Notes
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[*]
Université de Bretagne occidentale ; Centre de recherches en psychologie, cognition et communication (CRPCC) – EA 1285, Rennes 2 – UBO.
Note. Les auteurs remercient Béatrice Madiot et Isobel Stewart pour leurs lectures critiques.
Correspondance : Magdalini Dargentas, Faculté des lettres et sciences humaines, 20 rue Duquesne, CS 93837, 29238 Brest cedex 3
<Magdalini.Dargentas@univ-brest.fr> -
[1]
Ces recherches sont utilisées ici pour illustrer notre propos théorique, en lien avec les discours religieux. Le lecteur, qui voudra connaître le détail de ces deux travaux, pourra consulter les documents publiés ailleurs (Fraïssé, 2011 à paraître ; Dargentas, 2005a).
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[2]
Une partie de ces courriers a été publiée par Serge Simon en 2004 sous le titre Homophobie 2004, France, afin d’exposer aux citoyens français « l’homophobie » d’une certaine France.
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[3]
Une première présentation des résultats de cette recherche a été faite dans le cadre des Septièmes journées d’études en psychologie sociale (JEPS) de Brest, en avril 2008 (Michel-Guillou, Raymond, 2008 ; Fraïssé, Masson, 2008). Un ouvrage collectif, sous la direction de Fraïssé, est à paraître en 2011 aux Presses universitaires de Rennes.
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[4]
L’analyse des données textuelles des courriers a été réalisée sur 2 023 courriers, courriels et autres supports parvenus à la mairie de Bègles, à l’exclusion des coupures de presse, dossiers ou documents, parfois longs, joints aux missives ou envoyés tels que.
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[5]
Signalons ici qu’en grec l’expression généralement utilisée dans les journaux signifie littéralement « acte de brûler les morts ». Les deux expressions (incinération = ; acte de brûler les morts = existent dans la langue grecque, mais la seconde est celle qui est la plus fréquemment utilisée.
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[6]
En italiques et entre guillemets apparaissent des extraits des courriers.
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[7]
Toutes les citations issues du corpus des courriers reçus par Noël Mamère seront suivies, entre parenthèses, d’un numéro de lettre attribué par nos soins, et des trois variables les plus pertinentes selon nous, le sexe, l’anonymat et l’orientation.
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[8]
Pour plus de détails sur les variables indépendantes choisies, leur constitution et leur importance dans le corpus, voir Michel-Guillou et Raymond (2008, 2011 à paraître).
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[9]
Moins de 10 courriers font référence à l’islam.
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[10]
Par manque de place et en raison de la diversité des thématiques obtenues, nous faisons le choix de laisser de côté les thématiques relevant de la défense de l’incinération, et de son examen neutre.
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[11]
Les catégories thématiques regroupent une diversité de thèmes. Les effectifs, dans le tableau, sont calculés en fonction de la présence ou non des catégories thématiques dans chaque article. Par conséquent, ils ne comptabilisent pas la présence de multiples thématiques au sein d’un même article.
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[12]
Nous mettons entre crochets les codes que nous avons donnés aux catégories thématiques.
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[13]
En italiques, se trouvent des extraits d’articles.
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[14]
En effet, les cimetières grecs en zone urbaine soulèvent souvent des problèmes d’espace. Ceci fait que l’exhumation des os est très usuelle et que les tombes sont louées à l’année. Dans les grandes villes, l’exhumation du défunt est réalisée trois ans après sa mort. La décomposition partielle des corps à l’exhumation n’est pas un phénomène rare, ce qui est traumatisant pour la famille. Ces corps sont, alors, enterrés de nouveau dans des sols plus riches en vue de leur décomposition complète. L’exhumation s’accompagne d’une cérémonie religieuse et les os sont mis dans des boîtes et transférés à l’ossuaire (Dargentas, 2010). Enfin, il faut préciser que l’incinération commença à être discutée en suite d’une forte canicule qui eut lieu pendant l’été 1987 : c’est la mortalité accrue et les problèmes importants de manque d’espace, qui ont amené les médias et les politiciens à envisager l’incinération comme solution éventuelle et qui ont donné l’occasion, à des associations pro-crématistes, de promouvoir l’institutionnalisation de cette pratique.
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[15]
La quatrième période temporelle se situe, en quelque sorte, à la marge de cette évolution. Les thématiques de cette période se rapportent au défunt [Défunt] et sont utilisées afin d’affirmer qu’à l’opposé des embryons morts, on ne doit pas incinérer les nourrissons morts-nés. Par la suite[0], apparaissent, successivement, les catégories, qui se rapportent à l’incompatibilité de la pratique avec l’identité et les traditions grecques [TradId-téGrec], à l’anéantissement de preuves juridiques, dans le cas d’actes criminels (par exemple, l’éventualité des organes du corps récupérés sur les nourrissons morts-nés) [Obstacles] et, enfin, aux croyances religieuses [CroyRel] (notamment, celles qui concernent le devoir d’inhumer les nourrissons morts baptisés).
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[16]
Pour plus de précisions sur le déplacement de l’insulte « d’homosexualité », vers Noël Mamère qui n’est pas, à première vue, l’individu à identifier comme homosexuel, voir Masson et Fraïssé (2011, à paraître).
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[17]
L’usage répétitif et uniforme de l’exemple de Sodome et Gomorrhe renvoie, très clairement, à l’accusation de sodomie comme acte contre nature, et à sa punition (divine) inévitable.
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[18]
Tels qu’ils ont pu être utilisés, par exemple, quelques années en arrière, par Christine Boutin, au moment des débats sur le pacte civil de solidarité (PACS). Sur cette question, voir, par exemple, Desfossés, Dhel-lemmes, Fraïssé, Raymond (1999).
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[19]
Denise Jodelet a prononcé, en 2007, une conférence, intitulée « Contribution de l’étude des représentations sociales pour une psychosociologie du champ religieux », dans le cadre des V JIRS (Jornada Internacional de Representações Sociais) et III Conferência Brasileira sobre Representações Sociais à Brasilia. Le texte de sa conférence a été publié en 2009 (Jodelet, 2009).
1La psychologie de la religion implique une diversité d’objets et de domaines d’étude, qu’il est difficile de définir sans risquer un élargissement ou un réductionnisme. La question de la définition et de la délimitation des phénomènes religieux est ambiguë et hétérogène chez les chercheurs (Belzen, 2005 ; Vergote, 1983). Ainsi, certains entendent le fait religieux – de manière « statique » – dans son acception institutionnelle et dans ses spécificités culturelles, en s’intéressant à des formes religieuses plutôt étendues socialement et fortement institutionnalisées ; d’autres incluent, dans l’étude de la religion des phénomènes liés à la spiritualité, et aux croyances, dépassant le cadre institutionnel formel ; d’autres encore s’intéressent à de nouvelles conceptions et formes religieuses ; d’autres, enfin, relient les phénomènes religieux à des phénomènes débordant le religieux (pour une revue, voir : Zinnbauer, Pargament, Scott, 1999).
2Le fait religieux, tel qu’il est étudié dans cet article, renvoie à des contenus que les individus et les groupes empruntent et sur lesquels ils s’appuient pour défendre un point de vue, à propos d’objets au centre de débats sociétaux, parfois polémiques par leur caractère novateur et par leur opposition à un ordre social préétabli. En ce sens, notre perspective se distingue de celles qui, en psychologie de la religion, se concentrent sur l’étude des variables religieuses et leurs relations ou leurs effets sur des aspects du comportement humain, comme celles qui étudient les effets ou corrélats sur la santé mentale et physique, la sexualité, les relations de couple, les comportements moraux, les traits de personnalité (Argyle, 1985 ; Beit-Hallahmi, Argyle, 1997). Elle se différencie, également, des études « métriques », issues de la psychologie de la personnalité, portant, par exemple, sur les types de religiosité (Allport, 1969 ; McFarland, 1984), ainsi que des perspectives culturelles, cherchant à approfondir la connaissance d’individu(s) ou de groupe(s) spirituel(s), croyant(s), religieux ou cherchant à inscrire l’étude des croyances dans leur contexte culturel et dans les relations interpersonnelles (Belzen, 1997 ; Long, 1965). Elle se distingue, enfin, d’une perspective expérimentale, dont l’objectif est de mettre en évidence les invariants ontologiques dans les fonctionnements afférents au fait religieux (Deconchy, 1987, 2000). Tout en étant liée aux deux dernières perspectives, la nôtre vise à montrer que les discours et les contenus religieux émergent, de manière naturelle, dans les problématiques d’ordre social, sans qu’ils soient nécessairement liés à des acteurs faisant partie d’un groupe religieux spécifique. Ils sont utilisés par les individus et les groupes dans une logique argumentative pour appuyer et défendre des prises de position. En ce sens, l’analyse de ces contenus religieux peut se réaliser à partir des représentations sociales (Moscovici, 1976 ; Jodelet, 1989) et, plus précisément, de la notion de thêmata, telle qu’elle a été définie par Moscovici et Vignaux (1994). Selon ces auteurs, les thêmata sont des idées premières, qui sous-tendent l’élaboration de nos représentations sociales. Ce sont des « taxinomies communes » (Markova, 2002, p. 55), de nature « oppositionnelle », c’est-à-dire construites en systèmes d’opposition, fondant les discours et légitimant toute argumentation. C’est pourquoi les thêmata constituent, selon Moscovici et Vignaux (1994, p. 62), des « lieux potentiels du sens ». Notre objectif n’est pas, ici, de développer une réflexion théorique relativement aux thêmata, mais d’emprunter ce concept, afin de montrer en quoi une telle conception peut contribuer à l’étude du fait religieux, sous un angle psychosocial. Dans cette perspective, et bien que, selon certains chercheurs, elle soit rare dans le domaine de la psychologie de la religion (Aten, Hernandez, 2005 ; Belzen, 2005 ; Vergote, 1993), l’orientation qualitative, qui est la nôtre, prend tout son sens. S’inspirant d’une démarche herméneutique, elle présente, effectivement, l’intérêt de situer les objets d’étude dans leur contexte culturel et historique particulier, afin de ne pas en limiter la compréhension.
3Deux études viennent illustrer cette perspective [1]. Elles portent sur des objets et des contextes culturels différents, dans la mesure où l’une s’attache à l’étude de la crémation en Grèce, tandis que l’autre s’intéresse au mariage homosexuel en France. Elles se rejoignent, cependant, sur deux aspects. Elles s’attachent, en premier lieu, à des objets de représentation, socialement controversés et à l’origine de débats sociaux véhéments sur l’éventualité d’instituer, dans un cas, le mariage entre deux personnes du même sexe et, dans l’autre, la pratique funéraire de crémation. Ces deux objets apparaissent incompatibles avec l’ordre social existant et sont, de ce fait, perçus comme menaçants pour une part de la population. En second lieu, les matériaux exploités sont du même type, le chercheur n’est pas à l’origine des données étudiées. En effet, dans le cas du mariage homosexuel, sont analysées les lettres envoyées au maire de Bègles et, dans celui de la crémation, ce sont des articles de presse, faisant intervenir de multiples avis de citoyens. Ces matériaux n’ayant pas été rédigés à la demande des chercheurs, ils ne sont pas emprunts de désirabilité sociale, dont on pourrait penser qu’elle est particulièrement active pour des thématiques taboues dans la société et/ou polémiques.
4Nous allons, d’abord, examiner, de manière détaillée, les contextes empiriques propres à ces deux recherches, pour, ensuite, présenter les résultats associés et, enfin, leurs apports mutuels et spécifiques à l’étude du fait religieux.
Des contextes pour des objets controversés
France 2004 : réactions au mariage homosexuel
5Alors que le mariage entre deux personnes du même sexe n’est pas considéré comme légal en France, Noël Mamère, député-maire et élu Verts, annonce, en avril 2004, son intention de célébrer, en juin, un mariage entre deux hommes en sa mairie de Bègles. Les courriers de soutien ou de contestation commencent alors à affluer à la mairie, pour ne s’arrêter qu’en octobre de la même année, avec un pic autour de la date prévue pour la cérémonie [2].
6Environ une année après, nous avons pu accéder à ces courriers et photocopier ce matériel original pour entamer une recherche collective sur l’homophobie [3]. Les 2 023 [4] messages, que nous avons récupérés, revêtent des formes et des contenus variés. Des courriers postaux classiques et des cartes postales, des courriels, des télégrammes, des télécopies, des courriers collectifs et des pétitions, associés à des montages photographiques, des dessins, des dossiers de plusieurs pages ou encore des coupures de presse, le tout construit autour d’une argumentation favorable ou défavorable au mariage homosexuel ou, plus strictement, à l’initiative de Noël Mamère ou autour d’insultes plus ou moins violentes et menaçantes. Cette diversité du matériel en fait, à la fois, une source de richesse, lisible dans l’inventivité spontanée des locuteurs, et de difficulté dans le mode d’analyse possible de ces courriers. Un des premiers modes d’entrée dans cet univers a consisté dans la définition de variables, visant à décrire courriers et locuteurs, comme l’orientation favorable ou défavorable du contenu, le support, la date d’envoi ou d’arrivée à la mairie, l’anonymat des scripteurs, leur sexe (Michel-Guillou, Raymond, 2008). L’analyse des données textuelles des courriers, grâce au logiciel Alceste (Analyse de lexèmes co-occurrents dans un ensemble de segments de textes ; Reinert, 2007) a été notre second mode d’entrée. Cette analyse a isolé trois classes représentant 80 % du corpus analysé et s’organisant autour de trois grandes thématiques principales (tableau 1). La première classe est constituée autour de la problématique de la définition du mariage et des acceptations possibles qui en découlent ; la seconde, autour des interpellations et réprimandes à l’encontre de Noël Mamère, en tant que maire et membre d’un parti politique (les Verts) et, enfin, la dernière, autour d’un contenu religieux de réprobation. L’analyse des données textuelles fait ainsi apparaître une classe entière, constituée par un discours religieux, dont l’usage vise à soutenir un point de vue défavorable à l’union homosexuelle, proposée par Noël Mamère.
Résultats de l’analyse des données textuelles par Alceste du corpus des courriers reçus à la mairie de Bègles à l’occasion de la célébration d’un mariage homosexuel
Résultats de l’analyse des données textuelles par Alceste du corpus des courriers reçus à la mairie de Bègles à l’occasion de la célébration d’un mariage homosexuel
7Après une présentation succincte des deux premières classes, nous nous attarderons sur la description de la classe dont le contenu s’inscrit, principalement et explicitement, dans la religion chrétienne. Cette inscription religieuse permet, aux scripteurs, de formuler une représentation du mariage homosexuel en accord avec l’attitude défavorable qu’ils défendent. Nous mettrons, ensuite, en parallèle, les argumentations de cette classe et de la première offrant un discours laïque, toutes deux sous-tendues par le même thêma. Auparavant, le cas de la Grèce est présenté.
Grèce, années 90 : la crémation au centre de débats sociaux
8La crémation constitue un objet intéressant, en raison de son caractère « nouveau », pour ce contexte culturel (Dargentas, 2005a). En effet, cette pratique est inexistante en Grèce contemporaine, où l’enterrement constitue le seul mode de sépulture possible. Il s’agit d’une pratique récemment instituée (2006) par la loi, mais toujours impossible à réaliser en Grèce, en raison de l’absence d’infrastructures nécessaires. Toutefois, elle a été au centre de divers débats sociaux (Dargentas, 2005b). Certaines associations la revendiquant, elle a suscité de vives réactions et oppositions de la part de plusieurs acteurs (par exemple, simples citoyens, élus, représentants de municipalité, politiciens, autorités religieuses, experts, représentants de la loi), tous la discutant et, dans une majeure partie, défendant une position à son égard. Cet objet possède un caractère fortement polémique et conflictuel. Il nous semble que ceci est dû, d’une part, à la spécificité culturelle de la Grèce, où la religion occupe une place essentielle sur le plan identitaire (Yannissopoulou, 1992 ; Kokosalakis, 1987) et, d’autre part, au fait qu’elle met en question le rapport traditionnel à la mort dans ce contexte socioculturel (Danforth, 1982 ; Doudelet, 1996). En effet, il est important de souligner que l’Église orthodoxe grecque condamne officiellement la crémation, position fortement relayée par les médias. Précisons, aussi, que la religion orthodoxe est dominante dans ce pays et qu’elle est reconnue comme étant la religion d’État ; de ce fait, elle constitue un acteur majeur influençant les mentalités et les politiques sur des questions variées. Quant au rapport à la mort, il est régulé, sur le plan spatial et temporel, par le cérémonial liturgique orthodoxe ; l’appui social est fondamental dans la gestion du deuil et, enfin, les pratiques funéraires contribuent à la permanence d’une relation entre l’endeuillé et le défunt. L’ensemble de ces particularités culturelles justifie que la crémation se trouve au centre de controverses, de conflits et de débats.
9Lors d’un travail sur les représentations sociales de cet objet (Dargentas, 2005a), nous avons étudié ces débats à l’aide d’articles de presse, sur une période de 13 ans, à partir de 1987, année qui correspond au début des discussions sur la crémation. Le corpus de presse recueilli se compose de 99 articles. Leur recueil a été réalisé via une recherche systématique et exhaustive dans les archives de la presse grecque, en utilisant l’expression incinération des morts comme mot-clef [ 5]. Les articles ont été relevés dans la presse quotidienne, tant nationale que régionale, ainsi que dans la presse politique hebdomadaire. La presse de référence apparaît dans notre corpus tout comme la presse satirique.
10Six périodes temporelles caractérisent le corpus analysé ; elles ont été définies selon la fréquence de parution d’articles, et selon les objets et les préoccupations évoqués.
11On s’aperçoit (tableau 2) que la crémation constitue un objet de discussion en lien avec des problèmes relatifs aux cimetières (période 1), des initiatives politiques ou associatives promouvant son institution (périodes 2, 3, 5), des problèmes juridiques, à propos de l’incinération illégale de bébés mort-nés (période 4), des réactions des religieux relativement aux propositions d’institution de la crémation (périodes 5, 6). Ces périodes temporelles permettent la mise en évidence de l’évolution des représentations dans l’élaboration de la crémation.
Périodes temporelles regroupant les articles sur la crémation
12Le corpus a été analysé au moyen du logiciel Alceste (Reinert, 2007) et d’une analyse de contenu thématique (Bardin, 2001). Ce sont des résultats issus de l’analyse thématique que nous présentons plus loin. Parmi ces résultats, nous nous concentrons sur les thématiques relevant, principalement, d’un registre religieux, venant appuyer l’opposition à la crémation.
Prises de position et contenus religieux
Le mariage homosexuel, une union – religieuse – contre nature
Entre définitions du mariage et admonestation de Noël Mamère
13La première classe des définitions du mariage est construite autour, d’abord, de la légitimité de la définition du mariage retenue pour l’occasion et, ensuite, de la pertinence, mais, surtout, de la légalité de l’initiative de Noël Mamère. S’y trouvent des courriers émanant de personnes favorables et défavorables, faisant, de cette classe, le lieu du débat contradictoire sur le mariage homosexuel. Ce débat est marqué par une forte laïcité, contrairement à la dernière classe de la réprobation religieuse, ainsi que par une relative civilité, contrairement à la classe de l’admonestation de Noël Mamère.
14L’initiative de Noël Mamère met en cause la définition du mariage, ouvrant le débat sur la question de savoir s’il a le droit de le faire. Les personnes favorables l’affirment et centrent la discussion sur l’amour entre deux êtres. En revanche, les scripteurs hostiles répondent par la négative, étayant leur propos en se fondant sur la différence des sexes. Le mariage étant voué à la reproduction, la différence biologique des sexes est présentée comme primordiale et nécessaire à l’institution du mariage. L’impossibilité de son ouverture aux couples de même sexe apparaît alors. Le pacte civil de solidarité (PaCS) constitue la base de cette argumentation, car son existence même vient valider et légitimer l’exclusion des homosexuels du mariage : « Les homos n’ont pas besoin de ce label pour s’aimer et vivre ensemble. S’il faut améliorer le statut du PaCS, améliorons-le [6]. » (793, homme, non anonyme, défavorable) [7]. Les locuteurs favorables usent de la même référence au PaCS pour inscrire l’initiative de Noël Mamère dans la lutte contre les discriminations. « Il est vrai que le PaCs n’offre pas les mêmes droits que le mariage. Il est temps que cela change. Pourquoi les couples gays n’auraient pas les mêmes droits que les couples hétéros ?! » (264, homme, non anonyme, favorable). Insistant sur les injustices, au travers de témoignages des problèmes rencontrés par les couples homosexuels dans la société actuelle, ils opposent l’argument de la justice à celui de la nature, mentionné par les personnes défavorables.
15La question des enfants est également abordée. Selon les scripteurs défavorables, les enfants ont besoin d’un père et d’une mère pour se construire et s’épanouir. Il est alors évident que, pour leur bien-être, ils ne peuvent être éduqués par un couple homosexuel. Au contraire, les scripteurs favorables détachent la compétence éducative de l’orientation sexuelle des individus, présentant la différence des sexes comme secondaire. L’effet miroir de l’incompétence avérée de nombreux couples hétérosexuels et de l’incompétence supposée des couples homosexuels, vient renforcer cet argument.
16Les scripteurs défavorables inscrivent, donc, leurs arguments dans la nature, élaborant, alors, une représentation du mariage homosexuel – autrement dit du couple homosexuel institué – fondée sur la stérilité. Qu’il s’agisse de reproduction, le couple homosexuel est défini comme « naturellement » stérile ou qu’il s’agisse d’élever des enfants, il est considéré comme « naturellement » inapte à l’éducation. Les scripteurs défavorables expriment, par là, leur représentation de l’homosexualité, qui valide leur rejet de son institution par le mariage. Cette représentation est décrite comme une pratique contre nature, renvoyant à une transgression des lois naturelles, préjudiciable à la perpétuation de l’espèce – référence à l’argument de la nature – et à la stabilité de la société – référence à l’argument moral et éthique.
17La classe de l’admonestation d’un maire Verts comprend les attaques contre Noël Mamère, le maire Verts de Bègles, soit par l’usage de l’insulte, voire de la menace, soit en décriant son action dans le domaine du politique. Les scripteurs majoritairement défavorables dans cette classe, lui reprochent d’user, de façon abusive, de son mandat électoral ou bien d’être à la recherche d’une excessive médiatisation. D’un autre côté, les deux principales insultes sont « enculé » et « PD » qui, fréquemment associées, surenchérissent l’une sur l’autre. D’autres insultes, comme « con », « cul » et « merde », s’agrègent les unes aux autres, sous une forme récursive, construite en « nom de nom » (Rosier, 2006), rendant possible l’insulte, qui articule le scatologique au politique. Des jeux de mots sont ainsi proposés à Noël Mamère, à partir de son patronyme ou de sa fonction de maire, « monsieur le merde » (1475, homme, anonyme, défavorable), « ma merde, heu, excusez moi mamère » (1552, sexe inconnu, anonyme, défavorable), « noël ma merde » (1646, sexe inconnu, anonyme, défavorable). Au-delà, la menace est parfois explicite : « les PD de ton espèce il faut les gazer » (49, homme, non anonyme, défavorable), « Vive Hitler et tuons mamère, mamère = défonce cul de pédé » (1295, sexe inconnu, anonyme, défavorable), « on te fera ta peau sale mamère = sale con » (1951, sexe inconnu, anonyme, défavorable).
18Les diverses formes prises par l’insulte homophobe, qui se déploient ici, ont pour objet la disparition symbolique, d’une part, des acteurs impliqués dans l’initiative de Noël Mamère et, d’autre part, de l’initiative elle-même.
Les éléments descriptifs relatifs à la religion dans le corpus
19Avant de décrire la classe isolée par le logiciel Alceste, arrêtons-nous un moment sur des éléments descriptifs relatifs à la religion dans le corpus. Tout d’abord, le contenu de certains courriers apparaît, d’emblée, comme fortement teinté de religion. Cinquante-trois cartes postales-pétitions, insistant sur la morale chrétienne (figure 1) sont parvenues à la mairie, soit par voie postale, soit déposées directement. Certaines sont annotées, les scripteurs ajoutant leurs propres commentaires à côté du texte « officiel » de la carte. La plupart est envoyée par des personnes identifiables, très peu sont anonymes. Quelques-unes sont jointes à d’autres documents. En effet, à côté de cet envoi spécifique, des scripteurs fournissent des dossiers allant de deux à plus d’une soixantaine de pages. Ces dix-neuf dossiers, qui peuvent contenir différents documents – photocopies de textes bibliques, d’ouvrages ou de revues, de coupures de presse, textes dactylographiés, rédigés pour l’occasion ou antérieurement, dont l’auteur est, la plupart du temps, l’expéditeur du courrier, images religieuses – sont accompagnés ou non d’une lettre explicitant la démarche de l’auteur. 61 % de ces missives proviennent de scripteurs identifiables, tandis que 39 % sont entièrement anonymes et contiennent parfois des insultes annotées sur les photocopies. Nous avons choisi de ne pas intégrer ces dossiers dans l’analyse des données textuelles, que nous avons réalisée et dont les résultats exposés dans ce texte sont issus. Il nous a semblé, en effet, qu’ils risquaient de produire une sur-représentation du contenu religieux, n’apportant pas, véritablement, d’informations sur la rhétorique homophobe, utilisée dans ces courriers.
Exemple de la carte-postale-pétition « Morale chrétienne » recto et verso
Exemple de la carte-postale-pétition « Morale chrétienne » recto et verso
20En outre, identifier l’appartenance religieuse des scripteurs est une tâche particulièrement délicate. C’est pourquoi, elle n’entre pas dans les variables indépendantes à partir desquelles nous avons travaillé pour décrire ce corpus [8].
21C’est le résultat de l’analyse des données textuelles, donnant à voir une classe unique – bien que la plus petite (9 % du corpus analysé) – qui nous a conduit à procéder à un repérage plus systématique des appartenances et contenus en lien avec la religion. Il apparaît, ainsi, que 1,6 % du corpus est constitué par des locuteurs affirmant leur appartenance à la chrétienté : je suis chrétien, en tant que catholique…, dont quatre prêtres et deux pasteurs, qui se présentent en tant que tels. Plus généralement, 5 % du corpus est composé de scripteurs chrétiens affirmés d’abord et déduits par nous ensuite, à partir du contenu du courrier. Nous avons, en effet, considéré un certain nombre d’affirmations posées par les locuteurs comme des indicateurs d’appartenance religieuse (uniquement chrétienne), par exemple, écrire que l’on est abonné à un journal chrétien ou finir sa lettre par je prie pour vous. Enfin, 8 % des courriers font référence, dans leur contenu, à la religion chrétienne [9], que les scripteurs affirment leur athéisme, leur laïcité ou leur appartenance religieuse, dans une volonté de critiquer les positions de cette religion ou, au contraire, dans celle de les soutenir. Ces chiffres font apparaître un corpus épistolaire massivement laïc.
La religion comme contenu argumentatif
22La classe issue de l’analyse des données textuelles et que nous avons nommée la réprobation religieuse condense les discours qui renvoient au domaine de la religion. Le contenu de cette troisième classe est, ainsi, assez uniforme et répétitif, construit autour de « Dieu le Seigneur » dont les scripteurs vont invoquer la « parole », par l’intermédiaire des différentes formes des « Écritures ». En particulier, la même citation, extraite de l’Ancien Testament, Lévitique (18 :22), vient ponctuer, avec des variations, l’ensemble de ce discours religieux : « Vous ne devez pas coucher avec un homme comme on couche avec une femme ; c’est une pratique monstrueuse » (166, homme, non anonyme, défavorable) ou, encore, « L’homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c’est une abomination qu’ils ont tous deux commise, ils devront mourir » (923, sexe inconnu, non anonyme, défavorable). Dans la continuité de cet « usage naturel de la femme », les scripteurs citent saint Paul et son épître aux Romains (chapitre 1, versets de 18 à 32), comme : « (…) “les hommes délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme et recevant en leurs personnes l’inévitable salaire de leur égarement…”, le sida, par exemple, et, voie ouverte à la pédophilie… » (923, sexe inconnu, non anonyme, défavorable).
23L’idée de punition d’une faute colore le discours de cette classe, ainsi que le montre son vocabulaire significatif : péché, égarement, commettre, infâme, abomination, avertir, recevoir, salaire, mort, juger, punir, condamner.
24En effet, les scripteurs évoquent diverses punitions infligées à ces hommes délaissant l’usage naturel pour un usage contre nature. Le sida est rappelé comme une punition ou malédiction divine à l’image de la façon dont cette maladie a été appréhendée dès son apparition dans les années 1980 (Herzlich, Pierret, 1988). Également, au travers des citations du livre de la Genèse, les punitions infligées à Sodome et Gomorrhe, du fait des mœurs dissolues de leurs habitants, apparaissent systématiquement tel un véritable leitmotiv : « […] sans oublier le célèbre passage de la Genèse, chapitre 19 où Dieu a détruit Sodome (ces sodomites) car ils se livraient à ces actes contre nature » (165, homme, non anonyme, défavorable).
25Il s’agit, au-delà du châtiment divin, de « purifier » de la souillure, c’est-à-dire du péché de sodomie. Ainsi, à l’instar de la punition divine pour les habitants de Sodome, le feu constitue le mode de purification par excellence. Dans ce sens, toute contamination pourra être évitée, le feu en constituant justement le symbole. La contamination est, d’ailleurs, celle qui touche les enfants. Car ces discours, inscrits dans le religieux, abordent, aussi, la question des enfants, certains scripteurs les décrivant comme une catégorie « fragile » de la société, qu’il convient de préserver, traitant cette contamination sous le registre des mauvais traitements sexuels, d’une part ou, d’autre part, de la dépravation de ces mêmes enfants, parce que baignés dans une société pervertie, du fait de l’acceptation de l’homosexualité. D’autres scripteurs envisagent cette question des enfants sous l’angle plus « ordinaire » de la possibilité, ouverte par le mariage, d’avoir des enfants au sein de couples homosexuels. Ils décrient cette éventualité, car elle contamine définitivement les enfants éduqués au sein de ces couples : « Quant aux couples homosexuels qui veulent des enfants d’une manière ou d’une autre, c’est le comble de l’abomination, car ils seront à jamais marqués par le vice. On n’a pas le droit de salir l’âme des petits enfants, ils sont la couronne de gloire du Seigneur, cessons de les abîmer avec les pensées perverses du monde impie » (923, sexe inconnu, non anonyme, défavorable).
L’argument de la nature opposée à une contre nature
26Ces discours religieux usent, donc, d’une conception de la nature, fondée sur un ordre divin, venant légitimer la répression de l’homosexualité et le rejet de sa possible institutionnalisation par le mariage civil. Les recours au Lévitique et à l’Ancien Testament, au travers de l’exemple de Sodome et Gomorrhe, constituent les deux arguments principaux. L’influence des Écritures sur l’élaboration de ce que l’on nomme actuellement homophobie, est, d’ailleurs, une problématique toujours en débat. Boswell (1985) considère que, seul, le Lévitique condamne explicitement les comportements homoérotiques, mais qu’il n’a pas eu l’influence qu’on lui accorde généralement. L’hostilité aux gays, qui s’est développée, à partir de la dissolution de l’Empire romain (soit du IIIe au VIe siècle), ne peut être imputée, selon lui, à aucun facteur en particulier, étant donné, notamment, l’état de la recherche historique sur cette période. Il est impossible d’affirmer que la religion chrétienne – « ni la société chrétienne, ni la théologie chrétienne dans leur ensemble » (Boswell, 1985, p. 418) – n’ont présenté une hostilité particulière à l’égard des rapports homosexuels. La présence visible des gays a varié selon les époques, et, par exemple, vers le XIe siècle, la renaissance d’un mode de vie plus urbain a favorisé la réapparition des gays à l’intérieur de l’Église comme dans la société laïque. Mais, à partir de la deuxième moitié du XIIe siècle, l’hostilité devient plus virulente. Enfin, pour Boswell (1985), la justification de la destruction de Sodome, du fait des comportements sexuels contre nature, autrement dit homosexuels, de ses habitants, est erronée, et n’a pas été celle qui a prévalu pendant longtemps. Il semble que le fait d’avoir refusé l’hospitalité aux étrangers soit à l’origine de la destruction de Sodome, punition de Dieu. L’explication par les actes contre nature serait, en fait, une explication relativement récente.
27En revanche, Leroy-Forgeot (1997) soutient que la tradition juridique romaine concernant la répression des comportements homoérotiques a été particulièrement influencée par le christianisme et, en particulier que le Lévitique joue un rôle essentiel, en fondant la justification de la répression de l’homosexualité comme crime contre la dignité humaine. D’ailleurs, selon cet auteur, le crime contre nature provient d’une interprétation judéo-platonicienne de l’ordre du monde, le définissant en tant qu’injure faite, à la fois, aux hommes et à Dieu. La conception d’une sexualité procréatrice à l’intérieur de l’institution du mariage, prônée par Saint Augustin (354-430), aurait grandement participé à cette élaboration de la répression. Elle propose une explication plus complexe que le simple respect des règles posées par l’Ancien Testament. D’une part, la répression, au cours du Moyen-Âge, constituerait, en fait, un moyen politique, pour l’Église, d’accroître son pouvoir. Elle aurait, ainsi, une origine plus politique que directement religieuse. Comme le souligne, d’ailleurs, Corriveau (2006, p. 30), « la répression de la sodomie a favorisé l’émergence du christianisme en lui permettant d’affirmer sa rupture avec les coutumes païennes ». D’autre part, l’Église créerait ainsi un Autre, un Étranger à craindre et contre lequel il conviendrait de se protéger. Dans le même sens, les travaux de Tamagne (2003) sur les caricatures homophobes dans les années 1930 montrent que l’accusation d’homosexualité constitue, pour la critique politique, un moyen de discréditer toute personnalité par le simple soupçon d’homosexualité, ainsi qu’une fin par la révélation de l’homosexualité, qui sert ensuite de point d’appui au dénigrement. Les discours religieux apparaissent, ainsi, largement sous-tendus par un usage politique.
28Pour en revenir au contenu des courriers adressés à Noël Mamère, la classe de la réprobation religieuse développe l’argument de la nature, fondée sur l’enseignement et la parole de Dieu et opposée à une contre-nature et, en particulier, aux actes contre nature. Du point de vue historique, ce concept de « nature » va, justement, être élaboré et utilisé, au début du Moyen-Âge, pour caractériser la sexualité procréatrice, inscrivant, dans la contre nature, les autres pratiques, comme l’onanisme, la bestialité, l’inceste… Et avec la montée du christianisme en France, les pratiques sexuelles non procréatrices vont être progressivement condamnées (Corriveau, 2006). De fait, la procréation, nécessitant la différence biologique des sexes, cette dernière se trouve fondée comme un des éléments principaux du concept de nature. Cette différence passe, dès lors, d’un registre biologique à un registre religieux. Mais, surtout, le même argument est utilisé dans la classe des définitions du mariage. La rhétorique homophobe d’usage dans ces discours, qui s’appuie sur la représentation du mariage élaborée comme une union contre nature, transcende ces deux classes, car elle s’inscrit, selon nous, dans un lieu de sens commun unique, celui de la nature, au travers de la différence des sexes. Plus précisément, si la nature est invoquée c’est pour mettre en avant sa transgression, conduisant à une perte de l’altérité, au travers de la représentation du mariage homosexuel, venant mettre en danger l’ensemble de la société, que le registre argumentatif soit religieux ou laïque.
De la crémation au « feu de l’enfer » pour l’individu et la société
29Les thématiques mises en évidence, à partir du corpus de presse, sont organisées selon qu’elles justifient le rejet de la crémation, qu’elles défendent la crémation ou qu’elles l’analysent de manière plutôt neutre. Dans le cadre du présent article, nous développons les thématiques associées au rejet de l’incinération, incluant divers contenus religieux [10].
30Dans le tableau 3, apparaissent les catégories thématiques [11], qui ont été identifiées relativement à l’opposition à l’incinération.
Détail des catégories thématiques utilisées dans une attitude d’opposition à la pratique de crémation ; effectifs correspondant à la présence des catégories dans le corpus
Détail des catégories thématiques utilisées dans une attitude d’opposition à la pratique de crémation ; effectifs correspondant à la présence des catégories dans le corpus
31Nous observons que, parmi les catégories thématiques, venant appuyer l’opposition à la crémation, quatre portent explicitement sur un registre d’ordre religieux.
L’incompatibilité aux croyances religieuses, aux textes sacrés et à l’institution religieuse
32Les croyances religieuses [CroyRel] [12] sont mentionnées pour montrer leur incompatibilité avec la crémation : diverses thématiques sont en lien avec elles. Il s’agit d’une catégorie très fournie. Les articles se rapportent au côté prescriptif de la religion, que l’individu doit respecter (respecter les textes [13], Dieu, sa volonté, la religion, ce que la religion dit, affaire de foi) et au caractère sacré des textes et des chants, qui prévoient l’inhumation (tradition sacrée, contenu sacré de la messe funèbre, des chants et des icônes). Il s’agit, aussi, de suivre les pratiques et l’exemple des figures importantes pour le christianisme (à l’exemple du Christ, des apôtres, des saints. Suivre leur exemple). Les articles mentionnent l’impossibilité de faire des funérailles religieuses pour les incinérés, qui se trouvent, en quelque sorte, punis (refus de bénir les cendres ou l’urne ; punition ; le mort est considéré comme puni s’il n’est pas enterré ou s’il est laissé à l’espace) ; la crémation constitue une pratique, qui ne doit pas concerner les chrétiens (il ne faut pas brûler ceux qui sont baptisés). Plusieurs croyances sont citées : il est question de la nécessité du retour du défunt à la terre pour respecter l’ordre naturel du passage de la vie à la mort, en lien avec les textes sacrés (le défunt est fait de terre et retourne à la terre, cercle naturel, manière naturelle de passer de la vie à la mort) ; les articles renvoient, également, à la résurrection, où l’accent est mis sur la dualité du corps et de l’esprit, résurrection, qui peut, aussi, concerner le corps et qui peut, alors, être mise en péril par la crémation (la foi en la résurrection du corps, ou/et de l’âme, seconde venue du Christ, autre vie, l’inhumation est le seul intérêt pour l’âme, immortalité de l’âme, les morts sont endormis). Les articles se réfèrent, aussi, au caractère sacré des os en référence aux reliques conservées des saints, dont les corps sont restés entiers ; la crémation n’aurait pas rendu possible la manifestation de la sainteté de ces corps, de même qu’elle pourrait empêcher leur résurrection (l’importance des reliques des saints, cas où leurs corps sont restés entiers, les os pourront se ranimer, besoin de les préserver).
33Une autre catégorie thématique utilisée renvoie à l’opposition de l’Église orthodoxe à la crémation [InstitRel] : on trouve alors les références aux dogmes, aux décisions synodiques ou à l’enseignement et à la théologie de l’Église. L’accent est, ici, mis sur le fait que l’incinération est opposée à l’institution religieuse et à ses enseignements. L’inhumation est considérée comme la seule manière acceptable et recommandée.
Une attaque contre l’institution religieuse, les traditions, et l’identité orthodoxe grecque
34Dans l’analyse de ce matériel de presse, nous avons, également, mis en évidence la catégorie de l’affrontement de l’Église aux « hors-groupes » [Egl/ Opp] : il est, alors, question du fait que la crémation serait promue par des athées dans une conception nihiliste, où il s’agit de vouloir éliminer le défunt et son corps, les rites, les traditions et la société. On explique, aussi, qu’elle constitue une pratique d’autres religions, de sectes, et du monde occidental, dont la Grèce se différencie. On affirme qu’elle dissimule l’opposition à l’Église, qui peut devenir la cible d’hérésies et constituer une menace identitaire.
35Les argumentations religieuses apparaissent, également, par l’intermédiaire d’une autre catégorie : elle a trait à l’importance de l’appartenance religieuse et des traditions chrétiennes (orthodoxes) [Trad/Idté/Rel], traditions, auxquelles la crémation s’oppose. Ces traditions et pratiques, qualifiées de chrétiennes, mais, aussi, d’orthodoxes, prévoient l’enterrement comme seul mode possible de sépulture et impliquent une diversité de rituels (par exemple, la visite, le nettoyage de la tombe), qui seraient impossible à réaliser dans le cas d’une incinération (où est-ce que je jetterai les couronnes ? sur les cendres ?). D’un autre côté, on allègue le devoir de maintenir ce cérémonial religieux, et ces traditions chrétiennes orthodoxes, qui ont été transmises à travers le temps.
36Une autre catégorie porte sur l’attachement à la tradition et à l’identité grecques [Trad/Idté/Grec] et tout ce que cela implique : on affirme, par exemple, l’attachement et l’obéissance aux traditions grecques, dont les pratiques rituelles funéraires n’incluent pas l’incinération ; on trouve, aussi, la mention d’une identité nationale, qui est également religieuse (les Grecs sont orthodoxes, l’attachement aux traditions montre si le peuple est consciencieux). L’incinération est, alors, considérée comme étant opposée à l’identité et à la spécificité culturelle grecques et son adoption exprimerait l’irrespect des traditions et de l’identité grecque.
La fin de l’individu et la rupture relationnelle
37Deux autres catégories portent sur les individus. D’abord, le discours autour du défunt [Défunt] regroupe des contenus qui mettent l’accent sur l’importance du respect de l’intégrité corporelle, et sur l’action destructrice du feu, qui impliquerait la destruction complète du mort et porterait atteinte à la possibilité de sa résurrection. La crémation, assimilée au feu, implique l’irrespect du défunt, l’anéantissement de son intégrité corporelle et, par extension, de son âme. On rappelle le devoir de respecter la création de Dieu, le fait que le corps est sacré et qu’il est le temple de l’âme, et on insiste sur l’unité du corps et de l’âme. La crémation est un acte de cruauté, qualifié d’inhumain et de criminel, accélérant l’éloignement du défunt des vivants et suscitant l’étonnement devant l’éventualité de l’envisager (comment peux-tu brûler ton proche ?). Cette catégorie thématique est intéressante, en ce qu’elle montre, à l’instar de la catégorie thématique des croyances religieuses [CroyRel], les liens entre les représentations sociales de l’incinération et la représentation de l’être humain dans sa dualité, renvoyant à l’interdépendance entre l’âme et le corps.
38Ensuite, il est question des parents endeuillés et des pratiques relatives à la gestion du deuil [Gestion] : sont rappelées les pratiques funéraires et commémoratives traditionnelles et les liens que celles-ci permettent d’instaurer avec le défunt, en facilitant le deuilet la consolation des endeuillés. On décrit alors les pratiques habituellement mises en œuvre (visiter/se rendre sur les tombes, apporter des fleurs, soigner les tombes comme elles sont le dernier domicile du défunt, etc.). La crémation est associée à un vide de pratiques rituelles et à l’absence de la tombe abritant le défunt. Elle a comme conséquence la rupture de la relation entre les défunts et les vivants. Cette catégorie thématique fait apparaître la représentation du défunt en tant que vivant, l’importance du maintien d’une relation avec lui, au moyen de pratiques et par l’intermédiaire de la tombe, qui le matérialise en quelque sorte et qui permet, en outre, de sauvegarder sa mémoire. La représentation de la crémation, dans ce contexte, semble anéantir toute matérialité, impliquer la rupture de toute relation, et entraîne l’oubli.
Un caractère menaçant et destructeur de la crémation
39Un autre type d’argumentation a trait aux obstacles à l’incinération [Obstacles]. Cette catégorie thématique ne relève pas d’un registre religieux ; toutefois, elle est intéressante, en ce qu’elle montre le caractère inquiétant de la crémation. Ici, il s’agit de démentir les problèmes pratiques de l’espace funéraire [14], l’existence des demandes à propos de cette pratique, et d’affirmer que l’incinération se heurte à des intérêts financiers et à des problèmes d’ordre juridique (anéantissement des preuves dans les affaires juridiques, peur du commerce illégal d’organes du corps). Ces divers thèmes sont apportés en qualité d’argumentation pour fonder le non-lieu de l’incinération et les dangers qui en découlent.
40Enfin, la pratique fait l’objet d’évaluations négatives [Jugt Nég] quant à son caractère macabre, inhumain et quant à l’action du feu, qui provoque la peur. La crémation est associée au feu destructeur (le feu est anéantissement et mépris). Celui-ci est assimilé au feu de l’enfer. On parle de la peur du peuple d’être brûlé. Enfin, cette pratique signifie la fin de la société. L’incinération suscite un sentiment d’aversion très fort et implique non seulement la destruction d’un individu et sa damnation, mais aussi la destruction de toute la société.
L’évolution des représentations sociales de la crémation
41En regardant l’ordre hiérarchique relatif de ces catégories dans le corpus, nous constatons que celles qui sont les plus utilisées, pour fonder et expliquer le rejet de l’incinération, sont, d’abord, l’opposition de l’institution religieuse à la crémation [InstitRel – 66 articles], ensuite, l’évocation des croyances religieuses [CroyRel – 48 articles], et les obstacles empêchant la mise en place de la pratique [Obstacles – 43 articles]. Les autres catégories apparaissent avec des effectifs moins marqués.
Effectif et pourcentages des catégories thématiques (intitulées selon leurs codes) utilisées dans une attitude d’opposition à la pratique et selon la période temporelle (PT) ; les pourcentages sont calculés selon le nombre d’articles contenant une catégorie thématique rapporté au nombre d’articles constituant chaque période temporelle
Effectif et pourcentages des catégories thématiques (intitulées selon leurs codes) utilisées dans une attitude d’opposition à la pratique et selon la période temporelle (PT) ; les pourcentages sont calculés selon le nombre d’articles contenant une catégorie thématique rapporté au nombre d’articles constituant chaque période temporelle
42L’évolution des catégories thématiques dans le temps (tableau 4) nous apporte un éclairage supplémentaire. Il en ressort que la crémation est vue, tout au long du corpus, comme contraire à l’institution religieuse : la catégorie [InstitRel] est prédominante pour quasiment toutes les périodes temporelles du corpus. L’opposition à la crémation s’appuie, aussi, de manière importante, sur les croyances religieuses [CroyRel] (résurrection, retour à la terre, etc.), pour la majorité des périodes temporelles (1, 2, 3, 5, 6) [15].
43D’autres justifications religieuses viennent, parfois, enrichir le discours opposé à la pratique de la crémation. Nous remarquons, ainsi, que certaines catégories augmentent lors de la cinquième période temporelle ; il s’agit des thématiques liées au défunt [Défunt] (respect, intégrité corporelle), à la gestion du deuil, décrite comme meilleure dans le cas de l’inhumation [Gestion], ainsi qu’aux relations de l’Église à ses opposants [Egl/Opp], et à l’importance de l’identité et des traditions chrétiennes (orthodoxes) [Trad/Idté/Rel]. Lors de la dernière période temporelle, il apparaît que les catégories véhiculant l’opposition de la crémation à la religion sont particulièrement prédominantes : on centre, alors, les arguments sur l’institution religieuse [INSTREL], les traditions et l’identité religieuses [TR/ID/RE], l’opposition de l’Église aux hors-groupes [Egl/Opp], et les croyances religieuses [CROYREL].
44Par conséquent, lors des deux dernières périodes (5 et 6), nous remarquons l’élaboration d’un discours diversifié, insistant sur l’incompatibilité de la crémation avec les pratiques, les croyances, l’institution et l’appartenance religieuses (orthodoxes), ainsi que sur l’importance de l’opposition de l’institution ecclésiastique aux hors-groupe (athées, Occident, sectes). Ces aspects véhiculent un sentiment de menace, qui s’accroît et qui s’insère dans un contexte où l’incinération semble inévitable, dans la mesure où le projet de loi la visant est en cours de préparation, et où les demandes communales se multiplient et persistent. Sur un autre plan, nous observons, sur l’avant-dernière période du corpus, l’accroissement de la référence au respect et à la corporéité du défunt, ainsi qu’à l’importance des thèmes liés à l’endeuillé et à la gestion du deuil, ce qui traduit le renforcement de la représentation de l’incinération en tant que destructrice du défunt et de la relation que les vivants peuvent continuer à avoir avec lui.
45La crémation, inscrite dans un discours de rejet, implique donc le respect de certaines règles au niveau religieux, identitaire et pratique. Il s’agit, également, de mettre l’accent sur la nature spirituelle des défunts et sur l’importance d’une relation de type matériel avec les vivants ; il en ressort que les contenus des articles de presse présentent une préoccupation d’ordre plutôt collectif, dans le sens d’un respect de l’ordre social établi. Les argumentations utilisées visent une sorte de rappel du social, au travers d’un débat sur la crémation, qui tend à être dominé par l’incompatibilité de cette pratique avec l’ordre social dominant.
46Les résultats obtenus montrent que la crémation est un indicateur des facteurs psychosociaux et d’enjeux identitaires, liés au rapport à la mort et qui peuvent avoir un effet sur l’élaboration et la dynamique des représentations sociales. Les données mises en évidence nous donnent à penser que la crémation, dans ce contexte culturel, se situe sur la phase d’émergence représentationnelle, décrite par Moliner (2001). La crémation entre dans la sphère publique en tant qu’objet nouveau. Il apparaît que les contenus qui lui sont associés se diversifient avec le temps, mais les débats sociaux se closent avec le rappel de l’ordre social condamnant cette pratique.
De la variabilité des contenus religieux aux Themata
47Les deux études présentées montrent l’utilisation d’un discours construit, à partir d’un contenu religieux, pour argumenter une position défavorable à un changement dans la société. Qu’il s’agisse de l’incinération ou du mariage homosexuel et même si les corpus ne sont pas constitués à l’identique – des courriers rédigés par des individus pour le mariage homosexuel et des articles de presse pour la crémation – le débat, qui transparaît, expose l’incompatibilité de chacune de ces deux pratiques avec l’ordre social. Les arguments religieux se focalisent donc sur la possible destruction de la société, et visent, en conséquence, à maintenir un ordre social établi.
48Dans ce sens, les contenus, sur lesquels se fondent les arguments religieux développés dans chacun des corpus, renvoient aux thêmata. En effet, les représentations sociales du mariage homosexuel et de la crémation, qui transparaissent dans nos corpus, révèlent l’ancrage, dans des thématiques profondément enracinées, se manifestant dans les arguments d’ordre religieux apparemment largement partagés : les thêmata. Ce sont des « idées premières », qui « régissent nombre de déroulements discursifs, et qu’on (…) devine sous-tendre bien de nos représentations collectives » (Moscovici, Vignaux, 1994, p. 45). Elles perdurent via la mémoire collective, et opèrent « l’engendrement d’axiomatiques nouvelles dans l’évolution de nos représentations du monde » (Moscovici, Vignaux, 1994, p. 62). Ces « notions premières » impliquent, d’un autre côté des oppositions thématiques (juste/ injuste, bon/mauvais, homme/femme, santé/ maladie, etc.), qui « vont jouer comme “noyaux sémantiques” générant et organisant des régimes discursifs, des positionnements cognitifs et culturels, (…) des classes d’argumentations » (Moscovici, Vignaux, 1994, p. 65 ; voir aussi, Markova, 2002 ; Rouquette, 1996).
49Ainsi, un thêma récurrent est probablement celui de la nature, s’opposant à la contre nature. Dans les courriers envoyés à Bègles, à propos du mariage homosexuel, les pratiques contre nature des mariés ou futurs mariés, voire celles de Noël Mamère [16], sont soulignées pour être décriées et rejetées. Ce thêma organise l’ensemble de l’argumentation contre l’institutionnalisation du mariage des couples de même sexe. Faisant reposer le mariage entre individus sur la reproduction biologique entre deux êtres de sexe différent, le thêma de la nature fonde l’ordre divin, qui peut, dès lors, être transposé à l’ordre social et le fonder également. Pour la crémation, ce même thêma assoit la définition de la forme « naturelle » du passage de la vie à la mort par le retour à la terre, ouvrant la voie à son rejet, en tant que forme dévoyée de traitement de l’individu, qui passe de vie à trépas. Un certain nombre de bipolarités accompagnent, aussi, ce thêma (par exemple, respect/irrespect, humain/ inhumain, chrétien/nihiliste, souvenir/oubli) : la crémation est ainsi considérée comme une pratique, qui enfreint l’ordre naturel régissant l’univers de la mort. Là encore, l’ordre divin et, par extension, l’ordre social, se trouvent légitimés par le thêma de la nature. Ainsi, dans les contenus des deux corpus, est évoquée l’éventualité de la fin de la société. Dans un cas, l’institutionnalisation du mariage homosexuel, en venant déstructurer l’ensemble de la société, engendrerait le chaos. Dans l’autre cas, instituer la crémation, en offrant la possibilité d’éliminer concrètement le corps mort, reviendrait à détruire l’individu dans sa nature duelle du corps et de l’âme, à le faire littéralement disparaître. Cela conduirait, comme par extension, à la disparition des rites et des traditions de la société et, par conséquent, à son anéantissement. Il apparaît, donc, que le thêma de la nature sous-tend et structure, à travers l’élaboration des représentations du mariage homosexuel et de la crémation, les arguments utilisés par les scripteurs des deux corpus, pour rejeter ces pratiques.
50D’un autre côté, le même recours au feu, ancré dans le thêma du pur, est visible dans les deux corpus, bien que répondant à des logiques argu-mentatives différentes. Pour le mariage homosexuel, le feu est l’élément purificateur, venant lutter symboliquement contre la destruction de la société. Il constitue, alors, l’instrument de Dieu, afin de réparer l’infamie – de la sodomie notamment [17]. Pour la crémation, le feu est l’élément même qui pose problème. Il détruit l’individu, son corps et son âme, ainsi que la société. Il est, de ce fait, envisagé sous l’angle du « feu de l’enfer » et, plutôt que de la purification, sous celui de l’anéantissement. Avec la crémation, l’être humain détournerait l’usage divin du feu en tant que châtiment, dans la mesure où il userait d’un instrument, qui ne relève ni de son action ni de sa décision, mais de celles de Dieu. Il est significatif que la pratique de la crémation soit associée, dans le corpus de presse, à une punition envers ces défunts, qui choisiraient ou qui subiraient cette pratique, et qui se retrouveraient, de ce fait, exclus de la possibilité de ressusciter. Par extension, l’être humain, en instituant la crémation, viendrait usurper une place qui n’est pas la sienne, mais celle de Dieu, ce qui se retournerait contre l’individu. Le feu est destructeur de l’être humain, ce qui est néfaste pour l’individu et la société, mais il apparaît, à la fois, comme élément purificateur, dans la mesure où il vient punir ceux qui choisissent de « sortir par le feu ».
51On le voit, le fonds argumentatif est identique, les scripteurs usent des mêmes thêmata pour exprimer des avis, qui prennent des apparences divergentes ; c’est là une propriété essentielle de cette notion : rassembler et apparenter des objets variés et des représentations sociales différentes (Moscovici, 2001). Le concept de thêmata apparaît, alors, utile pour comprendre les processus inhérents aux deux objets d’étude aussi divergents semblent-ils. Même si notre objectif n’est pas, ici, de mener une réflexion théorique sur cette notion, il nous paraît utile d’insister sur le fait que les thêmata apparaissent, dans notre travail, comme des « idées sources » (Moscovici, Vignaux, 1994, p. 62), sur lesquelles s’ancrent les représentations de ces deux objets. Ils sont, en quelque sorte, des représentations primitives de l’ordre naturel, de la société, de l’être humain : « il y a dans nos cognitions ordinaires, et sur la longue durée, l’empreinte de postulats ancrés dans des croyances » écrivent Moscovici et Vignaux (1994, p. 68). Ces représentations primitives comportent une dimension normative, dans le sens où elles prescrivent ce qui doit être et ce que les individus ne doivent pas enfreindre. En accord avec le fait que les thêmata sont censés « générer des régimes discursifs et des positionnements cognitifs et culturels » (Guimelli, 1994, p. 16), nos travaux mettent en évidence leur usage dans le discours pour appuyer, argumenter et valider une position au travers de l’élaboration de représentations sociales des objets visés. Nos deux études, et ce qu’elles révèlent par l’usage de la notion de thêmata, montrent, ainsi, tout l’intérêt d’une perspective qualitative, rendant possible la compréhension de la construction des significations par l’individu ou par le groupe.
52Aussi, relativement au corpus des courriers rédigés à l’occasion de la célébration d’un mariage homosexuel, tout comme aux articles sur la pratique de la crémation, notre méthode laisse transparaître la dimension politique de l’usage des arguments religieux [18]. Dans les deux corpus, on observe une sorte d’instrumentalisation des contenus religieux, qui viennent alimenter des objets en débat social. De la sorte, une vue plus politique des phénomènes sociaux, voire de prises de position individuelles, comme les auteurs des courriers peuvent le faire, par exemple, est alors possible. Cela ouvre des perspectives à la compréhension des phénomènes psychosociaux, prenant place dans une société spécifique, à un moment précis de cette société. Notre perspective invite, donc, à s’inscrire dans une vision plus globale et macroscopique des processus sociocognitifs, afin de leur restituer leurs significations sociales. En outre, elle permet de rappeler, une fois de plus, s’il était nécessaire, que les acteurs, dans ces matériaux (auteurs des courriers, auteurs d’articles et acteurs divers de ceux-ci) ne sont pas, simplement, des croyants illuminés, religieux et/ou sectaires, renvoyant à l’individu irrationnel d’une psychologie sociale cherchant à mettre en évidence le fonctionnement optimal de l’individu. Par exemple, l’auteur d’un courrier, usant ou non d’un contenu religieux – nous avons montré que les discours laïques et religieux sont fondés sur le même thêma de la nature – est un individu inséré socialement et politiquement au sens large, qui va utiliser des stratégies, parfois collectives, en recourant aux pétitions ou cartes postales-pétitions, comme nous l’avons vu plus haut, ainsi que des rhétoriques, qui visent, au moins, le maintien de l’ordre établi, au plus, la prise de pouvoir.
53Pour conclure, notre perspective rejoint les perspectives culturelles de la psychologie de la religion (Belzen, 1997, 2005), en ce qu’elle vise à approfondir et à comprendre la construction du sens par l’individu et le groupe, inscrits dans un contexte historique et culturel particulier, ainsi que les processus qui les dominent. Dans ce projet, la théorie des représentations sociales est d’une contribution importante (Jodelet, 2007, 2009 [19]), elle permet d’étudier autant les contenus, les significations, et les pratiques, associés aux phénomènes religieux, que les processus afférents.
54Sans recourir à la voie expérimentale, préconisée par Deconchy (1987, 2011), notre démarche, qui s’appuie sur des données qualitatives – en l’occurrence des données non provoquées par le chercheur – révèle des processus communs. Indépendamment des contextes empiriques et historico-culturels particuliers, des mécanismes sont mis en évidence via les thêmata : la référence à des discours et des contenus religieux, qui tentent d’invalider des objets controversés socialement et les pratiques afférentes. Le religieux, tel qu’il se présente ici, dans ces contextes empiriques, et tel qu’il se manifeste dans notre matériel, peut, alors, constituer une idéologie diffuse d’ordre anthropologique, que nous avons essayé d’étudier à l’aide des thêmata, apparaissant comme des routines de pensée. Ceux-ci constituent des « pièces de base, diversement combinées, des constructions idéologiques » (Rouquette, 1996, p. 169). Sans avoir la prétention de démontrer des fonctionnements de causalité, il nous semble que ce type de recherches, s’appuyant sur un corpus qualitatif, visant à tenir compte du caractère historique des objets, conduit à mettre en évidence des processus généraux et explicatifs de la pensée humaine. Ainsi, tout en reconnaissant l’intérêt de la démarche expérimentale, il nous semble pertinent de travailler, également, sur des objets, tels qu’ils se présentent dans le champ du social.
Bibliographie
Références
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Notes
-
[*]
Université de Bretagne occidentale ; Centre de recherches en psychologie, cognition et communication (CRPCC) – EA 1285, Rennes 2 – UBO.
Note. Les auteurs remercient Béatrice Madiot et Isobel Stewart pour leurs lectures critiques.
Correspondance : Magdalini Dargentas, Faculté des lettres et sciences humaines, 20 rue Duquesne, CS 93837, 29238 Brest cedex 3
<Magdalini.Dargentas@univ-brest.fr> -
[1]
Ces recherches sont utilisées ici pour illustrer notre propos théorique, en lien avec les discours religieux. Le lecteur, qui voudra connaître le détail de ces deux travaux, pourra consulter les documents publiés ailleurs (Fraïssé, 2011 à paraître ; Dargentas, 2005a).
-
[2]
Une partie de ces courriers a été publiée par Serge Simon en 2004 sous le titre Homophobie 2004, France, afin d’exposer aux citoyens français « l’homophobie » d’une certaine France.
-
[3]
Une première présentation des résultats de cette recherche a été faite dans le cadre des Septièmes journées d’études en psychologie sociale (JEPS) de Brest, en avril 2008 (Michel-Guillou, Raymond, 2008 ; Fraïssé, Masson, 2008). Un ouvrage collectif, sous la direction de Fraïssé, est à paraître en 2011 aux Presses universitaires de Rennes.
-
[4]
L’analyse des données textuelles des courriers a été réalisée sur 2 023 courriers, courriels et autres supports parvenus à la mairie de Bègles, à l’exclusion des coupures de presse, dossiers ou documents, parfois longs, joints aux missives ou envoyés tels que.
-
[5]
Signalons ici qu’en grec l’expression généralement utilisée dans les journaux signifie littéralement « acte de brûler les morts ». Les deux expressions (incinération = ; acte de brûler les morts = existent dans la langue grecque, mais la seconde est celle qui est la plus fréquemment utilisée.
-
[6]
En italiques et entre guillemets apparaissent des extraits des courriers.
-
[7]
Toutes les citations issues du corpus des courriers reçus par Noël Mamère seront suivies, entre parenthèses, d’un numéro de lettre attribué par nos soins, et des trois variables les plus pertinentes selon nous, le sexe, l’anonymat et l’orientation.
-
[8]
Pour plus de détails sur les variables indépendantes choisies, leur constitution et leur importance dans le corpus, voir Michel-Guillou et Raymond (2008, 2011 à paraître).
-
[9]
Moins de 10 courriers font référence à l’islam.
-
[10]
Par manque de place et en raison de la diversité des thématiques obtenues, nous faisons le choix de laisser de côté les thématiques relevant de la défense de l’incinération, et de son examen neutre.
-
[11]
Les catégories thématiques regroupent une diversité de thèmes. Les effectifs, dans le tableau, sont calculés en fonction de la présence ou non des catégories thématiques dans chaque article. Par conséquent, ils ne comptabilisent pas la présence de multiples thématiques au sein d’un même article.
-
[12]
Nous mettons entre crochets les codes que nous avons donnés aux catégories thématiques.
-
[13]
En italiques, se trouvent des extraits d’articles.
-
[14]
En effet, les cimetières grecs en zone urbaine soulèvent souvent des problèmes d’espace. Ceci fait que l’exhumation des os est très usuelle et que les tombes sont louées à l’année. Dans les grandes villes, l’exhumation du défunt est réalisée trois ans après sa mort. La décomposition partielle des corps à l’exhumation n’est pas un phénomène rare, ce qui est traumatisant pour la famille. Ces corps sont, alors, enterrés de nouveau dans des sols plus riches en vue de leur décomposition complète. L’exhumation s’accompagne d’une cérémonie religieuse et les os sont mis dans des boîtes et transférés à l’ossuaire (Dargentas, 2010). Enfin, il faut préciser que l’incinération commença à être discutée en suite d’une forte canicule qui eut lieu pendant l’été 1987 : c’est la mortalité accrue et les problèmes importants de manque d’espace, qui ont amené les médias et les politiciens à envisager l’incinération comme solution éventuelle et qui ont donné l’occasion, à des associations pro-crématistes, de promouvoir l’institutionnalisation de cette pratique.
-
[15]
La quatrième période temporelle se situe, en quelque sorte, à la marge de cette évolution. Les thématiques de cette période se rapportent au défunt [Défunt] et sont utilisées afin d’affirmer qu’à l’opposé des embryons morts, on ne doit pas incinérer les nourrissons morts-nés. Par la suite[0], apparaissent, successivement, les catégories, qui se rapportent à l’incompatibilité de la pratique avec l’identité et les traditions grecques [TradId-téGrec], à l’anéantissement de preuves juridiques, dans le cas d’actes criminels (par exemple, l’éventualité des organes du corps récupérés sur les nourrissons morts-nés) [Obstacles] et, enfin, aux croyances religieuses [CroyRel] (notamment, celles qui concernent le devoir d’inhumer les nourrissons morts baptisés).
-
[16]
Pour plus de précisions sur le déplacement de l’insulte « d’homosexualité », vers Noël Mamère qui n’est pas, à première vue, l’individu à identifier comme homosexuel, voir Masson et Fraïssé (2011, à paraître).
-
[17]
L’usage répétitif et uniforme de l’exemple de Sodome et Gomorrhe renvoie, très clairement, à l’accusation de sodomie comme acte contre nature, et à sa punition (divine) inévitable.
-
[18]
Tels qu’ils ont pu être utilisés, par exemple, quelques années en arrière, par Christine Boutin, au moment des débats sur le pacte civil de solidarité (PACS). Sur cette question, voir, par exemple, Desfossés, Dhel-lemmes, Fraïssé, Raymond (1999).
-
[19]
Denise Jodelet a prononcé, en 2007, une conférence, intitulée « Contribution de l’étude des représentations sociales pour une psychosociologie du champ religieux », dans le cadre des V JIRS (Jornada Internacional de Representações Sociais) et III Conferência Brasileira sobre Representações Sociais à Brasilia. Le texte de sa conférence a été publié en 2009 (Jodelet, 2009).