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Article de revue

L'alter et le chercheur : auto-analyse d'une posture

Pages 39 à 48

Notes

  • [*]
    CRPCC, EA 1285, Université européenne de Bretagne, Université de Bretagne Occidentale, CS 93837, 20 rue Duquesne, 29238 cedex 3. <adeline.raymond@univ-brest.fr>
  • [1]
    Je tiens à remercier vivement Hélène Blanc, maître de conférences en économie, UBO, pour m’avoir fait partager ses connaissances en la matière. La rédaction de cette partie lui doit beaucoup.
  • [2]
    La notion de « développement durable » a été introduite en 1987 par un rapport coordonné par le premier ministre norvégien de l’époque, M. Bruntdland, « Notre avenir à tous », devant la Commission mondiale de l’environnement et du développement (CMED). Ce rapport le définit comme « un développement qui permet la satisfaction des besoins présents sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ».
  • [3]
    Des intellectuels comme Jacques Ellul, Ivan Illich, François Partant, André Gorz ont participé à ce débat. Cependant, il avait dépassé ce cercle d’intellectuels et de militants avec la publication, par exemple, de la revue de Pierre Fournier, La gueule ouverte, ou le livre et le film de Gébé, L’An 01.
  • [4]
    Citons dans cette mouvance quelques noms : Serge Latouche, François Brune, Paul Ariès, Vincent Cheynet, les revues Silence, L’Écologiste, les associations telles que « les amis de François Partant », les « Casseurs de pub »…
  • [5]
    Voir la revue Casseurs de pub de l’association du même nom.
  • [6]
    À ce propos, tous les soirs, les présentateurs de la météo sur TF1 donnent des petits conseils pour économiser l’eau, l’électricité ou encore trier nos déchets parce que c’est « bon pour la planète ».

1Le chercheur en psychologie sociale analyse les interactions et produit des savoirs sur celles-ci. Nombre de psychologues sociaux aimeraient que leurs connaissances aient un impact sur la société, et puissent être utilisées de façon bénéfique, démontrant ainsi l’utilité sociale des travaux entrepris (Gergen, 1973). Cependant, pour Gergen (1973, p. 310), « il n’est pas habituellement admis qu’une telle utilisation puisse altérer les caractéristiques des relations causales impliquées dans les relations sociales. Nous attendons que cette connaissance des relations fonctionnelles soit utilisée pour modifier les comportements, mais nous n’attendons pas que cette utilisation affecte les caractéristiques ultérieures des relations elles-mêmes ».

2Gergen cite, pour exemple, quelques études sur les traits de personnalité. La connaissance d’une correspondance entre variables et traits de personnalité peut entraîner des phénomènes de compensation chez les individus ne présentant pas la corrélation valorisée, qui annihileront les corrélations établies au départ. Ainsi, les femmes qui apprennent qu’elles sont plus influençables que les hommes, peuvent réagir et, in fine, annuler voire inverser le corrélat.

3Moscovici (1994), quant à lui, prend le cas de psychologues sociaux qui, avec succès, proposent à des chômeurs de suivre des stages leur permettant d’afficher leur internalité auprès de potentiels recruteurs. La généralisation d’une telle pratique pourrait, à l’avenir, remettre en cause l’utilité sociale accordée à la norme d’internalité (Beauvois, 1984). La production et la diffusion de connaissances entraînent des modifications de comportements et de cognitions chez les individus, pouvant aller jusqu’à repenser le lien de cause à effet des relations sociales.

4Ici, sans le vouloir, le chercheur devient pleinement l’alter du regard ternaire. Ce dernier, développé par Moscovici (1984), et propre à la psychologie sociale, souligne la prise en compte d’un alter « médiatisant » la relation de l’individu (ego) à l’objet. Il s’agit donc d’une relation triangulaire et non binaire. Néanmoins, il pourrait vouloir délibérément jouer ce rôle et, par là, influencer l’ego sur certains thèmes qui lui tiennent à cœur. Porteur des théories de sa discipline, il connaît les effets de certaines pratiques. S’il s’efface derrière la simple étude des processus, il n’en demeure pas moins que le choix de ses objets de recherche n’est pas dû au hasard, et que les résultats de ses travaux importent à ses yeux. Reste une question fondamentale : quels sont les objectifs de ses recherches, au-delà de la publication scientifique ? Une réponse récurrente – qui constitue également une question pour bon nombre de chercheurs – renvoie à la possibilité de trouver des applications. Généralement, cette dernière justifie plus facilement son existence auprès de l’opinion publique. La psychologie sociale doit-elle tendre vers une application de ses travaux, et sous quel couvert ? Par exemple, le chercheur pourra, si besoin est, faire référence à l’utilité sociale pour justifier ses recherches et ses applications (Beauvois, 2001), voire son rôle dans les transformations sociales.

5Il nous semble donc nécessaire d’interroger le rôle du chercheur, ses objectifs, sa posture d’alter et les justifications de cette position, reposant généralement sur la notion d’utilité sociale. Pour en débattre, nous nous appuierons sur une étude non publiée, entreprise avec Hélène Blanc (économiste), portant sur l’évolution des représentations sociales de la croissance et la décroissance économique. Ce choix n’est pas anodin et montre l’intérêt que nous portons à ces objets d’étude. En effet, le chercheur choisit ses thèmes de recherches et communique ainsi ses propres valeurs. Ensuite, ce travail, entamé en 2004, se poursuit actuellement avec un recueil de données bisannuel. De fait, nous avons la possibilité de nous interroger sur les résultats recueillis, qui sont loin de nos attentes, et sur le rôle que nous pourrions jouer pour les modifier intentionnellement si nous le souhaitions. Par exemple, en endossant délibérément le costume de l’alter, et en nous justifiant par une nécessité sociale, une utilité sociale. Cependant, cette posture nous pose des questions éthiques et morales, que nous développerons plus loin. Il s’agit de proposer une réflexion sur une position de chercheur dans le rôle de l’alter, en suivant le cheminement de l’étude réalisée.

6Ainsi, c’est consciemment et délibérément que la partie suivante, portant sur les définitions des notions en jeu, est largement développée. Il s’agit, pour rejoindre Gergen (1973), de communiquer nos propres valeurs sous couvert de neutralité scientifique. Ce que l’auteur nomme des biais prescriptifs : « On communique à celui qui reçoit ces connaissances un double message : l’un qui décrit de façon neutre ce qui semble être, et un autre qui, subtilement, prescrit ce qui est désirable » (p. 311).

Définitions des notions de « croissance » et « décroissance »

7La croissance économique renvoie à la variation, d’une année sur l’autre, du produit intérieur brut (PIB) [1]. Celui-ci est calculé par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et ses comptables nationaux ; il est défini comme « l’agrégat représentant le résultat final de l’activité de production des unités productrices résidentes » (INSEE, 2005, p. 112). En d’autres termes, le PIB agrège tout ce qui a été produit par les unités résidentes, amoindries de tout ce que ces unités ont dû utiliser pour produire. Ainsi, pour l’économiste, le PIB mesure la « richesse » produite par les unités résidentes. La croissance est donc synonyme de production de richesses par les unités résidentes. Elle sert d’étalon pour mesurer la « bonne santé » d’une nation.

8Cependant, il existe aujourd’hui, au moins dans les discours des économistes et des décideurs politiques, un glissement sémantique notable : l’objectif d’une croissance soutenue est abandonné au profit de celui d’une croissance dite « soutenable », permettant un « développement durable ». Il s’agit d’allier croissance économique, progrès social et protection de l’environnement [2]. Ce nouveau terme caractérise le mode de développement vers lequel le monde devrait maintenant évoluer, car notre modèle de développement est « économiquement insoutenable » (Ferrandon, 2003, p. 105). Cette dernière caractéristique connaît aujourd’hui trois manifestations écologiques majeures liées à l’activité humaine : réchauffement de la planète, lié aux émissions accrues de gaz à effet de serre, épuisement des ressources naturelles et réduction de la biodiversité.

9C’est ce constat qui a conduit à réexaminer un concept élaboré au début des années 1970, celui de décroissance. Il dépasse la notion de « développement durable » en la critiquant. L’argumentation des tenants de la décroissance repose, tout d’abord, sur un raisonnement pragmatique issu de l’observation des tendances passées. Il est vrai que la technologie n’a cessé d’améliorer l’efficacité énergétique des biens, mais elle n’a pas, pour autant, diminué la quantité d’énergie consommée. À titre d’exemple, les nouvelles voitures sont dites propres et économes en carburant, en référence aux précédentes, mais cela n’a pas entraîné une baisse de la consommation de pétrole. Au contraire, la possibilité d’utiliser des voitures particulières de manière moins coûteuse a conduit au développement du parc automobile. La consommation de ce bien augmentant, les économies attendues, suite à l’amélioration de l’efficacité énergétique, sont annihilées au niveau global.

10C’est sur la base d’un changement radical de paradigme que cette mouvance de la décroissance condamne l’idée de changer « simplement » le contenu de la croissance. La décroissance trouve sa source dans les travaux de Georgescu-Roegen (1971/1995), lorsque, au début des années 1970, il fonde la bioéconomie. Pour lui, la science économique se fonde sur le modèle dépassé des sciences physiques newtoniennes, où la nature est pensée comme un vaste stock de ressources dans lequel il est possible de puiser sans limite, puisqu’il se renouvellerait naturellement. Seulement, lorsque nous utilisons de l’énergie dans un système clos, comme la Terre, celle-ci va se transformer, rendant ainsi un retour en arrière impossible. Il faut alors renverser les variables de nos choix et soumettre nos choix économiques (production, consommation) à cette loi de l’entropie. Croire qu’une technologie, quelle qu’elle soit, nous empêcherait de nous soumettre à cette loi est illusoire. C’est pour cette raison que Georgescu-Roegen fustigeait l’idée d’un « développement durable » fondé sur une croissance soutenable. Il la qualifiait de « charmante berceuse » (Grinewald, 2003), seulement capable d’éviter de se confronter à la loi de l’entropie. Si nos actes de production et de consommation ont des effets fatalement irréversibles, il faut chercher à les maîtriser pour maintenir la biosphère en état, pour les générations présentes et futures. Il y a plus de trente ans, cette notion de décroissance a été popularisée et soumise à de nombreux débats publics. Le Club de Rome, en 1972, publiait son fameux rapport « Halte à la croissance ! » qui eut un grand retentissement à l’époque [3]. Ce débat s’est ensuite éteint, sauf dans des cercles restreints de militants écologistes.

11Aujourd’hui, ce concept réapparaît non seulement dans les milieux écologistes et dans les cercles de chercheurs, mais aussi, depuis quelques temps, dans les « grands » médias [4]. Un bimensuel (devenu mensuel depuis février 2007), La décroissance – Le journal de la joie de vivre, qui lui est entièrement dédié, a été lancé dans les kiosques en mars 2004 et connaît un certain écho.

12Quelles sont les conséquences concrètes sur nos modes de vie ? Les tenants de la décroissance ne donnent que des pistes. Il s’agit de consommer moins de biens qui n’améliorent pas nécessairement la qualité de vie comme, par exemple, moins de téléviseurs à écran plat, de téléphones portables servant également d’appareils photo, etc. D’où le combat des tenants de la décroissance contre la publicité, dont la raison d’être est de créer indéfiniment de nouveaux besoins [5]. La principale critique à leur égard est de rejeter la « modernité » (Chevalier, 2003 ; Clerc, 2004). Cependant, pour eux, il ne s’agit pas de refuser tout progrès technique, mais de donner la priorité à la préservation de la biosphère. De plus, l’enjeu n’est pas seulement de produire et de consommer moins, mais aussi de produire et de consommer autrement : moins de voitures particulières mais plus de transports collectifs et plus de déplacements sécurisés en vélo, moins de biens importés (incorporant une grosse dépense d’énergie, du fait du transport aérien ou routier) mais plus de productions locales, etc.

13Cette conception remet en question non seulement le « dogme » indiscuté d’une croissance illimitée de la production et de la consommation, mais aussi les valeurs collectives sur lesquelles nous avons bâti notre société. Très minoritaire, la mouvance portant cette idée de décroissance franchit aujourd’hui les frontières des milieux militants écologistes et des intellectuels pour toucher le « grand public ». Nous pouvons donc nous interroger, par l’entremise de la théorie des représentations sociales, sur la manière dont l’opinion publique s’approprie ce concept.

14Cette théorie a été créée par Moscovici (1961/1976) lors de son enquête sur la représentation de la psychanalyse. L’auteur voulait d’étudier l’intégration progressive d’une théorie scientifique dans la pensée de sens commun. Dans ce travail, il décrit les représentations sociales comme des réalités partagées, constituant un mode spécifique de connaissances et de communication socialement construites. Les travaux d’Abric (1992, 1994) développent le concept de représentations sociales en s’attachant à la mise en évidence d’une structure hiérarchisée d’éléments cognitifs. Les représentations sociales sont alors définies comme deux systèmes, à la fois spécifiques et complémentaires : le « système central », fondement stable et rigide de la représentation, et le « système périphérique », plus mouvant puisque déterminé par les caractéristiques individuelles des individus du groupe. Les représentations sociales étant intimement liées au contexte dans lequel elles se développent, et aux caractéristiques des groupes qui les portent, nous avons pris en compte un certain nombre de variables qui nous paraissent importantes, à l’aulne de nos valeurs, il va sans dire.

Les anticipations du chercheur

15Une fois la problématique et le cadre théorique posés, les hypothèses sont formulées. Dans cette étude, il s’agit tout d’abord de confronter la définition de la croissance économique d’un groupe d’experts (les économistes) à sa représentation sociale. En effet, il semble que ce concept est suffisamment banal pour que l’appropriation par le sens commun reflète son caractère dénotatif. Ensuite, il s’agit de repérer comment une notion ré-émergente et minoritaire, celle de la décroissance, est perçue par un échantillon suffisamment jeune pour qu’il n’ait pas connu directement la période des années 1970. Les variables retenues sont donc : l’âge, le sexe, le type d’études menées, la situation familiale ainsi que l’orientation politique et le degré de proximité déclaré avec le courant écologiste. Ces mesures sont réalisées tous les deux ans (2004, 2006, 2008 ; le recueil 2010 est en cours), avec l’objectif de rendre compte de cette appropriation. Ce dispositif temporel indique une anticipation du chercheur par rapport aux résultats attendus : nous pensons que, forcément, nous allons assister à une transformation de la représentation sociale de la décroissance. Nous supposons, en effet, que la représentation sociale de la décroissance va prendre forme dans l’opinion publique et, qu’avec le temps, elle apportera des modifications considérables dans l’attachement que le monde occidental voue à la croissance économique. Ainsi, c’est bien à des modifications des représentations sociales de la croissance et de la décroissance que nous pensons assister. Pour l’heure, les résultats devraient donner une idée diffuse et peu consensuelle du terme « décroissance », celui-ci n’étant finalement que très peu répandu, mais qui devrait s’affiner au fil des recueils.

16Une autre possibilité serait de partir de l’hypothèse que les résultats présenteront une simple opposition entre la représentation sociale de la décroissance économique et celle de la croissance économique. Cette éventualité se traduirait par une représentation sociale de la décroissance bien structurée et un noyau central riche, montrant un accord entre les sujets.

17Ces résultats viendraient remettre en cause nos espérances de chercheur, car il est évident que ces objets d’études ne résultent pas du hasard, mais ont été sciemment choisis et sont porteurs d’attentes. Dans cette optique, une question émerge : « Que faire de ces résultats ? ».

L’étude

18Pour recueillir les données, nous avons utilisé un questionnaire comportant, d’abord, des questions d’évocation, soit sur la notion de « croissance économique » soit sur celle de « décroissance économique », dans le but de déterminer la structure des représentations sociales de ces deux concepts (Vergès, 1992). Il est à noter que les tenants de la décroissance utilisent généralement peu cette formulation de « décroissance économique », cherchant à s’émanciper d’une vision trop « économiciste » de la société. Nous avons, néanmoins, décidé d’utiliser les expressions « croissance économique » et « décroissance économique », pour donner un cadre de référence à l’échantillon et éviter les décalages sémantiques par rapport aux objets d’études. Ensuite, il était demandé une appréciation de la connotation positive / neutre / négative de ces deux termes. Enfin, une série de questions concernant les caractéristiques du répondant, et deux échelles d’attitude mesurant le positionnement politique et le degré de proximité avec le courant écologiste, étaient proposées. Chaque passation a été réalisée auprès de plus de 400 personnes inscrits en 1er cycle universitaire. Afin d’éviter que les individus définissent un terme en fonction de l’autre, les échantillons sont divisés en deux : la moitié est interrogée sur la « croissance économique » et l’autre sur la « décroissance économique ».

Quelques résultats en guise d’illustration

19De fait, quelle que soit l’année de passation du questionnaire, l’évocation de la croissance économique renvoie à la définition donnée par les économistes, avec une hypothèse d’appartenance au système central pour les mots : augmentation, développement, pays, PIB, pouvoir d’achat et richesses. L’expression « croissance économique » apparaît ainsi intimement liée au niveau de vie, dont l’augmentation entraîne un bien-être dû à la production de richesses, non pas sur le plan individuel mais plutôt national. L’analyse en termes de catégories conforte ce résultat. La croissance économique est bien un élément positif producteur de richesses et de bien-être. Elle conduit à l’augmentation du volume de l’emploi et, donc, des revenus distribués, permettant une élévation du niveau de vie et de la consommation. Elle semble conçue comme un signe de développement, tant sur le plan national qu’individuel.

20De plus, aucun des différents critères retenus (sexe, type d’études, orientation politiques et proximité avec le courant écologiste) n’agit significativement sur le système central. Il existe donc une représentation sociale de la croissance économique commune chez les étudiants de cet échantillon. L’enracinement de cette expression « croissance économique » dans notre société justifie ce consensus qui ne connaît aucune évolution depuis 2004.

21Reste à savoir s’il en est de même pour la représentation sociale de la décroissance qui, à l’inverse, ne bénéficie pas de cet ancrage dans la pensée commune. Il était possible de s’attendre à une dispersion ou une juxtaposition de termes divers de la représentation en une multitude de mots, d’autant plus que cette expression est réintroduite, depuis peu de temps, auprès du grand public. Or, à l’inverse, nous assistons à une vision très consensuelle du terme, comme pour la représentation de la croissance économique. Le système central regroupe des termes tels que baisse, chômage économique, inflation et pouvoir d’achat.

22Il s’agit d’une évolution négative du niveau de vie (baisse du pouvoir d’achat, augmentation du chômage et/ou de la pauvreté) et des richesses (baisse de la croissance ou du PIB). La décroissance économique est perçue comme une situation de crise dont les conséquences seraient celles du contraire de la croissance économique c’est-à-dire la récession. C’est une conjoncture économique négative sur le plan national. Ce constat est valable pour toutes les variables retenues. Ainsi la décroissance, qui n’a pas de réalité empirique, est une notion consensuelle définie comme le contraire de la croissance. C’est cette opposition sémantique qui va lui donner une existence.

23Le plus intéressant, c’est que cette évaluation sémantique occulte toutes les références à des aspects écologiques : pollution, préservation des ressources naturelles, réchauffement climatique, émission de gaz à effets de serre, marées noires, etc. Les étudiants interrogés ont, vraisemblablement, eu connaissance par les médias de ces dérèglements écologiques, mais ils ne font aucun lien entre ces derniers et la croissance économique.

24L’analyse de la représentation de la notion de décroissance montre que celle-ci est perçue comme une situation de crise. Ce résultat est conforté par l’étude des aspects de connotation positive, neutre ou négative (voir tableaux 1 et 2).

Tableau 1

Répartition et comparaison des effectifs et des pourcentages en fonction de l’année de passation pour la connotation de l’expression « croissance économique » (?2(4)= 9,28 ns)

Tableau 1
Croissance Négative Neutre Positive Total effectif % effectif % effectif % effectif 2004 22 8,7 50 19,76 181 71,54 253 2006 23 10,65 53 24,54 140 64,81 216 2008 17 8,21 29 14,01 161 77,78 207 Total 62 9,17 132 19,53 482 71,30 676

Répartition et comparaison des effectifs et des pourcentages en fonction de l’année de passation pour la connotation de l’expression « croissance économique » (?2(4)= 9,28 ns)

Tableau 2

Répartition et comparaison des effectifs et des pourcentages en fonction de l’année de passation pour la connotation de l’expression « décroissance économique » (?2(4)= 2,61 ns)

Tableau 2
Décroissance Négative Neutre Positive Total effectif % effectif % effectif % effectif 2004 217 85,77 30 11,86 6 2,37 253 2006 181 86,19 23 10,95 6 2,86 210 2008 179 86,89 18 8,74 9 4,37 206 Total 577 86,25 71 10,61 21 3,14 669

Répartition et comparaison des effectifs et des pourcentages en fonction de l’année de passation pour la connotation de l’expression « décroissance économique » (?2(4)= 2,61 ns)

25Les chiffres sont éloquents. Il n’existe aucune différence significative en fonction de l’année de passation, la croissance est bien une notion positive pour 71,30 % des répondants, et celle de décroissance est négative pour 86,25 %.

26Ainsi, nous remarquons que la représentation sociale de la décroissance économique est opposée à celle de la croissance économique. La première est connotée négativement et la seconde positivement.

27Cette éventualité, que nous redoutions, met en cause, ainsi que nous l’écrivions plus haut, nos espérances de chercheur et pose la question : « Que faire de ces résultats ? ». Elle met surtout en causes nos attentes de citoyen ayant choisi cet objet d’étude par intérêt ou positionnement politique et pose, ainsi, une autre question : « Que faire pour modifier ces résultats ? ».

Le chercheur : alter du regard ternaire

28Ces résultats nous questionnent en tant que chercheur et individu-citoyen. En effet, nous voulions savoir comment des individus se représentaient la décroissance, avec l’idée que cette représentation serait confuse, mal déterminée, plutôt vague, jusqu’à s’interroger sur la réelle pertinence de choisir une notion méconnue comme objet de représentation sociale. En d’autres termes, nous ne nous attendions pas à une vision si largement partagée, tant sur l’aspect négatif de la notion de décroissance que sur celui, positif, de la notion de croissance économique.

29De ce constat, d’un côté, le chercheur que nous sommes voit une manne de travaux à venir. La multiplication des messages poussant les individus à avoir un comportement civique en évitant tout gaspillage énergétique [6], l’augmentation des cours des énergies fossiles, les opérations « coup de poing » de plus en plus médiatisées des « casseurs de pub », des « anti-véhicules 4x4 » ou encore les actions des « altermondialistes » lors du dernier sommet de l’ONU à Copenhague en décembre 2009, nous laissent penser que les mentalités vont évoluer et que nous allons assister à une transformation des représentations sociales de l’objet « décroissance ». Peut-être, dès le prochain recueil de données prévu en 2010. D’un autre côté, ces résultats heurtent nos convictions personnelles et nous interrogent sur les actions à envisager et, par là, à prendre volontairement le rôle de l’alter et participer activement aux transformations sociales. Une des actions a été de développer, de façon importante, la première partie de cet article portant sur la décroissance, afin de permettre au lecteur de se forger une idée de ce concept.

30En effet, faire évoluer les mentalités vers une perception positive de la décroissance nous paraît relever de l’utilité sociale, mais jusqu’où, au regard de la morale et de l’éthique, sommes-nous capable d’aller ?

31Ainsi, cette partie aborde sur plusieurs thèmes : l’objectif ou les objectifs du chercheur, les moyens dont il dispose ou qu’il se donne pour les atteindre, et la justification morale des ses pratiques. Celle-ci repose, ici, sur la notion d’utilité sociale.

32Généralement, le chercheur est mu par plusieurs objectifs. Il doit faire le travail de recherche pour lequel il est rémunéré. Il est détenteur d’une position institutionnelle, est membre d’un laboratoire et rend des comptes au nom du principe essentiel du travail : contribution-rétribution. Cependant, il reste assez libre de choisir ses objets de recherche dans sa discipline et les perspectives théoriques qui lui paraissent pertinentes. Les mouvements de contestation des enseignants-chercheurs, dans les universités françaises, en 2009, témoignent de cet attachement fondamental à la transmission de savoirs et de connaissances en toute indépendance, en toute liberté.

33Il peut, aussi, évoluer au sein de son champ disciplinaire, pour porter d’autres théories ou changer de discipline pour accéder à une autre, voisine ou connexe, et avec laquelle il se sentira plus d’affinités. Il aura des maîtres à penser en fonction de ses références théoriques voire idéologiques. Ses choix restent, somme toute, très stratégiques : visibilité collective ou individuelle, réponse à un appel d’offre, travail avec une équipe au sein de laquelle se développent des affinités qui dépassent le cadre scientifique ou encore trouver satisfaction en travaillant sur un thème particulier, tout en respectant l’organisme de tutelle auquel il appartient. Pour Bourdieu, les stratégies sont « les lignes d’action objectivement orientées que les agents sociaux construisent sans cesse dans la pratique et en pratique et qui se définissent dans la rencontre entre l’habitus et une conjoncture particulière du champ » (Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 104).

34L’agent va adopter des stratégies dans un champ structuré et normé afin de maximiser son profit, c’est-à-dire atteindre ses buts. C’est donc un modèle d’action au présent, qui repose sur les liens avec le monde social passé et les anticipations futures. Cependant, pour l’auteur, ce calcul n’est pas conscient et sa finalité peut s’éloigner des objectifs subjectivement poursuivis par l’agent. L’habitus, « qui tend à reproduire les conditions de sa propre production en produisant, dans les domaines les plus différents de la pratique, les stratégies objectivement cohérentes et caractéristiques d’un mode de reproduction » (Bourdieu, 1989, p. 386), est perçu comme générateur de stratégies de reproduction et non de changement. Cette vision de la stratégie, comme élément d’une approche « reproductiviste », tend à créer un cadre théorique fondé sur la prospection d’invariants transhistoriques. Pour Bourdieu, la recherche en sciences sociales est, précisément, de découvrir ces ensembles de relations stables et durables (Bourdieu, 1992, p. 57). Même si l’histoire est faite pour partie de reproduction, elle n’en demeure pas moins témoin de changement. Cette conception empêche de penser la modification, la transformation, en d’autres termes, l’évolution. Ce qui reste critiquable et ne permet pas d’expliquer, par exemple, les mouvements contestataires et les changements qui en découlent. Sur la domination masculine, Mucchielli (1999, p. 65) écrit : « Si les individus étaient totalement enfermés dans les habitus, il n’y aurait jamais eu de mouvement féministe, ce mouvement n’aurait jamais trouvé de soutiens masculins sincères et il n’aurait jamais eu d’impact politique et juridique ». Ces stratégies ne peuvent être complètement objectives et reproductives.

35Cette critique rejoint Gergen (1973) qui prône, à juste titre, une vision évolutionniste, posant la psychologie sociale comme histoire plus que comme science. Comme nous l’avons vu en introduction, le chercheur en psychologie sociale peut modifier les relations sociales au-delà de la simple modification du comportement. Il peut tenir le rôle de prescripteur de changement. Il peut être un stratège « éclairé ».

36Les stratégies mises en place par l’agent ou par l’individu appartenant à une société, sont porteuses des valeurs de celui-ci. Ces valeurs guident l’individu qui, confronté à son environnement, évalue les coûts et bénéfices de ses actions. En conséquence, le chercheur est libre de choisir ses objets d’étude, de diffuser ses connaissances, mais il doit, malgré tout, jouer stratégiquement avec la structure institutionnelle dans laquelle il évolue. Il va donc pouvoir, s’il le souhaite, introduire le changement, mais de façon stratégique. Il va se donner les moyens d’atteindre ses objectifs.

37Considérons, par exemple, les « Journées d’études en psychologie sociale » (JEPS) de l’université de Brest. Leur mise en place est le choix de l’équipe de psychologie sociale, pour des fins non seulement de visibilité mais, aussi et surtout, en vue de créer un espace de liberté d’expression sur notre discipline. Le thème de ces JEPS 4 « La place du chercheur », en est un bel exemple. Ainsi, pour répondre à la demande, chaque participant, stratégiquement, va aborder ce thème à partir de ses objectifs, mais aussi comme porteur de messages. Ces derniers seront diffusés auprès de la communauté scientifique à travers des supports reconnus, comme ce dossier du Bulletin de psychologie. Ainsi la diffusion des connaissances prend corps… Pour Gergen (1973), si la transmission du savoir est intentionnelle, elle ne l’est pas totalement. Comme nous sommes des êtres sociaux, il semble difficile d’analyser les interactions sociales sans référence à des évaluations, voire des prescriptions. Pour l’auteur, il serait souhaitable « de rester aussi sensible que possible à nos biais et de les communiquer aussi ouvertement que possible. L’engagement pour des valeurs est peut-être inévitable, mais on peut éviter de les travestir en reflets objectifs de la vérité » (Gergen, 1973, p. 312). L’objet de notre propos est donc d’éviter, si possible, les biais prescriptifs et de mettre en avant que la stratégie poursuivie ici est la modification d’attitudes et de conduites par la transmission de connaissances, et l’utilisation des théories et méthodes de notre discipline, afin d’atteindre l’objectif de sensibiliser la société au thème de la décroissance. Pourquoi le thème de la décroissance ? Pas seulement parce que ce thème est d’actualité, mais aussi parce qu’en tant qu’individu-citoyen il nous tient à cœur. Reste à connaître l’objectif final du chercheur : que faire des résultats de ses recherches, en particulier quand ceux-ci ne vont pas dans le sens de ses convictions ? Quand il décide ou juge qu’il faut faire quelque chose, peut-il ou doit-il se prendre sciemment pour l’alter du regard ternaire de Moscovici (1984) et venir ainsi modifier le regard de l’ego sur l’objet ? Et avec quelle justification ? Cette question est d’autant plus pertinente quand les théories de la discipline traitent du comportement humain, ce qui est le cas pour la psychologie. Les théories de la psychologie sociale, comme celles portant sur l’influence sociale, ou encore l’engagement, s’intéressent précisément à ces modifications d’attitudes et de comportements humains. Bien sûr, il s’agit d’étudier les processus à l’œuvre dans ces transformations, mais il en résulte aussi des conséquences comme la modification effective du comportement humain.

38En psychologie sociale appliquée, nombre de recherches ont été menées pour comprendre comment ces changements arrivent et comment les reproduire quand ils sont jugés socialement utiles. En fait, pour Gergen (1973, p. 310), « l’engagement dans leur discipline de nombreux psychologues sociaux dépend fortement de leur croyance dans l’utilité sociale des connaissances psychologiques ».

39La méthode expérimentale, très souvent utilisée dans notre discipline, pose des questions éthiques cruciales. En effet, bien souvent, l’individu se prêtant à l’expérience – et nommé ainsi « sujet » – ne connaît pas le but de celle-ci. Il est très souvent trompé. L’expérience de Milgram (1974) sur l’obéissance en est une illustration parfaite car les « professeurs » de l’expérience pensaient participer à une étude sur l’apprentissage et la mémorisation. Ainsi, des questions éthiques émergent. Viaud, décédé en 2007, les traite dans son article « malaise en psychologie » dans ce même fascicule, attirant particulièrement l’attention sur nos procédures. C’est d’autant plus flagrant avec les théories de l’engagement, car il est ainsi possible d’influencer autrui sans exercer de pression. « Amener quelqu’un à faire en toute liberté ce qu’il doit faire est finalement moins compliqué qu’on ne le croit. » (Joule, Beauvois, 1998, 4e de couverture).

40Pour Joule et Beauvois (1998) « manipuler » les individus se justifie si c’est au service de nobles causes. Avec les théories de l’engagement, c’est simple, efficace et il n’est pas besoin d’expliquer au sujet ce qu’il a subi parce qu’il n’est pas apte à comprendre… L’important reste que son comportement est maintenant en adéquation avec les modalités requises par la société. Son nouveau comportement est socialement utile, ou d’utilité publique au regard des normes en vigueur. Nous pouvons citer, à titre d’exemple, les recherches menées par Joule et Beauvois (1998) sur la prévention de la transmission du SIDA. Des adolescents ayant une attitude plutôt hostile quant à l’utilisation du préservatif, ont, à l’issue d’une procédure d’engagement comportemental, modifié leur représentation de celui-ci et leur comportement à son égard puisqu’ils en possédaient maintenant un sur eux. C’est ce genre de résultat qui fait écrire à Schiaratura (2001) qu’il faut intégrer des psychologues sociaux dans les équipes pluridisciplinaires du monde de la santé, car leurs théories sont nécessaires pour « prévenir les événements de santé, tant au niveau individuel que social » (p. 261).

41Cette manœuvre de modification des conduites humaines est ici acceptée car elle va dans le sens des valeurs de la communauté ; il n’en reste pas moins qu’il s’agit de manipulation. Cette dernière est acceptée car la morale l’approuve. Et la morale est, généralement, ce qui justifie ce qui est bien ou non dans une société, venant ainsi cautionner les agissements des chercheurs en psychologie sociale, positionnés en tant qu’alter.

42Avec les théories de l’engagement, les travaux abondent et il est possible de multiplier les exemples à l’envi. Cependant, il est d’autres théories de la psychologie sociale où le chercheur peut aussi jouer ce rôle d’alter, toujours sous couvert d’utilité sociale.

43Lewin (1947) est reconnu pour ses travaux sur les décisions de groupes et leurs effets sur le changement social. Il montre qu’il est plus facile de changer les normes, les habitudes, les opinions des gens lorsqu’ils sont en groupe que lorsqu’ils sont isolés. Les applications des études sur la prise de décision sont légion, surtout en psychologie sociale et du travail.

44La théorie de l’innovation (Moscovici, 1979, 1985) propose aussi une place au chercheur en tant qu’alter du regard ternaire. En effet, l’influence des minorités montre comment un système minoritaire, pour peu qu’il soit consistant, peut modifier un système majoritaire afin que ce dernier adhère à ses valeurs. Il s’agit du phénomène d’innovation sociale, c’est-à-dire la conversion de la majorité aux opinions d’une minorité. Moscovici décrit les phases de l’innovation et constate que le phénomène s’explique et fonctionne de la même façon au niveau microsocial, dans les relations interindividuelles, ou au niveau macrosocial, c’est-à-dire sur le plan d’une société. Ainsi, le chercheur, fort de ses connaissances théoriques, peut décider de « jouer » un rôle dans ces phénomènes de modifications sociales, soit par ses actes, en utilisant de façon adéquate les méthodes de sa discipline, soit en portant à la connaissance de minorités judicieusement choisies, ses théories et les moyens qui en découlent pour que celles-ci s’en servent à « bon escient » (Roux, 1995). Par là, il se place en tant qu’alter dans le regard ternaire propre à sa discipline. Mais il se place aussi en juge de ce qui est bon ou mauvais pour la société. Il définit l’utilité sociale et devient porteur de morale.

45La psychologie sociale s’est souvent voulue observatrice des phénomènes sociaux en permettant leur description, et non évaluatrice de ces mêmes phénomènes, se détachant ainsi de la philosophie ou d’autres formes de la psychologie telles que la démarche clinique. Cependant, son application ne peut faire l’économie de ce jugement de valeur ou de ce positionnement idéologique. Se targuer d’utilité sociale donne inévitablement une valeur contingente à la psychologie sociale. En effet, ce qui est jugé bon pour une société à un moment donné ne l’était pas forcément avant et ne le sera peut-être plus après. L’utilité sociale est nécessairement actuelle. De plus, des modifications de comportements peuvent être jugées bonnes d’un certain point de vue. Par exemple, il est sûrement très bon de permettre à des chômeurs de retrouver un emploi, en modifiant leurs attitudes et leurs comportements à l’égard du travail (Joule, Beauvois, 1998). Mais il serait peut-être socialement plus utile de modifier ceux des actionnaires d’entreprises pour qu’ils consentent à embaucher (ou à ne pas délocaliser leurs entreprises). Le résultat serait le même : une baisse du chômage due à une modification des cognitions et des conduites. L’utilité sociale serait donc la même, et le chercheur, de la même façon, aurait délibérément tenu le rôle de l’alter, propre au regard psychosocial.

46Ainsi, il n’y a qu’un pas pour penser que des modifications d’attitudes et de comportements, issues de l’application des théories de l’innovation, de la prise de décision ou de l’engagement, puissent aussi s’appliquer aux économies d’énergie, à la baisse de la pollution ou encore à la préservation de la biodiversité ; bref, pouvoir obtenir de vivre mieux en consommant moins, et adhérer ainsi à l’idéologie des tenants de la décroissance.

47Il est, par conséquent, extrêmement tentant, pour le chercheur, de revêtir le rôle de l’alter et de décider de ce qui est utile socialement ou encore de l’utilité sociale de la psychologie sociale. Le choix de ses objets d’études est souvent animé par un intérêt personnel auquel, bien sûr, il attache une valeur. Quand ses résultats ne vont pas dans le sens de cette valeur ou quand ils le surprennent, il ne s’arrête pas là. Il persévère, cherche à comprendre, et il lui devient facile de s’immiscer dans cette relation individu-objet et de justifier sa démarche par l’utilité sociale ou l’intérêt commun. La question se pose pour la recherche présentée plus haut.

Conclusion

48Les résultats obtenus sur la représentation sociale de la décroissance ne vont pas dans le sens escompté car, par exemple, les personnes interrogées ne font jamais référence, à l’écologie, à la préservation des ressources ou à une diminution de la consommation. D’un point de vue scientifique, il serait bon de se questionner sur la pertinence du choix de la « décroissance » comme objet de représentation sociale. En effet, cet objet n’est pas spécifique au regard de l’échantillon. Ce dernier n’ayant pas d’intérêt particulier pour lui, il ne peut échanger à son propos ou avoir des pratiques lui faisant référence. Pourtant, ces premières séries de données servent de point de départ à des travaux visant à pouvoir apprécier la transformation d’une représentation sociale. Si celle-ci est inexistante, nous pouvons arguer qu’il ne s’agit pas d’un processus de modification d’une représentation sociale, mais que nous sommes en présence de la genèse d’une représentation. Il faut bien un point de départ. De plus, les étudiants servent d’échantillon à bon nombre de travaux portant sur les représentations sociales. Ils appartiennent à d’autres groupes dont ils peuvent subir les influences, d’autant plus si les moyens de communication permettent la diffusion de nouvelles idées. Ce qui passe actuellement pour le thème de la décroissance.

49De même, il faut s’interroger sur les possibles objets de représentations qui nous auraient permis de retrouver, chez les répondants, les résultats escomptés. En effet, si les étudiants définissent la décroissance comme le contraire de la croissance, c’est que, peut-être, ce terme ne renvoie à rien pour eux. Il aurait sûrement été souhaitable de leur demander de produire des évocations à propos de « l’écologie » ou encore du « développement durable ». Ainsi nous aurions, sans doute, trouvé des résultats proches de nos attentes et cela aurait pu être agréable et accommodant. Nous n’aurions donc plus de problème de conscience à chercher à nous immiscer sciemment dans la relation individuobjet. Seulement, il s’agit bien du terme « décroissance » et c’est celui-ci qui est utilisé par la minorité porteuse de cette idéologie. Ainsi, par respect pour cette minorité, l’objet de cette enquête est resté la décroissance. C’est à ses militants de s’arranger pour rendre ce concept positif. Mais il est tellement tentant de les y aider… Car ce thème a bien été choisi par intérêt personnel, et il est frustrant d’en rester là. Il nous semble qu’une prise de conscience collective est nécessaire et nous jugeons celle-ci utile socialement. Pourtant, cette prise de position nous met mal à l’aise quant à la place du chercheur, à son rôle. C’est un sentiment de quasi toute puissance que de penser qu’il est possible d’influencer le cours des événements, même si cela passe par une rationalisation telle que l’utilité sociale. En effet, c’est une chose de rédiger un article sur un thème renvoyant à nos valeurs, et de participer ainsi à sa diffusion auprès du public. Cela reste à nos yeux le rôle du chercheur, qui devient, sans conteste, dans ce cas, un alter. C’est une toute autre chose de mettre en place des procédures expérimentales pour modifier à dessein les comportements dans le sens de nos valeurs. Les questions éthiques et morales sont nombreuses et l’idéologie du pouvoir scientifique nous pose des questions. Selon nous, les chercheurs en psychologie sociale, dont nous faisons partie, ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur leur posture et leur rôle social.

Bibliographie

Références

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  • Viaud (Jean).– Malaise en psychologie sociale, Bulletin de psychologie, 62, 1, 505, 2010 (le présent fascicule).

Notes

  • [*]
    CRPCC, EA 1285, Université européenne de Bretagne, Université de Bretagne Occidentale, CS 93837, 20 rue Duquesne, 29238 cedex 3. <adeline.raymond@univ-brest.fr>
  • [1]
    Je tiens à remercier vivement Hélène Blanc, maître de conférences en économie, UBO, pour m’avoir fait partager ses connaissances en la matière. La rédaction de cette partie lui doit beaucoup.
  • [2]
    La notion de « développement durable » a été introduite en 1987 par un rapport coordonné par le premier ministre norvégien de l’époque, M. Bruntdland, « Notre avenir à tous », devant la Commission mondiale de l’environnement et du développement (CMED). Ce rapport le définit comme « un développement qui permet la satisfaction des besoins présents sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ».
  • [3]
    Des intellectuels comme Jacques Ellul, Ivan Illich, François Partant, André Gorz ont participé à ce débat. Cependant, il avait dépassé ce cercle d’intellectuels et de militants avec la publication, par exemple, de la revue de Pierre Fournier, La gueule ouverte, ou le livre et le film de Gébé, L’An 01.
  • [4]
    Citons dans cette mouvance quelques noms : Serge Latouche, François Brune, Paul Ariès, Vincent Cheynet, les revues Silence, L’Écologiste, les associations telles que « les amis de François Partant », les « Casseurs de pub »…
  • [5]
    Voir la revue Casseurs de pub de l’association du même nom.
  • [6]
    À ce propos, tous les soirs, les présentateurs de la météo sur TF1 donnent des petits conseils pour économiser l’eau, l’électricité ou encore trier nos déchets parce que c’est « bon pour la planète ».
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