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Article de revue

Le hasard et la probabilité

Pages 41 à 46

English version

1En posant cette interrogation : « Le sujet est-il dangereux pour lui-même ou pour autrui ? », le législateur de 1838 fixait les termes du placement d’office de l’époque et semait en germe l’hypothèse de la vulnérabilité : vulnérabilité du sujet, qu’il s’agit de protéger de lui-même, vulnérabilité du sujet, qu’il s’agit de protéger d’autrui (double vulnérabilité reprécisée dans la loi de 1968 relative à la protection des incapables majeurs), mais vulnérabilité aussi d’autrui, qu’il s’agit de protéger du sujet. C’est dire à quel point la vulnérabilité, corrélative de l’idée de danger, est porteuse d’inconnu, par conséquent d’interprétation.

2L’état dangereux est longtemps resté le support de cet inconnu, de cette part de non savoir, dont les tentatives, mises en œuvre pour mieux la circonscrire et lui donner corps, donnent assez bien la mesure des recherches conduites pour réduire ce danger. Peut-on dire, de la dangerosité, qu’elle n’existe pas en soi, qu’elle est toujours en train de se définir et qu’elle fut très probablement créée pour des raisons historiques : article 64 du code pénal de 1810, relatif à l’irresponsabilité, fondement de la loi du 30 juin 1838 ?

3Ainsi, la dangerosité aurait été un mot nouveau, produit pour la circonstance, comme le seront, un peu plus tard, les termes d’anthropologie ou de psychanalyse, qu’on doit aussi considérer comme des néologismes. La clinique des comportements observés, au quotidien de la pratique de secteur, de la pratique des urgences médico-judiciaires, voire de celle des cellules d’urgence médico-psychologique, sont porteuses d’enseignements.

Généralités

4La notion de dangerosité a-t-elle encore un sens aujourd’hui ? telle est la question posée par Debuyst en 1981 devant l’Université catholique de Louvain. La même question reste en suspens vingt ans plus tard. Que peut-on dire de la dangerosité en 2003, alors que, partout, abondent des observatoires de la violence et de débat du degré de tolérance et de sécurité ?

5Plus que dresser un inventaire de l’état de la littérature sur les différents éléments constitutifs de la dangerosité, éléments relatifs à l’homme ou aux situations, voire aux législations qui y font référence, on peut choisir d’orienter la réflexion et les recherches sur la portée de cette dangerosité et la signification qui lui est accordée dans les différents discours qui en font usage, et dont Debuyst rappelle qu’ils sont d’ordre criminologique, sociologique, psychologique, psychiatrique. Quatre discours au moins, qui viennent s’inscrire dans un double cadre socio-économique et socio-politique, caractérisant une situation sociale donnée. Le psychologue des années 1980 pensait la dangerosité comme un outil d’intervention principalement tributaire des options politiques en vigueur, options reflétées dans le droit pénal, auquel la criminologie servait de prête-nom. Avec Debuyst, la boucle était-elle bouclée ?

6Dans leur rapport de médecine légale, six ans plus tard, Pouget et Costeja (1987) dressent à un bilan des savoirs psychiatriques relatifs à l’état dangereux, à l’agressivité, à la violence, aux différents modèles puis à la dynamique de la dangerosité, en rappelant les principaux concepts de la criminologie – peut-être un peu moins ceux de la psychanalyse – avant de conclure, avec une modestie de cliniciens, que la dangerosité ne se plie ni au décodage scientifique ni à la vérification expérimentale. Cette façon de voir, soulignent-ils, éloigne du rationalisme médical moderne, et les échelles d’évaluation, pour ce qui les concerne en tant que praticiens, sont apparues inapplicables, sinon dangereuses.

7Les cliniciens contemporains sont sûrement plus réservés sur cette question mais ne la négligent pas pour autant (Kottler, Gouyon, Senninger, Robbe, 1998 ; Senninger, Fontaa, 1994 ; Senninger, 1995). Pour Pouget et Costeja, l’état dangereux ne serait pas plus définissable ou abordable que ne le serait l’état amoureux ou l’éthique. À leur avis, les critères de la dangerosité sont ailleurs, sans qu’on sache où les trouver. Telle est leur interrogation majeure, laquelle renvoie incontestablement à la perception que l’expert ou le praticien peut se faire de la violence.

8Aux termes d’état dangereux se voient préférés ceux qui renvoient aux dynamiques de danger en quittant, ce faisant, l’état, c’est-à-dire une manière d’être plus ou moins durable, plus ou moins permanente, ceci au profit du devenir soutenant l’idée de prévention, c’est-à-dire de prise en considération de multiples facteurs, voire d’intervention sur l’un d’eux, susceptible de modifier la possible organisation des facteurs concomitants. Au total, l’état dangereux se verrait reprocher sa rigidité, son caractère d’inéluctabilité, en cela qu’il rendrait certaine une dangerosité qui restait avant tout hypothétique. Cela peut vouloir dire que la conception sociologique du xixe siècle, selon laquelle un état dangereux établi se situe hors pronostic, est toujours en vigueur, et qu’il n’est guère possible d’écarter un état dangereux « lorsqu’on sait que s’il existait, on ne le percevrait pas… ». Il n’est pas assuré que les cliniciens des unités pour malades difficiles partagent, tous, ce point de vue.

9Ce qui paraît vrai, en revanche, c’est que les aspects de la criminalité et de la délinquance, constatées en France par les services de police et de gendarmerie, d’après les statistiques de police judiciaire du ministère de l’Intérieur (Toutin, 1997), se sont considérablement modifiés. La criminalité réelle, appelée « chiffre noir », augmenterait plus rapidement que la criminalité constatée, cette dernière ayant elle-même considérablement augmenté au cours de la décennie passée. Les raisons de cette augmentation sont multiples, mais il faut retenir que 60 % des crimes répertoriés ne sont pas élucidés et que les experts, dans leur quotidien, constatent que la criminalité touche désormais beaucoup plus au corps, qu’au patrimoine.

10Là encore, les raisons en sont variées, et pas vraiment étudiées. Avec les mentalités, l’abolition de la peine de mort, la féminisation de la magistrature, la fonction symbolique de la justice est en voie de mutation. Les réformes du code pénal et de la procédure pénale traduisent assez bien ces mutations, où les délits d’hier soit disparaissent pour certains d’entre eux soit deviennent des crimes authentiques pour certains autres.

11Il n’en demeure pas moins, et c’est sur ce terrain que violence et dangerosité entretiennent un lien, du point de vue du psychologue expert, c’est que la perception de la vie d’autrui, la conception même du corps de l’autre et de son propre corps, à l’intérieur du micro-milieu d’évolution et de la sub-culture, ont totalement changé et que, dans certaines affaires extrêmement difficiles, le corps de la victime ou les mutilations dont ce corps peut faire l’objet, apportent une information sur la façon dont l’auteur perçoit son propre corps, fantasme son propre corps ou celui de l’autre ou le milieu qui le contient, voire le tient debout. C’est ici entrer dans le domaine complexe de la construction psychologique et de l’anticipation des actes chez des agresseurs physiquement non identifiés. Même si les accords ne sont pas unanimes, on peut considérer que le clinicien part de l’individu et de ses allégations pour établir un diagnostic, proposer un pronostic et conduire un traitement. La situation et la démarche peuvent aussi s’inverser, c’est ce qui paraît correspondre à la démarche des « profileurs » exposée par Spitzer en 1998.

12Le point de rencontre de cette double démarche peut apporter un éclairage sur la dangerosité, pour autant qu’on admette d’un sujet qu’il soit un individu à risques, c’est-à-dire qu’il présente des indices de dangerosité et que soit aussi acceptée cette idée qu’une situation à risques peut influencer les indices, c’est-à-dire venir modifier les occurrences de dangerosité des individus, soit les probabilités d’apparition des actes. Selon ce point de vue, on ne lutterait plus contre la violence, on ne chercherait plus à l’éradiquer ou à établir un rapport de force avec elle. Il s’agirait, plus modestement, de l’utiliser, en se rappelant qu’il faut être au moins trois pour réaliser un acte : le sujet, ses représentations, la situation. Ce peuvent être aussi le sujet, la situation et nos représentations (du dehors) relatives au sujet ou à la situation.

13C’est sur ce terrain que paraît se situer Sibony, 1998, lorsqu’il parle des situations transversales, pour penser la violence au singulier. Aussi bien, du point de vue du psychologue expert, souvent questionné sur la nature des liens entretenus entre violence et audiovisuel, il paraît évident que cette triangulation ne doit pas être négligée. Un individu n’est jamais vraiment seul devant le film qui se déroule sous ses yeux. En la circonstance, d’autres facteurs interviennent : rester « figé devant un film violent » ne rend guère plus violent que contempler la Sorbonne rend intelligent.

Voies de fait

14Dire d’une personne qu’elle présente un état dangereux est-il pertinent ? Dans une démarche linguistique étymologique, quelqu’un de dangereux est quelqu’un qui peut, subitement, porter atteinte à autrui et le mettre en situation de péril. On ne dira pas pour autant qu’il est périlleux. Même si on sent bien que lui-même, débordé par son pulsionnel, est également en péril, c’est-à-dire vulnérabilisé.

15On encourt un péril, on en fait courir un. Cela ne signifie pas que ce « on » est périlleux. Quelqu’un, qui crée des situations de périls serait dangereux. Ce fait, que le péril ne soit pas objectivé est à l’origine de problèmes nombreux et impose une réflexion sur la complexité ; ce n’est pas le cas du danger. L’idée de danger a quelque chose de définitif, qui oblige à prendre des dispositions immédiates. Là, où il y a difficultés, c’est dans la prise de mesure de la situation, à l’instar des pompiers ou des SAMU. Il faut en effet prendre en considération les effets de sur-prédiction ou de sous-prédiction des comportements, ceux de sur-évaluation ou de sous-évaluation dans la réponse donnée à cet imprévisible pour le transformer, dans la durée, en prévisible, aux fins que le remède ne soit pas pire que le mal, par le fait d’une réponse disproportionnée.

16La tragédie grecque, en ce qui concerne la notion de danger ou celle de péril appliquée à l’humain, penchait du côté du péril. Cela voulait dire que la personne dangereuse n’existait pas pour les tragédiens. Elle était un contresens. Une personne peut mettre l’autre en situation de péril simplement parce que toute l’âme humaine pose question et qu’elle est compliquée par essence.

17Le danger, lui, ne l’est pas. Il est, il existe, il s’impose. En optant pour le péril, les Grecs ont perçu cette subtilité. Les rôles tragiques, pour les tragédiens de la Grèce antique, comme pour les Shakespeariens, mettent en jeu des gens très torturés, aux prises avec leur vécu, empêtrés dans leur vengeance. Ils sont en péril, du fait de cette vulnérabilité, c’est-à-dire de cette torture intérieure.

18Ces personnages seraient, à la fois, victimes d’eux mêmes et vulnérables pour autrui, ceci n’excluant pas qu’ils fassent encourir des risques à autrui, ne serait-ce qu’en plaçant cet autrui en condition de les mettre, eux, en péril. La victime potentielle désignerait ainsi son agresseur, lui-même transformé en victime, du fait de cette désignation. On voit ici toutes les subtilités enfermées dans les termes du législateur de 1838 : « dangereux pour lui-même et pour autrui ».

19À propos d’un accident d’avion, le langage courant interprète le danger comme quelque chose de soudain, d’inattendu et les victimes se voient confondues avec l’engin qui les contient (pour les professionnels de la CUMP en juillet 2000 : « Concorde de Gonesse… ou Terminal 9 »). Il n’y a plus de préalable, plus de distance. Pas de tiers, c’est l’inéluctable. Ce même langage emprunte au péril, à propos du surgissement de facteurs inattendus, susceptible de modifier la situation et de distinguer le contenant du contenu. À danger colle donc dangereux. Il y a superposition. À péril, rien ne colle. Un sujet peut être dangereux. Il ne saurait être périlleux.

20Le danger se confond avec celui, aussi, qui en est l’auteur, la victime ou l’instrument. C’est là que réside la particularité du praticien dont l’effort consiste à ne pas s’y laisser confondre et à tenter d’expliquer et faire comprendre le complexe, aux fins de poser les arguments d’une possible prédictibilité pour devenir le tiers, qui autorise le passage du danger au péril et à son évaluation, soit du sujet vers une population, soit même d’une population donnée vers l’élaboration d’un système, sécuritaire ou plus souple.

21Que le danger ou le péril soit sélectionné, selon la finalité que le praticien ou le scientifique se donne, répondre aux situations immédiates ou penser les effets des interventions, ces deux notions sont liées à une idée d’épreuve. Peut-on dire : voilà une personne capable de mettre autrui en danger plutôt qu’en péril ? Sur la question du danger, personne ne tergiverse. Il faut simplement répondre. Cela va d’évidence. Danger implique une voie de fait. C’est oui ou c’est non. En revanche, il est possible de tergiverser à propos du péril, car il ouvre à la complexité, il ouvre à d’autres voies, à celles, notamment, de l’anticipation balisée que la science dénomme occurrences et que d’autres désignent comme voie du fantasme.

22Il y a donc bien nécessité d’opérer une distinction entre danger, corrélatif de voie de fait, qui concerne surtout les magistrats, et péril, corrélatif de voies complexes, qui concerne, surtout, le psychologue. Il peut, dès lors, apparaître plus adapté de se demander s’il est ou non possible de prédire l’apparition de tel acte chez tel sujet, plutôt que poser la question de la dangerosité du sujet, cette question laissant beaucoup moins de solutions de rechange. Cela n’enlève rien aux violences antécédentes, aux turbulences biographiques et autres occurrences, mais elles deviennent uniquement des indicateurs.

23De toutes ces distinctions, on peut retenir que le danger, confondu avec le sujet, constitue l’état dangereux et oblige à une réponse automatique. Ce qui définit la dangerosité est une référence au péril, en cela qu’il ouvre une brèche entre le sujet et l’acte. La réponse n’est plus automatique. Il y a une histoire, un début, une fin, un contexte, une micro-culture, une sub-culture ou une culture et bien d’autres éléments, qui permettent d’édifier la prédiction.

24Les cliniciens de la violence travaillent, aujourd’hui, sur les actes en soi, comme ils travaillent sur les conditions, qui ont rendu possibles les actes en cause. Le travail auprès des urgences médico-psychologiques et sur réquisition, les séances de « déchoquage » des cellules d’urgences médico-psychologiques, apportent, de ce point de vue, des informations, qui devront être conceptualisées. Cette dernière notion d’acte a également son importance, si on retient, dans la philosophie des arts martiaux, par exemple, que le statut de l’individu réside dans le fait d’agir. Ceci signifie que, dans cette action, peut se lire la question du sujet, c’est-à-dire une marge d’initiative appelée jeu de coïncidence ou dangerosité pré délictuelle.

25C’est dans ces distinctions entre voie de fait (état dangereux) et voie de la conjecture (prédiction), que s’articule cette notion de dangerosité, généralement envisagée sous trois éclairages :

  • psychiatrique, défini par la présence d’éléments pouvant en imposer pour une entité nosologique connue et ceci, quelle qu’en soit l’étiologie, c’est-à-dire les causes initiales ;
  • criminologique, défini par la prise en compte des facteurs et des circonstances dans lesquels les acteurs sont apparus ou risquent d’apparaître ;
  • victimologique, défini par les facteurs de vulnérabilité de la victime, de la situation, des circonstances, voire des personnalités : agresseurs, victimes, situations, contexte, vie collective… (Raymond, 1994).
Tous ces éclairages laissent en suspens la question du pré-délit et des libertés individuelles, celle de l’après-coup, du rappel du trauma, que certains vont appeler moment psychotique, d’autres, jeu de coïncidence ou jeu de dés et la plupart, réalités persistantes, toutes choses évoquant une infiltration, voire le surgissement de l’univers interne d’un sujet, d’une scène chargée d’affects, dans un temps et qui va resurgir dans un autre temps, déclenché par un nouvel événement, parfois mineur et appelé « pichenette », avec des effets de violences difficilement contrôlables, le plus souvent imprévisibles, sans signaux préalables, et contenant, vraisemblablement, ce qui est communément appelé « vérité du sujet ». On entre dans des registres complexes, qui vont du stress, à différencier de l’effraction traumatique, vers l’état traumatique, un psycho-traumatisme, dont le doute qu’il nourrit vient préparer ou construire la névrose traumatique de demain.

Clinique de la composition

26L’outil d’intervention du praticien de la violence, confronté à l’imminence de l’acte et à la nécessité d’apporter des réponses aux signalements de dangerosité, se définit, d’abord, par l’apprentissage d’un certain savoir-faire, correspondant aussi à un authentique art de la composition, c’est-à-dire à une clinique de l’inattendu, qui tire ses lettres de créances du statut concédé au mot, tant il est vrai que s’il y a de l’espace entre le mot et la chose (là où se glisse la métaphore et se travaille la névrose), l’intervention peut être pensable. Et prévue. Mais, si le mot et la chose se trouvent confondus, la magie du verbe n’est plus opérante.

27Les représentations ne sont plus mobilisables ou convoquées de façon saisissable, et le praticien se retrouve sur le terrain de la psychose ou renvoyé à ses propres repères, qui peuvent n’être pas psychiatriques, n’être pas non plus théoriques, mais paraissent toujours correspondre à une aptitude particulière de savoir composer avec les paradoxes.

28Paradoxes de l’attente, en clinique, chez les personnes réputées en bonne santé et qui doivent se défier de la grille médicale irresponsabilisante, qui les enserre.

29Paradoxes de l’enfant qui s’attend à tout ou qui ne s’attend à rien. Entre les deux paradoxes de l’inattendu niché dans le développement de l’enfant, dans l’harmonie-dysharmonie de son évolution, puis dans l’adaptation de l’adulte qui ne tire pas toujours les leçons de ce que leur enseignent leurs progénitures en apprenant pas, en apprenant trop. Ou autrement : inattendu et stade du miroir, jeu de reflet, réflexion du regard, inattendu de garder la face ou ne pas la perdre, absence d’attente des jumeaux, complets, qui fonctionnent sans inattendu, inattendu du chercheur et psychologue surpris.

30Paradoxes, encore, de l’attente, en clinique, des personnes en souffrances psychologiques : clinique de l’inattendu du sujet anxieux, qui s’attend à tout et réclame l’impossible ou du sujet phobique, qui attend que ça aille mal, qui doute, et parvient à fabriquer son mal ou à déclencher ce qu’il redoute ; inattendu de l’affect, inattendu jubilatoire de la fausse route, qui va, métaphoriquement, mettre en drame nos errances thérapeutiques jusque dans la mort, inattendu jubilatoire, comme défaut d’anticipation, manque d’attente dans la dépression ou plus rien n’est espéré, inattendu du schizophrène, qui ignore superbement les projets nourris par lui, inattendu du paranoïaque, qui ne les ignore pas et s’en sert comme instrument de persécution ; inattendus émotionnels, inattendus irrationnels, autant d’inattendus opposés aux prévisions des gestionnaires, qui se retournent en direction des cliniciens de la surenchère, en direction de ceux qui injectent du plus délirant encore, chez le délirant, en inventant une clinique du quotidien, qui peut défier le raisonnement, mais utilement convertir la violence et transformer le danger. Ces inventions sont le terrain d’élection de l’intervention sur fond d’humanité auparavant réservé aux dieux : jouer aux dés, mais en savoir les effets.

31C’est dire à quel point la dangerosité fait surgir des interrogations (Marceau, 1986) ou des effets de maîtrise (Monahan, 1981). La plupart des auteurs admettent que cette notion est une évaluation, qui varie avec les individus et dépend surtout de la pratique. Aussi, est-elle difficilement conceptualisable, par ce fait que l’expérience dont elle résulte met en jeu des données nombreuses : intuitives, c’est-à-dire individuelles, sociétales, environnementales, culturelles… touchant tant l’évalué que l’évaluateur, leurs représentations respectives et les contraintes auxquelles chacun se voit astreint.

32Cette appréciation dépend autant des individus, des époques, de l’histoire même, des yoyos statistiques et de la température sécuritaire. Elle ferait aussi référence à un débordement pulsionnel et en moyens (tantôt par défaut, tantôt par excès), face à un système, qui n’a rien prévu, même l’imprévu, et qui ne peut faire face, parce que mis en situation d’apporter une réponse immédiate, tout en envisageant les effets de cette réponse à plus long terme : crainte que le système mis en place et adapté à la situation d’aujourd’hui ne le soit plus demain, notamment quand sont connus les effets créés sur les systèmes plus larges.

33Ce paradoxe illustre, par excellence, la situation de la psychiatrie française en 2003, chacun le sait. Chacun observe aussi un rigoureux silence, qui peut donner la mesure de l’engagement contemporain et, peut-être, permettre de mieux comprendre ce retour des préoccupations relatives à la dangerosité.

34Cette notion introduit, ici, l’idée de temporalité, celle d’un temps, qui se déroule chez des individus en mutation, examinés par des praticiens aux prises avec des mêmes incertitudes. Le temps d’élaboration (de médiation) permet de passer de l’imprévisibilité imminente, contenue dans la notion d’état dangereux à cette autre idée de maîtrise de l’imprévisibilité, c’est-à-dire de prédictibilité, dont les arguments constituent précisément ce qui fera la dangerosité.

35Danger et dangerosité introduisent, donc, à la fois, le temps et celui de la mise en place de moyens de cet entre-temps, pour faire face à ce débordement. Y parvenir, c’est, avant tout, trouver un équilibre pour rendre appropriés les besoins avec les moyens. Ainsi, la prédiction anxieuse influence la perception de l’agir violent (Chartier, 1998), son imminence (danger) ou son maniement (prédictibilité) et contient trois interrogations en germe. Le faire face au pulsionnel et à l’imprévisibilité fait-il uniquement appel à une pratique ? Tirer les conséquences de cette pratique, pour tenter de cerner les facteurs relatifs au danger encouru, est-il satisfaisant pour construire une science du danger ? La dangerosité est-elle la science du danger ?

36Cette mise en œuvre de plans ritualisés pour faire face au danger n’est pas vraiment nouvelle. Au sens strict, la dangerosité est absente des textes anciens. Son étymologie est uniquement connue par le biais du danger. En cela, est-elle un néologisme, c’est-à-dire un autre mot créé pour les circonstances ?

L’inconnu dangereux

37Le danger est dérivé du terme dangier (xiie siècle) et introduit l’idée de domination, de pouvoir, du latin dominarium : pouvoir (dominus : maître). Étymologiquement, il implique la soumission, la dépendance, à l’égard de quelqu’un. Dans la Rome et dans la Grèce antiques, les esclaves dépendaient de leur maître à tout point de vue.

38Le danger était une notion tournée vers l’extérieur, impliquant, nécessairement, un rapport avec un événement ou une personne extérieurs. Le français moderne emploie indistinctement danger et péril. Le danger, au sens de péril vient du xe siècle, du latin periculum, épreuve, d’où, danger. Ici, la fatalité, contenue dans le dominarium s’estompe. Il n’y a plus ni dominant, ni dominé. Les forces en présence sont quasi égales. Chacun peut avoir les mêmes chances et malchances. Le péril n’implique plus la domination. Il indique, plutôt, la mise à l’épreuve, ce qui suggère un certain risque, puisque toute épreuve peut n’être pas réussie.

39Dans l’Antiquité grecque et romaine, le danger était envisagé, pour tous ceux qui refusaient la domination de celui qui devait les dominer. La conséquence en était la mort. Le danger est aussi envisagé dans les batailles. Les textes anciens regorgent du terme periculum. En revanche, dans les conflits humains plus personnels ou dans les conflits intérieurs, les textes ne semblent pas avoir eu recours aux termes dominarium ou periculum. Tout se trouvant expliqué par le fait du divin et par les décisions divines, les conflits intérieurs, auxquels devaient faire face les Anciens, se résolvaient par diverses manifestations pour amadouer les dieux et solliciter leur aide. Tout ce qui les touchait dans le cœur, dans leur âme, était le fait des dieux. La responsabilité se trouvait en dehors de l’individu.

40On voit le chemin parcouru depuis cette époque, et la fonction des forums ou congrès d’aujourd’hui. Ce chemin est assez court. Aux manifestations en direction des dieux, se substituent d’autres rituels, orientés vers le sujet lui-même. Les échelles d’anxiété, de dépression, d’appréciations, peuvent en faire partie, comme les différentes recherches, traitant d’une question qu’il faut bien nommer incertitude.

41L’anxiété face à l’inconnu a-t-elle vraiment diminué et l’angoisse face à soi est-elle désormais quantifiée ? Peut-on réduire la part d’inconnu, même en s’efforçant de différencier l’anxiété de l’angoisse, comme ont pu s’y employer quelques philosophes et d’autres cliniciens ?

42Les tragédiens grecs ont dégagé une attitude, qui pourrait bien être l’ancêtre de la psychologie contemporaine et qui, dans l’Antiquité, figurait le plus grand péril. Cette attitude était appelée acte d’ubris et correspondait à un défi jeté aux dieux, défi qui résidait dans cette arrogance de prétendre résoudre un dilemme intérieur sans avoir recours à l’aide divine. Y avait-il déjà concurrence entre les dieux et les hommes, comme elle existe aujourd’hui à propos de l’aide psychologique ?

43L’homme prenait, en tout cas, son indépendance à l’égard des dieux et pressentait que, peut-être, certains de ses conflits se trouvaient liés à lui-même, à son histoire, à l’Histoire et, plus secondairement, à une partie de dés divine ou au hasard. Les dieux ont, bien entendu, eu beaucoup de mal à accepter cette attitude, qu’ils jugeaient d’une désinvolture extrême et il semble bien qu’ils aient transmis leurs résistances (peur d’être détrônés) à l’Académie nationale de médecine, si on s’en tient à son discours sur les psychothérapies conduites par les psychologues.

44Ainsi l’ubris se vit condamné, et la première vraie mise en péril est apparue. L’homme jouait plus que sa vie, une vie qui, de toute façon, était vouée à une fin imminente. Il jouait surtout son salut : la damnation pour l’éternité.

45Ainsi, l’initiateur de la première civilisation humaine, Prométhée, sut-il mettre en jeu son salut en dérobant, à Zeus, le feu du ciel pour le remettre aux hommes. Ce dieu, outragé de cette prise de partie pour l’humain, l’enchaîna sur le Caucase où un aigle lui rongeait le foie, un organe qui repoussait sans cesse. À défaut d’anxiolytiques, et malgré les recommandations de l’Académie, Héraclès le délivra.

46Le danger suprême, pour l’homme antique, fut de désirer agir en tant qu’homme, non soumis aux dieux et de vouloir se responsabiliser pour agir dans sa vie, sans se concerter avec les puissances divines. Pour la première fois, l’homme se mettait en danger lui-même, quel qu’en fût le prix. Les conséquences, dans les textes anciens, ne lui appartenaient pas. Lui appartiennent-elles aujourd’hui ?

47Dans les civilisations occidentales, le danger est toujours lié au mal, au péché, à la transgression et à un retour de bâton, qu’il s’agisse de la mort ou de ce qui lui est lié. Toujours, subsiste, dans le danger, cette idée de relation avec l’extérieur qui, précisément, le créé.

48L’inconscient a-t-il pris la place de Dieu ou des dieux ? Les probabilités statistiques et les neurosciences lui font sérieusement concurrence. Ce qui n’empêche pas que le danger continue d’être attaché à une rencontre chaotique avec l’extérieur, rencontre qui se conjugue maintenant avec cette autre rencontre, tout aussi chaotique, de l’homme avec son univers interne, autrefois, donc, le bien des dieux.

49Ceci fonde la dangerosité victimologique et se trouve illustré, dans les civilisations extrême-orientales, où le seul vrai danger, la mise en péril authentique, relève de la méconnaissance de soi, c’est-à-dire de l’ignorance de ce qui peut bien conduire l’homme à agir et à conduire certaines personnes à se mettre dans des situations, qui feront d’elles des victimes. Si l’homme ignore qui il est, il court un risque extrême. S’il sait percevoir en l’autre ce qu’il y a de lui, en lui, ce qui ne lui appartient peut-être pas et qui peut, quand même bien s’y jouer, alors le danger peut en être diminué. Et, avec lui, l’imprévisible.

Bibliographie

Références

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  • Marceau (Bruno). – La prédiction du comportement violent : exercice nécessaire et délicat, Criminologie, 19, 2, 1986, p. 101-115.
  • Monahan (John). – Predicting violent behavior : an assessment of clinical technique, Beverly Hills, Sage publications, 1981.
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  • Raymond (Serge G.). – À propos de « Human bomb », Études psychothérapiques, 9, Dossier violence, 1994, p. 67-80.
  • Senninger (Jean-Luc), Fontaa (Vincent). – Les unités pour malades difficiles. Observatoire de la violence psychiatrique, Paris, Éditions Heures de France, 1994.
  • Senninger (Jean-Luc). – De la dangerosité psychiatrique à la récidive criminelle, Forensic, 11, décembre 1995, p. 19-21.
  • Sibony (Daniel). – Violence. Traversées, Paris, Seuil, 1998.
  • Spitzer (Sylviane). – Technique du profil psychologique en matière criminelle. Mémoire pour l’obtention du diplôme d’université de criminologie, Université de Paris V, UFR de médecine légale, 1998.
  • Toutin (Thierry). – Le profil psychologiques dans l’investigation criminelle : rapport d’étude, Institut des Hautes études de sécurité intérieure, Direction générale de la police nationale, Session 1996-1997 (Inédit. Les statistiques ont été publiées par la Documentation française, 1997).

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