Notes
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La formule de Peck’s est une des formules permettant de calculer le poids idéal d’un sujet, en fonction de son âge, de son sexe et de sa taille.
1Paradoxale et destructrice, l’anorexie mentale est reconnue comme une pathologie adolescente. En effet, ce trouble touche majoritairement des filles âgées de 13 à 18 ans (Godart, Perdereau, Jeammet, 2004). De par sa complexité, l’anorexie nous invite à explorer, au-delà du fonctionnement psychique individuel, la dynamique familiale et ses avatars. Suivant cette perspective, la notion d’incestuel, introduite par Racamier (1996), comme l’écho d’un inceste non fantasmé, « sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales » (Racamier, 1996, p. 15), éclaire la problématique anorexique, qui devient, à la fois, produit de cette incestualité et solution défensive contre celle-ci (Drieu, Genvresse, 2003). L’histoire de Daphné, 17 ans, nous fait nous interroger sur les enjeux du comportement anorexique et son rapport aux relations incestuelles, ici à la fois maternelle et paternelle, et témoigne de l’impact destructeur de l’incestualité sur le développement psychique, narcissique et relationnel de sa victime (Hurni, Stoll, 1996).
2Après la présentation de la vignette clinique, nous nous pencherons sur la spécificité de la constellation familiale de Daphné : une double relation incestuelle avec la dyade parentale. La nécessité d’une prise en charge pluridisciplinaire est également avancée, dans la perspective de prendre en compte autant la réalité externe de la patiente que sa réalité interne (Jeammet, 2002) et de renforcer les liens autour d’elle, qu’il s’agisse de ceux nouant l’alliance thérapeutique avec la famille ou ceux reliant les différents professionnels (Benghozi, 2007).
Vignette clinique
L’histoire de Daphné
3Daphné est une jeune fille de 17 ans, aînée d’une fratrie de trois enfants. Sa mère ne travaille pas et son père est maraîcher. La famille habite dans l’exploitation familiale, à côté des grands-parents paternels.
4Les parents divorcent lorsque Daphné a 12 ans. Cependant, la mère mettra plusieurs mois à quitter définitivement le domicile conjugal. Les enfants resteront, finalement, vivre avec leur père, mais continueront à voir régulièrement leur mère. Les enfants découvriront, plusieurs années après la séparation, que leurs parents continuent à se voir à leur insu et à entretenir des relations sexuelles.
5C’est à 12 ans que les premiers symptômes d’une anorexie mentale restrictive sévère sont apparus chez Daphné. Nous retrouvons, au niveau somatique, la triade symptomatique des trois « A » : anorexie, aménorrhée et amaigrissement (jusqu’à 40 % de son poids idéal selon la formule de Peck’s [1]). Ces troubles mettent rapidement sa santé en danger, et inquiètent ses parents, qui l’emmènent consulter en pédopsychiatrie. Cette démarche conduit à la mise en place d’une prise en charge psychothérapeutique, sous forme d’entretiens cliniques hebdomadaires, dans un Centre médico-psychologique, durant plus de cinq ans. Parallèlement à ce suivi psychologique ambulatoire, un partenariat étroit avec le pédiatre de Daphné s’est noué (synthèses, courriers…). En effet, ses pertes de poids successives ont nécessité plusieurs longues hospitalisations en pédiatrie. De 13 à 15 ans, l’adolescente a été hospitalisée plusieurs semaines, à quatre reprises, en raison d’une aggravation de son état psychique et physique. Lors de sa troisième hospitalisation, le poids de Daphné est au plus bas. Un contrat de poids très précis est mis sur pied (retrait de la sonde naso-gastrique à 36 kg, visite des parents à 39 kg…). Pendant ce séjour, nous convenons, avec le pédiatre, de continuer les entretiens psychologiques, deux fois par semaine, à l’hôpital, afin de poursuivre le suivi et ne pas mettre à mal l’alliance thérapeutique qui s’est établie. Ces soins pédiatriques et psychothérapeutiques ainsi conjugués permettent une reprise de poids durant les hospitalisations, mais qui ne « tient » pas lorsque Daphné retourne dans son foyer. Les premières années de prise en charge sont donc difficiles et souvent frustrantes. Nous devons faire face aux rechutes régulières de Daphné, tout en maintenant l’alliance thérapeutique avec la famille. Vers la cinquième année de prise en charge, l’état global de la patiente commence à s’améliorer sensiblement et son poids – expression somatique la plus problématique de sa maladie – atteint la norme (environ 55 kg selon la formule de Peck’s) et se stabilise durablement. Les hospitalisations ne sont, alors, plus nécessaires et le suivi psychologique se poursuit mensuellement au CMP, parallèlement aux consultations pédiatriques. Tout au long de cette prise en charge, nous avons été attentifs à favoriser et maintenir, à la fois, une alliance thérapeutique avec les parents, ainsi qu’une réflexion et un suivi pluridisciplinaire autour de Daphné, conditions qui représentent deux facteurs d’efficience dans les soins aux adolescents, notamment auprès des jeunes anorexiques, comme l’ont montré de nombreux travaux (Rákóczy, 2007 ; Vust, Narring, Michel, 2004 ; Botbol, Atger, Mamma, 2006 ; Cook-Darzens et coll., 2005 ; Jeammet, 2002). Ce travail en maillage a également l’intérêt de faciliter les mouvements transférentiels et d’apporter un soutien mutuel aux différents intervenants de la prise en charge (Benghozi, 2007).
6Les troubles de la conduite alimentaire de Daphné et leur déni massif s’organisent autour d’une restriction alimentaire active et draconienne, et différentes stratégies de manipulation de la nourriture (et des soignants), notamment la potomanie, durant les périodes d’hospitalisation, et le calcul des calories. Daphné obéit, également, à des rituels autour des repas et de l’habillage (elle s’assoit et se relève plusieurs fois avant de manger, enfile ses vêtements dans un ordre précis, etc.). En période de stress intense, c’est-à-dire lorsqu’elle a le sentiment de perdre le contrôle, elle se griffe le visage et s’arrache les sourcils. La recherche de maîtrise gouverne sa vie : elle se traduit, de manière typique, au niveau du contrôle de la prise alimentaire, du poids, de l’activité physique et intellectuelle. C’est, en effet, une adolescente très sportive, enchaînant les compétitions d’athlétisme et les entraînements de tennis. Cette hyperactivité s’exprime aussi dans la sphère scolaire, contraignant Daphné à réviser ses cours tard le soir.
7Au cours de nos différentes rencontres, Daphné qualifie sa situation de « combat mental », sans décrire plus précisément ce qui se joue dans cette lutte. Parfois, elle exprime son souhait de grossir, en particulier pour faire plaisir à son père qui se désespère de la situation : « c’est les cinq premiers kilos les plus durs […], après 45 kilos, je pense que ça ira tout seul ». Cependant, l’état de son corps témoigne d’un désir tout autre… La nourriture qu’elle n’ingère pas semble consommée dans son discours : Daphné se complaît à décrire longuement et avec précision les menus du restaurant de l’école.
8Lors des premiers entretiens, la mère indique que Daphné est née au terme d’une grossesse désirée, avec un poids de naissance normal. Les grandes étapes de son développement se réalisent sans difficulté. Le début de la scolarité, à trois ans, ne pose pas de problème particulier. Cependant, Madame se plaint des conduites opposantes de sa fille durant la petite enfance : Daphné préférait la compagnie de son père, faire du vélo ou bricoler avec lui, alors qu’elle refusait de jouer avec sa maman et de l’aider à faire la vaisselle.
9L’entrée de Daphné au collège marque un nouveau tournant dans ses relations avec sa mère. En effet, Madame aurait, durant les deux premières années de collège de sa fille, passé plusieurs heures chaque soir à lui faire des confidences de nature érotique, avant qu’elle ne se couche. Daphné mentionne les révélations très crues de sa mère sur sa vie amoureuse et, notamment, à propos d’un de ses amants, alors qu’elle vit encore avec le père de Daphné. Sa fille baptise cet homme « Le camé » et « Ducon ». À cette période, deux soirées vont particulièrement la choquer : lors de la première, la mère emmène ses enfants chez un ami de son amant pour faire la fête. Voyant sa mère ivre, Daphné appelle son père à l’aide ; l’état de sa mère est tel qu’il aboutira au coma éthylique. À noter que ce type de situation violente entre en écho avec des faits plus anciens : Daphné mentionne deux moments, dans sa petite enfance, où sa mère l’aurait menacée d’un couteau en l’absence du père : « moi, je me mettais sous la table », révèle-t-elle. Au cours de la deuxième soirée, Daphné s’inquiète, car sa mère tarde à rentrer à la maison. La jeune fille rapporte qu’à son retour : « elle m’a raconté tout ce qu’elle faisait avec Ducon, mais ça je ne raconterai pas vraiment les détails ». Elle exprime, parfois, sa honte pour sa mère, qui ne constitue pas, pour elle, un modèle identificatoire : « j’ai peut-être peur de devenir comme maman ; ce dont elle me parle me dégoûte […], je voulais éviter d’avoir des formes, je devais avoir peur de changer ». Ici, Daphné constate avec justesse que « son » anorexie lui permet d’éviter et/ou de repousser ces développements pubertaires qui l’angoissent.
Le couple parental
10L’histoire personnelle de la mère de Daphné paraît lourde, avec un grave accident durant son adolescence, entraînant plusieurs semaines de coma, qui lui laissent quelques séquelles neurologiques (Madame travaille actuellement dans un atelier protégé). Puînée d’une fratrie nombreuse, décomposée et recomposée, elle dira qu’elle a toujours été considérée comme la « petite dernière » par son père, décédé quand elle avait 20 ans. Son mariage ne lui aura pas permis de retrouver une place aussi privilégiée. En effet, elle nous rapporte qu’elle ne s’est jamais sentie acceptée par sa belle-famille, et se plaint de son conjoint, qui ne la soutient pas et reste « sous la coupe » de sa mère. Après son divorce, elle a plusieurs compagnons, dont l’un écope d’une peine de prison, pour coups et blessures sur elle-même.
11Le père, quant à lui, ne considérait pas le comportement de sa fille comme problématique dans sa petite enfance. Face aux troubles de Daphné, père et fille semblent partager une relation privilégiée autour de l’anorexie : ils mangent fréquemment seul à seule, et c’est lui qui la pèse régulièrement. En revanche, le reste de la famille et ses amis n’abordent jamais le sujet, ce qui convient à la jeune fille. Malgré les rencontres fréquentes avec le père, nous avons recueilli peu d’informations sur son histoire familiale. Il adopte un discours très lisse et neutre sur sa propre famille. Il se montrera, en revanche, critique vis-à-vis de l’histoire de son épouse.
12Cependant, il est très présent et coopérant dans la prise en charge de sa fille, ce qui a amené l’ensemble des intervenants à s’appuyer sur lui, plutôt que sur la mère. D’ailleurs, il a été difficile, pour nous tous, de garder, à l’égard de la mère, une attitude objective, notamment pendant les périodes les plus critiques de Daphné. Néanmoins, afin de garantir l’alliance thérapeutique, nous avons gardé contact avec la mère tout au long des années de soins, l’invitant régulièrement à venir nous rencontrer pour faire le point sur l’évolution de sa fille.
13Au regard de ces éléments cliniques, nous articulerons le symptôme anorexique de Daphné avec la dynamique familiale, dont nous nous proposons d’explorer la composante incestuelle.
Anorexie et incestualité
Éléments préliminaires
14Daphné personnifie, de façon presque caricaturale, le paradoxe des adolescentes anorexiques, décrites par Jeammet (2004), paradoxe d’une jeune fille en apparence douce et raisonnable, une jeune fille douée pour le sport, comme pour les études. Une jeune fille policée et sympathique, non agressive – du moins en surface – envers son entourage. La seule violence qu’elle s’autorise à exprimer est exercée sur son corps. Une jeune fille qui, apparemment, a tous les atouts pour réussir dans la vie, mais qui, durant toute son adolescence, s’est enfoncée dans une pathologie destructrice pour elle, mais, également, pour ses proches.
15Ainsi, le clivage est à l’œuvre dans l’économie psychique de Daphné. Pour Jeammet (2004), il est une « non reconnaissance des liens entre deux attitudes contradictoires » et se traduit par « la coupure des liens conscients entre l’acte et la parole ». Daphné souffre, en effet, d’une dualité interne, aboutissant à la division entre sa pensée et son comportement (Kestemberg, Kestemberg, 2005). La manifestation la plus évidente de ce clivage est le déni de sa maigreur et de ses troubles alimentaires. Cette coupure peut être considérée comme une défense (Roussillon, 1999 ; Roman, 2000), permettant de protéger le moi contre le conflit inconscient qui oppose ces deux pans de sa personnalité : celle qui veut désespérément plaire et l’autre qui se révolte. Cette césure se retrouve dans l’investissement des figures parentales : la mère de Daphné semble vécue comme le « mauvais objet » ; son père comme le « bon objet ». De même, cette dichotomie rejoint les représentations de l’équipe soignante au début de la prise en charge : mère immature et toxique, père fiable et dévoué.
16Au-delà du fonctionnement intrapsychique de Daphné, la dynamique familiale semble s’inscrire dans le registre de l’incestuel. Rappelons, avec Racamier (1996), que l’incestuel est « un climat où souffle le vent de l’inceste, sans qu’il y ait de l’inceste » (p. 16), un climat portant « l’empreinte de l’inceste non fantasmé, sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales » (p. 15). En tant qu’équivalent d’inceste, l’incestuel est moins évident et plus sournois, cependant, il s’en rapproche par sa gravité et sa dangerosité pour la victime. Le parent abuseur recourt à une série d’actes répétitifs et instaure une complicité malsaine, qui transgressent les différences de générations et condamnent l’enfant abusé à « accueillir les désirs sexuels de l’un ou des deux parents abuseurs et à les satisfaire, au prix de sa propre sexualité » (Hurni, Stoll, 2002). L’incestuel a, alors, un effet ravageur sur l’existence de celui qui en est l’objet, « il est le grand destructeur de la vie psychique au point qu’il débouche tout droit dans le corporel et le social » (Defontaine, 2002).
17Si, dans l’histoire de Daphné, la dimension incestuelle de la relation mère-fille apparaît plus prégnante, la relation au père a pu être identifiée dans l’après-coup, comme relevant de cette incestualité. Ainsi, Daphné se trouve prise dans une double relation incestuelle, entre mère et père.
La relation incestuelle entre Daphné et sa mère
18Les relations entre Daphné et sa mère sont à l’opposé de la neutralité affective, souvent affichée par la jeune fille, lors des entretiens thérapeutiques. Alors que leur histoire est marquée par une violence en mots et en actes de la mère, le discours de Daphné sur celle-ci reste en apparence dénué d’affect. Ce discours policé et factuel signe un refus ou une incapacité à exprimer verbalement son ressenti, ce qui n’est pas sans évoquer l’éventualité d’un fonctionnement opératoire, le corps qui « parle » (Marty, de M’Uzan, David, 1963 ; Stora, 1999). Selon l’idée que l’agressivité verbalisée ne sera pas retournée contre son corps, nous encourageons régulièrement Daphné à parler de ses conflits et de ses émotions, y compris négatives, envers les autres.
19Brusset (2005) observe couramment, chez les anorexiques, « un profil psychologique particulier, depuis l’enfance, par excès de normalité apparente et de conformité aux désirs des parents et des maîtres ». Elles sont classiquement décrites, par leurs parents, comme des enfants modèles, faciles et obéissantes. Au contraire, la mère de Daphné se plaint, dès sa prime enfance, de sa désobéissance et de ses conduites d’opposition : alors qu’à l’école Daphné jouait à la dînette et à la poupée, et ne faisait aucune difficulté pour se coucher, à la maison elle refusait de jouer seule ou avec sa mère et rechignait à aller au lit le soir.
20Dès lors, nous avons fait l’hypothèse que les conduites d’opposition de sa petite fille et sa préférence pour la compagnie paternelle étaient d’autant plus difficilement supportées par sa mère qu’elles ravivaient et renforçaient son exclusion du tableau familial. Rappelons que la famille de Daphné habite dans le même hameau que les grands-parents paternels. Nous supposons que l’influence de la grand-mère sur son fils, ainsi que leur intimité affective et géographique étaient génératrices d’une certaine jalousie chez la mère de Daphné. D’autant plus que son propre père, qui l’avait toujours considérée comme la « petite dernière », était mort depuis plusieurs années, et sa mère placée en maison de retraite. Drieu et Genvresse (2003) ont montré comment un deuil inélaboré peut être à l’origine d’une indifférenciation des générations et favoriser un « nouage incestuel ». Ainsi, rivalités et confusions assujettissaient sa place au sein du clan familial : en tant que femme, elle passait après sa belle-mère auprès de son mari, et si elle avait espéré reprendre une place, en tant que mère de ses enfants, voir sa fille refuser de lui obéir et de lui faire plaisir a pu raviver cette blessure narcissique. Elle se sentait rejetée dans une impuissance qui lui était intolérable (Kestemberg, Kestemberg, 2005). Face au désaveu de ses rôles d’épouse et de mère, nous nous demandons si elle n’a pas cherché à se rapprocher de sa fille par une proximité autre, mais inadaptée. En effet, la mère l’a érigée, dès ses dix ans, en adulte, en amie intime recueillant les péripéties de sa vie sexuelle. Hurni et Stoll (1996) précisent que ces « confidences érotiques des mères à leurs filles sur les détails de leur vie intime, comme les différences d’orgasme avec leur amant ou leur mari » (p. 113), constituent des équivalents d’incestes et une perversion relationnelle. C’est cet exemple d’incestualité, qui nous a permis d’avancer dans la compréhension de ce cas. Durant les premières années de psychothérapie, la relation mère-fille nous est apparue problématique et liée aux symptômes anorexiques. Mais ce n’est que bien après que Daphné ait mentionné les révélations sexuelles de sa mère, que notre réflexion nous a conduit vers cette interprétation. Il semble que cette hypothèse d’incestualité ait contribué à faire avancer notre propre analyse clinique, mais, également, le suivi psychothérapeutique.
21Le lien incestuel, instauré par la mère, était d’autant plus pernicieux, qu’il faisait appel à la loyauté de sa fille, la plaçant dans un rôle de confidente, en apparence élogieux. En contraignant Daphné à revêtir cette fonction, sa mère l’entraînait dans une coalition malsaine et culpabilisante, vis-à-vis de son père : si l’adolescente lui avait révélé les adultères maternels, elle aurait trahi sa mère ; en se taisant, elle trahissait, cependant, son père. Nous nous trouvons, ici, face à un énième paradoxe, qui entre en écho avec celui de l’anorexie. Par ses épanchements déplacés, la mère a opéré une attaque de l’identité sexuelle de Daphné, conduisant à un véritable meurtre psychique (Hurni, Stoll, 1996). En effet, selon Racamier (1996), ces confidences érotiques, tueuses d’identité, relèvent d’un double abus : sexuel et narcissique. Qualifiée d’antimaternage et d’antilibido, la relation incestuelle pose les jalons d’une croissance psychique faussant le fonctionnement du narcissisme et aboutissant à la haine du désir (Racamier, 1996). Cette idée de haine du désir rejoint l’hypothèse défendue par Jeammet (2004) : la solution anorexique comme déni et contrôle de ses désirs par l’adolescente. La dépendance à l’autre, objet de désir, est vécue comme une menace narcissique. Le comportement anorexique protégerait le narcissisme ainsi attaqué et viserait à contrôler l’autre, tout en le maintenant à distance. Aller-retour mortifère entre maintien de la dépendance et revendication d’autonomie, l’anorexie devient indispensable à la survie, en détruisant. En ce sens, elle se pérennise comme solution addictive par la recherche du rien et le désir d’être vide (Mc Dougall, 2004).
22L’anorexie révèle, ici, son inscription radicale du côté du paradoxe (Jeammet, 2004) : jeunes filles intelligentes, brillantes, pourtant incapables de reconnaître leur maigreur manifeste ; jeunes filles à l’avenir prometteur, qui se détruisent par un insidieux processus d’auto-sabotage ; jeunes filles au désir contrarié et contradictoire, satisfaites de leur insatisfaction (Jeammet, 2004).
23Hurni et Stoll (1996) rapportent que les victimes de tels abus tendent à utiliser leur corps comme objet de relation (prostitution, mannequinat…). De même, Daphné aurait organisé sa vie et ses relations aux autres autour de son comportement anorexique et du contrôle (Bruch, 1979) : compétitions sportives, évitement des repas collectifs… Tout se passe comme si, sa mère ayant tué son identité sexuelle par la relation incestuelle, Daphné tentait de se réapproprier cette identité sur un autre mode, celui de l’anorexie (Bruch, 1994). Pour Jeammet (2004), à défaut de constituer une identité rêvée pour l’adolescente, elle lui évite de répondre à l’angoissante question : « qui suis-je alors, si je ne suis pas anorexique ? ». Brusset (2005) décrit cette quête d’idéal : « être anorexique et par là trouver une identité clairement différenciatrice des autres ».
24Ainsi, en repoussant les changements corporels de l’adolescence, le comportement anorexique de Daphné, comme investissement négatif de la féminité (Corcos, 2003), serait un moyen d’échapper à la terrible perspective de ressembler, un jour, à sa mère. Le contrôle, inhérent à cette conduite, permet, à Daphné, de démontrer à sa mère que, contrairement à elle, elle est capable de dominer et de réfréner ses désirs et ses pulsions.
Daphné et son père : l’hypothèse d’une deuxième relation incestuelle
25Daphné entretient des relations étroites avec son père, qui nous sont, d’abord, apparues comme étayantes pour elle. En effet, il pallie les fonctions maternelles que sa mère ne remplit plus, notamment celle de mère nourricière. Daphné affirme qu’elle mange plus facilement avec son père qu’avec sa mère : « avec maman, j’arrive pas à manger comme avec papa. Je sais que ça lui fait de la peine ». N’est-ce pas un moyen, pour elle, de résister à l’influence maternelle et de se réapproprier une identité, comme l’explique Jeanne Defontaine (2002) : « pour la mère de l’enfant présentant des troubles alimentaires, il s’agit, au travers de l’objet incestuel nourriture, de pénétrer le corps de celui-ci et d’avoir la haute main sur tout ce qui entre et qui sort du corps de son enfant. C’est pourquoi, celui-ci, par son refus alimentaire, tente de se déprendre de cette emprise et gagner son individualité ».
26Toutefois, le rituel du dîner est singulier : alors que le reste de la famille mange à part, Daphné attend son père pour dîner en tête à tête avec lui, ce qui n’est pas sans évoquer l’image d’un couple. Père et fille adoptent, ici, une non différenciation des rôles parentaux, allant dans le sens d’un climat incestuel (Drieu, Genvresse, 2003). Le père se situerait, alors, comme un objet anti-anorexique, mais, cependant, inopérant, puisque le symptôme ne cesse pas et autorise même la poursuite de cette relation transgressive psychiquement.
27Dans un autre registre, mais tout comme la mère, le père donne à Daphné une place d’adulte : il lui demande conseil pour se vêtir ou, encore, l’autorisation d’aller à une soirée. Daphné est-elle, ici, la mère ou l’épouse ? Cette parentification de Daphné s’inscrirait dans le champ de l’incestuel, ce père faisant jouer à sa fille « la petite femme de la maison ». Et lorsque le père devient l’amant de son ex-femme, sans reformer son couple et en continuant à dénigrer la mère, qui trompe qui ?
28D’un autre côté, les séances de pesée avec le père peuvent être interprétées à deux niveaux : certes, comme la vérification du poids de l’adolescente, mais, également, comme une incursion dans son intimité. Durant cette mesure, si Daphné n’est pas nue, elle est en sous-vêtements, alors qu’il lui est impossible de se montrer en maillot de bain à ses amies. « L’angoisse d’intrusion est au premier plan chez tout sujet prisonnier d’une relation incestuelle, elle l’est tout particulièrement dans l’anorexie » (Defontaine, 2002). Le corps de l’anorexique devient une forteresse, où rien ne pénètre, et Daphné exhibe ainsi ses revendications de protection de sa singularité.
29L’image du père dévoué, apparaissant comme l’élément le plus normatif de la dyade parentale, s’est, peu à peu, effritée, tant à nos yeux qu’à ceux de sa fille, pour rejoindre la mère du côté de l’incestualité. Daphné finira par qualifier son père de pervers, après avoir découvert les rapports sexuels clandestins de ses parents. Alors qu’en « petite fille modèle » qu’est l’anorexique, elle a essayé de protéger chacun de ses parents – en taisant les confidences de sa mère et en cherchant à plaire à son père –, ce sont eux qui l’auraient, finalement, trahie. Cette situation de couple/non couple, que le père entretient avec son ex-femme, nous entraîne à penser qu’il existerait une troisième relation perverse en sous-bassement des relations incestuelles mère-fille et père-fille. Avec l’évincement de la mère, le père s’est maternisé (Kestemberg, Kestemberg, 2005), resserrant la cellule familiale autour de lui et se réappropriant les fonctions maternelles, dévolues à sa femme. Il s’est, pourtant, autorisé à la garder comme objet sexuel, entretenant ainsi une dépendance de son ex-femme à son égard et renforçant la confusion régnant dans la famille.
L’incestualité et sa relation à l’anorexie
30La compréhension des enjeux du comportement anorexique de Daphné se décline, à l’intérieur de la constellation familiale, à travers les liens avec la mère et le père et autour de son entrée dans l’adolescence. Il semble que la jeune fille ait, dans un premier temps, recouru au comportement anorexique comme un moyen de défense contre l’excitation provoquée par la relation incestuelle instaurée par la mère. En effet, l’étalage de sa sexualité a pu être vécue, par Daphné, comme une intrusion, une attaque de son identité et de son narcissisme, dont il lui fallait – à n’importe quel prix – se garder. De même, nous pouvons nous interroger sur l’incapacité de la mère à identifier la fonction phallique, comme en témoigne le désaveu du père de Daphné et de ses amants. Il existerait un parallèle possible entre l’anorexie de la fille et les alcoolisations massives de la mère, ces deux troubles renvoyant à une problématique de dépendance, notamment à l’égard de leurs proches, en particulier le père. La proximité relationnelle avec lui étant maintenue par le biais de l’anorexie, pour Daphné, et par la sexualité, pour la mère.
31Dans un second temps, nous pouvons supposer une seconde relation incestuelle, établie avec le père, par le biais du symptôme anorexique. Celui-ci confère une place privilégiée à Daphné, l’incitant à former un couple/non couple, par son statut de conjointe, plus que celui de fille, jusqu’à la trahison du « contrat incestueux » (Chartier, 2010), lorsque Daphné découvre que son père poursuit des relations sexuelles avec sa mère, sans, pour autant, lui redonner sa place officielle de mère et d’épouse, au sein de leur famille.
32Ainsi, dans le déroulement de leur histoire familiale, la confusion est prépondérante : confusion des rôles, des sexes, des relations et des générations… Quelle que soit sa position auprès de sa mère ou de son père, Daphné n’est jamais à sa place d’enfant, encore moins d’adolescente. Par son symptôme, elle signifie le flou de ce dysfonctionnement familial, où « l’anorexie serait à la fois le dépotoir et l’obturateur de l’incestualité familiale » (Caille, 1989).
Conclusion
33Prise en charge depuis cinq ans en psychothérapie, Daphné a pu explorer, en entretien, certaines des problématiques, explicitées comme ses difficultés à exprimer ses affects, ses relations à son corps et avec ses parents. L’alliance thérapeutique avec la famille a pu être maintenue, malgré la difficulté à composer avec une mère défaillante et un père trop présent. Daphné a été accompagnée dans son cheminement identificatoire et le début d’une réappropriation de son identité sexuée et narcissique sur un autre mode que celui de l’anorexie ; en adoptant, notamment, une apparence plus féminine et en commençant à s’éloigner de l’emprise paternelle, au profit de relations avec des amis de son âge.
34Associé au suivi pédiatrique, ce travail psychothérapeutique l’a aidée à retrouver un poids qu’elle arrive à accepter, et à mener une vie d’adolescente, plus satisfaisante sur les plans scolaire (baisse de l’hyperactivité dans ce domaine) et social. Bien que les professionnels aient poursuivi une réflexion commune, cette double prise en charge a pu être espacée dans le temps. La prochaine étape consistera, pour Daphné, à se confronter à la sexualité, aux choix à faire autour de son orientation professionnelle, et à une possible séparation d’avec sa famille. Ayant commencé à se défaire de ses symptômes anorexiques, il faudra qu’elle puisse, également, renoncer, peu à peu, à l’ersatz d’identité qu’elle lui a procuré durant toute son adolescence.
35Nous conclurons, ainsi, sur l’utilité d’une prise en charge pluridisciplinaire, dans le traitement de l’anorexie mentale, et de la nécessité de l’envisager sur du long terme. Ce dispositif autorise, en effet, la double appréhension de la réalité externe de la patiente et de sa réalité intrapsychique. Le travail en maillage (Benghozi, 2007) vient, en outre, mobiliser le travail de la pensée autour de l’accompagnement de l’adolescent, comme palliatif transitoire à ses propres difficultés, trouvant, ici, un étayage psychique suffisamment contenant. La prise en compte de la famille nous paraît, également, indispensable, tant dans la recherche d’une alliance thérapeutique, que dans la compréhension du symptôme anorexique, pouvant se révéler le fruit d’une incestualité familiale, en même temps que sa réponse par le sujet.
Références
- Benghozi (Pierre).– Le Lien réseau, Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 1, 48, 2007, p. 163-174.
- Botbol (Michel), Atger (Ioanna), Mamma (Nadia).– Travail avec les familles dans les hospitalisations au long cours à l’adolescence, Perspectives psy, 45, 1, 2006, p. 47-52.
- Bruch (Hilde).– L’énigme de l’anorexie, Paris, Presses universitaires de France, 1979.
- Bruch (Hilde).– Les yeux et le ventre, Paris, Payot, 1994.
- Brusset (Bernard).– La figure de l’anorexique dans l’adolescence, Adolescence, 53, 2005, p. 575-86.
- Caille (Philippe).– L’anorexie comme double message à destinations multiples, dans Prieur (B.), L’anorexique, le toxicomane et leur famille, Paris, ESF éditeur, 1989, p. 54-63.
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Notes
-
[1]
La formule de Peck’s est une des formules permettant de calculer le poids idéal d’un sujet, en fonction de son âge, de son sexe et de sa taille.