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Article de revue

« Mon père et nous » Premières pages du journal de Madeleine Binet

Pages 219 à 225

Notes

  • [*]
    Annotations de Bernard Andrieu, directeur des Archives Binet, Secrétaire de la Société Binet-Simon.
    Coll. Société Binet-Simon. Copyright 2011. Binet (Madeleine). – Mon père et nous, éd. Binet-Simon/Centenaire Binet, 2011 (sous presse).
    Le titre « Mon père et nous » est de Madeleine Binet (Madeleine Amélie Géraldine Joséphine Binet, 5 novembre 1885-18 février 1961). La date est du 14 octobre 1948. Ce manuscrit, écrit par Madeleine Binet, sur un simple cahier, a été conservé par ses filles Georgette et Géraldine Binet. Une partie très sélective avait été donnée par elles au Bulletin de la Société Binet-Simon et, à la mort de Géraldine, Éric Binet, petit neveu d’Alfred Binet, l’a confié à Bernard Andrieu, le 17 avril 2010, pour en établir une édition scientifique, à l’occasion du centenaire d’Alfred Binet. Nous reproduisons, ici, le texte original, avec les ratures portées par Madeleine. Merci à Jacqueline Morlot (documentaliste, Faculté du sport, UHP Nancy), qui m’a aidé à établir le texte et à installer les photographies, à partir des albums familiaux de la famille Binet. L’ensemble du texte paraîtra pour le centenaire Binet, avec l’aide d’Éric, Laurent et Maxence Binet, respectivement petits neveux et neveu d’Alfred Binet, dans le cadre des célébrations nationales 2011 et sous l’égide des Éditions de la Société Binet-Simon.
  • [1]
    Alfred Binet, né en 1857, à Nice, est mort le 18 octobre 1911.
  • [2]
    Jean Zay, Ministre de l’éducation nationale du 4 juin 1936 au 10 septembre 1939.
  • [3]
    Une preuve supplémentaire que Madeleine Binet écrit ce texte sinon avant guerre (voir l’hommage à Binet du 22 juin 1939), du moins après guerre.
  • [4]
    Saint-Valery-en-Caux.
  • [5]
    Jules-Louis-Olivier Métra est un musicien français né à Reims, 5 rue Pavée-d’Andouilles (actuelle rue du Cadran-Saint-Pierre), le 2 juin 1830, mort à Paris le 22 octobre 1889, inhumé à Bois-le-Roi. Fils de comédiens, il était, de tous les compositeurs français de son style et de son époque, l’un des plus populaires. Tout le monde connaissait ses valses, ses polkas, mazurkas et quadrilles.
  • [6]
    Alice Rose Laure Binet (6 juillet 1887-8 décembre 1938)
  • [7]
    La première pierre du pont Alexandre III fut posée par le tsar Nicolas II, le 7 octobre 1896 et sa construction dura deux ans.
  • [8]
    (1705-1785) Commandant d’une compagnie des gardes françaises, au début de la bataille de Fontenoy (11 mai 1745), qui mit aux prises l’armée française, commandée par le maréchal de Saxe et l’armée anglo-hollando-hanovrienne du duc de Cumberland.
  • [9]
    La bataille de Fontenoy, qui se déroula le 11 mai 1745, près de Fontenoy, dans les Pays-Bas autrichiens (Belgique actuelle), pendant la guerre de Succession d’Autriche, se solda par une victoire française.
  • [10]
    Voltaire raconte, dans son Précis du règne de Louis XV, l’épisode de la bataille de Fontenoy (11 mai 1745), dans lequel ce mot fameux aurait été prononcé (l’action se passait entre le village de Fontenoy et le bois de Barry, à sept kilomètres de Tournay, que les Français assiégeaient. Une forte colonne d’infanterie anglaise et hanovrienne, s’étant engagée dans cet espace d’environ un kilomètre, se trouva, après avoir traversé un ravin, en face de la ligne des gardes françaises) : « Les officiers anglais saluèrent les Français, en ôtant leurs chapeaux. Le comte de Chabannes, le duc de Biron, qui s’étaient avancés, et tous les officiers des gardes françaises leur rendirent le salut. Milord Charles Ilay, capitaine aux gardes anglaises, cria : “Messieurs des gardes françaises, tirez.” Le comte d’Anterroche, alors lieutenant des grenadiers, et depuis capitaine, leur dit à voix haute : “Messieurs, nous ne tirons jamais les premiers ; tirez vous-mêmes”. Les Anglais firent un feu roulant… » (Édit. de Genève, 1769, in-12o, p. 170).
English version

1[ms. p. 1] En évoquant les premières années de ma vie, je me vois immédiatement entourée des ombres tremblantes de ceux que j’ai aimés et qui, hélas, ont quitté ce monde, où je suis encore… par une sorte de fatalité, si l’on pense que je reste seule sur les 8 ou 9 personnes qui formaient notre petit univers.

2Mon père [1] mourut relativement jeune puisqu’il nous quitta en 1911, c’est-à-dire à 53 ans. Mon père… que ce mot de sens respectueux et lointain s’applique mal à celui que nous nommions simplement « Papa » avec une si tendre familiarité. Il fut pour nous le centre même de notre existence, le maître, le dispensateur des joies, l’indispensable protecteur sans lequel notre famille devait connaître son effondrement. Ses conseils, ses jugements, ses ordres étaient indiscutables, et après ses paroles, je n’envisageais aucune possibilité d’arguments contraires. Je ne sais si ses collègues en science commettaient ces impairs, mais pour moi pour nous, il était la raison, et j’eus qualifié de criminelle, en mort toute phrase audacieuse se permettant de juger ses pensées au sens critique du mot… et plus encore de stupide celui qui eut osé l’émettre. C’était là, je le sais, un sentiment échauffé d’amour filial, car toutes les idées ont droit à la discussion.

Photo n° 1

Alfred Binet en compagnie de son épouse Laure et de leurs deux filles, Madeleine à gauche et Alice à droite

Photo n° 1

Alfred Binet en compagnie de son épouse Laure et de leurs deux filles, Madeleine à gauche et Alice à droite

3Mais Aujourd’hui encore, je ressens, malgré moi, cette admiration totale que je garde comme un trésor auquel nul n’a le droit de porter la main. Discuter mon Papa, amoindrir de mots maladroits d’ignorants cette merveilleuse intelligence qui n’eût que le tort de trot tôt disparaître, m’apparaît en preuve certaine d’infériorité. « Ah ! qu’ils se taisent ceux qui ne comprennent pas ! ».

4Et cependant, avec la clairvoyance qui impitoyable qui est en moi, j’aperçois dans le domaine plus léger du caractère, de petits côtés qui ne s’étant pas développés au même rythme, se sont divertis à rester en chemin. Mais ils formaient un ensemble charmant, attendrissant pour mon cœur d’enfant, parce qu’ils me rapprochaient un peu plus de lui.

5Mon père s’il se livrait entièrement du côté de l’esprit, si son imagination et sa fantaisie étaient pour nous monnaie courante à tel point que je n’en éprouvais plus l’admiration qu’elles méritaient, sa vie intérieure, son « moi », ses sentiments affectifs nous étaient soigneusement voilés.

6Nous étionsd’ailleurs tous les quatre assez peu démonstratifs et les mots et les caresses que nous distribuions avec tant de facilité à nos chiens, ne s’égaraient guère sur nous-mêmes, une pudeur sentimentale, une timidité suprême du cœur fermaient l’issue de nos tendresses, laissant inviolée notre vie intime et personnelle.

7[ms. p. 3] Qualité ou défaut ? « Combien j’eus préféré de te mieux connaître, ô mon père, je t’aurais sans doute énormément aimé ! »

8Et cependant Papa il n’avait pas d’autres préoccupations, en dehors de ses constantes recherches, de ses multiples expériences et créations scientifiques que notre vie familiale. Jamais il ne prit le moindre plaisir, n’éprouva la moindre joie à laquelle nous n’aurions pu participer. Je crois que malgré sa terrible réserve, il nous était désespérément attaché. J’en eu la certitude douloureuse le jour de sa mort… « Si papa nous a abandonnés, ai-je pensé, il faut qu’une terrible chose soit venue entre nous ». Tant il était l’indispensable soutien de notre édifice.

9Physiquement, mon père était de visage régulier, avec un beau front large, un menton arrondi, une bouche petite… et son regard difficile à soutenir, trop fin, trop intelligent, vous déshabillait l’âme. Ses cheveux noirs coupés courts, une barbe légère accusaient un profil s’apparentant à celui d’un bien connu d’un François 1er peint par Clouet.

Photo n° 2

Laure et Alfred Binet avec leurs filles Alice, à gauche, et Madeleine, à droite

Photo n° 2

Laure et Alfred Binet avec leurs filles Alice, à gauche, et Madeleine, à droite

Photo n° 3

Alfred Binet (vers 1890)

Photo n° 3

Alfred Binet (vers 1890)

10Ses mains étaient très belles, petites, assez grasses, avec les doigts effilés à la dernière phalange. « Des mains faites pour bénir » avait dit un jour une dame amie. Il était grand, d’allure simple et noble, et par sa mort prématurée, rien ne nous laissa le souvenir des fatals stigmates de l’âge.

11Je ne puis résister au plaisir de noter à présent combien Papa était loin d’évoquer la traditionnelle figure du savant. Il était si gai, aimant à nous instruire de ses récits pleins d’images charmantes, et d’une telle fantaisie que tous les récits autres que les siens, entendus depuis me sont toujours apparus fades et pauvres, dépourvus de l’esprit qu’il y mettait sans affectation, sans y penser même, parce qu’il en [ms. p. 4] dispensait sans économie, sachant inconsciemment la source intarissable. « Je meurs d’imagination » nous disait-il parfois en riant.

12S’il aimait les plaisanteries, les « farces » innocentes où se révélaient peut-être ses origines italiennes, il vénérait profondément le travail, l’encourageait ardemment. Il avouait être sans mérite « Le travail me pousse, le travail m’entraîne. C’est malgré moi, je suis fait pour travailler comme Friquet pour creuser des trous. » (Friquet, notre petit carlin). Une passion… Papa subissait la passion du travail et l’a subie jusqu’à la limite extrême de ses forces. « Je donnerais n’importe quoi pour vous permettre de travailler, disait-il souvent à ma sœur et à moi… Mais pour vous procurer du plaisir, si petit soit-il, je ne lèverais pas le doigt ! ». Ce qui n’était pas complètement exact, heureusement.

13Il avait la connaissance de sa valeur, ne pouvait supporter les bavardages inutiles, s’irritait des moments perdus, avait le mépris le plus profond des imbéciles et des ignorants. Il était sévère et parfois violent. Jamais il ne supportait d’être, le matin, distrait de son travail. Chaque jour de 8 heures à midi, enfermé dans son cabinet surchargé de livres et de manuscrits où courait sa petite écriture ronde et nette, il interdisait toute irruption intempestive : « Ce sont mes heures d’or » avait-il coutume de dire et nous les respections religieusement.

14Mes souvenirs sur la vie de mon père resteraient incomplets si je ne laissais une place autorisée aux voix autorisées de savants ayant naturellement connu son œuvre et qui se sont faites entendre à l’occasion du Jubilé de la Psychologie scientifique française, le Jeudi 22 juin 1939 à la séance commémorative qui eut lieu dans l’amphithéâtre Richelieu à la Sorbonne, sous la présidence du grand et malheureux J. Z. [2]alors ministre de l’Éducation nationale. [ms. p. 5] Extrait du discours de M. de Farol de l’Institut, administrateur du Collège de France. Extrait du discours de M. Michotte de l’Université de Louvain. L’œuvre d’Alfred Binet par M. Larguier des Bancels. Quelques souvenirs sur A. Binet par le Dr Claparède, Professeur à l’Université de Genève.

15Le souvenir de ma mère m’apparaît dans cet autrefois lointain [3] de 1890 évoquant la très chère créature, un peu silencieuse, si douce et si calme…

16Maman qui avait été une jeune fille remarquablement belle, avec ses cheveux dorés, si longs et si souples, ses beaux yeux bleus teintés d’argent pâle, sa petite bouche de pourpre dessinée en cœur sanglant sur sa peau mate. Maman, à cette époque, était toujours très belle… Ses admirables mains aussi blanches que le meilleur ivoire. Elle était très intimidante, un peu froide et distante, elle impressionnait beaucoup notre cousin Georges qui chaque fois qu’il dînait à la maison s’en retournait malade.

17Je crois que Papa était très jaloux de Maman. Il lui avait fait rompre toutes ses relations anciennes de jeune fille brillante et adulée. Plus de bals, plus de soirées, plus de camaraderies avec les cousins familiers. Il était loin le temps des vacances à St-Valery [4] ! où Maman entourée de ses amies, toutes charmantes, un peu folles et grisées de plaisir, étaient les vedettes du Casino fréquenté par les hommes célèbres d’alors. Olivier Métra [5], par exemple qui fit une valse pour ma mère, l’intitula « Laure » avec sa douce figure en première page.

18Pauvre Maman qui enterra sa beauté dans le sombre appartement de la rue Madame ! [ms. p. 6] Son indulgence me la rendait plus chère que tout, elle ne grondait jamais, excusait presque toujours. Maman parlait peu, lisait ou cousait. Sa santé fragile s’altéra vite, et elle devint, au bout de quelques années, une demi-malade dont l’état inquiéta et empoisonna ma jeunesse. Elle ne se plaignait pas de ses journées tristes passées dans son grand lit où le sommeil la fuyait.

19Que d’après-midi elle vécut ainsi, dans l’ombre de sa chambre, toute pâle sur ses oreillers avec le silence comme compagnon. Notre maisonnée tremblait pour elle, et chaque matin devenait une angoisse à savoir à quoi le jour serait fait.

Photo n° 4

Laure Balbiani

Photo n° 4

Laure Balbiani

20Aux côtés de Papa et Maman, je revois la plus belle, la meilleure, la plus généreuse des sœurs. Je revois Alice [6], l’être le plus charmant, le plus doué qu’il fut. Sa beauté, son esprit, sa fantaisie, son talent de peintre et de poète, tout se réunissait chez elle avec harmonie. Nous nous aimions d’une tendresse qui dura toute sa vie… Sa mort seule, hélas, put nous séparer. Elle était bonne et sensible, enjouée, un peu moqueuse, sans gaité véritable, ayant comme mon père, une pudeur instinctive à voiler ses propres sentiments qu’elle conserva pendant toute sa jeunesse.

21Notre bonne, Lucie, venue d’Ivry, une fois entrée à la maison ne nous quitta plus. Son attachement, son dévouement en ont fait le complément force de mes souvenirs. Je la reverrai toujours avec ses yeux noirs et malins, avec ses cheveux relevés formant l’immuable chignon tordu et luisant au-dessus de sa tête. Et j’entendrai toujours aussi sa voix grondeuse et tendre qui ne s’embarrassait pas de « réserve d’âme » pour nous distraire et nous aimer.

Photo n° 5

Alice et Lucie

Photo n° 5

Alice et Lucie

22Chère bonne et pauvre Lucie qui nous sacrifia toutes les joies de la vie. Pour nous elle négligea sa sœur Julie et Henri son frère qui ne pardonnèrent pas cette préférence qu’elle nous manifestait. Et même sa fille Camille, incapable d’un sentiment affectif à son endroit.

23[ms. p. 7] Le beau-père de Papa, le comte géant Balbiani Père, ainsi que nous l’appelions, Alice et moi, était né à la Havane en 1821 « l’année de la mort de Napoléon » précisait-il en riant, d’une famille créole d’origine italienne et autrichienne. Je crois que cela ne fut jamais très net, quoique j’aie le souvenir d’une très belle photographie de la Villa Balbiavallo émergeant d’un magnifique jardin italien.

24Père avait trois frères et une sœur. Je les connaissais peu. Quelquefois on m’emmenait chez l’oncle Oscar qui habitait un somptueux appartement tout éclairé de glaces et de formes. Mon oncle Oscar qui était grand et dépassait de haut mon cher Père avait dû être remarquablement beau et de magnifique allure… Sa femme, la tante Christine, nous accueillait toujours aimablement. Cette espagnole, petite et grasse, extrêmement élégante, et très poudrée, très parfumée. Cela ne me déplaisait pas de l’embrasser, parce qu’elle était, quoique âgée avec des cheveux blancs, très soignée et sentait bon. Mon petit museau s’enfonçait dans ses joues molles, sans déplaisir dégoût.

25D’autres vieilles dames, rencontrées je crois chez Bonne-Maman, la mère de notre Père Papa, me révoltaient avec ce besoin qu’elles ont toutes d’embrasser les enfants sans supposer combien Elles rebutent de leur haleine impure au point que je me retenais de respirer durant le sacrifice.

26Je crois n’avoir jamais vu Joseph, quoique j’entendis sur lui bien des choses. Il s’adonnait au spiritisme, s’imaginait avoir déjà vécu sous une autre forme, celle d’une chèvre et déclarait le prouver avec un os de cet animal qu’il prétendait être le sien. Il devait chérir cet « os » qu’il gardait soigneusement dans sa poche… S’étant marié, il avait un ami intime, initié comme lui aux sciences occultes. Je me souviens que Père déplorait l’existence plus que bizarre de son frère.

27Le plus jeune des Balbiani, Archibald, avait été à la fois le plus aimé et moins digne de l’être… gâté par sa mère, une belle et faible [ms. p. 8] créole qui acceptait sans révolte ses demandes d’argent, ses pertes au jeu, ses vols de pierres précieuses qui la dépouillaient de ses bijoux dont il dédaignait les montures.

28Lassés, ses frères l’embarquèrent avec une somme de 10 000 francs qui représentaient alors en ce temps une petite fortune. Archibald promit d’être sage et s’éloigna… Mais quelques jours après, cet incorrigible devait être rencontré sur les boulevards alors qu’on le supposait en plein océan en route vers l’Amérique. On ne s’occupa plus de lui et il vécut d’expédient après la mort de sa mère. On le voyait cependant, et j’ai le souvenir qu’il vint un après midi qui nous réunissait auprès du champ de Mars le jour [7] où le tsar Alexandre III posa la première pierre du pont auquel il donna son nom. Archibald était très gai, et devant notre désir de traverser la Seine pour nous rendre je ne sais plus où, il plaisantait « qu’on ne pouvait pas attendre que le pont fut construit ». On le disait spirituel, mais j’étais bien jeune pour comprendre, et à ce moment fort intéressée par l’achat d’une petite lanterne aux verres colorés que Papa avait donné à chacun de nous. Le pauvre Archibald termina sa vie assez misérablement, sans argent et malade d’une tumeur de la gorge qui le privait presque complètement de toute nourriture. Il mourut autant de souffrances que de faim.

29Mon grand père avait une sœur, Cornélie, qui se ruina par amour pour son fils, un certain Ramon, aussi léger sans doute que le pauvre Archibald. Il emporta accepta sans scrupules toute la fortune de sa mère afin de se permettre un beau mariage avec une femme sans titre mais richement dotée. Cornélie dut se réfugier au couvent des « Oiseaux », et sa fille Clothilde démunie comme elle, se résigna à l’imiter (la belle et fière Clothilde) entre également au couvent. Clothilde était née vicomtesse et sa mère ayant épousé le comte d’Anterroche [8], celui dont le père à la bataille de Fontenoy [9] priait s’illustra à prier les Anglais de tirer les premiers ! [10], ne pouvait se résigner d’être simplement la femme d’un monsieur Fontaine.

30Il est bien évident qu’issue d’une telle parenté, n’ayant vécu qu’entourée de la plus pure aristocratie, [ms. p. 9] il ne pouvait qu’être pénible l’ d’abandonner de ces orgueilleuses distinctions d’être de la noblesse de la roture.

31C’est au couvent des « Contemplations » que vêtue de bleu et drapée d’un immense et lourd voile de laine blanche, elle attendit de son air d’impératrice la fin d’une vie manquée. Maman aimait beaucoup sa tante et souvent elle m’entraînait « aux Oiseaux » dans ce parloir sévère et intimidant où l’on ne parlait qu’à voix basse. Des fenêtres placées haut on ne pouvait même pas apercevoir le ciel. Le bruit confus de la rue, le roulement des voitures et le pas des chevaux sur les pavés, n’arrivaient que vagues et lointains. Cela me semblait hors nature que de se priver des choses terrestres telles que la vue d’une ville, des passants, des boutiques.

32Je n’aimais guère rendre visite à la tante qui m’ennuyait un peu. Elle était gaie cependant, avait un petit rire perpétuel mais je ne pouvais la croire heureuse de vivre ainsi dans cette triste et sombre prison. Maman prétendait qu’elle avait été belle mais en ce temps, son visage voile enserrant le visage jusqu’aux sourcils et ses draperies noires ne laissaient apercevoir que des yeux fatigués, des joues amollies, une bouche sans dessin.

33Une seule fois, je me souviens avoir vu Clothilde. Elle me sembla très jeune et parlait avec beaucoup d’entrain. Elle aussi, la malheureuse, ne sortant jamais, devait vivre jusqu’à sa mort dans cette épouvantable duperie inventée par la folie des hommes. Ma petite chère Alice nous accompagnait. Clothilde proposa de lui montrer sa chambre. « Parce qu’elle n’avait que 7 ans ». Moi de vingt mois plus âgée, je dus m’en abstenir. Ces stupidités déjà me révoltaient.

34Ramon d’Anterroche, le frère de Clothilde, mourut jeune, Il laissant un fils, que sa femme élevait difficilement trop gâté lui aussi. Jamais je n’ai vu le garçon, à peu près de mon âge, ailleurs que perché, soit au-dessus d’un immense buffet de la salle à manger, soit sur l’armoire à glace de sa mère. [ms. p. 10] C’était une habitude que nous avions de prendre lorsque nous venions les voir, Maman et moi, que de chercher cet enfant dans les hauteurs de l’appartement. Je crois n’avoir jamais aperçu le petit d’Anterroche à terre, sur ses deux pieds, comme tout le monde. Un autre exemple que j’eus plus tard, d’un jeune garçon aussi mal élevé, me dégoûta pour toujours de ce genre d’éducation molle et coupable dont les néfastes effets se retrouvent tout au long de l’existence.

35Mon grand-père habitait un vaste appartement au 18 de la rue Soufflot. Un grand et large escalier de marbre blanc tapissé de haute laine multicolore montait majestueusement jusqu’au 5e étage.

36C’est là que je le revois, parmi ses meubles riches de goût Louis-Philippe, son immense salon jaune, « d’un jaune profond » disait-il avec son bahut rouge et or incrusté de nacre sur lequel rêvait une Vénus de Milo en plâtre bronzé… Ses énormes candélabres d’or encadrant une monumentale pendule alourdie de trop de dorures.

Photo n° 6

Le comte Balbiani

Photo n° 6

Le comte Balbiani

37Les fenêtres s’ouvraient sur un balcon tout au long suivant toute la façade de l’immeuble et dominant vertigineusement la rude plongée de la rue Soufflot qui descendant du Panthéon. C’est de ce balcon que nous regardions jadis le défilé des chars de la mi-Carême, si goûté des parisiens à cette époque que toutes les fenêtres de la rue, et la rue elle-même, n’étaient qu’un encombrement extraordinaire de milliers de gens qui nous apparaissaient de si haut en curieuse fourmilière, grouillante et noire quant aux chars ils étaient à peine visibles dans cette marée mouvante.

38Le « petit salon », plus intime, avait notre préférence. Et devant le feu, alors que nous jouions, Père 11 silencieux rêvait et rien autour de lui n’existait à ces moments-là. Je le regardais timidement et j’admirais sa belle tête inclinée. Il avait le teint naturellement bruni, les traits allongés et fins, les yeux bleus, ses cheveux blancs et neigeux assez longs et bouclés [ms. p. 11] sur la nuque. Je savais qu’il était très soigné, très coquet, détestait qu’on parlât de son âge et encore qu’il ne fut plus jeune, aimait la société des femmes et les réunions mondaines. Rien dans son allure ne décelait le savant classique et théâtral. Je l’aimais beaucoup, presqu’autant que mon père, et je crois que lui aussi me préférait. Alice était encore trop jeune. Elle avait, disait-il, « un papier brouillard sur l’intelligence ». Mais Papa au contraire avait un goût prononcé pour la petite sœur.

39Ma grand-mère était à peine plus grande que moi, très frileuse, toujours vêtue de soie et de fourrures. Mes souvenirs sont assez vagues sur elle, car j’étais encore bien enfant quand elle mourut de la bronchite qu’elle avait chaque année. Maman adorait sa mère. Elle avait refusé de très beaux nombreux mariages qui l’auraient éloignée de Paris. Chaque jour, elle accomplissait le trajet de la rue Madame, où nous habitions, à la rue Soufflot. Je l’accompagnais souvent ou bien c’était ma grand-mère qui montait nos 4 étages. Elle était très discrète, on l’entendait à peine. J’étais généralement assise sur le tapis de la chambre de mes parents, un grand tapis rouge et bleu avec de larges fleurs en guirlandes. Ma grand-mère apportait un petit pot à lait qu’elle faisait tiédir au coin de feu.

40On ne s’occupait guère de moi. Jamais je n’eus le souvenir d’un moment de caresses ou d’affection, et je dus m’habituer depuis l’enfance à cette manière qui ne consistait qu’à assurer le bien matériel, sans aucune négligence mais aussi sans penser aux besoins que réclame le cœur. Que de fois l’ai-je regretté. Je ne méritais pas sans doute les démonstrations de la tendresse. J’étais, je crois, un peu sèche, un peu froide, et assez égoïste en apparence du moins rebutée, découragée. J’estimais mon pauvre Papa, que l’on me comprenait mal et certaines phrases que j’avais tort d’émettre, sans y attacher d’importance, étaient toujours sévèrement reprises.


Date de mise en ligne : 01/10/2011

https://doi.org/10.3917/bupsy.513.0219

Notes

  • [*]
    Annotations de Bernard Andrieu, directeur des Archives Binet, Secrétaire de la Société Binet-Simon.
    Coll. Société Binet-Simon. Copyright 2011. Binet (Madeleine). – Mon père et nous, éd. Binet-Simon/Centenaire Binet, 2011 (sous presse).
    Le titre « Mon père et nous » est de Madeleine Binet (Madeleine Amélie Géraldine Joséphine Binet, 5 novembre 1885-18 février 1961). La date est du 14 octobre 1948. Ce manuscrit, écrit par Madeleine Binet, sur un simple cahier, a été conservé par ses filles Georgette et Géraldine Binet. Une partie très sélective avait été donnée par elles au Bulletin de la Société Binet-Simon et, à la mort de Géraldine, Éric Binet, petit neveu d’Alfred Binet, l’a confié à Bernard Andrieu, le 17 avril 2010, pour en établir une édition scientifique, à l’occasion du centenaire d’Alfred Binet. Nous reproduisons, ici, le texte original, avec les ratures portées par Madeleine. Merci à Jacqueline Morlot (documentaliste, Faculté du sport, UHP Nancy), qui m’a aidé à établir le texte et à installer les photographies, à partir des albums familiaux de la famille Binet. L’ensemble du texte paraîtra pour le centenaire Binet, avec l’aide d’Éric, Laurent et Maxence Binet, respectivement petits neveux et neveu d’Alfred Binet, dans le cadre des célébrations nationales 2011 et sous l’égide des Éditions de la Société Binet-Simon.
  • [1]
    Alfred Binet, né en 1857, à Nice, est mort le 18 octobre 1911.
  • [2]
    Jean Zay, Ministre de l’éducation nationale du 4 juin 1936 au 10 septembre 1939.
  • [3]
    Une preuve supplémentaire que Madeleine Binet écrit ce texte sinon avant guerre (voir l’hommage à Binet du 22 juin 1939), du moins après guerre.
  • [4]
    Saint-Valery-en-Caux.
  • [5]
    Jules-Louis-Olivier Métra est un musicien français né à Reims, 5 rue Pavée-d’Andouilles (actuelle rue du Cadran-Saint-Pierre), le 2 juin 1830, mort à Paris le 22 octobre 1889, inhumé à Bois-le-Roi. Fils de comédiens, il était, de tous les compositeurs français de son style et de son époque, l’un des plus populaires. Tout le monde connaissait ses valses, ses polkas, mazurkas et quadrilles.
  • [6]
    Alice Rose Laure Binet (6 juillet 1887-8 décembre 1938)
  • [7]
    La première pierre du pont Alexandre III fut posée par le tsar Nicolas II, le 7 octobre 1896 et sa construction dura deux ans.
  • [8]
    (1705-1785) Commandant d’une compagnie des gardes françaises, au début de la bataille de Fontenoy (11 mai 1745), qui mit aux prises l’armée française, commandée par le maréchal de Saxe et l’armée anglo-hollando-hanovrienne du duc de Cumberland.
  • [9]
    La bataille de Fontenoy, qui se déroula le 11 mai 1745, près de Fontenoy, dans les Pays-Bas autrichiens (Belgique actuelle), pendant la guerre de Succession d’Autriche, se solda par une victoire française.
  • [10]
    Voltaire raconte, dans son Précis du règne de Louis XV, l’épisode de la bataille de Fontenoy (11 mai 1745), dans lequel ce mot fameux aurait été prononcé (l’action se passait entre le village de Fontenoy et le bois de Barry, à sept kilomètres de Tournay, que les Français assiégeaient. Une forte colonne d’infanterie anglaise et hanovrienne, s’étant engagée dans cet espace d’environ un kilomètre, se trouva, après avoir traversé un ravin, en face de la ligne des gardes françaises) : « Les officiers anglais saluèrent les Français, en ôtant leurs chapeaux. Le comte de Chabannes, le duc de Biron, qui s’étaient avancés, et tous les officiers des gardes françaises leur rendirent le salut. Milord Charles Ilay, capitaine aux gardes anglaises, cria : “Messieurs des gardes françaises, tirez.” Le comte d’Anterroche, alors lieutenant des grenadiers, et depuis capitaine, leur dit à voix haute : “Messieurs, nous ne tirons jamais les premiers ; tirez vous-mêmes”. Les Anglais firent un feu roulant… » (Édit. de Genève, 1769, in-12o, p. 170).

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