Moreau Ricaud (Michèle), Michael Balint. Le renouveau de l’École de Budapest, Ramonville Saint Agne, Eres, 2007
1Parmi son impressionnante titulature, Michèle Moreau Ricaud compte notamment d’être membre de la Société médicale Balint de Paris et de diriger des « groupes Balint », ce qui l’autorisait, plus que d’autres, à présenter la vie et l’œuvre de Michael Balint, sur qui, d’ailleurs, elle a déjà abondamment publié, d’autant plus que relativement peu d’ouvrages ont paru sur lui, en France, où son œuvre est imparfaitement connue du grand nombre, bien que son nom fut sur toutes les lèvres des psychologues des années 1970-1980.
2La première édition de cet ouvrage a paru en 2000. Or, depuis cette époque, l’influence de Michael Balint n’a cessé de croître, la méthode Balint a été introduite dans la formation des médecins et des groupes de réflexion des séminaires sur la relation médecin-malade, ainsi que des groupes de parole dans les services de soins palliatifs. Ce renouveau de l’intérêt pour l’œuvre de Michael Balint justifiait cette nouvelle édition.
3Le sous-titre du livre, « Le renouveau de l’École de Budapest », appelait un rappel. C’est, en effet, dans cette ville que Michael Balint est né et où il entreprit des études de médecine, dans un contexte agité que Michèle Moreau Ricaud ne manque pas d’évoquer. Ensuite, étudiant à Vienne, il y fait la connaissance de poètes, dont certains sont en analyse et participe à leurs cénacles. Il convient de souligner aussi l’importance et l’influence de Sándor Ferenczi, « qui invite Freud à venir s’installer à Budapest, devenue vraie patrie de la psychanalyse ». La chute de la République des Conseils en 1919, puis la montée du totalitarisme en 1933, conduiront à perturber la psychanalyse en Hongrie, jusqu’à sa renaissance en 1983.
4Après avoir esquissé l’histoire de la psychanalyse en Hongrie, l’auteur revient sur le parcours de Michael Balint Après de brillantes études secondaires, il entreprend des études de médecine interrompues par la guerre. Une blessure et la réforme qui s’ensuivit lui permettent de reprendre ses études, qu’il complètera par des études de biologie et de chimie.
5Cependant, c’est la rencontre avec la psychanalyse qui sera décisive et qu’il doit à Alice Székely-Kovács, qui deviendra son épouse, et à sa belle-mère Vilma Kovács, très imbue de psychanalyse. Puis ce sera la rencontre de Sandor Ferenczi. Il prendra alors le patronyme de Michael Balint.
6C’est à Berlin que son épouse et lui entreprennent chacun une analyse avec Hans Sachs. De retour à Budapest, Michaël Balint fera aussi une autre analyse sur le divan de Ferenczi et deviendra didacticien en 1926. De retour à Budapest, de 1933 à 1938, il assumera le poste de directeur de l’Institut de psychanalyse et de la clinique de psychothérapie de Budapest. Mais l’arrivée des troupes nazies le contraindra à quitter la Hongrie et l’amènera à s’établir avec sa famille à Manchester puis à Londres où il vivra jusqu’à sa mort.
7Tout le reste du livre porte sur une analyse détaillée de l’œuvre de Michel Balint, à la fois sur sa façon originale d’introduire la compréhension analytique dans le travail médical (les groupes Balint), mais aussi sur ses recherches sur les stades précoces du développement de l’enfant, nettement orientés vers l’étude des relations objectales et surtout du rapport à la mère.
8Mais Michal Balint est surtout connu, pour avoir développé ce que l’on a appelé les groupes Balint, au sein desquels médecins et psychanalystes se réunissaient afin d’échanger des études de cas qu’il s’agit de commenter librement.
9Une longue partie du livre, à laquelle on ne peut que renvoyer le lecteur, relate l’histoire des groupes Balint, nés entre 1947 et 1950, dans le cadre institutionnel du Service national de santé britannique. Les sources et les influences du mouvement sont analysées et les apports des groupes Balint, qui représentent une possibilité de formation qui permet d’intégrer la dimension relationnelle dans le processus de soins, dont il existe beaucoup en France, sont décrits. On sait quel outil important de supervision, de travail de réflexion qu’ils représentent sur la relation médecin-malade et, par extension, de régulation chez tous les professionnels de la santé, ainsi que chez les professionnels de la relation. Les groupes Balint ont été à l’origine du courant des groupes d’analyse des pratiques que l’on rencontre aujourd’hui dans le monde de la santé, de l’éducation, du travail social et de la formation des adultes. Michèle Moreau Ricaud apporte quelques informations sur leur enseignement et les conditions d’accréditation. Une dernière partie s’attache à l’actualité du mouvement Balint.
10Extrêmement documenté, complété d’une importante bibliographie et d’un précieux index des noms cités, Michèle Moreau-Ricaud nous donne là un ouvrage de référence : on ne pourra écrire sur Michael Balint ni s’informer sur lui sans devoir s’y reporter.
11Marcel Turbiaux
Ester (Jon), Agir contre soi (la faiblesse de volonté), Paris, Odile Jacob, 2007
12Dans l’introduction, l’auteur commence par des citations. Par exemple, Saint Paul qui déplore que « je fais le bien que je veux, tandis que je fais le mal que je ne veux pas ». En revanche, Médée déclare « je vois le bien, je l’approuve et je fais le mal ». L’ouvrage comprend trois chapitres. Dans le premier, l’auteur analyse comment les ambiguïtés éclairent fréquemment les faiblesses de la volonté. Elles présupposent l’existence d’une faculté spéciale, susceptible d’être faible ou forte, comme le sont l’intelligence et la puissance d’action physique. En effet, la métaphore suggère une sorte de muscle mental.
13Dans le deuxième chapitre, l’auteur explique les déterminants de la réponse individuelle à la faiblesse de la volonté, et enfin, dans le troisième chapitre, il présente les réponses institutionnelles à la faiblesse de la volonté.
14Le problème de la faiblesse de volonté ne surgit pas seulement de la tension entre l’intérêt de l’agent et celui des autres, mais, il surgit aussi entre l’intérêt à court terme et l’intérêt à long terme. Autrement dit, un défaut ne se partage ni avec l’altruisme, ni avec l’impatience. Pour éclairer des comportements individuels et collectifs, il définit les comportements des individus qui agissent contre leurs propres jugements. Pourtant, le lecteur doit s’interroger sur l’étymologie du mot akrasia. Le concept d’akrasia définit le manque de mélange.
15N’importe quelle paire de motivations est susceptible d’engendrer des comportements « akratiques ». L’action de l’agent lui-même s’appuie sur son raisonnement. En portant attention aux techniques que peuvent employer les individus eux-mêmes, l’auteur invoque les stratégies que la société peut utiliser pour les mêmes fins.
16Les comportements « akratiques », se caractérisent par cinq exemples. En premier lieu, les passions ou les émotions émanent de la haine, de l’amour, de la peur ou de la colère de l’agent qui agit sciemment contre son propre jugement. Par exemple, les voyageurs naufragés que la soif conduit à boire de l’eau de mer ou de l’urine, et que la faim amène à manger des cadavres humains. En deuxième lieu, la tentation concerne les individus qui, tombant par accident sur un portefeuille plein de billets, succombent à l’envie de s’en emparer. En troisième lieu, il s’agit d’un changement dans la vie : commencer un régime, rompre une liaison, prendre de l’exercice physique, mettre de l’argent de côté pour son vieil âge. Autrement dit, nous pouvons prendre notre temps, afin de remettre à plus tard ce que nous savons devoir faire maintenant (la proscrastination). En quatrième lieu, il y a la non-observance. Par exemple, ceux qui ne mettent pas leur ceinture de sécurité et les patients qui ne prennent pas leurs médicaments. Enfin, la cinquième remarque concerne l’addiction ou l’impatience. L’individu impatient souhaite boire une bouteille de vin, elle s’améliorerait avec l’âge, mais il l’ouvre immédiatement.
17Les comportements négatifs (que ce soit la toxicomanie, l’alcoolisme, ou les « flambeurs ») prennent la forme de la rechute. Quoi qu’il en soit, personne n’a encore proposé un mécanisme psychologique susceptible de produire l’akrasia synchronique. Par exemple, chez une personne qui participe au championnat mondial de tir au fusil, le désir de gagner la première place peut être si fort qu’il lui fait trembler les mains et qu’il rate son tir. Par contre, l’akrasia pourra avoir une explication par le simple renversement des préférences. En effet, on peut se permettre de passer du langage de la raison au langage des préférences, sans ambiguïté. Dans la pratique, les deux phénomènes, relatifs à la duperie de soi-même et à la faiblesse de la volonté, coïncident. Ceux qui voudraient cesser de fumer diront que la volonté n’est pas seule en cause, et que le refus de se rendre à l’évidence est souvent l’obstacle principal.
18La forme de la faiblesse de volonté dont il s’agit, est un renversement temporaire des préférences. Les mécanismes de renversement comprennent l’escompte hyperbolique du futur, les déclencheurs perceptifs, cognitifs et internes, et les motivations (les émotions). S’agissant des escomptes du futur, l’individu va supposer que les biens futurs sont certains. La valeur présente du bien futur, le fait même de ne pas calculer les biens futurs ou les biens présents de la même façon, témoignent d’un manque de rationalité. Prenons le choix de deux maux plutôt que de deux biens. Jon Elster explique que nous avons l’habitude de penser que, si nous changeons de préférence, c’est que nous avons acquis une information que nous n’avions pas, que nous avions perdu ou retrouvé, bref, qu’il y a eu un changement matériel dans la situation. Cependant, on peut dresser un parallèle entre les calculs des économistes qui jugent les vues normatives et objectives de la rationalité, et des sentiments, qui rendent les émotions possibles (l’aversion ou les regrets). En somme, le renversement des préférences renvoie à la décision qu’on n’avait pas prise antérieurement. Comme disait la Fontaine, « ces raisins sont trop verts et bons pour des goujats ». L’importance accordée aux conséquences lointaines de l’action ne dépend pas seulement d’un horizon temporel raccourci.
19S’agissant des déclencheurs visuels et temporels, le sevrage d’un fumeur est plus difficile s’il se trouve en compagnie d’autres fumeurs, s’il regarde les publicités à la télévision, s’il boit de l’alcool ou du café, souvent associé à l’acte de fumer. De même, le buveur est tenté par la présence des buveurs, des bouteilles, des verres. De même encore, le fait de savoir qu’il y a des cigarettes ou de l’alcool dans la maison, peut déclencher le désir tout aussi efficacement que les stimulis visuel et olfactif.
20De manière générale, on sait que l’alcool et les autres drogues rendent myope, au sens où ils réduisent, pour la décision présente, l’importance des conséquences éloignées. En effet, une forte émotion produit souvent une préférence pour l’action immédiate plutôt que des actions différées, ce qui a pour résultat que l’agent dispose de moins de temps pour évaluer les conséquences possibles. Pour qui a trait aux émotions, on n’a pas pris le temps de peser le court terme au regard du long terme. Le désir de s’enfuir n’est pas forcément une préférence pour la fuite comparée à l’immobilité. La peur, pouvant conduire à la fuite aussi bien qu’à la lutte, peut produire moins de sentiments de culpabilité que d’agressivité.
21En somme, les émotions naissent subitement et elles n’ont pas une brève demi-vie. Le même scénario peut arriver soit avec le toxicomane soit avec le « flambeur » ou, à un moindre degré, avec l’alcoolique ou avec les fumeurs. En effet, les effets négatifs les plus sérieux n’arrivent que différés, ne touchent que les individus eux-mêmes, n’affectent ni la vie affective, ni la vie professionnelle et sont irréversibles. L’évaluation des conséquences qui sont éloignées dans le temps requiert également un plus long délai (p. 39).
22En ce qui concerne l’addiction, elle déclenche le déluge. L’individu « en manque » commence à « faire des bêtises », le mot bêtise référant au jugement antérieur de l’agent lui-même sur ses propres actions. C’est pourquoi l’addiction peut devenir cause d’elle-même. Par exemple, dans son livre Le petit Prince, Saint-Exupéry déclare qu’un alcoolique trouve une bonne raison de boire dans l’oubli que lui fournit l’alcool.
23L’auteur remarque que la faiblesse de la volonté présuppose une certaine unité de la personnalité. En somme, la personnalité s’oppose aux événements. De nombreux dictons vont dans ce sens : « qui vole un œuf, vole un bœuf », ou « qui manque en un point est d’ordinaire condamné sur tous ». On peut chercher à déterminer l’attitude intérieure des individus à partir des signes extérieurs. Pourtant, les psychologues ont montré que les comportements varient d’une situation à l’autre. Ainsi, la vie exemplaire du Général de Gaulle compte beaucoup pour la confiance que lui témoigne une partie de la population française. Ce ne sont ni la personnalité, ni la situation qui déterminent le choix, mais leur interaction. En effet, comme le remarque Goffman, « c’est le regard de l’autre qui me fait ce que je suis ».
24Le chapitre deux montre que les actions akratiques ne sont pas irrationnelles. En effet, les croyances motivées induisent une tendance à prendre ses désirs pour la réalité. Autrement dit, mieux vaut avoir le loisir de réfléchir avant d’agir qu’après. Les émotions peuvent conduire à deux décisions distinctes. Les Évangiles conseillent « si on te frappe la joue, tends l’autre ». Cette idée de deux négations qui s’annulent l’une et l’autre ne correspond pas à une tendance universelle. En effet, elles peuvent s’ajouter l’une à l’autre. Les lois privées ont beaucoup en commun avec le Surmoi freudien, tout comme les émotions et les appétits ressemblent à l’instance du Ça.
25Prenons le cas de la vengeance. Les individus qui prennent davantage de risques, s’exposent à prendre le temps pour chercher l’heure et le lieu de la vengeance. Comme disait l’autre, « la vengeance est un plat qui se mange froid ». Celui qui ne sait pas contrôler ses émotions, risque d’avoir à combattre à la fois autrui et soi-même. En effet, le « moi présent » peut concevoir les « moi futurs », comme des adversaires dont il faut réduire la capacité de nuire, tandis qu’il peut concevoir les « moi successifs » comme des alliés dont il s’agit de s’assurer la coopération pour le bénéfice de tous.
26Il semble que les fumeurs qui désirent cesser de fumer « craquent » plus rapidement à la deuxième tentative qu’à la première. C’est donc que les émotions ne sont pas maîtres dans l’art de nous trouver des excuses. La confusion repose sur la distinction entre la valeur causale et la valeur diagnostique de l’action (p. 74). Selon la forme de la faiblesse de volonté qu’ils représentent (les émotions, les appétits et l’escompte hyperbolique du futur) et selon le type de mécanisme qu’utilise l’agent pour se prémunir de la faiblesse qu’ils mettent en jeu (éliminer certaines actions, se dérober à la connaissance de certains faits ou de certaines situations, rendre certaines actions plus coûteuses, récompenser certaines actions, différer la récompense de certaines actions et changer l’évaluation des biens futurs). Par exemple, Ulysse se fait attacher au mât et se fait boucher les oreilles. Mais, auparavant, il avait pris la précaution de rendre les rameurs sourds aux chants des Sirènes, et leur avait commandé d’ignorer tout signe de sa part à le faire détacher du mât. Ainsi, on peut faire le parallèle entre Ulysse et des individus qui s’engagent à aller jusqu’au bout du traitement commencé. En somme, c’est la combinaison des coûts et des délais qui permet de surmonter la faiblesse de volonté. Cependant, quel est ce mécanisme qui assure la continuité du choix présent dans l’avenir ? En effet, l’agent n’a besoin d’aucun soutien matériel et psychologique. Par exemple, le Général de Gaulle annonça qu’il allait arrêter de fumer, il créa une situation telle qu’une rechute aurait entraîné une perte de prestige inacceptable. Pour conclure, l’estime d’autrui reste un incitatif déterminant.
27Le troisième chapitre montre en quoi l’expérience fournit les quatre soutiens institutionnels des efforts individuels. Par exemple, les mariages et les divorces peuvent imposer un délai (ou un temps d’attente obligatoire). En France, la publication des bans est obligatoire avant le mariage, tandis qu’aux États-Unis, les lois visent soit à empêcher les mariages à l’improviste soit à tempérer les émotions. Cependant, les délais de divorce sont variables. L’intention du législateur a été de donner le temps aux passions de se calmer, tout en se montrant prêt à sacrifier le bien-être des parents à celui de l’enfant (p. 122). Autre exemple, les lois sur l’interruption volontaire de grossesse, et sur la stérilité, imposent un délai de réflexion afin d’empêcher la prise de décision irréversible. Ou encore, la loi américaine impose un temps d’attente avant l’achat d’une arme à feu. Si bien que l’influence sur les taux d’homicide et les taux de suicide reste ambigu.
28Les constitutions sont des chaînes avec lesquelles les hommes se lient dans les moments où ils sont sains d’esprit, afin de ne pas se donner la mort un jour de délire. En principe, valables pour un avenir indéfini, elles doivent représenter le bien commun à long terme. Cependant, on peut attribuer les profits à quelqu’un. Les « flambeurs » profitent aux casinos, les fumeurs aux compagnies de cigarettes, les alcooliques aux marchands de vin, les criminels aux marchands d’armes, les mariages et les divorces aux avocats. Les bénéficiaires de la dépendance cherchent à la maintenir en place et à saboter les efforts de prévention.
29L’extension du paradigme individuel au paradigme collectif soulève un certain nombre de problèmes : reste les choix spatiaux qu’une majorité doit imposer à la minorité ou alors, les choix temporels que doit imposer la génération présente aux générations futures. Une société ne peut pas compter sur des institutions pour lui venir en aide : par exemple le bicaméralisme (les émotions peuvent refroidir les partis de droite et les partis de gauche). Ou bien, les lois électorales (les manœuvres tactiques, le scrutin proportionnel et le scrutin majoritaire). Ou encore, l’indépendance de la banque centrale. Les raisons des électeurs pour se prémunir contre l’intérêt, peuvent s’interpréter comme la méthode qu’utilise l’électorat pour se lier à soi-même et se protéger contre sa propre impétuosité. Cependant, il semble que la rigidité, censée empêcher les actes destructeurs, puisse elle-même amener l’autodestruction.
30Pour conclure, on peut faire cinq remarques. Primo, l’auteur donne beaucoup d’exemples concrets. Secundo, l’auteur cite d’admirables auteurs - Montaigne, Proust, Stendhal - en soulignant l’expression de Saint Augustin : « donnez-moi la chasteté et la continence, mais pas encore ! ». Tertio, l’auteur explique des proverbes ou des dictons à la fois positifs et négatifs. Quarto, l’évaluation sociologique ou psychologique (l’introspection ou la rumeur) et l’établissement des données expérimentales sont mis en œuvre par les stratégies individuelles et collectives. Et enfin, dernière remarque, les études disciplinaires (économie, psychologie, histoire) symbolisent les concepts philosophiques. Pourtant, il convient de distinguer l’analyse normative du choix qui s’impose derrière le voile de l’ignorance et l’analyse explicative des choix réalisés.
31Remi Clignet
Barus-Michel (Jacqueline), Le politique entre les pulsions et la loi, Ramonville St Agne, Éditions Erès, 2007
32Jacqueline Barus-Michel, psychosociologue, professeur émérite de l’université Paris 7, essaie de remettre en question, dans ce livre, ce qu’il en est de cette nature où des solidarités très organisées sont contredites par des violences meurtrières et même se confondent. Elle évoque le balancement selon lequel tantôt l’humain s’abandonne à son animalité, tantôt se révèle politique du fait du lien social, sans que jamais l’un et l’autre se dissocient vraiment.
33Pour étayer sa démonstration, elle va faire appel aux disciplines que sont l’anthropologie, l’histoire contemporaine, la psychanalyse, la phénoménologie et, bien entendu, la psychologie sociale clinique. Il lui faut donc manier et articuler des concepts empruntés à des domaines différents, ce qui n’est pas toujours évident.
34Elle montre qu’il est impossible de délier le psychique du social, en particulier lorsqu’il est entendu sous les aspects du politique. Jacqueline Barus-Michel part de l’affirmation d’Aristote, selon laquelle l’homme est un animal politique et qui parle ; elle développe ce qu’il en est du lien paradoxal qui lui fait nécessairement rechercher la coopération de ses semblables, organiser des solidarités, tout en réagissant à toute dissemblance réelle ou imaginaire. De cette lutte incessante entre les pulsions (vie et mort), entre celles-ci et l’impératif spécifique à l’espèce d’élaborer ses modes de vivre-ensemble, entre violence et symbolique, naît le politique. Celui-ci peut se définir comme l’émergence de la Loi, non comme évocation du père mais comme émanation du groupe, garantissant la reconnaissance de ses membres et l’interdiction de dévoration entre eux.
35Ici, Jacqueline Barus-Michel remet en question la version freudienne du père, considérant que « le père est, en psychanalyse, la figure centrale régnant sur le développement psychique, culturel et social, origine et fin, nœud du système où le politique n’est plus qu’un artefact. Le Nom-du-Père en est devenue la figure sacrée. » Cela pose une question centrale. L’auteur remet en question la pertinence de la conception freudienne qui place, au centre de l’organisation œdipienne, le père. J. Barus-Michel privilégie le groupe, au même titre qu’elle remet en question le « Nom-du-Père » chez Lacan, centré pour elle sur la figure du père, alors que ce dernier parle des « Noms-du-père » en tant qu’instance qui peut prendre différentes formes dans sa fonction tierce et régulatrice.
36Pour faire sa démonstration, Jacqueline Barus-Michel a partagé son livre en douze chapitres. Dans le chapitre 1, elle montre que les formes fluctuantes et multiples du social, manifestent leur caractère proprement humain, c’est-à-dire culturel. Dans le chapitre 2, il apparaît que cette vie sociale et politique est déterminée par la présence de l’autre – la problématique sociale et politique, ce sont les autres – leur diversité. La complexité des engagements et réactions possibles. Dans le chapitre 3 est posée la question des femmes en tant qu’autre, dans nombre de sociétés ; cette question, apparemment résolue, n’est pas traitée. C’est ce non questionnement qui fait problème. Dans le chapitre 4, sont interrogées la consistance du lien social, la nécessité, la contrainte, qu’entend-on par lien d’amour ? Le chapitre 5 traite des formes de hiérarchisation dans la société, y a-t-il nécessité concrète d’un chef assurant la visibilité incarnée du pouvoir ? Le chef est-il une autre forme de la figure du père symbolique ?
37Le chapitre 6 reprend les questions suivantes : quelle est l’articulation entre la position du chef et la Loi ? que sont les fondements psychiques et sociaux de celle-ci ? la loi se limite-t-elle à un interdit ? qu’en est-il de la Loi du père chez Freud ? ce qui permet à l’auteur de remettre en question le mythe de totem et tabou et de déplacer la figure du père et de la loi sur le groupe. Quel lien y a-t-il entre Loi et sublimation ? Dans la mesure où la loi concerne le semblable, qu’en est-il de l’interdit de l’anthropophagie ?
38Je pense que la Loi concerne aussi le différent. La Loi prend en compte l’articulation des deux. Aussi peut-on poser la question suivante à l’auteur : pourquoi vouloir ainsi remplacer l’interdit du meurtre et de l’inceste par le cannibalisme ? L’inceste n’est-il pas aussi un mode de réincorporation par la mère du fruit de ses entrailles ? L’inceste n’est-il pas paradigmatique de l’ensemble des interdits donnant accès à l’humanisation ?
39Le chapitre 7 aborde la question du poids de la famille et de la religion, sont-elles fondements, soutiens ou métaphores de la société ? Ou faut-il y voir une confusion symbolique, un effort de négation du politique ?
40Le chapitre-8 traite de la modernisation qui se présente comme une expérimentation progressive du politique. Bouleverse-t-elle la socialité ? L’hypermodernité, avec ses prouesses et ses excès, est-elle innovation ou régression ?
41Dans le chapitre 9, « Crises, changements ou mutations », l’auteur souligne que les sociétés et les concepts du politique sont soumis à l’accélération de l’histoire sous des formes soit atténuées, soit brutales et systématiques, subies ou voulues. Cette histoire est aux mains de qui ? Quels sont les ressorts de « la servitude » et, à l’inverse, ceux de la violence ?
42C’est ici qu’apparaît la notion de pulsion avec son versant destructeur qui mène à la violence, et son versant créateur qui mène à la sublimation. Il nous semble que cette notion complexe de pulsion aurait demandé plus de développements, d’autant que le titre de l’ouvrage leur fait la part belle. Bien que se fondant sur la psychanalyse, son acception est, ici, bien plus large et demanderait à être reprécisée, dès lors qu’elle est extraite d’une discipline, la psychanalyse, pour l’appliquer à une autre discipline, la sociologie.
43Les chapitres 10 et 11 proposent de nouveaux développements concernant la violence ; celle-ci court tout au long de l’histoire, entre sociétés, à l’intérieur d’une société, toujours présente chez l’individu ; elle se déchaîne selon les voies que les sociétés provoquent, entretiennent ou utilisent aujourd’hui : les fragilités identitaires.
44Le chapitre 12 est présenté comme une utopie dont on a bien besoin. En effet, si la démocratie se présente comme un rêve de société juste, où le pouvoir se partage selon les règles de droit, même si ce rêve est irréalisable, il faut persévérer puisqu’il est de la nature de l’homme de rêver de faire l’histoire, et que celle-ci ne peut être que celle de ses espérances avortées.
45La conclusion souligne la différence entre la politique et le politique, et, au sein même du politique, les deux pôles qui tirent l’un vers l’immobilisation, l’autre vers le bouleversement, qui se retrouvent dans les oppositions dites de droite ou de gauche, comme un éternel trébuchement auquel est vouée la marche de l’animal politique sur le chemin de l’histoire.
46En quatrième de couverture, l’auteur résume son projet de la façon suivante : « La perspective de psychologie politique qu’elle propose, analyse comment les désorganisations du lien et l’affaiblissement du politique liés aux excès de la modernité suscitent désarroi et blessures identitaires qui libèrent des pulsions destructrices comme le terrorisme, les violences urbaines ou les conduites suicidaires. J. Barus-Michel souligne les paradoxes du « rêve démocratique » même si elle conclut à la nécessité de l’utopie pour rêver et vouloir le politique.
47Robert Samacher