est depuis longtemps au cœur des débats en psychologie. Ces nombreuses controverses ont contribué à l’émergence de la psychologie interculturelle, à laquelle Laurent Licata et Audrey Heine ont dédié cet ouvrage, ambitionnant d’offrir une vision d’ensemble des champs d’investigation de cette discipline, et d’attirer l’attention sur les enjeux éthiques qui sous-tendent l’étude des liens entre psychologie et culture, tout en favorisant le développement d’un regard critique. Le livre est destiné tant aux chercheurs, qu’aux étudiants, qu’aux praticiens. Il est structuré en quatre grandes parties, et débute par une introduction générale : pourquoi s’intéresser à la psychologie interculturelle ?
22Cette partie introductive, pose les bases théoriques de la psychologie interculturelle en s’étayant sur la présentation des résultats d’une recherche de Richard Shweder, qui démontre l’influence de la culture sur le développement des représentations de l’organisation familiale, chez les Oryias (Inde) et chez les Américains de l’Illinois (p. 15). Cette étude permet, aux auteurs, d’analyser l’influence des modèles culturels sur le psychisme et en particulier sur les comportements des sujets. Elle conduit Laurent Licata et Audrey Heine à poser une des questions qui servira de fil rouge au développement de leur réflexion tout au long du livre : quelles sont les limites de la vocation universaliste de la psychologie occidentale ?
23La compréhension des processus interculturels n’apparaît accessible qu’à partir d’une compréhension fine de la notion de culture, de ses composantes, et de ses fonctions. C’est pourquoi, la première partie de l’ouvrage, sobrement intitulée : « Psychologie et culture » (p. 29), propose une réflexion historique, au travers d’acceptions relatives à différentes approches théoriques (approches culturaliste, fonctionnaliste, structuraliste, interactionniste ?) Cette relecture critique débute par un rappel de l’importance fondatrice de la Société des observateurs de l’homme (créée en 1799, à Paris) dans l’élaboration du sens moderne de la notion de culture, et s’achève par la définition d’Alfred Kroeber et Clyde Kluckhohn, qui mettent en évidence l’imbrication immanente et dynamique entre psychisme et culture, indispensable à la compréhension des développements ultérieurs de l’ouvrage et, en particulier, de l’ancrage épistémologique de la psychologie interculturelle. Le postulat de base étant que le culturel est ancré dans et génère le psychologique, tout autant que le psychologique est ancré dans et génère le culturel.
24La seconde partie offre une couverture considérable de la littérature s’intéressant aux concepts d’identité et d’altérité. Plusieurs théories classiques, pouvant être référées à la psychologie sociale et à la psychologie du développement, sont abordées, comme la théorie du développement identitaire de Pierre Tap (p. 80), ou celle d’Henri Tajfel et John Turner (p. 93). D’autres théories plus récentes sont également présentées, comme celles de James Marcia (p. 87) et de Xenia Chryssochoou (p. 97). En abordant l’identité aux niveaux individuels, relationnels et collectifs, ces théories et les exemples d’études qui les accompagnent mettent en valeur l’importance des relations intergroupes et des processus de transmissions culturelles dans la construction identitaire. L’identité est un concept particulièrement complexe, qui pour être bien traité implique un effort de « reliance » des différentes branches de la psychologie, aussi l’effort de synthèse produit par les auteurs est grandement appréciable en cela qu’il facilite la compréhension des développements ultérieurs de l’ouvrage, exposant les orientations culturelles du soi ou encore les dynamiques identitaires interculturelles.
25Concomitante à celle de l’identité, la thématique du rapport à l’Autre, est traitée en suivant. Les auteurs reviennent sur les fondements socio-culturels de l’ethnocentrisme, à partir des travaux de Gustav Jahoda qui offre un regard très original sur la psychologie des représentations de l’Autre en Occident, de l’antiquité à nos jours (p. 107). À partir de documents historiques, Jahoda démontre, que, bien qu’elles aient pris différentes formes (races monstrueuses, sauvages assimilés à des animaux, racisme scientifique ?), les images de l’Autre ont toujours été alimentées par les peurs et les frustrations des endo-groupes. Les recherches de Denise Jodelet concernant les figures de l’altérité, viennent nourrir cette réflexion-débat (p. 116), à partir de la distinction entre l’autrui et l’Autre, qui débouche sur l’identification, par l’auteur, des racismes auto-référentiels et hétéro-référentiels. Laurent Licata et Audrey Heine s’appuient sur les travaux de ces auteurs (et d’autres) pour circonscrire les différents processus à l’œuvre dans l’appréhension de l’altérité. Ils concluent en proposant une typologie des relations à autrui basée sur les travaux de Tzvetan Todorov (p. 121).
26Alors que les deux premiers chapitres s’attachent essentiellement à retracer les grandes notions fondamentales, les deux suivants abordent, de façon plus directe, les recherches, les modèles théoriques et les questionnements les plus récents en psychologie interculturelle.
27Dans la troisième partie du livre, intitulée : « La comparaison interculturelle » (p. 127) les auteurs présentent un panorama des travaux majeurs de la cross-cultural psychology, courant anglo-saxon de la psychologie interculturelle, qui s’intéresse à des caractéristiques psychiques, perceptives et comportementales, en conduisant des recherches dans plusieurs aires culturelles, afin de déterminer si les caractéristiques ciblées sont universelles ou spécifiques. Le chapitre est structuré autour de la présentation de nombreux résultats d’études, parmi lesquelles celle de Hazel Rose Markus et Shinobu Kitayama (p. 162), qui ont identifié deux représentations différentes du soi. D’un côté, la construction du soi indépendante est représentée comme une entité autonome, délimitée et distincte ; le soi de l’individu étant considéré comme découlant de ses attributs intrapsychiques. De l’autre, la construction du soi interdépendante est envisagée comme une forme identitaire connectée avec d’autres significatifs, et le soi de l’individu est perçu comme dépendant directement de la perception des pensées de l’Autre, de ses sentiments et de ses actions. Les résultats de Markus et Kitayama démontrent que la construction du soi influence tant les niveaux cognitif, qu’émotionnel, que motivationnel et comportemental. L’approche théorique qu’ils proposent ouvre sur de nombreuses questions, par exemple celle de la capacité de la psychologie occidentale à prendre en compte le soi interdépendant dans les théories élaborées.
28Les études présentées dans ce chapitre sont accompagnées de critiques méthodologiques et théoriques, qui invitent à penser les intérêts (par exemple, mise en évidence des écarts dans le fonctionnement psychique résultant de l’influence culturelle™) et les limites (par exemple, surestimation des facteurs culturels, homogénéisations intra-culturelles abusives™) des recherches culturelles comparatives.
29Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à la psychologie des contacts interculturels (p. 207). Dans un premier temps, ces contacts culturels sont envisagés par le prisme de l’acculturation, envisagée comme l’ensemble des processus résultant d’un contact culturel prolongé, occasionnant des changements subséquents pour les différents groupes et individus impliqués dans l’interaction. Pour plus de précisions, Licata et Heine proposent une introduction au modèle de l’acculturation psychologique de John Berry (p. 217). Ce dernier adresse deux questions aux sujets migrants, la première visant le souhait (ou son absence) de conserver les caractéristiques culturelles de la culture d’origine, la seconde l’envie (ou non) d’établir ou de maintenir un contact avec la culture d’accueil. À partir des réponses fournies à ces questions, Berry détermine une typologie de stratégies d’adaptations interculturelles : l’intégration (réponse oui/oui), l’assimilation (réponse non/ oui), la séparation (réponse oui/non) et la marginalisation (réponse non/non). Ces stratégies sont considérées comme des tendances évolutives qui vont conditionner la capacité d’adaptation psychologique du sujet à son environnement, et auxquelles s’adjoignent plusieurs autres facteurs, tels que l’âge, le projet de migration, le niveau d’éducation ou encore la personnalité du sujet. Puis, le concept d’interculturation est brièvement abordé. Il est présenté comme un processus mobilisant les niveaux inter-groupaux, inter-psychiques et inter-subjectifs, au cours duquel les sujets tendent à métaboliser les différences culturelles auxquelles ils s’affrontent. Les études de Patrick Denoux, et de Zohra Guerraoui, donnent une importance capitale à ce processus, en particulier en ce qui concerne les réajustements identitaires vécus en situation de contacts culturels prolongés (p. 253).
30Enfin, un effort louable a été fait pour intégrer dans cet ouvrage la communication interculturelle, branche de la psychologie interculturelle souvent oubliée dans le champ francophone. Nous soulignerons, en particulier, une des rares présentations en français de la théorie de la gestion de l’anxiété et de l’incertitude de William Gudykunst (p. 272), qui tend à expliquer les principaux obstacles à la réussite d’une communication interculturelle.
31Brassant à la fois des questions épistémologiques, théoriques et pratiques, cet ouvrage offre une grande richesse, dont il n’est possible de donner qu’un aperçu. La majorité des controverses et des discussions actuelles de la psychologie interculturelle y sont abordées, les auteurs évitant l’écueil idéologique, en accordant une grande place à la réflexion critique. Nous regretterons seulement que les choix effectués par Laurent Licata et Audrey Heine ne les aient pas conduits à aborder les recherches des psychologies indigènes, ni les cultures et inter-cultures générationnelles, de genre, professionnelles et régionales. Malgré ce léger bémol, l’objectif d’une introduction à la psychologie interculturelle est pleinement rempli, et le lecteur intéressé trouvera dans l’ouvrage de nombreuses références pour affiner les réflexions qui y sont amorcées.
32Julien Teyssier
Rires, Terrain, 61, septembre 2013, p. 3-133
Si t’es gai, ris donc !
34Pour François Rabelais, « le rire est le propre de l’homme », bien que, pour Thomas Hobbes, « le rire soit une triste infirmité de la nature humaine dont tout penseur devra s’efforcer de s’affranchir », même si Jaak Panksepp a cru percevoir, dans certaines vocalises du rat et Marina Davila-Ross, Michel J Owren et Gelke Zimmermann, chez les grands singes, des prémices du rire humain. Il est universel.
35Pour Terrain, dans cette livraison richement illustrée, par ailleurs, il y a rire et rires. Il y a, en effet, toutes sortes de rires. Le dictionnaire du Centre de recherche en technologies langagières (CRTL) propose une trentaine d’épithètes qui en caractérisent et la liste n’est pas limitative. Alors, comment rit-on et pourquoi ? Les auteurs de ce dossier de Terrain s’attachent à cette pratique dans différents contextes culturels.
36Dans son introduction (p. 4-15), Olivier Morin, soulignant « les équivoques du rire », rappelle la théorie qui fait de l’ambiguïté le dénominateur commun à toutes les dimensions du rire – cognitive, sociale, politique. Du point de vue cognitif, le rire serait une réaction sophistiquée à la résolution d’une ambiguïté, mais, selon Morin, le rire ne se limite pas à cette seule fonction. « Il permet au contraire de mettre en valeur et, parfois, de créer des situations équivoques et des intentions incertaines. Dans le domaine politique, l’ambivalence constitutive du comique joue aussi bien pour le pouvoir que pour ceux qui le contestent. »
37Matthew M. Hurley, Daniel C. Dennett et Reginald B. Adams Jr (p. 16-39) exposent « la phénoménologie de l’humour », avec, pour sous-titre, « qui rit en dernier est le plus lent d’esprit ».
38Selon ces auteurs, l’humour est une propriété de certains événements mentaux, plutôt que de certains objets du monde, comme les blagues. En conséquence, celles-ci, prises isolément, ne sont pas un phénomène universel. Même si certaines formes de rire sont déclenchées par des situations qui ne sont pas humoristiques, il existe un lien spécial entre le rire dit « de Duchenne » [1] et un certain type de stimulation cognitive propre à le déclencher.
39Ils considèrent que l’allégresse constitue un aspect crucial du rire et montrent que ce sentiment associé au rire est un phénomène psychologique susceptible d’une analyse « hétérophénoménologique », l’hétérophénoménologie envisageant « les états subjectifs comme des données à expliquer, mais pas nécessairement comme des interprétations valides des phénomènes psychologiques qui les sous-tendent ». Dans cette perspective, le sentiment d’allégresse lié à l’humour l’est, aussi, étroitement, à un autre sentiment, celui du cocasse, que nous éprouvons face à des phénomènes incongrus.
40Hans Steinmuller nous fait passer (p. 40-53) en Asie, avec « Le savoir-rire en Chine ». « En Chine, écrit-il, le rire et le sourire constituent une partie essentielle des usages ritualistes qui régissent les manifestations visibles des émotions ». C’est pourquoi, le bon usage du sourire et du rire fait l’objet de manuels, de conférences et de cours. L’apprentissage du rire suppose la compréhension du contexte social dans lequel celui-ci s’inscrit. Le sourire et le rire créent ainsi des « communautés de connivence », qu’une compréhension implicite partagée de « l’incongruité » de certaines formes ou discours sociaux caractérisés. L’auteur s’attache, en particulier, à l’« incongruité » qui existe entre les codes officiels et les codes locaux, ceux-ci renvoyant à des usages distincts et à des rires et des sourires différents.
41Stefan Le Courant (p. 54-67) nous ramène en France avec « Moi je viens de Mars, et toi ? Le rire dans les espaces publics de la Goutte d’Or », quartier de Paris, qui s’est constitué comme centralité immigrée et commerçante d’une grande hétérogénéité. Le rire permet de prendre part aux échanges qui s’instaurent. L’humour permet un usage « apaisé et labile » de stéréotypes multiples, contribuant, par là, à établir la bonne distance dans la relation à autrui.
42Sous le titre « Stand-up ! [2] L’humour des minorités » (p. 68-83), Nelly Quemener analyse l’avènement d’un humour issu des minorités « ethnoraciales » en France, à travers les programmes courts diffusés à la télévision. Elle distingue deux mouvements, celui des années 1990, caractérisé par un humour d’autodérision et celui des années 2000, marqué par le genre « stand-up », qui recourt à des ressorts humoristiques relativement homogènes : fondé sur le récit de soi, il prend pour matière de rire les stéréotypes, dont il souligne les mécanismes réducteurs, servant la quête de reconnaissance sociale des minorités et permettant de déjouer les préjugés ethniques. À partir de 2006, il s’oriente vers la mise en scène d’identités multiples.
43Dan Sperber et coll. ont montré [3] que les hommes dépendent massivement de la communication avec les autres, mais que cela les expose au risque d’être, accidentellement ou intentionnellement, désinformés. Ils soutiennent que les hommes ont une série de mécanismes cognitifs de vigilance épistémique pour s’assurer que la communication reste avantageuse en dépit du risque. Radu Umbres s’appuie sur cette notion (p. 84-101), pour traiter, avec « Chasse au dahu et vigilance épistémique », des « missions impossibles », confiées à des « victimes » pour les pousser à des actions stupides. Il fournit plusieurs exemples observés en Roumanie, où les ouvriers utilisent un jargon opaque pour confier à un novice une tâche irréalisable, ou trouvés dans la littérature, qu’il explique par le croisement entre un mécanisme cognitif actif dans la communisation humaine et une structure spécifique de compétence et d’autorité liée aux rôles sociaux. Le canular, comme la chasse au dahu, exploite le relâchement de la vigilance épistémique envers le contenu absurde des demandes sous l’influence d’une confiance épistémique dans la source de l’information, dans la mesure où elle émane d’une autorité.
44Pierre Clastres a recherché « De quoi rient les Indiens » (p. 102-113), à partir de deux mythes des Indiens Chalupi (Nivaché) du Paraguay, l’un de la quête loufoque et paillarde d’un groupe de chamanes, l’autre des mésaventures d’un jaguar (figure du pouvoir) crédule. Il attribue l’hilarité que déclenche leur narration, d’une part à leur art de tourner en dérision des figures de pouvoir ordinairement craintes par les Indiens et, d’autre part, par le fait qu’ils parodient des traditions mythiques à caractère sacré, Ces figures craintes du pouvoir sont neutralisées par le rire cathartique.
45Anne Christine Taylor, dans « Pierre Clastres et la dérision du pouvoir chez les Indiens : un commentaire » (p. 114-121) rappelle que l’article de Clastres, reproduit dans ce dossier, a paru en 1967, dans le contexte de son époque. Sans contester ses conclusions, elle souligne que les deux mythes cités sont des variantes parodiques d’un ensemble de mythes à caractère sacré, destinés à mettre celui-ci en valeur et à le rendre mémorable. C’est avant tout le spectre de la servitude volontaire que raillent les Chalupi. L’auteur conclut par un panorama des études ultérieures à celle de Castres, consacrées aux ressorts et aux effets du rire dans les cultures amérindiennes des basses terres d’Amérique du Sud.
46Enfin, Abderrahmane Moussaoui (p. 122-133) explique ce que « Rire [veut dire] en situation de violence. L’Algérie des années 1990 ». Il défend l’idée que l’humour politique joue un double jeu ; en témoignent les rumeurs selon lesquelles le pouvoir est souvent lui-même à l’origine des blagues lancées à son encontre.
47Marcel Turbiaux
Schepens (Florent) (dir.), Les soignants et la mort, Toulouse, Érès, Collection « Clinique du travail », 2013, 262 pages
48Le livre dirigé par Florent Schepens propose une approche pluridisciplinaire des questions soulevées par l’activité professionnelle des soignants confrontés à la mort. Les contributions sollicitent la sociologie, la philosophie, l’histoire, la psychologie, l’anthropologie et l’économie. De nombreux milieux et professions sont étudiés : la réanimation, les soins palliatifs, la chirurgie, l’oncologie, la médecine générale, etc. Il convient de reconnaître, à chaque fois, des problèmes communs, énoncés dans l’introduction, mais également des spécificités, préoccupations inhérentes à un service ou un métier. L’un des grands intérêts de cet ouvrage est, justement, de montrer la manière dont certaines interrogations sur la mort se trouvent, en situation professionnelle, reprises, précisées, retravaillées. Dans l’activité de soin, ce questionnement à propos de la mort est inéluctable, dès lors que la finalité du travail est de porter un secours à un être dont la vie est menacée. Par conséquent, l’action et les conditions de cette dernière, la nécessité pratique de faire, obligent à penser la mort, à la repenser, à lui octroyer une signification qui rende cette action possible, efficiente, estimable. Si tout travail présuppose une appropriation, par les professionnels, de leur milieu de travail, ce processus d’ajustement des moyens, de reconfiguration du donné, de recréation des tâches, se révèle d’autant plus déterminant lorsque l’activité comprend une tentative d’apprivoiser la mort et de conjurer les effets traumatiques inhérents à la confrontation quotidienne à cette dernière.
49L’un des axes de réflexion, parmi les plus intéressants de ce livre, concerne la production de représentations propre aux activités professionnelles ayant trait à la mort. L’activité rend nécessaire de se représenter l’autre, de conférer forme à la relation, en tenant compte des finalités de l’action. La tâche, ce qu’elle exige, les compétences qu’elle mobilise, les risques qu’elle engage pour le professionnel, impliquent de redéfinir le statut accordé à l’autre. L’activité est exercée en conséquence « sur », « avec », ou « autour » de lui. Concevoir l’autre comme « sujet » ne va donc pas toujours de soi. De sorte que vivant ou mort ou mourant, le statut de l’individu se trouve qualifié au sein d’un large spectre de significations, entre sujet et objet, qui comprend, d’un côté, la « personne », notion connotée moralement et chargée d’humanité, et, à l’autre extrémité, le « cadavre » ou la « viande », en passant par le « défunt », pourvu d’une identité qu’on lui reconnaît encore (Serenella Nonnis Vigilante ; David Le Breton).
50Emmanuelle Godeau rend compte du vocabulaire employé dans le laboratoire d’anatomie d’une faculté. Ici, les choix sémantiques témoignent d’un processus de déshumanisation : d’une « personne » à un « corps ». Ceux-ci peuvent être alors triés, découpés, congelés, stockés et ensuite opérés ou disséqués. L’activité sur les cadavres recourt à un ensemble de métaphores : les aides en anatomie, des « garçons bouchers », « désossent », et les étudiants en médecine manient « fois gras » et « rognons ». La transformation de la perception du corps, via l’emploi d’images issues d’un autre contexte de vie, rend possible une action jugée violente et associée à un acte de mutilation. Le fait que le corps manipulé soit inerte, insensible, n’estompe pas complètement l’humanité qui y est inscrite, et il importe de convoquer un imaginaire qui supporte de telles opérations, de sorte que la conscience n’en soit pas affectée au point de rendre impossible la pratique professionnelle.
51Pour les chirurgiens, il apparaît plus aisé de considérer les patients comme des « cas opératoires » (Emmanuelle Zolesio) afin de se prémunir d’une empathie préjudiciable si le décès, lors de l’opération, venait à se produire. La responsabilité engagée est si forte, dans la mesure où certains gestes ont pour conséquence la vie ou la mort, qu’une faute peut ébranler durablement le médecin.
52En réanimation, expliquent Nancy Kentish-Barnes et Julien Valy, le double rôle du service, curatif et palliatif, engendre deux statuts distincts pour le patient : « objet » de soins durant l’hospitalisation, il devient « sujet » autour duquel se déploient les pratiques palliatives une fois reconnu « mourant ». Requalifié de « personne en fin de vie », le patient est accompagné et l’activité transformée en conséquence : les relations, réinvesties par les soignants, se reconstruisent autour des patients et de leurs proches. Dans cette configuration, le sens du travail est à revoir, des adaptations et ajustements sont à produire, le travail se réinvente, non sans soulever de problèmes.
53Trois conséquences importantes découlent de l’ensemble de ces constats : la première est l’importance de la signification donnée à « l’autre » ; la seconde, la souffrance susceptible d’être éprouvée par les soignants dans de tels contextes ; la troisième, celle des moyens, stratégies, expériences et trouvailles qu’ils peuvent mobiliser dans leur travail. La signification conférée à autrui implique des affects et postures fort différenciés. En effet, les processus de redéfinition peuvent préserver le soignant ou, au contraire, le confronter à des difficultés nouvelles : face à un autre reconnu « sujet », la relation suppose engagement et partage affectif.
54Dans le cas des soignants en service de réanimation, par exemple, la gestion de la fin de vie et la conduite des relations, jugées éprouvantes, entraînent turn-over et épuisement professionnel. C’est que la construction de l’activité peut se révéler, hélas, privée de ressources, qu’elles soient individuelles ou collectives. En réanimation, « chacun se débrouille comme il peut » (Kentish-Barnes et Valy, p. 29). Quant au médecin généraliste, traitant des malades atteints du cancer et en fin de vie, il est, face à eux, nécessairement seul (Martine Bungener).
55Les multiples recherches proposées dans cet ouvrage illustrent et approfondissent l’un des aspects fondamentaux de l’activité de travail : la dimension de création et de recréation des milieux et des tâches par les professionnels. Dans la perspective d’un travail touchant une personne mourante ou menacée de mort, il s’agit non seulement de faire, mais également de rendre l’activité supportable. À cet égard, la gestion collective des problèmes prend toute son importance. D’un côté, la mobilisation de mécanismes de défense est avérée : humour chez les étudiants en médecine et les chirurgiens (Godeau ; Zolesio) ; distanciation à l’égard des patients chez ces mêmes chirurgiens (Zolesio) ou limitation de l’engagement affectif chez les aides-soignantes et infirmières qui côtoient le malade en fin de vie (Michel Castra) ; catégorisation et hiérarchisation des patients dans un service d’IVG (Maria Helena Guerra Gomes Pereira) ou encore dévalorisation des parents lors de la prise en charge de jeunes adultes en fin de vie (Catherine Le Grand-Sébille). De l’autre, des reconstructions de l’activité afin d’ajuster la pratique aux situations jouent également un rôle important. À cet égard, la possibilité ou non de réaliser du bon travail se révèle déterminante.
56Avec les patients en état végétatif chronique, la situation est délicate, car ces derniers ont évité la mort sans, pour autant, retrouver une vie telle qu’on la peut concevoir. Ils sont des survivants plutôt que les sujets d’une vie qui leur serait propre, d’une vie consciente, agie, choisie. Difficile, explique Élodie Crétin, de savoir « qui » est cet être immobile qui ne communique plus avec les vivants. Toutefois, les soignants évoquent la « présence » de la personne, et font « comme si » cette dernière pouvait entendre, être affectée, ressentir (p. 41) : ces éléments participent de la création d’une posture professionnelle destinée à ne pas réduire l’autre à un « légume ». Manière et moyen de persévérer dans les soins, de leur conférer un sens, d’inventer une relation avec un patient qui n’y participe plus que par des manifestations corporelles, et de demeurer un soignant adressant ses gestes à un être humain.
57Pour les travailleurs en soins palliatifs, il s’agit de parvenir à bien accompagner les personnes, la réalisation d’un bon travail pouvant seule rendre la mort plus acceptable. Florent Schepens montre les difficultés éprouvées par les soignants qui trouvent des réponses dans une élaboration collective du sens des soins. Reconnaissant qu’il n’existe nulle certitude quant aux solutions apportées à la personne en fin de vie, les soignants s’évertuent à rechercher « la moins mauvaise solution » (p. 218). Dans leurs discours, l’accent est mis sur les limites de l’action. Et si un soignant pense avoir mal fait, le collectif y pourvoit par une réassurance combinant les conseils et l’idée d’une responsabilité partagée. Pour travailler, il faut que l’équipe accepte l’incertitude tout comme le caractère faillible des actes de soins : l’initiative doit être préservée malgré les doutes et les risques. C’est parce qu’ils peuvent se sentir assurés de la qualité des soins qu’ils dispensent que les soignants accomplissent leur travail et le vivent bien.
58Même appliqué à un cas, à un patient réifié, le soin s’adresse toujours à un vivant, à un être humain, à un « semblable ». Il engage une part de l’humanité du soignant. Car s’il peut sauver une vie, le soignant est également en position de commettre des erreurs, de causer des torts. En outre, le soin qu’il s’efforce de dispenser est toujours le produit d’un ensemble de choix et de compromis provisoires, il est toujours à interroger et à réinventer, au regard des progrès médicaux et des mœurs, des mutations institutionnelles et organisationnelles, mais également des difficultés concrètes rencontrées lors de la réalisation des tâches. De cette dimension, le livre nous offre un compte rendu net et éloquent, mettant l’accent sur les élaborations locales, les spécificités propres à chacun des métiers ou services. L’une des conclusions que nous pouvons tirer de l’ouvrage est que le soin est toujours perfectible, jamais parfait, qu’il demeure une tentative de préserver l’humanité dans des situations susceptibles de dépasser nos pouvoirs d’agir comme notre savoir.
59Quant à la mort, le travail de soins ouvre à son sujet d’innombrables interrogations. Au sein de chaque activité et milieu, la manière dont elle est conçue et reconçue joue également un rôle primordial. Ainsi, s’agit-il de la considérer en évacuant sa « dimension tragique » (Castra, p. 134) ou encore comme « un processus naturel » et « normal » (Schepens, p. 216), voire « inéluctable » et « dans l’ordre des choses » dans le cas de certaines maladies ou atteintes (Zolesio, p. 93). L’efficience des pratiques, ainsi que l’assomption de l’activité professionnelle rendent nécessaires ces attributions de significations. La « mort » se dit donc en plusieurs sens. David Le Breton et Éric Hamraoui le montrent dans des perspectives anthropologiques et philosophiques. Et les multiples activités professionnelles étudiées en témoignent. Cette lecture est donc de grand intérêt, qui rend manifeste la complexité de ces activités face à la condition mortelle dont souffre chacun d’entre nous.
60Mathieu Raybois
Bouchara (Catherine), Charcot, une vie avec l’image, Paris, Philippe Rey, 2013
61En avant-première de l’exposition, qui doit se tenir, en janvier 2014, en la chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière, grâce au fonds Charcot de la Salpêtrière et aux archives de sa famille, Catherine Bouchara présente, dans ce livre, un aspect peu connu de Jean-Martin Charcot (1825-1893), son activité graphique.
62Charcot a vécu le crayon à la main. Pour Sigmund Freud, à qui il confia « Je suis un visuel », il n’était pas un « penseur », il était un « artiste ». Aussi, pour Charcot, ainsi qu’il l’écrivit à son fils Jean-Baptiste, « la science et l’art sont alliés, deux enfants d’Apollon » et, en effet, le médecin qu’il était ne cessa de dessiner, chez lui, à l’hôpital, en voyage, comme lors de celui qu’il fit en Italie, médecin personnel de Benoît Fould et qui lui donna des « démangeaisons de peinture et d’aquarelle ». Michel Foucault souligne, en lui, la « souveraineté du regard » et Catherine Bouchara parle de son « œil photographique ».
63Dès sa thèse, soutenue en 1853, Charcot installa « une circularité entre l’observation, le texte et l’image ». Le dessin sous haschich le pose en expérimentateur de lui-même, avant que son affectation, en 1842, en tant que chef de service, à La Salpêtrière, ce « musée pathologique vivant », ne lui permette de faire, du dessin, « un procédé d’observation, une frontière entre peinture et médecine ». Accédant, en 1872, à la chaire d’anatomie générale de la faculté de médecine de Paris, il utilise l’image dans son enseignement, se servant de pièces anatomiques et de planches murales ou des dessins d’auteurs. En 1870, ayant découvert l’hystérie, qui soulèvera de larges débats, en même temps, il s’intéresse à des techniques d’enregistrement, dont la photographie (la Revue photographique des hôpitaux de Paris est fondée en 1869), qui aboutira à la publication, encouragée par Charcot, de l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, par Désiré Magloire Bourneville et Paul Regnard, en trois volumes (1876-1880), puis à la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, d’Albert Londe et à la collaboration de Paul Richer, avec qui Charcot fera paraître, en 1887, Les démoniaques dans l’art, dans la « Bibliothèque diabolique », qu’il avait créée en 1883, avec Bourneville, qui dirigera la collection jusqu’en 1902, fruit de sa réflexion sur le rapports de la possession et des phénomènes de l’hystérie, qu’il avait commencé à étudier par l’hypnose en 1882, année où fut créée, pour lui, la première chaire des maladies du système nerveux. Selon Sigmund Freud, l’hypnotisme sera, alors, pour Charcot, « un champ de phénomènes à décrire scientifiquement comme il l’avait fait, quelques années plus tôt, pour la sclérose en plaques ou l’atrophie progressive des muscles ».
64Plus tard, Charcot se livrera à l’étude médicale des tableaux. « Au-delà de l’esthétique, il s’intéresse avant tout à la justesse d’observation restituée par le peintre ». Alors, « la science juge l’art », ainsi qu’il l’écrivit, nouvelle étape du rapport du neurologue à l’image.
65Catherine Bouchara a extirpé des archives du fonds Charcot, un projet de leçon confrontant la possession à travers l’art aux images de la grande attaque hystérique, en utilisant des projections, afin d’atteindre un grand nombre d’auditeurs. L’objectif était d’authentifier la réalité de la grande attaque hystérique et son déroulement, à savoir les quatre phases : période épileptoïde, période des grands mouvements et de l’arc de cercle, ensuite période des hallucinations et période de délire.
66En 1887, Charcot deviendra lui-même une image, en se soumettant au regard des peintres. Le célèbre tableau d’André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière, exécuté dans l’atelier de Jean-Léon Gérôme, ami de Charcot, regroupe, autour de lui, ses collaborateur, ses élèves, des gens du monde, lors d’une présentation de la patiente Blanche Wittmann.
67Ce sont non seulement des images, mais aussi des schémas, que Charcot utilisera pour montrer les tracés qui mènent de la physiologie du corps à l’esprit. Ainsi, en 1884, il publiera Le schéma de la cloche, pour expliquer les processus cérébraux impliqués dans le langage, venant en illustration de ses travaux sur l’aphasie. Un autre de ces schémas, en 1892, ébauche la représentation de l’inconscient, bien avant la topique de Freud et que Catherine Bouchara, résume ainsi, p. 150 : « Au centre de la personnalité, le Moi contient la force de réviviscence, la force du souvenir. À la suite d’un traumatisme physique, nerveux ou affectif, l’émotion violente, l’image du choc envahissent le cerveau jusqu’à l’idée fixe. L’idée fixe parasite le deuxième moi en formation, l’inconscient exerçant une force de contrôle. Les idées antérieures, les souvenirs, sont refoulés dans l’inconscient, ce deuxième moi en formation. On oublie tout ou partie de l’image traumatique, du moins en surface. La force de reviviscence peut être paralysée jusqu’à la perte complète de mémoire, l’amnésie. L’hypnose transforme l’idée fixe, apprivoise l’image. Le processus d’absorption hypnotique ouvre le dialogue avec cette part inconsciente du sujet, sa force vive. Le souvenir se libère, les idées antérieures refoulées dans l’inconscient reviennent à la conscience ».
68Mais ce n’est pas uniquement à des fins scientifiques que Charcot recourt à l’image. Les lettres à sa famille, les albums de ses nombreux voyages, en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, en Russie, en Algérie, en Suisse, en Angleterre, ses carnets sont couverts de dessins, qui témoignent de son talentueux « coup de crayon ».
69Cependant, si l’ouvrage de Catherine Bouchara, très richement illustré, ainsi que l’annonce son sous-titre, se présente comme le récit d’une « vie avec l’image », il est beaucoup plus que cela. C’est toute la carrière de Charcot et son œuvre immense (son exposé des titres, en 1891, comportait plus de deux cent pages), que l’on peut suivre au long des chapitres dont il se compose (Observer le corps ; Du corps au psychisme ; Transmettre une vision ; Charcot, l’image et l’intime). Il en ressort que « du dessin au schéma, par la photographie, la lecture des maîtres de la médecine et celle des grands peintres, il explore l’image, le corps et l’idée. Dans ce pouvoir de l’image mis en action, l’homme de l’art, l’homme de science et l’homme privé se répondent ».
70La conclusion, c’est Charcot lui-même, qui l’a fournie, dans Le patriote, en 1892, donc peu avant sa mort et que cite Catherine Bouchara, p. 229 : « Nous avons découvert les symptômes de ces maladies étranges, nous en avons donné l’analyse, nous nous sommes appliqués à guérir, et, dans un certain nombre de cas, nous avons été assez heureux pour y réussir. Mais qu’est-ce que tout cela ? Nous avons donné des noms, dressé un catalogue ; nous connaissons des effets, mais la cause nous échappe absolument, et en fin de compte scientifiquement nous sommes obligés de confesser notre ignorance, et au point de vue où nous sommes, au moment où je vous parle, ici finit la science et là commence le mystère, car, qu’est-ce qu’un effet dont nous ignorons la cause ? Et nous sommes très loin de la connaître ! »
71Marcel Turbiaux
Rolle (Valérie), L’art de tatouer, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013
72En mars 2014, à la grande halle de La Villette, à Paris, se tiendra le mondial du tatouage, où se déroulera, notamment, un concours de tatouages, en présence de 312 « artistes » internationaux.
73L’importance de cette manifestation, après bien d’autres, l’existence de revues spécialisées, témoignent de l’importance et de la généralisation, dans les sociétés occidentales, surtout depuis une vingtaine d’années, d’une pratique, autrefois rencontrée plutôt chez les marins ou les voyous et stigmatisée. Un autre caractère récent est la féminisation du tatouage.
74La signification symbolique du tatouage a fait l’objet de nombreuses études : ciment des liens d’appartenance, rite de passage, complainte narcissique, fins de contestation, mais le tatoueur lui-même est demeuré dans l’ombre.
75Le gros livre de Valérie Rolle (près de 400 pages), qui porte, en sous-titre, « La pratique d’un métier créatif », vient combler cette lacune en s’attachant, plus spécifiquement, « aux modalités pratiques de résolution, en leur sein, d’une tension fondamentale entre leurs aspirations créatives (des tatoueurs) – réaliser les plus « beaux » tatouages – et leurs conditions d’emploi – dépendre des désirs de leurs commanditaires ».
76Pour éclairer ce « savoir-être », ce « savoir-faire » et ce « savoir-vivre », titres des trois parties de son ouvrage, l’auteur a longuement interrogé, entre 2007 et 2008, une vingtaine de tatoueurs et de tatoueuses de Suisse romande et complété ces entretiens par deux entretiens spécifiques, l’un avec une sortante, l’autre avec une aspirante au métier, et l’analyse d’un corpus de magazines de tatouage s’étendant sur une quinzaine d’années.
77Ce qui ressort de cette enquête, c’est, essentiellement, que « le métier de tatoueur est traversé par une tension fondamentale, commune à de nombreux métiers artisanaux, entre conditions d’exercice du travail et aspirations créatives des professionnels ».
78Dans ce « travail manuel indépendant voué à répondre à la demande d’un tiers dans un contexte organisationnel marqué par l’informalité », trois ensembles de savoirs pratiques peuvent être distingués : « premièrement, des savoirs-être concrétisés à travers des dispositifs matériels et interactionnels au sein du studio », lesquels sont « centraux dans le développement du rapport de service. Deuxièmement, des savoir-faire à la fois sanitaires, techniques et graphiques, ces deux derniers étant essentiels pour le tatoueur au sens où ils requièrent de sa part un investissement jugé supérieur dans la réalisation d’un travail de qualité. Enfin, des savoir-vivre liés au déploiement de compétences relationnelles et morales propres à assurer une inscription durable et valorisante au sein du monde du tatouage ».
79Ainsi, l’étude sur le terrain de Valérie Rolle a permis d’éclairer une profession qui, jusqu’alors, n’avait fait l’objet d’aucune enquête spécifique approfondie. Des reproductions photographiques en couleurs montrent le matériel utilisé par un tatoueur et les douze étapes de la réalisation d’un tatouage à partir d’un canevas. L’étude de l’iconographie, dont les principaux thèmes, la musique, les personnages célèbres, le cinéma, les dessins animés et les films d’animation, l’art, les objets de consommation, avec des particularités françaises sont abondamment illustrés, montre la transposition au tatouage de biens symboliques consacrés par la culture populaire, ce qui ne confère pas aux tatoueurs un statut d’artiste socialement reconnu : « les tatoueurs demeurent les prestataires d’un service personnel, dont les enjeux sont à la fois sociaux, esthétiques et commerciaux ».
80Quant au commanditaire, il n’apparaît plus comme un pratiquant totalement souverain, qui souscrit au modèle normatif de l’individu autonome et auto-construit de nos modernités, mais comme le « coproducteur de la prestation ».
81Pour conclure, l’auteur soulève nombre de questions relatives au tatoueur et à son commanditaire, qui pourraient faire l’objet de recherches.
82Quoi qu’il en soit, celle que Valérie Rolle a menée avec tant de soins, propose des outils pour aborder des métiers à vocation commerciale et créative, en interrogeant leurs modes d’être, d’agir et de s’inscrire dans leur monde, « afin de mieux comprendre l’engagement qui y est consenti, le rapport qui s’y développe et les significations qui en émergent ».
83Marcel Turbiaux
Notes
-
[1]
Dans Mécanisme de la physionomie humaine ou analyse électro-physiologique de l’expression des passions, Paris, J.-B. Baillière, 1876, Guillaume-Benjamin-Armand Duchenne (de Boulogne) avait montré qu’il existe deux types de rire (rire franc, dit de Duchenne, et rire feint), chacun sollicitant des circuits neuronaux distincts.
-
[2]
Le « stand-up » est un spectacle comique au cours duquel un humoriste raconte des histoires drôles, en s’adressant directement au public de manière informelle, sans accessoires et sans costume.
-
[3]
Dan Sperber, Fabrice Clément, Christophe Heintz, Olivier Mascaro, Hugo Mercier, Gloria Origgi et Deirdre Wilson, Epistemic vigilance, Mind & language, 25, 4, 2010, p. 359-393.