Couverture de BUPSY_524

Article de revue

La Grande Guerre et la déchéance du Père

Pages 149 à 158

Notes

  • [1]
    « Des années 1950 aux années 1980, les appropriations de 14-18 paraissent, à la fois, moins intenses et moins nombreuses » (Offenstadt, 2010, p. 9).
  • [2]
    L’article 371-1 du Code civil mentionne désormais une « autorité parentale [qui] appartient aux père et mère […] » (Chapitre Ier : De l’autorité parentale relativement à la personne de l’enfant).
  • [3]
    Ainsi, dans les campagnes, « 850 000 exploitantes et 300 000 épouses d’ouvriers agricoles prennent les domaines en charge, avec les conseils des vieux et l’aide des plus jeunes, non encore mobilisés. Les femmes bénéficient, dès que le courrier aux armées est organisé, de conseils détaillés des hommes, envoyés du front, notamment sur les achats et les ventes. Les semis, les labours, le hersage, la rentrée des foins sont leur lot. Elles assument les travaux les plus durs, y compris le sulfatage des vignes dans le Midi ou en Bourgogne, avec les trop lourdes machines que l’on remplit à moitié en faisant plus de voyages » (voir F. Thébaud, La Femme au temps de la guerre de 14, Paris, Stock, 1986) » (Miquel, 2006, p. 129).
  • [4]
    « Les tendres chéries ! Il leur faut un héros dans leur lit, un héros authentique, bien barbouillé de sang, pour les faire gueuler de plaisir ! […] Qu’auront-elles fait pendant la guerre ? Elles auront excité les hommes à se faire casser la figure » (Chevallier, 1930, p. 117, cité par Le Naour, 2001).
  • [5]
    Voir le récit d’Henriette Rémi sur les retrouvailles entre une « gueule cassée » et son fils (Delaporte, 1996, p. 133).
  • [6]
    Le jour de l’armistice, la France compte trois cent mille disparus (Le Naour, 2008).

1La Grande Guerre donne actuellement lieu, en marge des travaux savants et des commémorations publiques, à une importante activité de recherches généalogiques, de la part d’un nombre croissant d’« historiens amateurs ». Depuis quelques années, en effet, de nombreuses personnes, essentiellement situées dans les régions du Nord et de l’Est de la France, se regroupent en associations et travaillent à l’exhumation de reliques et à l’identification des combattants restés anonymes. Les objets de guerre sont facilement découverts dans la zone de l’ancien front, depuis le conflit. Pourtant, il convient de prendre la mesure d’un nouvel engouement pour ces pratiques [1]. L’un des buts visés par ces investigations est, significativement, de tenter de restaurer un lien de filiation, ce qui laisse apparaître en filigrane un hiatus dans la transmission entre générations. Le travail de fouille, d’archivage, de recomposition des mémoires familiales et de commémoration pose, à ce titre, des questions sur ce que ces soldats ont vécu en tant que « pères concrets » (Hurstel, 2004, p. 69), comment ils ont pu, après la guerre, retrouver (ou non) leur place dans l’organisation familiale et quelles ont été les conséquences sur leurs attributions antérieures. En outre, depuis une vingtaine d’années, apparaissent des travaux d’historiens, qui se portent davantage sur les histoires singulières des combattants, sur leur « vécu », sur « l’intime de la guerre », et ne traitent plus seulement de la grande histoire. Cette nouvelle perspective de recherche nous permet, ainsi, de mieux cerner comment la Grande Guerre a fait chanceler l’institution paternelle en ses registres subjectif et sociétal.

2Notre réflexion se tend entre les deux pôles symbolique et concret de la figure du père. Le « symbolique » s’entend, ici, comme l’organisation des places dans la généalogie, telles que les assignent les structures de parenté, selon les modalités propres à chaque société. Dans notre aire culturelle, le père est institué par le droit et inscrit dans les rapports sociaux (Godelier, 2004, p. 242), ainsi légitimé dans son autorité sur sa descendance, pour transmettre ces prescriptions, qui permettront, à nouveau, l’alliance et la filiation à la génération suivante. Les pères concrets, le plus souvent époux des mères, habitent ce rôle dans la famille traditionnelle, qui leur permet d’exercer auprès de l’enfant la fonction de « père psychique », décrit, dans sa dimension de père œdipien, par la psychanalyse, de père éducateur et nourrisseur, par la psychologie. L’hypothèse soutenue ici est que la Grande Guerre a majoré la distorsion entre ces statuts et pratiques, tels qu’ils étaient traditionnellement noués. La fonction reste distincte de celui qui l’exerce et la place transcende celui qui l’occupe, mais il semble que l’ampleur des bouleversements a pu, significativement, affecter l’ordre généalogique, marquant un temps important de cette mutation historique de la figure du père.

3Jusqu’au dernier tiers du xxe siècle, le principe généalogique, assurant l’articulation (c’est-à-dire la succession et le remplacement) des générations, s’ordonnait sous l’emblème paternel, dont l’insigne majeur était la transmission patrilinéaire du nom de famille. En 1889, a été promulguée la loi sur la « Déchéance des pères indignes », qui visait surtout les « nouveaux pères », issus de la révolution industrielle, fournissant la possibilité de les priver de leur « puissance ». Il n’y a pas eu d’événement juridique significatif portant sur le statut du père au début du xxe siècle, ce qui explique, sans doute, le peu d’attention qui a été accordée à cette question. Les théories de la « carence paternelle » ne sont, d’ailleurs, apparues qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale (Hurstel, 1996, p. 35), parce que « les spécialistes en puériculture ont tenu durant la première moitié du siècle les pères comme quantité négligeable et la mère comme la seule responsable de l’enfant » (Hurstel, 1996, p. 26). C’est seulement en 1935 qu’une nouvelle étape de cette destitution, amorcée lors de la Révolution française, sera juridiquement franchie, avec l’abolition du « droit de correction paternelle ». Il semble, toutefois, que ce droit n’était plus appliqué depuis 1914 (Hurstel, 2001, p. 64). Après l’abolition de la « puissance maritale », en 1938, faisant désormais apparaître le père comme « chef de famille », la loi de 1970 marque la dernière étape de l’effondrement de cette figure du Père, instaurée depuis le xiie siècle, et nourrie par le droit romain. L’autorité parentale partagée remplace, désormais, la « puissance paternelle » [2]. Dans ce contexte historique et social du milieu du xxe siècle, surgissent des interrogations quant à l’importance du maintien d’une structure familiale traditionnelle et des rôles parentaux pour le développement de l’enfant, au regard d’une image du père, décrite comme affaiblie par les psychiatres et les psychologues. Ce dernier conflit nous aurait-il, toutefois, fait oublier que le bouleversement de la fonction paternelle pouvait être, initialement et intimement, lié à la première guerre mondiale ?

4La Grande Guerre marque une rupture significative dans la transmission des structures familiales et sociales, notamment, du fait de l’ampleur inédite de la violence du conflit, provoquant un nombre de morts et de blessés sans précédent, un traumatisme national, largement dénié, et l’entrée des femmes dans l’économie de production. L’intimité des personnes et des familles en a été profondément affectée : les hommes sont revenus affaiblis du front ou ne sont pas revenus, et beaucoup d’enfants ont été élevés sans leurs pères. Les femmes sont devenues actives et chef de famille par nécessité. La fracture, dans le fonctionnement de la paternité, et le phénomène « d’inversion des générations », lié au sacrifice d’une génération, ont engendré certains désordres dans l’équilibre, alors régnant, des parentés traditionnelles, ce qui se manifestera par une mauvaise différenciation des places généalogiques ou par une rupture dans la continuité de la filiation. Ces phénomènes de désaffiliation ont eu, c’est possible, des effets sur ces processus de subjectivation qui soutiennent pour chaque enfant la construction identitaire, à telle enseigne que les résurgences de ces aléas, dans l’ordre de la filiation, consécutifs à la guerre de 14-18, seraient susceptibles de s’impliquer dans certaines souffrances psychiques plus contemporaines (Coum, 2004, p. 27), notamment, les pathologies limites et les dépressions narcissiques, ainsi que certaines formes de violences sociales ou intrafamiliales.

La transformation des liens entre les hommes et les femmes

5L’entrée en guerre a exacerbé les différences de genre. Les hommes détenaient le savoir-faire nécessaire pour porter les armes et avaient pour mission de défendre la patrie, autrement dit la terre et les femmes. Les épouses se trouvaient, quant à elles, assignées au devoir d’attendre les hommes. « À la veille de 1914, le combat est imaginé à travers l’image d’Épinal de la charge de la cavalerie, de l’assaut décisif qui règle en une bataille le destin de la guerre » (Prost, 1994, p. 24). Les soldats sont héroïsés en hommes vaillants et enthousiastes, dont les corps s’avancent, bien redressés. Avant la Grande Guerre, combattre était valorisant (Audoin-Rouzeau, 2008), l’expression même de la virilité. Mais, face à la puissance du feu, aux premières hécatombes et à l’enlisement dans les tranchées, les assurances viriles des premiers mois de la guerre se sont effondrées (Rousseau, 2006). La transformation du combat dynamique en une guerre de tranchées fut vécue comme une humiliation. Avant la fin de l’année 1914, les anciennes représentations du héros guerrier s’altèrent, voire s’effondrent. Le corps du soldat est en position couchée avec, pour objectif, de se cacher, s’enterrer, devenir invisible. S. Audoin-Rouzeau mentionne, aussi, « l’écrasement de l’ego combattant, à travers le traitement infligé à son corps sur le champ de bataille moderne » (Audoin-Rouzeau, 2008, p. 255). Le combattant est acculé à une certaine passivité et à beaucoup d’impuissance, il ne peut « qu’endurer l’humiliation suscitée par sa propre terreur. » (Audoin-Rouzeau, 2008, p. 277). Pourtant, A. Prost a retrouvé des témoignages de soldats, imprégnés des représentations antérieures à 14-18, qui ont, ainsi, déformé la réalité du conflit, sans même se rendre compte de la discordance (Prost, 1994, p. 25). C’est à ce titre, que nous pouvons parler de déni de l’humiliation.

6Dès l’automne 1914, les belligérants manquent de matériels et requièrent le soutien de l’arrière, notamment, le concours des femmes. En France, la mobilisation de 8 millions d’hommes, soit plus de 60 % des actifs (Thébaud, 2002, p. 93), a contraint les femmes à exercer des métiers qui étaient, jusqu’alors, réservés au sexe fort (Le Naour, 2001). La redistribution des rôles féminins et masculins et ses conséquences ont concerné, vraisemblablement, toute la partie ouest-européenne des pays engagés dans le conflit. Ainsi, en Allemagne, la mobilisation a, également, conduit à une croissance de l’emploi féminin, notamment, dans la métallurgie, les métaux, l’électricité ou la chimie (Thébaud, 2002, p. 96).

7Nous circonscrivons nos propos à ce qui s’est déroulé en France où, malgré le conflit, le maintien de la vie à l’arrière, voire la réussite des épouses, a été mal supporté par nombre d’hommes, qui ont eu le sentiment de perdre leurs prérogatives et leur place dans la vie économique et sociale (Le Naour, 2001). S’il est, désormais, reconnu que la guerre a été un événement décisif pour l’émancipation des femmes, la souffrance des hommes, liée à cette expérience « castratrice » est, en revanche, passée largement inaperçue. L’héroïsation du soldat, luttant jusqu’à son dernier souffle, dans les tranchées, a largement recouvert cette douloureuse humiliation.

8Le remaniement des places et des fonctions des hommes et des femmes a entrainé de profondes transformations morales et mentales, et modifié durablement les rapports entre les deux sexes. D’après quelques témoignages (Cabanes, Piketty, 2009, p. 231), certaines femmes redoutent les retrouvailles. Elles disent avoir pris conscience de leur propre personnalité. Elles ont appris à vivre et à penser davantage par elles-mêmes [3]. La fin de la guerre signifiait, de fait, la fin de cette relative émancipation, de leur liberté domestique, fortuitement et récemment acquise, ainsi qu’une autonomie financière, inconnue jusqu’alors. À leur retour, les hommes n’ont pas retrouvé les femmes telles qu’ils les avaient connues et aimées. Eux-mêmes ne sont, d’ailleurs, plus tels que les femmes les avaient imaginés pendant la durée de la guerre. Au lieu de retrouver leur traditionnel rôle protecteur envers leurs conjointes, les vétérans se sont, parfois, vus réduits à un état de dépendance vis-à-vis d’elles. Les médecins décrivent, en effet, « des mutilés affectifs, des invalides nerveux de l’émotivité, des anxieux, des confus, des sinistrosés, des autistes affectifs, des demi-déments au cœur irritable » (Fouchard, 2009, p. 233). Ce lexique d’aliéniste laisse présager les inévitables conséquences de ces dommages militaires sur les relations familiales, domestiques et conjugales. « Dans les années 1920, de nombreux articles de médecine théorisent sur l’impuissance sexuelle comme “mal des tranchées” et comme symptôme du contraste entre désir et réalité » (Cabanes, Piketty, 2009, p. 32). Ainsi, les projets communs, envisagés avant la guerre, idéalisés pendant les années de conflit, entretenus par la correspondance des couples, n’ont, vraisemblablement, pas été réalisés, même lorsque le combattant a survécu. Paradoxalement, c’est, sans doute, surtout à partir des retrouvailles que les liens se sont défaits.

9Le retranchement du monde, supposé – à tort ou à raison – heureux de l’arrière et, peut-être, plus encore, la frustration sexuelle, ont semé le doute quant à la fidélité des femmes. La correspondance des « poilus » atteste la grande angoisse des soldats d’être oubliés ou trahis par leurs épouses. Bien que l’adultère ait été plus fantasmatique que réel, les rancœurs n’ont pas manqué de s’accumuler. « Dans leur mémoire de guerre, les anciens combattants sont quasi unanimes à accuser les femmes d’avoir “profité” et d’avoir “fait la vie” tandis que les hommes se faisaient “casser la gueule” pour les défendre » (Le Naour, 2001, p. 33). Ces amertumes ont engendré un mépris des hommes pour les femmes. Les hommes déchus, ayant le sentiment d’être dominés, ont réagi avec violence et obscénité à l’égard des femmes, tenté de renforcer leur domination, cherché à s’imposer plus par la force physique que par l’autorité morale et la légitimité institutionnelle. Les pères se seraient, alors, parfois, érigés en Pères de la horde. Repliés entre eux, ils auraient, à la fois, compensé la frustration sexuelle et répondu à l’humiliation par la violence et la vulgarité à leur égard, tout en pensant, de cette façon, pouvoir restaurer leur ancienne domination.

10L’incompréhension et le conflit entre hommes et femmes se sont, sans doute, encore exacerbés, lorsque les combattants ont pu, parfois, imputer, par projection, la responsabilité de la guerre elle-même aux femmes, qui auraient excité les combattants pour satisfaire leurs fantasmes sexuels [4]. Cette attitude masculine a été d’autant plus violente à l’égard des femmes qu’elle a nié leurs propres souffrances et angoisses d’épouses et de mères, et renforcé un sentiment de culpabilité, certainement déjà existant chez elles. La violence de la guerre s’est ainsi déportée dans l’espace de l’intime.

Une redéfinition de la paternité

11Le « traumatisme masculin » a, également, remodelé le rapport des pères à leurs enfants. M. Pignot (2009) a décrit cette transformation de la paternité, à partir des correspondances familiales. Souvent, les hommes et leurs enfants s’écrivaient pour la première fois. Certains soldats s’adressaient à leurs nourrissons, qui étaient, alors, trop jeunes pour lire. L’essentiel était, toutefois, moins le contenu des lettres, que l’échange épistolaire lui-même, qui pouvait nourrir ce lien filial. Pendant l’absence du père, l’enfant pouvait se l’imaginer à partir des photographies et des lettres qu’il recevait. C’est dire, aussi, que l’absence physique des pères ne coïncidait pas nécessairement avec un vide symbolique, susceptible, d’ailleurs, de renforcer leur idéalisation. Les correspondances ont pu, transitoirement, conforter le maintien d’une organisation familiale de forme traditionnelle.

12Au sortir de la guerre, le retour à l’ordre précédent, souvent oublié, voire inconnu, des enfants les plus jeunes, correspond, avant tout, au temps de la démobilisation. Certains témoignages confortent l’image conventionnelle du retour des hommes après la guerre où ceux-ci retrouvent, naturellement, leur place au sein de la famille, les activités de la vie semblant rapidement reprendre un cours normal. D’autres souvenirs sont bien plus nuancés. « Il arrive que le récit laisse sous-entendre des tensions et des changements profonds, corrigeant la vision idéalisée de la démobilisation dans les familles » (Pignot, 2009, p. 41). Les nouvelles habitudes personnelles, familiales et collectives, prises pendant le conflit, sont à nouveau bouleversées par cette intrusion. La présence du père a pu être vécue comme essentiellement dérangeante lorsqu’il a repris ses droits et ses habitudes. « Les enfants se heurtent ainsi à des inconnus ou à des hommes rendus trop différents – physiquement ou moralement – par la guerre » (Pignot, 2009, p. 38). Irritabilité et nervosité, souvent associées à l’alcoolisme, ont pu susciter un mouvement de rejet ou de peur de la part des enfants comme des femmes. L’amaigrissement, les mutilations, les « gueules cassées » et les multiples dommages corporels ont, aussi, sans aucun doute, provoqué la terreur des proches. La diminution, engendrée par leurs blessures, et le regard porté par l’entourage ont constitué une atteinte à la virilité des hommes, devenus incapables de remplir leurs tâches d’autrefois. « Avoir été un homme, avoir mis toutes ses forces à réaliser en plein ce que ce mot veut dire et n’être plus que ça. Un objet de terreur pour son propre enfant, une charge quotidienne pour sa femme, une honte pour l’humanité. Laissez-moi mourir », écrit une « gueule cassée » [5].

13Les pères ont perdu leur « puissance », leur image sociale d’autorité et leur pouvoir dans les familles, autant d’attributs que la France nouvelle de Vichy, à la jonction des courants natalistes et familialistes, tentera de rétablir sur le mode des « communautés naturelles ». Ce vacillement des ancrages familiaux, sociaux et économiques a perturbé l’exercice de cette fonction qui permet notamment aux enfants la construction mentale d’un « père psychique », celui qui nourrit l’idéal. Tout autant que les conduites des pères au quotidien, leur légitimation, dans la sphère familiale, dépend des paroles (ou des silences), qui porteront sur lui, et qui indiqueront le sens que prendra le mot « père » pour l’enfant. Or, après l’armistice, les femmes, troublées par les changements sociaux liés à la guerre et par le difficile retour au mode de vie antérieur, ne sont pas parvenues, elles-mêmes, à rétablir les pères dans leurs prérogatives, alors qu’elles détiennent un rôle essentiel dans leur mise en œuvre. Il s’agit, notamment là, de cette disposition consistant à porter cette ouverture à l’altérité, qui se fonde dans l’irréductibilité de la position paternelle d’être « l’autre de la mère », et de rendre effective cette « propension des pères à ouvrir l’enfant à l’expérience des relations interindividuelles et de la culture » (Le Camus, 2001, p. 86). Il n’existe, par définition, de père que par rapport à une mère, et c’est bien pour une part essentielle, en fonction de ce qu’il représente pour elle, que celle-ci va pouvoir construire cet écart avec son enfant, qui permettra à ce dernier d’accéder à l’autonomie subjective. C’est donc, aussi, du côté de la mère, que l’enfant trouve les raisons premières de l’existence du père. Une fois que ce statut complexe a été reconnu à ce dernier, il s’agira, pour lui, ensuite, d’incarner et d’assumer cette charge, supposant donc, pour cela, que ce sens de la paternité lui ait été conféré. Indécises quant au discours à tenir concernant le père, ces mères n’ont pas soutenu la « voix du père », articulant les lois de l’alliance et de la filiation, celles qu’il a aussi vocation à transmettre. Le registre domestique du pater familias ne pouvait, par définition, continuer à fonctionner que dans un respect du modèle hérité, qui assignait les place et rôle à chacun. Plus encore, l’effacement et le silence même de ces pères « en trop » ont pu, parfois, apparaître comme la condition pour que se maintienne une vie familiale, qui serait devenue paradoxalement plus « normale » pendant la guerre. À leur retour, à l’image d’une inversion funeste, ces si nombreux pères défaits, vaincus, humiliés, défigurés, traumatisés, déchus, ont dû parfois s’effacer, voire s’absenter, moralement du moins, pour que l’existence continue, quand ils étaient, seulement quelques années auparavant, le pilier même de la famille. P. Bedel en évoque ainsi le souvenir amer : « Nos pères sont revenus morts des tranchées, et comme ils vivaient encore peut-être, peut-être j’écris, fallait plus qu’ils parlent de ça. C’était pas pour oublier, c’était pour qu’on vive, nous, leurs enfants, avec autre chose dans nos yeux » (Bedel, École-Boivin 2009, p. 83). Cette alliance du silence et de la honte se retrouve semblablement dans certaines familles pathologiques contemporaines.

La virilité exaltée et désespérée

14L. Capdevila (2010) a analysé la « crise du masculin », née dans la boue des tranchées de la Grande Guerre, mesurée à l’aune des engagements collaborationnistes combattants, lors de la seconde guerre mondiale. Son étude minutieuse porte sur les trajectoires personnelles d’une quarantaine de miliciens enrôlés dans des groupes de combat antimaquis, en France, à la fin de l’Occupation, dont deux unités SS d’« autoprotection », la Selbstschutzpolizei, et la milice SS bretonne Bezen Perrot. Il apparaît, à l’historien, que les coordonnées politiques et économiques sont insuffisantes pour rendre compte de ces précipitations dans la violence armée. Bien plutôt, « la trajectoire de ces miliciens, surtout chez les plus jeunes, confirme, souvent, un manque affectif, principalement du côté du père » (Capdevila, 2010, p. 11). Dans une majorité des cas, la « diminution du père » s’origine dans l’épisode guerrier précédent, qu’il s’agisse d’une absence physique pour les pupilles de la nation ou d’une défection morale pour les autres. « Bien que présent au domicile, le père était fortement diminué : dépressif profond, gravement malade, grand invalide de guerre. » (Capdevila, 2010, p. 11). Chez les moins de 25 ans, L. Capdevila estime que ce « manque du père » est évaluable, selon les unités, entre 64 % et 92 %. L’un des Bezen Perrot est exemplaire à cet égard : « Le père d’AG était présent à la maison, mais grand mutilé de guerre, notamment aveugle, il était pensionné à 120 %. Surtout, sa filiation masculine a été profondément marquée par la Grande Guerre : son père s’était porté volontaire dans la marine en 1918, alors que le grand-père paternel était mort au début du conflit, à la bataille de Dixmude, où il avait combattu comme fusilier marin ; quant au grand-père maternel, dépressif après la guerre, il s’était suicidé en 1931 » (Capdevila, 2010, p. 11). Du plus jeune de ces miliciens, l’historien relate que « l’assistante sociale rapportait, comme le psychiatre, que le père était en bonne santé jusqu’à la guerre de 1914-1918 ; depuis une commotion cérébrale subie aux tranchées, il était sourd, dépressif, il buvait et souffrait de surmenage alors qu’il faisait profession de jardinier. Le père était violent, sévère, nerveux ; en fait, précise l’assistante sociale, “la mère et la sœur aînée sont les chefs de famille”. » (Capdevila, 2010, p. 11). Ces jeunes soldats, au service du Reich, étaient la représentation extrême de « cette génération des sans père engendrée par la guerre de tranchées, à une époque où l’image du père autoritaire demeurait le canon d’une famille bien gouvernée (Zeldin, 1973) » (Capdevila, 2010, p. 12), alors que les nouvelles générations avaient majoritairement pris leur distance avec l’autorité partriarcale. Un trait psychologique et familial récurrent sous-tendait une conscience politique aux fondements obscurs, à savoir « un déficit paternel entraînant une quête du masculin, l’attirance d’une autorité militaire, et parallèlement un besoin de compensation dans la recherche et l’affirmation d’une certaine virilité. » (Capdevila, 2010, p. 12).

15C’est par identification aux vainqueurs d’alors, les Allemands, que l’idéalisation héroïque s’est traduite, selon une quête identitaire de ces jeunes volontaires, les portant à ressusciter mentalement cette guerre de leurs pères et grand-pères. À l’échelle des 7 600 Français ayant formé la division Charlemagne, Christian de la Mazière se demandait combien, parmi eux, se sont fait tuer sans vraiment savoir pourquoi, sinon pour « faire revivre la mythologie héroïque de 14-18 », à travers la Waffen-SS (1972, p. 61). Le destin de cet effacement du père a pu, d’ailleurs, connaître un héritage contrasté, fait de contestation et d’exaltation d’une masculinité incertaine. Le héros était trop absent, ou trop présent. « Certains pouvaient aussi accomplir la répudiation symbolique du père en revêtant l’uniforme nazi. » (Capdevila, 2010, p. 13), ou bien, inversement, « le père étouffait l’épanouissement du jeune homme incapable de se poser à la hauteur d’un combattant des tranchées. » (Capdevila, 2010, p. 13).

L’atteinte de l’image du corps

16La rupture de la continuité de la vie familiale est, certes, le lot de tous les soldats de retour après de longues campagnes. Presque un siècle plus tôt, Nerval évoque ainsi les guerres napoléoniennes et ces retrouvailles brutales avec un père devenu étranger et effrayant : « J’avais sept ans, et je jouais, insoucieux, sur la porte de mon oncle, quand trois officiers parurent devant la maison ; l’or noirci de leurs uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldat. Le premier m’embrassa avec une telle effusion que je m’écriai : “Mon père !… tu me fais mal !” De ce jour mon destin changea. » (Nerval, 1854/2005, p. 106-107) Toutes les guerres ont imposé des absences plus ou moins longues, parfois définitives, et une cassure liée à l’écart entre les représentations d’un père glorieux et du père réel, devenu souvent méconnaissable. Mais la violence de cette première « guerre industrielle » a ravagé les esprits et les corps des combattants d’une manière inouïe et encore inédite. L’artillerie moderne provoque de nouvelles et terribles blessures. Audoin-Rouzeau et Becker tentent de nous rendre compte de la nature de cette brutalité : « Les coups directs des obus de gros calibre peuvent pulvériser les corps, et ce au sens strict du terme puisqu’on n’en retrouve parfois aucun resté identifiable. Les plus gros éclats peuvent trancher littéralement les hommes en deux » (Audoin-Rouzeau, Becker, 2000, p. 42). Mutilés, amputés, défigurés : les entrailles deviennent visibles. « Alors que la mort a été pudiquement voilée par le xixe siècle […] elle fait retour sous les formes les plus terrifiantes, sidérantes, éprouvantes pour la vie psychique : la vue du cadavre dans sa décomposition, sa pourriture, son abandon » (Laufer, 2002, p. 116). Les blessures renvoient à l’image d’une monstruosité, qui trouble la frontière entre l’humain et l’inhumain (Spoljar, 2009). La souffrance des corps se double d’une souffrance psychologique, liée à l’indécence de ces blessures, à l’humiliation de la douleur et au fait que les corps morcelés ne peuvent plus être identifiables. « Mourir d’une balle n’est rien : notre être reste intact. Mais être démembré, mis en morceaux, réduit en bouillie, c’est une crainte que la chair ne peut supporter et qui est l’essence même de l’immense douleur causée par les bombardements. (Sergent Paul Dubrulle) » (Cabanes, 2004, p. 43). Les corps, devenus méconnaissables, sans ressemblance avec l’image d’un corps humain, retournent à l’indifférenciation entre terre et chair.

17Pour l’enfant qui doit construire son rapport au semblable, cette image du corps parental répond de son appartenance à l’espèce humaine. Pour parvenir à une identité, chacun doit pouvoir s’identifier au semblable, que porte de façon privilégiée l’imago paternelle, image qui fonde la condition de vivant parlant (Legendre, 1985), correspondant à l’opération d’institution du sujet. Et dans les batailles, les corps dévastés par centaines de milliers, perdent leur ressemblance à cette image, comme si une génération entière de pères s’était trouvée « dévisagée ». Il arrive alors que le corps, littéralement désintégré, ne puisse plus être cet objet faisant lien [6]. « Un corps est avant tout une chose généalogique, une preuve d’identité, c’est-à-dire premièrement la preuve que les autres ont un titre à faire valoir sur nous-mêmes » (Legendre, 1985, p. 28). Le corps est donc un objet de la transmission et, sans corps, l’institution de la filiation peut se trouver perturbée.

18Le « poilu » vit une expérience aux confins du représentable, aux marges de l’humanité. En tant que père, il ne soutient plus une image de forme intacte. Sa voix n’a plus de corps pour la porter. Dans son sens le plus essentiel, le Père symbolique est le père mort, si l’on suit l’analyse freudienne du meurtre du père, comme fondement du lien social. Or, le cadavre déchiqueté semble difficilement s’inscrire dans l’opposition tranchée entre les vivants et les morts. « Le disparu, le mort sans sépulture deviendrait un “objet psychique” impossible à historiser. Or sans lieu psychique, une forme psychique (peut-on encore parler d’objet ?) aurait la tentation de l’errance, du revenant, du fantôme habitant mille demeures » (Laufer, 2002, p. 113). Il ne viendra pas aisément occuper la place de l’absent, qui doit demeurer bien présent dans son rôle d’ancêtre protecteur. Il erre entre l’organique et le minéral, entre le monde des vivants et celui des morts. Malgré les efforts faits pour exercer les rites collectifs et institutionnels envers les disparus (Audoin-Rouzeau, Becker, 2000), les corps en décomposition sont restés dispersés, « Les défenseurs morts gisaient pêle-mêle parmi les vivants » (Jünger, 1920/2010, p. 130). Les précautions rituelles, à l’égard du corps mort, font partie des activités qui instituent l’humanité et, en 14-18, ce qui institue le mort est dévasté, il ne reste alors que le cadavre, une chair informe, qui prolonge son existence sous une forme qualifiable de fantomatique. Cette errance du cadavre est liée à l’impossibilité d’enterrer les corps pour délimiter clairement la frontière entre les deux mondes.

19Les enfants ne « reconnaissent » plus leur père, non seulement au sens perceptif du terme, mais, également, au sens symbolique. Comment un fils peut-il sereinement grandir, s’il ne peut s’étayer sur un père admirable. « Son père est la colonne vertébrale qui lui permet de tenir la tête haute. » (Chiland, 2001, p. 112). Ne pas « reconnaître » son père, c’est ne pas s’affilier à lui, ne pas intérioriser l’image de la « substance du père » qui fonde la construction du rapport au semblable. Or, la proximité doit être suffisante pour fournir une image à valeur identificatoire. Legendre rappelle l’indignation de Tertullien devant les combats d’athlètes qui se portaient des coups au visage, « c’est-à-dire à la divine image » (Legendre, 1985, p. 59). Ce texte ancien montre l’humain vivant défini comme semblable, à partir de cette image du père. Comment s’identifier à des morceaux, à des lambeaux, à des monstres ?

20C’est bien dans l’impossibilité de se représenter son père comme tel, qu’Œdipe accomplit son meurtre. « Œdipe a tué son père qu’il ne connaît pas, en qui il ne se reconnaît pas » (Legendre, 1985, p. 78). Cette non-reconnaissance serait source de désordre psychique et social, car c’est la non-reconduction du meurtre fondateur qui permet le maintien de l’ordre collectif. Et chaque père doit avoir la puissance nécessaire (qui est celle qu’on lui confère, mais, aussi, qu’il lui faut porter) pour le rappeler. Dans les foyers d’après-guerre, cette dilution de l’imago paternelle se constate à travers le sentiment d’encombrement, que les enfants ont parfois éprouvé, lorsqu’il a fallu faire de la place à un simple homme brisé. Les tensions et dislocations du couple réalisent la part du désir infantile, qui consiste à marginaliser le père aux yeux de la mère, voire le disqualifier complètement. M. Pignot rapporte le témoignage d’une petite fille qui, pendant le conflit, dormait à côté de sa mère. Ce témoin raconte son bouleversement lorsqu’elle a dû céder sa place à son père, après la guerre. « Mon père était un peu comme la notion d’un grand frère ; mais pas l’égal de Maman » dit-elle (Pignot, 2009, p. 45). Celui-ci n’a donc pas retrouvé son autorité sur son enfant. La confusion entre l’autorité du père avec celle d’un frère atteste l’indifférenciation des places entre les générations et la distorsion, jusqu’à son point de rupture du modèle triangulaire de la famille. Cette situation met en évidence que le conflit a affecté la fonction tierce incarnée par le père.

Lynne

21Lynne est Anglaise et vit seule en France depuis plusieurs années. Elle est venue à l’hôpital, au cours de l’année 2011, pour soigner sa dépression. Depuis de nombreuses années, elle reste souvent enfermée chez elle, clinophile, apragmatique, avec des idées suicidaires. Elle ne s’aime pas, elle a le sentiment que personne ne l’aime et que sa vie est un échec. Elle s’est toujours sentie très seule et a été alcoolique pendant une longue période de sa vie.

22Nos entretiens ont, d’abord, porté sur la relation malsaine qu’elle entretenait depuis deux ans avec un homme. Elle espérait que la thérapie lui permette de maîtriser son agressivité envers ce compagnon, qui abusait d’elle financièrement et sexuellement. Elle a pu, finalement, se séparer de cet homme, mais s’est longtemps sentie humiliée, salie par lui. Il ne lui était plus supportable de se regarder nue.

23Au fil des séances, elle s’est remémorée son enfance douloureuse. Son père était un homme terrifiant, violent et alcoolique. Il ne supportait pas la présence de ses enfants, ce qui a poussé Lynne à nier ses propres pensées et ses propres sentiments. « J’ai été silencée, dit-elle. Je me suis privée d’une partie de moi-même ». Lynne s’est construit un « faux self », qui l’a protégée mais qui l’a, aussi, empêchée de se sentir exister. Adulte, Lynne s’est souvent sentie inexistante, illégitime, et insignifiante aux yeux de son entourage. Elle a, plusieurs fois, été l’objet d’abus d’hommes. Ses relations affectives ont, toujours, été marquées par l’emprise ou l’inconsistance.

24Un jour, alors qu’elle parlait de son sentiment de solitude, elle dit : « Je me sens seule, comme après 14-18 ». Elle explique alors : « Ceux qui n’ont pas vécu la même enfance que moi ne peuvent pas me comprendre, comme les hommes qui avaient fait la guerre ne pouvaient plus s’entendre avec ceux qui ne l’avaient pas vécue ». Cette comparaison inattendue nous invitait à interroger le passé familial. Bien que la patiente en connût consciemment les faits, son histoire s’organisait autour d’une enclave psychique.

25Le grand-père paternel de Lynne était issu d’une famille plutôt aisée et était un homme raffiné. Pendant la Grande Guerre, il est parti combattre dans la Somme et serait revenu du front alcoolique et violent. Lynne garde, de lui, le souvenir d’un vieil homme dégradé, posé sur une chaise percée. « On voyait ses excréments dans le seau », insiste Lynne. Le père de Lynne est né en 1926, il a souffert de la négligence et de la violence de son père. Lynne se souvient avoir pleuré en écoutant son père lui raconter son enfance. « Je portais sa souffrance » dit-elle.

26Lynne décrit le climat de sa propre enfance comme « une ambiance sexuelle ». Elle raconte que ses parents ne se cachaient pas pour faire l’amour, que son père restait quasiment nu dans la maison. « Mon père dépassait mes limites, on voyait presque… », dit-elle. Lynne associe avec ses sentiments d’intrusion et ses expériences répétitives d’atteintes de ses « frontières intimes ».

27En « donnant à voir », le père de Lynne a aboli les frontières des espaces intimes et, dans une certaine mesure, celles qui séparent l’animal de l’humain. Son père a reproduit l’univers honteux dans lequel il avait grandi avec son propre père, imposant sa propre loi avec violence et vulgarité. Il y aurait eu un déplacement de la figure paternelle vers un frère aîné, que Lynne a idéalisé. Mais, adolescents, Lynne et son frère ont eu une relation incestueuse. Les places et les générations ont été confondues. Par ce défaut de transmission, le père n’a pas assumé cette position de représentant de la Loi, fondatrice du fonctionnement généalogique. Les sentiments d’illégitimité et d’inexistence de Lynne proviennent, certainement, de l’absence d’un père, qui tient sa place dans une généalogie préexistante. Les liens de filiation et d’affiliation ont été détruits par une « honte sans issue » (Barazer, 2000, p. 52, cité par Janin, 2007, p. 142).

28L’alcoolisme et la violence, qui seraient apparus dans cette famille au lendemain de la Grande Guerre et se seraient transmis de génération en génération, ont, à la fois, signifié et recouvert le traumatisme de la guerre. La honte, liée à l’alcoolisme, aurait ainsi caché une autre honte, plus insupportable encore, liée à l’expérience de la violence de guerre. Ainsi, à chaque génération, ont pu se mettre en scène certaines figures de la déchéance. Lors d’une séance, Lynne raconte un rêve, dans lequel elle est dans la boue, dans un chaos. Cette boue renvoie, assez explicitement, à l’humiliation et au déshonneur des tranchées, qui se seraient répétés, de générations en générations, par la souillure et le dévoilement de la nudité, propre à l’animal.

L’extinction de la voix du père

29La fonction paternelle ne peut être exercée par le père, que si celui-ci se considère lui-même – et est considéré – « comme le premier représentant des autres, soit le garant de l’existence d’un ordre culturel constitutif du discours social » (Aulagnier, 1975/1995, p. 135). Or, le père rentre de la guerre traumatisé, les blessures physiques et narcissiques (par les conditions du front et par les mutations sociales) l’empêchent, pour une part, de se considérer, lui-même, légitimement, comme ce premier représentant du monde extra-familial. De surcroît, nous pouvons penser qu’il a pu devenir, lui-même aussi, assez confus quant au discours social à transmettre, lequel était, justement, tout ce qui donnait au père cette légitimité, fondant l’autorité et, d’autant plus, que ce ne sont pas seulement ces soldats-pères qui incarnent le délitement de la fonction paternelle, mais, également, ces mêmes soldats, en tant que fils, qui ont vu leurs propres pères les sacrifier. C’est un grave désenchantement qu’une génération et, en conséquence, également les suivantes reçoivent en héritage : « Si quiconque demande pourquoi nous sommes morts, Dis-leur : parce que nos pères ont menti. (R. Kipling) » (Audoin-Rouzeau, Becker, 2000, p. 284).

30Dans les cas où les enfants étaient très jeunes, au moment de l’entrée en guerre, voire non encore nés, ce sont les pères qui ne les reconnaissent pas non plus à leur retour. De la même manière, ces difficiles retrouvailles ont une portée symbolique. « Reconnaître l’enfant » est la triple voie légale, sociale et psychologique de l’établissement d’un lien de filiation, par laquelle la reproduction se définit comme production du semblable (Legendre, 1985, p. 58) : c’est ce principe même de la transmission qui se trouve altéré. Le dérangement généalogique produit des situations telles que celle rapportée par S. Delaporte où une infirmière témoigne de ce que les blessés ont vécu lors de leur retour au sein des familles. Elle relate le rejet du défiguré par son épouse et par son enfant, et son recueil par sa propre mère (Delaporte, 2002). Dans cette configuration, l’homme se retrouve dans la position du « fils de » et non plus du « père de ». Cette situation illustre bien l’impossibilité d’exercer sa fonction et, donc, de la transmettre, c’est-à-dire de donner la possibilité au fils de les remplir à son tour. La permutation des places étant le principe généalogique même, nous en déduisons qu’au-delà de l’affaissement de la position paternelle, c’est la filiation elle-même qui se trouve perturbée par l’insuffisance de cet ancrage dans la succession ordonnée des générations. « L’extinction de la voix du Père » n’est autre que l’affaissement de cette organisation généalogique, qui exerce ses effets au niveau de la différenciation humaine : elle précipite l’humain dans une confusion des places et des sexes. Or, les enfants doivent se différencier de leurs parents pour devenir sujet. Et cette confusion implique une identité troublée.

31Avant de distinguer les places généalogiques, la filiation fait entrer l’être humain dans ce que la psychanalyse décrit comme « division » : elle impose une limite au sujet en l’empêchant de se considérer comme le Tout, en le contraignant à sortir de la toute-puissance infantile. C’est pourquoi le principe généalogique produit un écart par rapport à l’autre, à partir d’une référence transcendante, mais dont une image (plastique, discursive) doit être perceptible ou représentable. « La généalogie implique un absolu, la référence à la perfection de l’immortalité, celle-là même qui se joue à travers les générations » (Legendre, 1985, p. 45). Se référer à la généalogie, c’est donc se référer à cet absolu et s’en différencier comme un sujet humain, qui n’est pas le Tout. Ce montage généalogique institutionnel est une fiction juridique, une parole sociale, un discours produit pour différencier les personnes et structurer les sociétés, en donnant une place à chacun de ses membres. Cet artifice juridique institue donc la vie en tant qu’humaine. Et la dégradation de ce montage institutionnel a laissé place à une incertitude quant à ce qui opère cette différenciation et, donc, institue la vie humaine en tant que telle.

Restaurer la filiation et faire resurgir le principe de paternité

32La Grande Guerre a fait chanceler l’institution des pères et de la filiation. Depuis cette rupture, notre monde ne semble plus très bien savoir où il en est, quant à l’interprétation institutionnelle de la question du Père ; les générations sont, depuis lors, assujetties à une désaffiliation et à une fragilisation sans précédent du principe de paternité, voué à un rabattement toujours plus prononcé de la teneur du lien filial vers son assise biologique, c’est-à-dire le rapport d’engendrement. Il s’agit, désormais, test ADN à l’appui, de prouver sa filiation de manière ascendante, comme étant fils/fille de son père, plutôt que d’être déclaré, de manière descendante, par une parole socialement et juridiquement reconnue, fils/fille par son père (Pédrot, Delage, 2005). Cette désymbolisation se trouverait, sans doute, largement impliquée dans ces errances contemporaines, qualifiée de « nouvelles pathologies », notamment caractérisées par une recherche éperdue des signes d’appartenance.

33La multiplication contemporaine des sollicitations juridiques, dans les affaires familiales, par exemple, peut apparaître comme une laborieuse tentative de compenser des règles morales et de combler ce vide laissé par l’absence de véritable discours de légalité plus fortement soutenu par une représentation du Père symbolique. C’est, peut-être, dans les tranchées de la Picardie et de la Champagne, que ce Père aura perdu son aura, son image et la force qui porte la parole référée à cette image.

34Dans cette incertitude sur les liens, les recherches généalogiques liées à 14-18, constitueraient alors, probablement, une tentative privilégiée de faire resurgir le principe du Père, à l’endroit même de l’un de ses points de rupture. Ces recherches tentent, assez clairement, d’extirper le sujet humain de ce magma généalogique de l’indifférenciation. Le nom, l’âge, le statut familial… sont des éléments qui, mis bout-à-bout, reconstituent une image personnelle et sociale du disparu, l’image de l’Ancêtre, à partir de laquelle le processus d’identification pourrait se raffermir. Tout est fait pour sortir de l’anonymat et redessiner des places dans les catégories de la généalogie. Il s’agirait de reconstituer le maillage, de « réparer » la filiation. Il est bien question, là, de se référer au Père, et de transmettre sa parole et, finalement, à nouveau, de tenter de « fabriquer du père » (Legendre, 1985).

Bibliographie

Références

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  • Zeldin (Theodore).– France 1848-1945, tome 1. Ambition, love and politics, Oxford, Oxford University Press, 1973.

Notes

  • [1]
    « Des années 1950 aux années 1980, les appropriations de 14-18 paraissent, à la fois, moins intenses et moins nombreuses » (Offenstadt, 2010, p. 9).
  • [2]
    L’article 371-1 du Code civil mentionne désormais une « autorité parentale [qui] appartient aux père et mère […] » (Chapitre Ier : De l’autorité parentale relativement à la personne de l’enfant).
  • [3]
    Ainsi, dans les campagnes, « 850 000 exploitantes et 300 000 épouses d’ouvriers agricoles prennent les domaines en charge, avec les conseils des vieux et l’aide des plus jeunes, non encore mobilisés. Les femmes bénéficient, dès que le courrier aux armées est organisé, de conseils détaillés des hommes, envoyés du front, notamment sur les achats et les ventes. Les semis, les labours, le hersage, la rentrée des foins sont leur lot. Elles assument les travaux les plus durs, y compris le sulfatage des vignes dans le Midi ou en Bourgogne, avec les trop lourdes machines que l’on remplit à moitié en faisant plus de voyages » (voir F. Thébaud, La Femme au temps de la guerre de 14, Paris, Stock, 1986) » (Miquel, 2006, p. 129).
  • [4]
    « Les tendres chéries ! Il leur faut un héros dans leur lit, un héros authentique, bien barbouillé de sang, pour les faire gueuler de plaisir ! […] Qu’auront-elles fait pendant la guerre ? Elles auront excité les hommes à se faire casser la figure » (Chevallier, 1930, p. 117, cité par Le Naour, 2001).
  • [5]
    Voir le récit d’Henriette Rémi sur les retrouvailles entre une « gueule cassée » et son fils (Delaporte, 1996, p. 133).
  • [6]
    Le jour de l’armistice, la France compte trois cent mille disparus (Le Naour, 2008).
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