Notes
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Universidad autónoma Métropolitana-Iztapalapa (UAMI, México).
Correspondance : Psicología social Ed. H-136 Av. San Rafael Atlixco 186, Col. Vicentina, Iztapalapa, 09340 Mexique.
<marthadealba_uami@yahoo.com.mx>
Remerciements : Les auteurs souhaitent remercier le Pr M. L. Rouquette pour la traduction de ce texte. Ils remercient également les lecteurs anonymes, dont les remarques et les commentaires ont contribué grandement à améliorer l’article. -
[1]
Selon le recensement de 2005, la population totale de la zone métropolitaine de la ville de Mexico était de 19 239 910, dont 8 720 916 résidaient dans le district fédéral et 10 462 421 dans des communes de l’État de Mexico. www.inegi.org.mx
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[2]
Naca : terme péjoratif au Mexique, qui selon le dictionnaire de l’Académie royale espagnole, signifie indien, et qui vient, peut-être, de Totonaco (ethnie indigène du Mexique).
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[3]
L’existence de ce type de programmes indique que ce moyen de transport est reconnu comme une alternative de travail pour les populations vulnérables ou sans emploi. Le métro de New York a un programme pour les musiciens, analogue à celui adopté par la RATP pour le métro parisien depuis 1997 (www.ratp.fr).
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[4]
Dans les études de terrain, on a pu observer un aute type de vendeurs qui profitaient des sièges vides destinés aux non-voyants.
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[5]
Basse (Pierre-Louis), Ma ligne 13, Paris, Serpent à plumes, 2006.
Introduction
1Le métro, construit pour la première fois à Londres, à la fin du xixe siècle, a inauguré une forme nouvelle de transport, au niveau mondial. À partir de ce moment, les trains, parcourant des tunnels souterrains, afin de rendre le transport plus rapide et plus efficace, ont constitué une option importante pour les déplacements urbains. Ainsi, le métro est devenu un des symboles de la modernité, qui a marqué le développement et les modes de vie des sociétés industrialisées. Cette nouvelle possibilité de transport a entraîné la création d’un monde souterrain, avec son économie propre, ses dynamiques sociales particulières, une réglementation spécifique, aussi bien formelle qu’informelle. Elle a également modifié les expériences du déplacement en ville : les voyageurs modernes et pressés se sont mis à se mouvoir à l’aveuglette, dans un labyrinthe de tunnels obscurs, où il fallait imaginer le parcours en surface pour s’orienter. Une fois plongé dans ce monde souterrain, on s’intègre au système socio-culturel du métro, finement décrit par Augé (1986, 2008).
2Comme option modernisatrice des systèmes de transport en commun, de villes toujours plus peuplées, étendues et complexes, qui avaient besoin de développer leurs voies de communication et de déplacement, le métropolitain s’est rapidement répandu dans différents pays. Le Mexique a adopté ce type de transport dans les années soixante et, depuis l’inauguration de la première ligne, en 1969, dans le district fédéral, le réseau n’a pas cessé de croître à un rythme accéléré. Le métro mexicain a été considéré, par certains spécialistes, comme « une prouesse sur le plan économique, au point qu’il n’existe aucun autre pays qui ait construit un système d’une telle étendue en seulement un quart de siècle […] (Paris a eu besoin de plus d’un siècle pour terminer ses deux cents kilomètres de métro) » (Henry, Khün, 1996). Actuellement, le métro de la ville de Mexico compte onze lignes (la ligne 12 est en construction), situées principalement sur le territoire du district fédéral. Seulement deux lignes (de création récente) conduisent aux banlieues de l’État de Mexico, dans lequel habite plus de la moitié de la population de la zone métropolitaine [1]. Cette inégalité dans le service de transport va à l’appui de l’idée que les espaces urbains, en l’occurrence le métro, sont le reflet de la société qui les crée.
3Selon les estimations récentes, cinq millions de personnes se déplacent, chaque jour, dans la zone métropolitaine de la ville de Mexico, parmi lesquelles 3 613 625 utilisent le réseau du système de transport collectif par métro (Casado, 2008). Les heures de plus grande affluence sont de 6 h à 9 h le matin et de 17 h à 21 h le soir, du lundi au vendredi. On voyage principalement pour se rendre au travail ou à l’école. Dans la capitale mexicaine, comme dans la ville de Paris, observée par Augé (1986), les usagers du métro sont encadrés par le rythme de la vie moderne : « métro-boulot-dodo ».
4À la différence de l’utilisation du transport particulier, où le corps se trouve isolé et protégé par l’automobile même, le transport public implique le contact direct avec la rue et avec les autres usagers. Ceci constitue une expérience sensorielle et sociale très dense. Parmi les multiples modalités du transport public à Mexico, le métro représente un cas significatif. Du fait qu’il est pleinement intégré à la vie de la ville, le métro est objet d’information et de discussion publique, aussi bien dans les médias qu’entre les usagers, de telle sorte qu’on pourrait le considérer comme faisant partie du patrimoine urbain.
5À partir de tout ce qui précède, on peut se demander, dans une perspective psychosociale, quelles sont les significations prises par le métro dans le cadre de la vie quotidienne des habitants d’une grande ville. Le métro, comme sous-monde de la société mexicaine de la capitale, génère des processus d’interaction et de comportement particuliers. L’objectif de ce travail sera d’illustrer et d’analyser ces processus, selon un regard phénoménologique, où l’on considère le corps comme formant l’axe de l’expérience urbaine du voyageur.
6Le métro, comme objet d’étude psychosociologique, requiert des connaissances et des méthodes qui vont au-delà de notre discipline. Il faut faire appel à des notions provenant de la sociologie et de l’anthropologie, pour essayer de comprendre ce phénomène de mobilité urbaine dans sa complexité sociale et subjective.
La vie urbaine et le métropolitain : interactions dans l’espace public
7Depuis les travaux pionniers de l’école de Chicago, le caractère constitutif de l’hétérogénéité sociale dans la vie urbaine a été clairement établi. Une des multiples implications des travaux fondateurs de ce groupe de chercheurs renvoie à la manière dont cette hétérogénéité anime l’espace public. L’effervescence d’histoires, modes d’appropriation et modes de circulation à travers la ville semblerait avoir, pour conséquence inévitable, un désordre peu propice aux déplacements et aux activités urbaines quotidiennes. Cependant, il n’en va pas ainsi. Au-delà d’une certaine pensée dominante sur les maux de la vie urbaine, se manifeste clairement l’existence d’un ordre de l’interaction, pour employer le terme forgé par Goffman (1963), dans l’utilisation des espaces publics urbains. La coordination des actions des usagers du transport public est fondamentale, non seulement pour garantir le déplacement à travers la ville, mais aussi pour organiser le sens social du contact avec les autres usagers.
8L’intérêt pour l’analyse des interactions sociales dans les espaces publics, conduit à examiner ces micro-situations qui, du fait de leur nature éphémère et banale, passent habituellement inaperçues. On tient pour acquis que la ville suppose la circulation à travers ses espaces extérieurs, rues, moyens de transport, parcs, centres commerciaux et, par suite, il est commun de fixer son attention sur les grands processus de construction du territoire urbain, davantage que sur les aspects relativement sans problèmes de la vie quotidienne. En outre, l’intérêt croissant pour l’espace public, résultant, entre autres raisons, des politiques urbaines de privatisation, a conduit à formuler une large série d’interrogations, qui vont du questionnement sur la signification et l’appropriation des espaces locaux jusqu’à la recherche de règles susceptibles de structurer un ordre urbain (voir Duhau, Giglia, 2008 ; Portal, 2007).
9Du point de vue de la psychologie sociale, les études de l’espace public tendent à souligner la capacité de celui-ci à produire des attachements et des identifications à différentes échelles, ainsi qu’à fournir des images perdurables sur la nature de la vie urbaine (Valera, Vidal, 2005 ; Aguilar, 2007). Une constante de ce type de travaux est de penser, de manière récurrente, le lien entre espace matériel ou construit, espace représenté et espace signifié. Tout cela a produit de solides connaissances sur l’importance de l’espace public, pour obtenir un milieu urbain de qualité et qui soit significatif pour ses habitants. Cela a également permis d’illustrer les tensions qui parcourent ces espaces, lorsqu’ils sont transformés à partir d’interventions publiques ou privées.
10Un courant intéressant d’analyse, à l’intérieur de ce contexte d’études, est représenté par la tentative de déceler certaines règles d’utilisation de l’espace public, à partir de la prise en compte des microinteractions qui s’y réalisent. Cela suppose que l’on reconnaisse la valeur d’actes quotidiens, en apparence triviaux, pour aborder la dimension, toujours présente dans la vie urbaine, que constitue le contact interpersonnel entre personnes qui ne se connaissent pas. Cet élément, pour fugace qu’il puisse être, pourrait être conçu comme un « texte culturel », dans le sens où il fournit des indices pour analyser d’autres facettes de la vie sociale. En somme, il déborde sa seule manifestation, car il possède, aussi, la capacité de révéler d’autres sphères de la vie citadine.
11Il faut reconnaître, d’entrée, que le contact entre inconnus est un élément inéluctable, lorsqu’on se déplace dans les espaces publics. De là, émerge une première constatation psychosociale : bien que les personnes rencontrées, lors des trajets quotidiens, ne soient pas connues, il est possible d’affirmer l’existence d’un cadre commun d’interaction qui permet ces contacts (nous ne connaissons pas les personnes, nous connaissons, en revanche, les normes qui régissent le contact avec les étrangers). Ce cadre commun ne saurait être explicite, dans la mesure où il appartient à des modes de connaissance lentement élaborés, à partir de stratégies de sociabilité qui se sont décantées au fil du temps. En outre, le fait qu’il ne soit pas explicite, le renvoie au domaine de la connaissance tacite, pertinente en situation. Un habitant de la ville sera difficilement capable de mettre en mots tout ce qu’il fait pour s’y déplacer, et, malgré tout, il y parvient quotidiennement et de manière efficace. Il s’agit alors, davantage, d’un savoir mis en actes que d’une normativité reconnue explicitement, bien que de nombreux espaces urbains rappellent, à partir de systèmes de signalisation, ce qui est possible et ce qui est interdit (systèmes du genre « Laissez sortir avant d’entrer », « Zone pour les personnes en chaise roulante », etc.).
12Pour certains auteurs (voir Delgado, 1999 ou Joseph, 2002), l’instabilité des interactions est une dimension significative des contacts dans l’espace public, auxquels on reconnaît, à partir de là, une nature fluide, insaisissable et fugace. Cependant, comme on l’a déjà souligné, tout ceci advient à l’intérieur d’un cadre d’interaction qui pose les limites du possible et de l’inattendu. De fait, une bonne part du sens des interactions dérive soit de ce qui se produit dans le cadre d’un contexte de comportement attendu, soit de ce qui est éprouvé comme une rupture et suppose, en conséquence, un cadre interprétatif différent de celui qui avait été mobilisé initialement.
13Une composante importante de ces cadres interprétatifs se trouve dans le corps et la corporéité. Les observations de Georg Simmel (1986), pour établir une sociologie des significations, révèlent l’importance des micro-interactions, pour la compréhension de la trame dense et sensible, qui sous-tend les interactions en public. L’insistance de Simmel sur le regard, l’odorat, l’importance du visage, ouvrent une voie pour penser non seulement le rôle central de la réciprocité et le caractère impliquant de la présence des autres, mais, aussi, la manière dont les espaces produits par la modernité instaurent de nouvelles formes de relations sociales. Tel est le cas des moyens de transport, où des personnes, qui ne se connaissent pas, se retrouvent dans une situation de proximité physique, sans pour autant être engagées dans une quelconque activité commune. Cela constitue, pour Simmel, l’une des premières manifestations du cas, où la proximité physique se trouve dissociée de la proximité sociale, qui lui était jusqu’alors corrélative.
14L’idée de prendre le corps, situé dans l’espace, comme point de départ pour l’analyse de la réalité sociale et spatiale, n’est pas nouvelle dans le champ de la psychologie sociale ou environnementale. Rappelons que pour Alfred Schutz (1962), le corps, situé dans le temps et dans l’espace, est le référent à partir duquel les personnes construisent leur expérience subjective, le sens commun qui permet d’interpréter le monde de la vie quotidienne. Le corps établit les coordonnées de la matrice sociale. Pour Hall (1966), l’un des auteurs considérés comme inspirateurs dans le développement de la psychologie environnementale (Lévy-Leboyer, 1980), le corps constitue une référence centrale dans la notion d’espace personnel, il est une sorte d’espace intime, à partir duquel nous entrons en relation avec le milieu physique et social. La théorie des « sphères (ou coquilles) de l’homme », de Moles (Moles, Rohmer, 1998), décrit huit zones concentriques, qui englobent la personne à la manière d’enveloppes et qui s’étagent, depuis l’espace corporel de la peau jusqu’au monde, en général.
Méthodes : une démarche qualitative
15Pour repérer et analyser les diverses dimensions qui caractérisent l’expérience urbaine et l’interaction sociale dans le contexte du métro, on aura recours à plusieurs sources d’information, provenant de différentes actions de recherche que nous avons conduites à différents moments et selon des objectifs spécifiques. Nous allons mettre ces résultats en relation, afin de répondre aux objectifs énoncés précédemment. Nous considérons que l’utilisation de plusieurs méthodes de traitement de l’information enrichit l’étude d’un phénomène psychosocial, en combinant les points de vue et les perspectives d’analyse. Dans la littérature sur la méthodologie des sciences sociales, on conseille, d’ailleurs, la « triangulation méthodologique » pour un traitement plus complet des objets d’étude (Taylor, Bodgan, 1986 ; Vallés, 1999). On présente ainsi, dans cet article, une synthèse de résultats et d’interprétations de données, provenant de groupes thématiques (focus groups), d’une enquête par questionnaire, d’observations (participantes et systématiques), réalisées en parcours sur les lignes du métro, et d’une recension d’articles de presse.
16L’intérêt de combiner les diverses méthodes d’observation du métro tient à ce qu’elles apportent des données mutuellement complémentaires. Les témoignages, obtenus dans les groupes thématiques, en vue de comprendre les significations sociales et les expériences, liées à ce moyen de transport, renvoient à des discours produits en groupe, à partir de souvenirs, de stéréotypes et d’images dominantes sur le métro. Il en va de même pour les réponses données à un questionnaire : il s’agit d’une reconstruction abstraite, par les participants de la pratique quotidienne qu’ils ont du métro. En revanche, les observations réalisées directement dans le métro visent à enregistrer des pratiques concrètes, situées dans les différents micro-univers, que compose la multiplicité des espaces du réseau. On observe, in situ, des comportements et des interactions qui n’apparaissent pas dans les expériences verbalisées à distance, comme les entrevues de groupe ou individuelles. Aussi bien l’observation que la discussion en groupe se focalisent sur l’analyse de l’expérience subjective partagée dans le métro, comme micro-univers fermé. L’examen de la presse permet de passer à un niveau d’analyse macro-social et idéologique, qui rattache ces expériences quotidiennes aux discours dominants dans la sphère publique. Les médias livrent le contexte politique et institutionnel qui donne sens au métro, dans le contexte de la vie de la cité, en même temps qu’ils révèlent certaines préoccupations récurrentes des usagers.
17On a conduit, d’une part, quatre groupes thématiques (composés, chacun, de quatre hommes et quatre femmes, entre 20 et 55 ans, un de niveau socio-économique moyen, un moyen-inférieur, un moyen supérieur et un composé de commerçants de niveau moyen supérieur) et, d’autre part, une enquête (902 habitants de la ville, groupés par niveau socio-économique), réalisée en 2008, dans le cadre de l’étude de l’impact social et environnemental de la construction d’une nouvelle ligne de métro à Mexico (Alba, 2008). On reprendra, ici, les contributions des groupes thématiques qui révèlent les façons de penser, d’agir et d’interagir dans le métro. Quant au questionnaire, on retiendra les résultats portant sur les niveaux de satisfaction à l’égard du réseau, des stations et des lignes préférées ou détestées, ainsi que les caractéristiques d’une ligne « idéale ».
18L’observation participante, sur plusieurs lignes du métro, a été réalisée durant les mois d’avril à juin 2010, par un groupe d’observateurs, ayant pour consigne d’étudier ce système de transport comme un lieu où se reflètent diverses dynamiques sociales d’utilisation de l’espace, et où se manifestent les normes de l’interaction sociale entre les différents acteurs qui s’y retrouvent. On a, d’abord, procédé à une observation flottante, à titre exploratoire, dans le but d’élaborer des grilles d’observation systématiques pour les différents espaces du métro : l’entrée des stations, depuis la surface jusqu’aux tourniquets, les couloirs qui conduisent aux quais, et les voitures. Les observations ont été réalisées en semaine et en fin de semaine, à différents moments de la journée.
19Quant à l’analyse de la presse, nous avons recueilli les articles de deux quotidiens publiés à Mexico et qui ont une diffusion au niveau national : « La Jornada » et « Reforma », de septembre 2009 à septembre 2010. Au total, on a rassemblé un corpus de 137 articles. On a considéré, pour l’analyse, les chapeaux des articles qui présentent une synthèse rapide du contenu, en exposant les thèmes traités.
20Notre objectif est de réaliser une analyse combinée de ces matériaux, à partir d’une perspective qualitative et phénoménologique, permettant de comprendre l’expérience subjective du voyageur métropolitain, ainsi que les interactions sociales. On présentera une synthèse de résultats, en commençant par les discours médiatiques sur le métro, relevés dans la presse locale, et en donnant, ensuite, la description des pratiques d’utilisation de ce moyen de transport et des interactions sociales qui s’y produisent, en liaison avec l’interprétation de comptes rendus d’expériences subjectives quotidiennes. On terminera par l’évocation d’événements qui rompent avec le rythme habituel du métro, suscitant, en rapport avec celui-ci, des émotions et des croyances culturelles particulières. En voiture !
Le métro : de la ville à la station
21L’ensemble des thèmes principaux, qui se trouvent liés au métro de Mexico, dans la presse écrite quotidienne, doit permettre d’identifier les préoccupations les plus récurrentes des autorités gouvernementales et des citadins, relativement à ce moyen de transport. Cette première approche apporte également des éléments pour constater l’importance sociale qu’ont le métro, son image et son utilité.
22Un premier pas, pour systématiser le matériel de presse compilé, consiste à reconnaître l’identification qui est opérée entre ce qui concerne le métro et ce qui concerne la vie urbaine : un discours sur le métro est, principalement, un discours sur la ville, ses carences, ses potentialités, ses difficultés. On le voit, manifestement, dans le format même des articles de presse, où l’information sur le métro est précédée ou suivie d’informations sur quelque autre aspect de la ville. D’une manière générale, les principales tendances thématiques, telles qu’elles apparaissent dans une simple lecture exploratoire, peuvent se répartir dans les grandes catégories suivantes.
Le métro et la ville efficace
23Les termes-clés de « technologie, efficace, perfectionnée, investissement, épargne, moderne, contrôle, réhabilitation », fréquents dans les chapeaux des articles, renvoient tous à l’idée d’une ville capable de rénover le système de transport collectif, selon les paramètres d’une gestion adaptée des ressources économiques et énergétiques. Ceux qui tiennent ces discours sont, principalement, des fonctionnaires publics, qui privilégient une image du métro en accord avec un projet urbain, régi par des critères d’optimisation des ressources. Il ne s’agit pas seulement, ici, d’assurer efficacement le transport quotidien de millions de personnes, mais d’inscrire cette action dans une politique urbaine, qui satisfasse aux critères modernes de protection de l’environnement et d’application adéquate des technologies.
Le métro et la ville fragile
24De manière contrastée avec les thèmes précédents, et depuis la montée des préoccupations sécuritaires, les termes « armes, prisonniers, surveillance, vidéo caméras, policiers, rayons X, ministère public, vols, contrôles », révèlent la perspective des institutions ayant classé le métro comme un espace fragilisé. Ce qui attire l’attention dans ce discours de la presse, toutefois, c’est l’accent mis sur la technologie comme dispositif capable d’apporter de la sécurité aux usagers : l’instrumentalisation de la sécurité efface le rôle des agents chargés de maintenir l’ordre dans le transport et les logiques sous-jacentes à ce rôle, en ramenant leur activité à une question d’efficacité.
Le métro et le corps atteint
25En liaison avec le thème de la surveillance, la sexualisation de l’espace apparaît dans les journaux, à travers des termes qui dénotent la transgression : « abus sexuels, attouchements… ». Ceci renvoie, non seulement, à l’idée de la violence comme transgression abstraite, mais aussi, en l’occurrence, à sa particularisation et sa différenciation : on aurait, d’une part, la vigilance en général et, d’autre part, la référence spécifique aux abus sexuels. Il y aurait, ainsi, une dimension de la sexualisation et de la corporéité et une autre de la vigilance, non référée à la corporéité mais à des entités abstraites.
26Ces pôles thématiques, qui n’épuisent pas l’ensemble des discours existant dans la presse écrite, ouvrent une ligne de discussion intéressante : le manque de continuité sémantique entre le transport collectif, comme ensemble de techniques pour le déplacement urbain, et la nature concrète de la vie sociale qui s’y manifeste.
La vie sociale dans le métro : l’expérience du voyageur
27Le corps, avec ses sensations, ses perceptions, sa subjectivité, ses représentations et ses actes, est le point de départ de l’expérience urbaine de l’individu et se trouve peu affecté par cette dimension technologique, observée dans la presse écrite. Chaque situation demande, au citadin, l’exécution de rôles, selon des répertoires socialement définis de comportements, et d’expectatives qui sont liés au contexte physique et social. Il est relativement fréquent de trouver, dans les études sur le métro, une mise en perspective théâtrale des comportements des divers acteurs qui y interviennent (McMahan, 2004). En effet, ce moyen de transport peut être conçu comme un ensemble de situations de dramatisation, dans la ligne de Goffman (1963 ; Joseph, 2002), en ce sens que le voyageur, le policier, les vendeurs, les musiciens, les mendiants ou le personnel, agissent et improvisent, à partir des rôles qui leur correspondent dans ce scénario urbain particulier. Cette perspective conduit à se demander : quels rôles joue donc le voyageur, dans ce scénario ? Comment interagit-il avec les autres acteurs ? Comment pense-t-il son voyage et lui donne-t-il sens ?
28Selon les témoignages exprimés dans les groupes thématiques, le voyage en métro commence par un calcul précis des stratégies qui seront adoptées pour l’entreprendre et pour déambuler dans le « sousmonde » social, que nous avons déjà décrit. De telles stratégies sont le résultat d’expériences répétées, portant sur les durées, les coûts, la commodité, la facilité d’accès, les possibilités qu’offre celle-ci, la protection contre les différentes sortes d’insécurité, de jour ou de nuit, pendant les heures de pointe ou durant les heures creuses. Le voyageur anticipe les situations qu’il va affronter, lorsqu’il décide de prendre le métro pour parvenir à sa destination : temps de transport jusqu’à la station la plus proche, moyen de connexion le plus commode, embouteillages à certaines heures et, sur certaines avenues, moments destinés à la consommation, la distraction ou le repos pendant le trajet, prévention contre les risques et les désagréments (escaliers glissants, vols, attouchements quand la voiture se remplit). Il faut savoir voyager en métro, comme le conseille une femme qui l’utilise chaque jour pour se rendre à son travail : « il suffit de savoir utiliser le métro, j’y vais sans montre, sans rien, j’arrive à mon travail et là je me mets ce que je veux de brillant et il n’y a pas de problème ». (Groupe thématique, niveau socio-économique moyen-inférieur.)
29Ceux qui n’ont pas une station proche de chez eux (soit 33 % des personnes ayant répondu au questionnaire) doivent prévoir des trajets d’une à deux heures en transport de surface pour accéder au réseau. Dans les groupes thématiques, ceux qui résident loin du métro expriment ainsi leur accord pour la construction d’une nouvelle ligne près de chez eux : « Nous, de Zapotitlán à Ermita… là, on met deux heures, ou une heure et demie. Avec la nouvelle station du métro, le trajet va se réduire à 15 minutes » ; « Pour arriver au métro Taxqueña, je dois compter une heure à coup sûr, alors pour moi quand ils ont dit que le métro va passer par ici, par Tlahuac, ça, ça va bien m’arranger, alors en vérité c’est fabuleux. »
30À Mexico, comme dans les autres parties du monde, le métro est considéré comme un moyen de transport destiné aux classes moyennes et défavorisées, pour lesquelles l’automobile est un luxe. Toutefois, les automobilistes de la couche moyenne-supérieure, participant aux groupes thématiques, sont prêts à laisser leurs autos pour prendre le métro, lorsque celui-ci représente une alternative de transport plus efficace et plus rapide pour parvenir à certaines destinations, comme le centre historique de Mexico, ou bien quand le trafic est trop dense dans certaines zones et à certains horaires.
« Normalement je me sers de ma voiture, mais si je dois aller au Centre je préfère y aller en métro, bien que ce soit malcommode, dangereux, et que ça me gêne. Je le prends pour une question de temps, si je suis en retard, je préfère prendre le métro que la voiture, d’autant que les stationnements sont très chers. »
« Je fais pareil, quand je dois aller au Centre, je préfère y aller en métro ou avec quelque autre service public, parce que je pars de Del Valle et dans la semaine il faut plus d’une heure avec la circulation. »
« Dans cette ville, tu ne sais jamais si tu vas arriver à un rendez-vous quand tu prends ta voiture, je préfère le métro. »
34Cet ensemble de témoignages montre que la logique du déplacement urbain requiert une anticipation, à partir de l’expérience. En effet, se déplacer en ville implique la capacité de mettre en relation le mouvement avec le contrôle social des situations possibles, le temps de parcours et le coût économique. La combinaison adéquate de tout cela produit ce que l’on pourrait appeler une « efficacité du quotidien », c’est-à-dire la capacité de minimiser, en temps et en coût, aussi bien social qu’économique, les déplacements urbains, en tenant compte du fait que nombre d’entre eux nécessitent plus d’un moyen de transport (métro, autobus, taxi).
35Les lignes et les stations, préférées par les personnes ayant répondu au questionnaire, correspondent à celles qu’ils utilisent le plus souvent ou qui se situent près de chez eux : les lignes les plus utilisées dans l’échantillon sont la 2 (69 %), la 8 (33 %) et la 3 (25 %), qui occupent le premier, deuxième et troisième rang de préférence pour les mêmes personnes. Ce résultat suggère que le métro ne fait pas seulement partie de la vie quotidienne du voyageur ou de son environnement immédiat, mais, qu’à force d’une utilisation constante et de la familiarité que celle-ci entraîne, il arrive à s’incorporer à son identité urbaine (Proshansky, 1978), exactement comme le relate Marc Augé par rapport à sa propre expérience (« fréquenter le métro parisien est un élément de mon identité géographique et de mon identité sociale », 2008, p. 14). Augé (1986) va même jusqu’à comparer une ligne de métro avec la ligne de la vie.
Arriver au métro
36Les contextes urbains et sociaux, dans lesquels se situent les stations, déterminent les diverses expériences d’accès au métro, lors du trajet quotidien. Le scénario le plus complexe correspond aux arrêts des transports de correspondance, implantés aux stations terminales (Pantitlán, Santa Martha, Taxqueña, Observatorio, Cuatro Caminos, Indios Verdes, etc.) : à ces endroits s’installent les flottilles de microbus, taxis et autobus, qui conduisent les usagers du métro jusqu’à des zones plus éloignées du réseau. Dans les observations in situ, nous avons constaté que l’affluence d’un grand nombre de voyageurs attire, aussi, toutes sortes de commerces, depuis les établissements classiques et réglementés, jusqu’aux vendeurs à la sauvette. Entre vendeurs et lignes de microbus, l’environnement se fait dense et bruyant. Les espaces de circulation se réduisent, permettant seulement le passage d’une file de personnes pressées de sortir du tapage produit par les cris des commerçants et par les annonces par haut-parleur de destination ou d’itinéraire, tout cela mêlé à la musique des vendeurs de disques piratés. Les bâches, tendues au-dessus des stands de rue, forment de véritables tunnels, bourrés de marchandise. Lors des groupes thématiques, on a observé que les stations terminales ayant ces caractéristiques rendent plus difficile le voyage en métro, résultat corroboré par l’enquête, puisque, sur les 14 stations les plus mal évaluées du réseau, 8 sont des stations terminales avec ces caractéristiques et 4 sont des correspondances. Les raisons de la mauvaise évaluation des stations, exprimées dans les réponses ouvertes du questionnaire, sont la saturation (29 %), l’insécurité (16 %), les mauvaises odeurs et la saleté (13 %) et le commerce ambulant (7 %).
37L’appropriation de l’espace public, par les commerçants « informels », peut compter avec un certain degré de permissivité de la part des autorités (Cross, 2005) et des usagers mêmes du transport public (Monnet, 2006). Aussi bien dans le questionnaire que dans les groupes thématiques, on constate que l’attitude de ces derniers, face au commerce informel, est ambivalente : d’un côté, celui-ci engendre une gêne dans le déplacement, car il réduit considérablement les voies piétonnières et gêne le flux des passants ; de l’autre, il représente la possibilité d’une consommation rapide, directe et à bas prix. Finalement, il existe une certaine conscience, de la part de l’usager du métro, de ce que la vente sur la voie publique répond, sans doute, à une nécessité économique de survie dans des situations de pauvreté et de chômage. Ces attitudes se flexibilisent en fonction des conditions de déplacement du voyageur : les étals seront vus comme des gênes quand on est pressé et qu’ils encombrent le passage, lors des heures de pointe, mais ils seront tolérés quand il y a moins de gens et qu’on peut prendre le temps de regarder la marchandise et de la consommer. Les fragments de commentaires d’usagers, qui suivent, recueillis dans les groupes thématiques, montrent les différentes attitudes à l’égard de ce type de commerce :
« Moi, ils me gênent les ambulants qui se tiennent aux terminaux… ils ne laissent pas le passage. »
« À Taxqueña, le passage déjà n’est que pour une seule personne, ou tu vas ou tu viens, et tu vas pousser avec tout le monde… ou tu dois passer entre les voitures, les camions stationnés à l’arrêt, parce que le passage ne laisse plus de place pour circuler vu qu’il y a des stands des deux côtés. »
« Les vendeurs du dehors, ceux de l’entrée… il devrait y avoir un contrôle pour les obliger à être plus propres, la station de Chapultepec est très moche et te donne un sentiment d’insécurité, ils te vendent tout ce que tu veux dehors : de la drogue, de la nourriture, de la pornographie, ça sent le pipi, les relents de graisse de nourriture… »
« Quand tu pars de très bonne heure, des fois tu n’as pas déjeuné. Si tu arrives à l’arrêt de Taxqueña, il y en a qui vendent des jus de fruit, des crêpes, il y a un petit marché… Alors tous les gens qui sont là, dehors, il faudrait les reloger, leur faire un petit marché ou un espace, pour qu’ils ne gênent pas… »
42Comme on le voit, il n’existe pas tant un rejet tranché de la vente dans la rue que la suggestion de son réaménagement dans l’espace public. Les analyses statistiques des attributs d’une ligne de métro idéale (Discriminant quadrant analysis – DQA), réalisées à partir des réponses aux questions fermées du questionnaire (échelles de type Likert), montrent que, parmi les attributs désirables d’une ligne de métro idéale, se trouve la réorganisation du commerce ambulant, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des stations, mais qu’on ne mentionne pas sa disparition : dans les réponses ouvertes, seulement 4 % des 902 personnes interrogées demandent que les autorités du métro chassent les ambulants.
43Bien qu’à l’entrée du métro soient placés des panneaux qui interdisent la vente de produits, les commerçants ambulants ne se contentent pas de s’installer dans les zones qui entourent l’accès à la station, dans la rue ; ils envahissent, aussi, les passages, les escaliers et les zones d’échange, à l’intérieur, là où ils ont pu négocier avec les autorités du métro (employés et policiers). Ainsi, l’entrée (ou la sortie) du métro constitue un point de concentration d’offre commerciale qui marque, clairement, la distinction extérieur-intérieur. C’est une frontière urbaine, où le passage d’une activité à une autre (c’est à pied que l’on passe de la rue au métro) est nettement délimité.
La ville souterraine
44Pour le voyageur, le métro impose divers rythmes de mouvement, dans une structure qui est ouverte sur la rue, mais close à l’intérieur. Grâce au réseau des voies et des stations, traverser la ville suppose qu’on s’en isole au sein des dispositifs de déplacement, puisque, dans la plus grande partie des trajets, il n’y a pas de visibilité vers l’extérieur (bien que cela arrive sur certains tronçons), et que le monde des sensations est tout intérieur. L’usager repère la station, y pénètre, parcourt les couloirs, attend sur les quais, monte dans une voiture et, une fois arrivé à la station de destination, entreprend le déplacement inverse. Ces parcours se réalisent au sein d’un contexte architectural et humain. Le contexte architectural pourvoit à la forme du déplacement, le contexte humain donne un sens à la situation, à travers la mise en scène de stratégies d’interaction.
45Il est évident que le sens primordial, qu’a le métro pour l’usager, est d’assurer le trajet d’un lieu à un autre de la ville. Telle est sa première et indiscutable fonction. Les analyses du questionnaire indiquent que les caractéristiques les plus importantes, pour améliorer le service du métro, se concentrent sur sa fonctionnalité et sur la qualité du voyage : sécurité, information convenable, bon fonctionnement des escaliers mécaniques, accès adaptés aux personnes fortes et aux handicapés, qu’il n’y ait pas de retard, qu’il y ait l’air conditionné et une bonne ventilation.
46En même temps, le système de tunnels, quais, accès, correspondances, intervalles, recoins, escaliers, équipements et formes architecturales, se prête à une multiplicité d’expériences qui vont au-delà du simple transport. Les observations, réalisées dans les espaces du métro, indiquent que celui-ci fournit la scène d’une confrontation d’idéologies, de religions, de positions politiques et morales, plaquées sur les vêtements ou les accessoires qui accompagnent le voyageur, fonctionnant comme des indicateurs de son identité sociale, et des signes qui serviront pour préparer les stratégies d’interaction avec les compagnons de voyage : proximité, éloignement, regards furtifs, indifférence, désir d’interaction ou méfiance. L’expression corporelle et gestuelle de l’usager expérimenté montre que le regard sur l’autre est discret, quoique permanent, comme s’il était en proie au besoin de savoir qui sont ces anonymes, avec lesquels il aura éventuellement à partager l’espace ou le contact corporel, quand cet espace se saturera. Les processus psychosociaux d’attribution et de comparaison sociale, biais cognitifs, préjugés et stigmatisation, se devinent sur les visages et dans les regards, tout comme ils se concrétisent dans les discours, ainsi qu’on peut l’observer dans les extraits suivants des groupes thématiques :
« Que vous évoque le métro ? »
« Des belles filles. »
« Que tu fasses attention, que tu surveilles tes affaires. »
« Les gens sont ploucs [2], ils n’ont pas d’éducation. »
« Quelle est votre ligne préférée ? »
« La ligne 7… C’est une ligne plus chic, plus convenable, c’est Polanco, Auditorio… »
« La ligne 7 et la 3 se ressemblent, ceux qui voyagent dans ces stations sont d’une autre condition sociale. Ce sont plutôt des gens de niveau moyen, parce qu’ils vont vers des zones plus urbaines, de bureaux, des employés de bureau… Les autres lignes sont plus populaires, comme la ligne 2. Ces deux lignes, la 3 et la 7, sont plus embourgeoisées, plus chics. »
« Je crois que la ligne la plus compliquée c’est la 2, c’est là qu’il y a le plus de risque, les gens ont une sale tête. »
55Le déplacement en métropolitain se meuble d’incertitudes et de craintes face aux autres, en même temps que de signes d’identification avec les autres, les semblables. Le monde social du métro se voit appliquer, sous le regard de l’usager, une classification fine, qui va de l’exogroupe à l’endogroupe, de l’identification à la différenciation sociale. Une telle différenciation sociale est, comme le suggèrent Pinçon et Pinçon-Charlot (2009), un reflet de la société de la surface. Pour ces auteurs, le métro met en relation les quartiers et unit ce qui est séparé en surface : « Le plan du métro indique que l’espace urbain est relationnel : les quartiers dialoguent et s’opposent. Le réseau des stations signale au voyageur sa place dans l’espace des possibilités socio-résidentielles » (p. 74-75).
Les rythmes des heures de pointe : entre la hâte et la foule
56L’expérience du voyage en métro dépend d’horaires, qui sont liés aux rythmes imposés par la ville même et ses activités. Durant la semaine, le voyage est régulé par les horaires d’entrée et de sortie des bureaux et des écoles (heures de pointe), tandis que les déplacements de fin de semaine font une plus grande place au divertissement et à l’oisiveté. Les conditions climatiques impriment, aussi, certains rythmes au déplacement en métro. La saison des pluies rend plus difficile le parcours, car elle provoque des glissades sur le sol des étages et des escaliers, outre l’impression que les trains circulent, alors, plus lentement. Telles sont les caractéristiques du métro actuel, qui devraient disparaître quand on pense à un service « idéal », selon les personnes enquêtées par questionnaire.
57Le métro a des temps prédictibles, constants, articulés selon la séquence que marquent l’architecture et la distribution des lieux : entrer, passer les tourniquets, se diriger vers le quai, se placer pour entrer dans la voiture, lorsque la rame arrive. Les observations de terrain montrent que, durant les heures de pointe, c’est la foule, à toute vitesse, qui s’impose, cheminant dans un ordre quasi parfait, avec des regards déterminés, sans aucune hésitation sur la destination. La masse avance comme un automate, absorbée dans ses pensées, indifférente aux autres et, cependant, en parfaite harmonie avec eux. Le flux continu de la foule s’interrompt seulement quand l’espace se sature et, alors, les corps se touchent en pressions et effleurements. Les témoignages, recueillis dans les groupes thématiques, insistent sur l’expérience de saturation du métro. Dans la foule, ce n’est pas la peine de se plaindre, il suffit seulement de se munir de patience, en attendant que le métro arrive à quai, pour pouvoir entrer, en usant de toutes les ressources apprises lors des expériences antérieures. La combinaison de la hâte et de la multitude est propice à l’émergence de conflits : les rapides contre les lents, ceux qui savent marcher dans le métro contre ceux qui n’ont pas cette habileté, les hommes contre les femmes.
« La plupart des gens qui prennent le métro sont toujours très pressés, ils ont à peine le temps pour arriver juste, si bien qu’ils te poussent, pour sortir ou pour entrer, parce qu’ils ont juste le temps, et alors il faut qu’ils entrent à ce moment même parce que sinon ils vont perdre ces quelques minutes d’une station à l’autre. »
59L’interaction hommes-femmes devient conflictuelle aux heures de pointe : le rapprochement des corps donne lieu à des attouchements gênants, exprimés par les femmes dans les groupes thématiques. Depuis quelques années, en suite de nombreuses plaintes émanant de femmes, à propos de harcèlement sexuel et d’abus, durant le contact corporel, aux moments de saturation dans les voitures et sur les quais, l’institution a décidé d’imposer la règle de séparation des sexes pendant ces horaires et dans les stations de grande affluence. Cette séparation est indiquée par des inscriptions et des lignes sur le sol, qui marquent les limites territoriales pour chaque sexe. Un agent de police veille au respect de cette règle du haut d’un piédestal placé au milieu du quai. Il existe même une amende prévue contre toute expression de harcèlement envers les femmes, à l’intérieur du réseau du système de transport collectif du métro.
60On constate, dans les groupes thématiques, que cette norme est bien acceptée. Elle apparaît, aussi, comme un attribut de la ligne idéale dans l’enquête, mais elle n’empêche pas les gênes et les conflits, dans les voitures où il y a beaucoup de femmes :
« Elles m’ont écrasé, se sont agrippées à moi, matin et soir… Dans la zone des femmes, c’est incroyable de voir comment toutes veulent entrer avec des sacs, en sandales, et toutes entrent comme ça (geste) et les portes vont comme ça (geste), elles ne se ferment pas, parce que les dames vont comme ça (geste), avec les cheveux défaits et tout, mais toutes entrent parce qu’elles entrent… on dépasse la mesure pour pouvoir accéder au métro, ça le rend dangereux, il y en a qui s’évanouissent à l’intérieur, personne ne sait ce qui peut se passer, il se passe mille choses… »
« Parfois tu sens que tu t’asphyxies… des fois tu ne touches même plus le sol, les gens te pressent et ne te laissent pas sortir, c’est pas commode… »
63Une des formes que prend le discours observé sur la densité de la foule est celui du corps fragilisé. Le corps, qui ne dépend plus, alors, du voyageur, mais des rythmes de la foule, est un thème constant. Le voyageur est incapable de se détacher de la foule, celle-ci l’entoure, affecte ses rythmes de déplacement et, en plus d’une occasion, devient une barrière à franchir. Déjà Hall (1966) avait insisté sur l’idée de l’espace personnel, comme espace ou distance, qui fait partie du corps même, et dont la transgression signifie violenter la notion même de personne et ses droits propres. Nous connaissons, également, à partir de recherches plus récentes (Evans, Wener, 2007), l’importance qu’a, dans le transport public, l’impression d’entassement, comme étant un facteur en relation avec le stress. En particulier, une forte densité de personnes autour du voyageur produit une gêne élevée, liée au fait de ne plus pouvoir contrôler son espace personnel. Comme l’affirment les auteurs, « l’espace personnel peut fonctionner comme un mécanisme de contrôle des frontières qui nous permet d’optimiser le degré d’interaction sociale éprouvé à n’importe quel moment » (p. 92). Ainsi, une fois dépassé le seuil de l’espace personnel, les interactions sociales ne sont pas désirées, la personne ayant perdu le contrôle de la distance optimale pour communiquer. La forte densité des usagers est la principale raison de désagrément d’une ligne (26 %) ou d’une station (29 %), dans les réponses ouvertes du questionnaire.
64Quelques récits, obtenus dans un groupe thématique, illustrent ce point : « Ils m’ont renversée à Candelaria, j’étais enceinte et j’avais un petit enfant avec moi… mais quand ils ont vu que le métro arrivait, ils sont passés sur moi. » (Femme indigène.) Une ouvrière raconte : « Quand j’étais gamine, je suis allée avec mes camarades du secondaire pour faire un devoir, j’avais 13 ans. Au moment de descendre je n’ai pas pu sortir avec elles. Au bout du compte, j’ai fini épuisée sur le plancher, je suis sortie à quatre pattes, parce qu’ils ne me laissaient pas sortir. Je n’avais plus les cahiers. Je ne me rappelle pas la station ni où c’était. À la sortie, j’ai appelé mes parents pour qu’ils viennent me chercher. » Dans la difficulté pour entrer et sortir de la voiture, comme dans les situations extrêmes de chute, il y a quelque chose qui renvoie à l’invisibilité : on a un volume corporel, mais les autres font comme si on n’existait pas. Seules, les vitres de la voiture, dans le tunnel, renvoient la certitude d’une identité propre.
65D’autres éléments significatifs apparaissent dans le récit des situations de harcèlement sexuel (bien que la forme de harcèlement dominante soit d’homme à femme, on rapporte, aussi, des cas de femme à femme et d’homme à homme). Mais, au-delà des multiples témoignages recueillis à cet égard, ce qui attire l’attention est la manière de raconter. On trouve des références aux corps fragmentés qui touchent et qui sont touchés. On parle de « mains, de tripotages, de mettre les mains, montrer sa chose, de se coller contre, de jambes, de regards salaces ». Ces corps évoqués alors, en morceaux, illustrent, littéralement, l’idée que la violence est capable de rompre et de désintégrer.
66Qu’il s’agisse des hommes ou des femmes, les heures de pointe, au milieu de la foule, sont décrites, dans les témoignages des groupes thématiques, comme désagréables, suffocantes, la voiture est comparée à une boîte de sardines, à un four ou à un sauna, surtout dans les périodes de canicule, quand la voiture n’a pas de ventilateur, que ses fenêtres ne fonctionnent pas ou que la rame s’arrête en plein tunnel. Bien que cela soit désagréable, le voyageur se prépare à passer par une telle expérience chaque jour, à l’aller ou au retour, parce que le métro présente deux avantages importants sur tout autre type de transport : il est économique (selon le Secrétariat des finances du gouvernement du district fédéral, le ticket présente un rabais de 67 % sur son coût réel ; voir La Crónica, 2/12/2009, www.cronica.com.mx), et il est rapide. L’importance de la circulation automobile (on estime à 4 millions le nombre de véhicules qui circulent chaque jour dans la zone métropolitaine de Mexico, voir Casado, 2008) et la qualité déficiente des microbus (que 71 % des personnes interrogées jugent sévèrement), conduisent à supporter la saturation du métro lors des heures de pointe, lorsque les minutes et les secondes comptent dans un calcul minutieux du temps pour arriver à un autre point de la ville :
« Je te dis une chose, exactement de cette station à cette station, dès lors que le train entre dans la station et reste ouvert 55 secondes, je parle des arrêts normaux parce que les autres qui sont plus longs, restent 1 minute et 35 secondes… oui, je vais te dire, parce que j’ai mesuré le temps, on le fait après-coup au travail, alors je dis que de cette station à cette station, il y a 8 stations, ça se fait en 15 minutes, je t’assure. »
68Il faut, également, signaler que le monde sensible, auquel on a accès dans l’expérience de la foule est particulier. L’odorat, par exemple, est important, car il permet d’innombrables évocations, qui fournissent des attributs des lieux et des autres voyageurs. Il s’agit d’une sphère qui produit nettement des réactions affectives de plaisir, déplaisir, proximité ou mise à distance chez certaines personnes interrogées dans les groupes thématiques : « Le métro Merced sent l’oignon, le métro Chapultepec sent parfois la pizza, devant le Centre médical, ça sent les galettes à Balderas, en direction de l’Université ça sent toujours le savon, comme du détergent, à Pino Suárez ça ne sent rien. » (témoignages de non-voyants). On a, aussi, des témoignages qui repèrent des moments : « Le matin, parfums et corps fraîchement lavés ; le reste de la journée, l’odeur humaine. » Malgré tout ce qui est dit sur le fait d’essayer de ne pas trop regarder les autres passagers ou de mettre les écouteurs pour se plonger dans la musique, ou de préférer les sièges individuels placés aux extrémités de la voiture, l’odorat suffit à déjouer ces façons de se mettre à l’écart, situant continuellement où l’on se trouve et avec qui. Dans l’enquête, les « mauvaises odeurs » occupent le neuvième rang sur les 10 principales raisons de désagrément d’une ligne et le sixième sur les 13 raisons de désagrément d’une station.
69Que, par ailleurs, dans le métro « on entend de tout », est l’opinion générale des personnes interrogées dans les groupes thématiques. Comme si c’était « un marché, une discothèque », et l’image, qui est alors employée, n’est pas gratuite, dans la mesure où elle évoque des espaces contenant beaucoup de gens en train de faire beaucoup de choses en même temps. Les personnes interrogées précisent : on entend les vendeurs ambulants, les sottises des gens, la musique de fond, les sonneries de téléphone, les chanteurs, les bavardages sur tous les sujets : intimes, procès, bagarres, vols (« là, tu entends tout, depuis celui qui raconte sa dernière aventure, [jusqu’à] celle qui parle de ses amants ») ; les demandes de mendiants ou de vendeurs, qui sont, en fait, des menaces, des grossièretés… S’il était possible de parler de l’identité sonore d’un espace comme le métro, ce serait, non seulement à partir des voix et des bruits, mais aussi de l’opacité du son, aux moments de plus grande affluence : les corps amortissent les ondes sonores, de sorte que ce qui parvient aux oreilles est à peine plus qu’une rumeur, qui crée, aussi, la sensation d’un milieu confiné.
Autres horaires, autres présences
70Les observations participantes montrent que l’expérience du métro est différente aux moments de moindre densité. C’est l’occasion pour les vagoneros d’entrer en scène et de proposer une ample gamme d’objets avec des cris particuliers, des trompes et des démonstrations du produit. Dans cette catégorie des vagoneros, on inclut tout type de personnes circulant dans les voitures du métro pour vendre quelque chose ou pour demander de l’argent. Mais, dans le métro de la capitale, il ne suffit pas de monter dans la voiture et de se mettre à vendre, à jouer de la musique ou à mendier quelques pièces. Comme le commerçant ambulant de la surface et des passages du métro, celui qui désire exercer cet office doit s’intégrer à un système informel, quoique bien établi, de règles imposées par les organisations qui contrôlent cette activité économique (Ruiz, 2009). Les chefs de ces organisations octroient des permis à qui ils veulent, leur attribuent les produits et les espaces, négocient directement avec les autorités, perçoivent un pourcentage et vendent le vote de ceux qu’ils ont agréés. On estime qu’il existe, approximativement, entre 800 et 1 400 vagoneros, et que leurs revenus sont 4 ou 5 fois plus élevés que le salaire minimum qui est perçu dans un emploi régulier (Ruíz, 2009).
71Le commerçant ambulant ou le vagonero ne sont pas des personnages propres au métro de Mexico, on les observe et les étudie dans d’autres pays. McMahan (2004), par exemple, considère qu’ils font partie du folklore du métro à New York, qu’ils y créent une certaine ambiance festive et donnent vie à cet espace. Dans le cas de Mexico, la grande variété de vagoneros engendre des attitudes, qui vont de l’acceptation au rejet de la part des voyageurs, comme pour tout le commerce informel en général :
« Ce n’est pas très agréable quand tu montes dans un wagon du métro et qu’arrive un ambulant avec son appareil, et allez ! À fond ! Ils pourraient monter avec une musique normale ! »
« Ils ne me gênent pas ceux qui entrent dans les voitures, des fois même ils me facilitent l’achat des chewing-gums, ce que tu veux… Ce que je veux dire, c’est que ça ne me dérange pas qu’ils entrent dans la voiture pour vendre, ils vendent des choses faciles à transporter… c’est commode pour acheter des disques. »
74Les observations de terrain et les récits nous ont permis de relever diverses activités réalisées aussi bien dans les voitures que sur les quais et dans les couloirs : dormir une fois qu’on est bien installé sur le siège, écouter de la musique dans ses écouteurs, lire, bavarder avec quelqu’un qui vous accompagne, ou entretenir une conversation occasionnelle avec d’autres voyageurs, acheter quelque chose ou se distraire avec le spectacle triste ou amusant qu’offrent les vagoneros, et d’autres usagers qui attirent l’attention par l’extravagance de leurs manières, de leurs gestes et de leur habillement, se donner rendez-vous à l’entrée du métro ou dans le couloir, espérer faire des rencontres sentimentales sur la place du métro « Insurgentes » ou à l’entrée de la dernière voiture.
75Parmi les vagoneros, il faut tenir compte des indigents qui demandent de l’argent. Certains racontent leurs souffrances (travestis malades du SIDA), d’autres se traînent sur le sol pour nettoyer les chaussures avec un chiffon ou parce qu’ils n’ont pas de jambes ou, plus simplement, ils tendent la main en espérant obtenir un peu de compassion. C’est le visage désolant de la pauvreté, qui s’introduit par tous les interstices du métro. Parmi les vagoneros encore, il faut réserver une attention particulière au cas des aveugles. Pour cette population, le métro ne représente pas seulement une manière sûre et facile de se déplacer, il s’est aussi converti en une fructueuse source de travail (Hernández, 2010). Il est fréquent d’observer des aveugles, seuls ou accompagnés, proposant leurs produits dans les voitures du métro, tout comme les autres vagoneros clairvoyants. Récemment, la STCM (Compagnie du métro) a lancé un programme de soutien pour les aveugles, leur offrant des comptoirs spéciaux pour la vente de leurs produits, installés dans les couloirs [3]. Cela leur évite de déambuler pendant des heures dans les voitures. Mais le fait que l’on observe qu’ils continuent à opérer dans les voitures indique que cette nouvelle façon de vendre n’est pas attractive pour eux, ou que les comptoirs sont insuffisants pour la quantité de personnes non-voyantes qui gagnent leur vie dans le métro [4].
L’inattendu dans le métro
76Pendant les heures de pointe, comme aux moments de moindre affluence, il peut se produire un événement inattendu dans le métro, comme dans tout autre lieu de la ville. Ces événements expriment la culture vécue au quotidien et les malaises sociaux. La surprise rompt l’ordre du métro, quand se produit un accident, un suicide (dans le métro de Mexico 251 personnes se sont suicidées entre 2000 et 2006 selon El Universal, 30 octobre 2006, www.eluniversal.com.mx), un acte violent ou un vol. Le sentiment d’insécurité s’empare du voyageur, à l’idée qu’il peut être attaqué dans les voitures ou les couloirs : 66 % des personnes interrogées estiment (en réponse à des questions ouvertes) que la sécurité et la surveillance sont deux aspects indispensables pour pouvoir considérer que le métro offre un bon service. Dans les groupes thématiques, on indique que les pickpockets opèrent aux moments de saturation, mettant à profit la proximité des corps. Pour les stations et les lignes, qui sont les moins appréciées dans l’enquête, le jugement est qu’on y trouve un plus grand nombre de voleurs.
77Les analyses de presse et les observations de terrain montrent que, dans le métro, peuvent également se produire des événements mystiques et des expériences religieuses, qui donnent une signification particulière à cet espace. La « Vierge du métro » a fait la une des médias lorsque, le 1er juin 1997, trois personnes (une passagère, un employé et un commerçant) découvrirent l’image de la Vierge de Guadalupe imprimée sur une dalle d’un passage de la station de métro Hidalgo. L’apparition de la Vierge attira d’autres croyants, qui venaient voir l’image, laquelle se trouva bientôt ornée de veilleuses et de rosaires. Les pèlerinages durèrent pendant des jours, jusqu’à ce que la STCM décide de placer la dalle dans une niche construite exprès, à la sortie de la station, à côté de l’église de San Hipólito, où elle se trouve actuellement. L’image, créée par des infiltrations d’eau, s’est effacée au fil des ans, bien qu’elle ait été protégée par une vitre, ce qui ne permet plus, aujourd’hui, de voir la dite « Vierge du Métro ». Les passants s’arrêtent pour se signer devant le cadre vitré, toujours fleuri. Pour certains, la Vierge du Métro bénit et protège le voyageur métropolitain ; pour d’autres, elle représente un mythe religieux, qui s’inscrit dans l’histoire des apparitions de la ville de Mexico (Gamboni, 2009). La particularité de cette dernière apparition est qu’elle a eu lieu dans le métro, un des principaux symboles de la modernité urbaine, là où on s’attendrait le moins à voir se manifester les profondes croyances religieuses du peuple mexicain.
78L’expression de la religiosité catholique ne se réduit pas à cet événement extraordinaire. Lors des observations de terrain, nous avons repéré des autels à la Vierge, installés en divers endroits par les vendeurs ambulants ou, encore, dans les entrées du métro ou bien aux stations des combis, microbus et taxis. On observe, aussi, des autels religieux dans des locaux destinés aux employés, par exemple, aux guichets de l’administration. Les voyageurs font étalage de leur religiosité, en portant des symboles et des objets religieux. Tous les 28 du mois, est célébrée la Saint Hippolyte, que les jeunes ont adopté comme protecteur, et il est alors fréquent d’en voir dans le métro, avec des tee-shirts, portant imprimée l’image du saint ou bien avec sa statue en mains, pour aller la faire bénir à l’église. Quelques vagoneros vendent des bracelets ornés d’images religieuses, les indigents invoquent la charité chrétienne, lorsqu’ils sollicitent quelques pièces.
79La folie incontrôlée a semé la terreur dans le métro, en deux occasions mentionnées par la presse : en 1995, un ex-policier ouvrit le feu contre les passagers de la voiture dans laquelle il se trouvait, en prétendant souffrir d’une forte dépression. En 2009, se reproduisit la même situation, mais, cette fois, l’individu lançait des diatribes contre le gouvernement, en même temps qu’il assurait agir au nom de Dieu.
80Il est important de noter que, dans les groupes thématiques, comme dans l’enquête, aucun souvenir de ces événements extraordinaires n’est apparu. Restent en mémoire les événements qui rompent avec l’ordre quotidien, ceux dans lesquels le voyageur se sent personnellement impliqué, comme le vol dont on a été victime ou dont on a senti qu’on aurait pu l’être, ou les retards dont on a fait l’expérience, en suite d’accidents. En ce sens, la mémoire renvoie davantage aux expériences individuelles qu’aux expériences collectives, ce qui suppose une appropriation du métro, à partir du plan personnel, sans se faire l’écho des événements, ordinaires ou exceptionnels, qui s’y produisent : il existerait, ainsi, le métro et mon métro. Cette relation identitaire au métro, comme espace socio-culturel, où se déroule une grande partie de notre expérience urbaine, donne parfois lieu à des récits littéraires de type ethnographique (par exemple, Ma ligne 13, de Pierre-Louis Basse [5]).
Discussion finale : fin du voyage
81Ce rapide voyage dans le métro mexicain n’a livré qu’un échantillon de la complexité sociale de ce système de transport, sans parler des aspects techniques, économiques, de mobilité quotidienne et de tant d’autres thèmes, auxquels il peut donner lieu.
82Depuis les images médiatiques jusqu’aux situations où le corps se trouve pris dans la foule, on observe que les significations et les expériences, que suscite le métro, jettent de la lumière sur la re-création de la vie sociale dans les espaces publics urbains. Les villes contemporaines sont multitudinaires, le métro est un lieu, où la foule citadine s’exprime de façon frappante.
83L’ingénierie du métro et sa virtuosité technologique s’accordent à l’expérience des voyageurs, quand elles permettent, à plus de trois millions de personnes, d’arriver à temps à leur destination, quand la mécanique du fonctionnement rend possible, chaque jour, une pareille prouesse. Mais l’efficacité n’est pas le seul critère pour que l’espace public soit de qualité. Celle-ci exige, également, l’acceptation, de la part des usagers, pour autant que le métro génère un sentiment d’appropriation, des significations et des dynamiques sociales, qui vont au-delà de son aspect fonctionnel et font qu’il n’est pas considéré comme un non-lieu (Augé, 2008).
84Le métro de Mexico jouit d’une forte acceptation, non seulement parce qu’il est rapide et économique, mais, aussi, comme on l’a vu, parce qu’il est la scène des drames de la vie urbaine, aussi bien tragiques que comiques. Le métro devient un spectacle lorsqu’il nous permet de profiter de l’hétérogénéité sociale ou de la multiplicité des activités qui s’y déroulent, lorsque les sons et les images nous invitent à faire un trajet placentaire. Un mauvais voyage sera marqué par la fragilité que l’on éprouve durant les moments d’abus et d’insécurité.
85L’analyse des micro-situations d’interaction sociale, qui se réalisent dans le métro, est indispensable pour connaître le type de vie sociale auquel donnent lieu la ville et les espaces de la modernité. Nous observons que les rencontres avec les autres, dans le métro, vont de l’indifférence jusqu’au contact corporel, sans que la proximité physique signifie l’intimité. Il s’agit d’une interaction instrumentale, qui ne recherche pas le lien social, mais tout le contraire. La stratégie, pour éviter le conflit que provoquerait la violence dirigée vers l’espace personnel, est d’éviter l’échange de regards, de raidir le corps pour empêcher les interprétations équivoques du moindre mouvement. Ce sont des formes d’interaction dans lesquelles la communication est mise en acte de façon non verbale, les phrases se réduisent à une excuse, à demander le passage, à remercier quand celui-ci est accordé. La convention sociale maintient l’ordre, à travers des jeux permanents d’approche et de mise à distance, de repli sur soi et d’immersion dans la foule.
86Le conflit interpersonnel apparaît quand l’autre ne respecte pas les règles tacites de l’utilisation du métro, quand est rompue l’harmonie des mouvements automatiques pendant les déplacements lents, quand s’interrompt le rythme qui permet l’écoulement fluide de la masse vers une même destination : les accès, le quai ou la voiture. La violence se déchaîne à plein quand la foule passe par-dessus les autres à tout prix, en dehors de toute considération sociale.
87Les règles, établies par les dynamiques sociales, qui interviennent dans le métro, prennent le pas sur les règles explicites, qui sont visibles sur les panneaux et les affiches placardés par l’institution. La force de la société, avec ses accélérations, ses carences et ses besoins d’expression, l’emporte sur la normativité rigide. La mendicité, sous toutes ses formes et le commerce informel, génèrent des situations d’interaction forcée, qui obligent le voyageur à réagir, bien qu’il ne le souhaite pas forcément.
88Enfin, sur le plan de la méthodologie, il convient de signaler que la « triangulation » mise en œuvre a apporté, du moins à notre avis, un enrichissement quant à la compréhension et à l’interprétation du métro en tant que lieu d’expériences urbaines : l’observation permet de compléter ce que ne parviennent pas à saisir les techniques discursives ; les discussions des groupes thématiques et les observations de terrain permettent, à leur tour, d’approfondir l’interprétation des réponses aux questions fermées du questionnaire.
Bibliographie
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Notes
-
[*]
Universidad autónoma Métropolitana-Iztapalapa (UAMI, México).
Correspondance : Psicología social Ed. H-136 Av. San Rafael Atlixco 186, Col. Vicentina, Iztapalapa, 09340 Mexique.
<marthadealba_uami@yahoo.com.mx>
Remerciements : Les auteurs souhaitent remercier le Pr M. L. Rouquette pour la traduction de ce texte. Ils remercient également les lecteurs anonymes, dont les remarques et les commentaires ont contribué grandement à améliorer l’article. -
[1]
Selon le recensement de 2005, la population totale de la zone métropolitaine de la ville de Mexico était de 19 239 910, dont 8 720 916 résidaient dans le district fédéral et 10 462 421 dans des communes de l’État de Mexico. www.inegi.org.mx
-
[2]
Naca : terme péjoratif au Mexique, qui selon le dictionnaire de l’Académie royale espagnole, signifie indien, et qui vient, peut-être, de Totonaco (ethnie indigène du Mexique).
-
[3]
L’existence de ce type de programmes indique que ce moyen de transport est reconnu comme une alternative de travail pour les populations vulnérables ou sans emploi. Le métro de New York a un programme pour les musiciens, analogue à celui adopté par la RATP pour le métro parisien depuis 1997 (www.ratp.fr).
-
[4]
Dans les études de terrain, on a pu observer un aute type de vendeurs qui profitaient des sièges vides destinés aux non-voyants.
-
[5]
Basse (Pierre-Louis), Ma ligne 13, Paris, Serpent à plumes, 2006.