1À travers l’opposition entre nécessité et suffisance, je fais allusion aux travaux d’Aulagnier, dans lesquels elle montre l’opposition entre l’amour nécessaire à l’enfant pour survivre et l’amour suffisant pour qu’il se développe. À ces deux formes d’amour, s’ajoute « l’en plus de plaisir », pour que l’enfant s’inscrive dans un rapport de désir à l’autre, ce que nous n’aborderons guère dans ce texte. Je me bornerai à reprendre cette opposition, désormais bien connue (Aulagnier, 1975), à savoir montrer que, derrière la notion de loi et derrière le rapport à la loi, se dessine un champ d’autant plus complexe que nous refusons souvent, à travers des pactes narcissiques (Kaës, 1994), de reconnaître la perduration des mécanismes psychiques les plus archaïques au sein des procédures sociales les plus évoluées. L’idée qui prévaut à ce titre est donc la suivante : la règle est nécessaire, car elle est la figuration psychique de la forme originaire par où la signifiance empreinte le sujet : la forme pictogrammatique. La loi est suffisante, car elle suppose que l’énonciateur de la loi est suffisamment autorisé, par le sujet à qui il s’adresse, à énoncer cette Loi.
2Derrière la notion d’acte, également, se cachent des problématiques qui, du point de vue psychique, sont extrêmement différentes. Je distinguerai :
- l’agir : il s’agit d’une décharge motrice, terme d’une décharge pulsionnelle ; une part importante des passages à l’acte psychopathique relèvent de l’agir, aux dépens du premier venu ;
- l’acte : l’acte est adressé à un autre, qu’il soit considéré dans sa dimension de semblable ou dans sa dimension d’intrus potentiel. La relation imaginaire est prégnante ; l’acte se situe dans une relation de demande ou de menace. Nous sommes typiquement dans la configuration que l’on nomme désormais le passage par l’acte, où l’acte sert de support à une demande, qui ne peut pas s’exprimer dans les rapports à l’autre et plus d’un autre. Beaucoup des passages à l’acte, dits de petite délinquance ou des passages à l’acte adolescent, sont de cet ordre ;
- l’action : j’entends par action un acte qui est chargé de sens par rapport à l’autre. Une action s’articule dans un registre symbolique de reconnaissance réciproque entre deux sujets ou plus, supposés s’inscrire dans un rapport à une même loi. Les règles de convivialité et de civilité, les actes de paroles (Austin, 1962) (parole donnée, promesses, engagements) sont des actions ; l’acte accompagne transcrit et supporte l’adresse symbolique à l’autre.
3On peut donner un exemple. La peine de mort était destinée à disparaître, par exemple, lorsque d’exécution publique, elle s’est cachée dans les cours secrètes des prisons, lorsque, de cérémonie officielle, sacrifiant une victime décrétée marquée du sceau d’inhumanité, elle est devenue pratique honteuse d’une société, qui sacrifiait dans le tabou certains de ses éléments déviants à sa régulation interne. Ce changement de procédure indiquait le changement dans le rapport collectif à l’interdit du meurtre : en particulier, après la catastrophe civile de la Seconde Guerre mondiale, l’exécution du criminel apparaissait comme trop marquée par le désir de vengeance et par ce qu’il suppose d’actualisation de la destructivité, inhérente à la pulsion de mort : « œil pour œil, dent pour dent, mort pour mort ». La loi, qui sacrifiait « le criminel » pour que le processus de vengeance ne contaminât pas la société tout entière, perdait son efficacité symbolique par ce changement de procédure. Elle risquait de devenir l’instrument d’un processus de vengeance individuelle, les proches de la victime réclamant vengeance de la perte subie. La loi, à travers cette figuration trop immédiate, perdait sa fonction de référence symbolique. Lorsque la peine de mort ne s’inscrit plus dans une unanimité suffisante, l’exécution collective de la sentence devient une menace de scission sociale.
4La fonction symbolique s’est déplacée. C’est le jugement, au nom de tous, qui prime symboliquement, comme le montre le recours à des jurys populaires. Le déplacement sacrificiel s’opère sur le processus du jugement. Ces deux procédures ne pouvaient coexister : la société a eu, tout à coup, peur de faire, du jury populaire, réputé beaucoup plus sévère, l’instrument de la vengeance. On remarquera que c’est au nom de possibles erreurs judiciaires que les partisans de l’abolition ont fait basculer l’opinion publique et ont contraint les politiques à légiférer.
Les manifestations de l’archaïque dans le lien collectif
5Ce problème sociétal nous renvoie au cœur de l’intimité psychique. Il est l’illustration d’observations que les psychanalystes, qui se sont intéressés aux enjeux psychiques du collectif, ont effectué depuis longtemps : les groupes, la collectivité, la société, le cadre, sont les dépositaires des parties les plus archaïques du Moi.
6Freud, dans Psychologie collective et analyse du Moi (1923), montre clairement les phénomènes régressifs dans la foule inorganisée et comment, seule, une certaine forme de rapport collectif à une image identificatoire commune, donne, à une foule, une certaine consistance (au demeurant très archaïque).
7Jaques (1955) a clairement montré que le groupe est le dépositaire des angoisses psychotiques, paranoïaques et dépressives notamment.
8Bleger (1966) a montré que le groupe et le cadre sont les dépositaires des parties les plus archaïques du Moi, les parties symbiotiques, psychotiques et, plus généralement, de ce qu’il appelle le Non-Moi.
9Bion (1961) a montré comment le groupe s’organise selon des hypothèses de base, utilise le clivage, comment la mentalité primitive du groupe fait appel à des modes très régressifs.
10L’école française, à partir de Pontalis (1962), mais surtout d’Anzieu (1975) (l’illusion groupale, le fantasme de casse, le groupe machine) et Kaës (1976, 1994) (l’appareil psychique groupal, les groupes internes, les contrats, pactes et alliances inconscients) ont décrypté, peu à peu, les modes de l’organisation de cet archaïsme dans les groupes. Je soulignerai, ici, que je comprends archaïsme au sens d’une primitive de l’organisation psychique, qui génère un certain nombre de configurations différenciées et que je ne superpose pas l’archaïsme à la pathologie. La régression archaïque (temporelle, formelle et topique, que l’on observe dans les groupes, ne relève pas nécessairement de la pathologie). L’analyse psychanalytique des groupes permet cette différenciation entre archaïsme et pathologie notamment, par exemple, à travers la notion des organisateurs groupaux chez Kaës, dont beaucoup sont, à la fois, des éléments archaïques et structurants.
11Le rapprochement entre ces différentes observations et hypothèses m’a conduit à les résumer dans la proposition suivante, qui permet de rendre compte de l’ensemble de ces constatations groupales et sociétales :
12Ce qui est le plus universel, ce qui traverse l’organisation des groupes et des sociétés, ce que nous posons comme le plus collectif, est nécessairement ce qui est le plus partagé. Nécessairement, ce qui est le plus partagé est ce qui est le plus primitif, le plus archaïque, car il constitue le fonds commun du genre humain, avant que les effets de singularisation, qui marquent l’assomption subjective, n’opèrent. C’est dans cette perspective que je propose de reprendre l’opposition entre règle et Loi, entre nécessaire et suffisant.
L’originaire comme matrice fondamentale du lien
13L’originaire s’articule, selon Aulagnier, autour du pictogramme. Ce pictogramme est constitué du lien entre un éprouvé et une figuration. Le prototype de ce lien est le lien bouche-sein, où l’éprouvé, le perceptum, est mis en lien avec l’image bouche/sein. S’il y a complémentarité entre l’image et l’éprouvé, nous sommes sur un lien pictogrammatique de liaison (pictogramme de liaison) ; si, au contraire, le sein vient à décompléter le lien, se confrontant à un éprouvé de souffrance ou un éprouvé douloureux, etc., nous serons sur un lien pictogrammatique de rejet (pictogramme de rejet). L’un et l’autre pictogrammes, étant donné l’intimité du lien et, quel que soit le type d’éprouvé qui y est lié, fonctionne selon l’ordre de la nécessité, c’est-à-dire que toute évocation de la figuration convoque l’éprouvé et que toute manifestation de l’éprouvé appelle la figuration qui lui est liée. C’est sur cette base que l’on peut dire que le lien est un lien formel de nécessité.
14Le pictogramme de rejet et le pictogramme de liaison pourraient être nommés, l’un et l’autre, pictogrammes d’attribution, en référence au jugement d’attribution, tel que Freud le présente dans la dénégation (Freud, 1925). Cette problématique du pictogramme s’articule sur le fond de la détresse originaire, qui marque la naissance du sujet humain, accompagnée de fantasme d’autoengendrement. Dans le fantasme d’autoengendrement, c’est l’Infans qui, de son point de vue, crée le monde (au sens où l’enfant crée la mère, Winnicott, 1956), mais qui crée aussi des vécus d’agonie dès que l’imago salvatrice du sein ne peut plus être maintenue suffisamment psychiquement active. C’est ainsi que la nécessité formelle (la coprésence) va se trouver engrammée dans une référence à la survie et, plus précisément, à l’autoconservation, comme maintien de la constance de ce qui est autoengendré.
15À cette forme symbolique correspond un principe d’échange, fondé sur la répétition de l’identique et la permutation : cette forme symbolique structure et met en forme le processus primaire. Cette forme symbolique archaïque et son lien à la répétition sont le fondement originaire de l’identité de perception. La relation à la répétition construit le sujet dans un rapport à la régularité et, donc, à la régulation symbolique que l’autre, à travers son discours, impose aux besoins du sujet, lui ouvrant le registre de la demande. La règle, de ce fait, se structure sur un fond de nécessité et de co-présence de l’autre. La règle se trouve encodée par la nécessité psychique qui est le lien formel, auquel le sujet articule son expérience de l’autoconservation (survivance). Par l’étayage libidinal dans le rapport avec l’autre, le sujet construit une figure de l’autre : l’autre passe de la figure de l’intrus, important la conflictualité, l’excitation, voire la destructivité au sein de l’environnement psychique subjectal, à la figure de l’autre. Cette seconde figure de l’autre oscille entre figure aliénante, lorsque l’autre capte le sujet comme objet de son désir, mais aussi et surtout, comme objet secourable, lorsque le sujet est dans une situation de détresse. Nous sommes en présence, ici, d’environnement psychique subjectal et non d’intériorité ou d’espace psychique, dans la mesure où c’est sur fond d’expérience intrusive et d’invention de l’intrus que la consistance de l’intériorité va pouvoir s’instaurer et s’instancier topiquement.
16En liant la notion de pictogramme avec le complexe de sevrage, le complexe d’intrusion et la problématique de l’attribution, chacune de ces notions étant co-nécessaire aux autres, une nouvelle dimension peut apparaître : c’est sur la base d’un pacte inconscient de non-retour à cet état de détresse originaire, que se déclinera l’interdit du meurtre dans l’organisation collective et sociétale.
La problématique de l’attribution et de l’intrusion
17Le processus de jugement est une opération nécessaire à la survie psychique du sujet. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir sur les enjeux psychiques, qui s’articulent autour du processus de jugement.
18Freud, dans La dénégation (Freud, 1925), reprend les catégories aristotéliciennes du jugement, en distinguant deux formes du jugement : le jugement d’attribution et le jugement d’existence. Rappelons sommairement ces deux grands principes. Le jugement d’attribution a pour fonction de savoir si une qualité appartient ou non à tel objet, il apparaît comme un jugement psychiquement élaboré. Le jugement d’existence a pour but de décider si telle ou telle représentation est un produit de notre imagination ou s’il existe dans la réalité extérieure ; il s’agit en quelque sorte d’une épreuve de réalité.
19Freud se pose alors la question de savoir ce que ce jugement représente du point de vue du sujet. C’est ici que le renversement s’opère. Il montre que le jugement d’attribution est, en fait, plus archaïque. J’ajouterai qu’il est la condition de possibilité du jugement d’existence. Initialement, le mouvement du jugement d’attribution est, en effet, de savoir si tel ou tel objet est bon pour le Moi et, donc, s’il faut l’incorporer ou, au contraire, s’il est mauvais et, donc, s’il faut le rejeter. Ce processus de rejet fait dire à Freud (1925) que « ce qui est aujourd’hui étranger au Moi lui est tout d’abord identique ». Cette phrase contient un certain nombre d’éléments, qui sont essentiels par rapport à notre questionnement.
20Le premier problème est de savoir si un sujet qui, par un acte délinquant, s’est retranché de la régulation ou de la loi sociale, devient un intrus ou un étranger au corps social. L’opération de jugement a pour but de déterminer si, assigné par son acte en position de délinquant, il participe encore du groupe social et, notamment, s’il demeure un semblable.
21Le second problème est celui du semblable et du lien de parité. Lorsque Freud pose le problème que ce qui est étranger au Moi lui est tout d’abord identique, il pose le problème du lien identitaire, non pas en tant que fonctionnement des identifications, fussent-elles des identifications primaires. Il en parle bien en tant qu’identité formelle : ce qui était identique, ce qui avait la même valence que le Moi, lui est maintenant étranger, voire intrus. Ce qui est questionné de façon originaire est l’invention même du lien de parité.
22C’est sans doute Lacan qui permet le mieux de parler du troisième problème. Dans le très beau texte des Complexes familiaux, Lacan (1938) propose trois complexes familiaux organisateurs :
- le complexe de sevrage, qui regroupe l’ensemble des représentations et régulations liées à l’imago du sein maternel ;
- le complexe d’intrusion, qui détermine l’ensemble des représentations et régulations et interdictions liées au partage de l’objet ;
- le complexe d’Œdipe, qui détermine l’ensemble des représentations, régulations et interdictions liées à la différence des générations.
23Ma pratique clinique auprès d’adolescents, de personnalités déviantes, de délinquants et même certains psychotiques, m’a montré que l’on peut considérer le complexe d’Œdipe comme étant d’un ordre différent. Le complexe d’Œdipe est un méta-complexe, qui suture l’ensemble du temps d’émergence du pulsionnel dans la relation à l’autre qui, de l’originaire au secondaire, articule les destins de la libido dans la relation à l’autre.
24Si l’on accepte cette différenciation, nous nous trouvons en présence de trois complexes familiaux, qui présentent une caractéristique formelle commune : la problématique de l’attribution et de l’appartenance. Le complexe de sevrage s’articule autour de la problématique d’incorporer ou de rejeter, d’être comblé ou « déprivé » par l’imago du sein maternel. Le complexe d’intrusion s’articule autour de la problématique de posséder exclusivement l’objet ou de le partager. Le complexe de castration s’articule autour de la problématique phallique de « l’avoir ou pas », comme propriété discriminante de la place d’un sujet (homme/femme).
25Nous avons, donc, une ligne de complexes, dont l’organisateur constant est l’attribution. L’acte délinquant tourne fondamentalement autour de la problématique de l’attribution : posséder l’autre ou l’intrus jusqu’à la destruction, posséder l’objet de l’autre, ou jouir du manque de l’autre.
26J’ai montré, par ailleurs, comment cette série de groupes internes s’opposait structurellement à la ligne des fantasmes originaires, qui s’articule par rapport à une problématique du rapport d’être avec l’autre (Duez, 2002).
La nécessité des habitudes et le complexe de sevrage
27Les habitudes d’un sujet sont les restes du lien psychique à la régulation et la trace de ce rapport imaginaire à l’autre, fondé sur une répétition suffisante, qui permet au sujet, en anticipant le lien à l’autre, de se protéger de la potentialité traumatique de la confrontation avec l’intrusion. La différenciation topique du sujet entre intérieur et extérieur se construit fondamentalement sur un fond d’habitude. Rappelons que le terme habitude est une forme verbale du latin habeo (avoir) qui indique ce qui est destiné à « être eu ». L’habitude, c’est ce que l’on est destiné à posséder : on y voit très bien la double dimension de l’héritage, mais aussi de la conquête, par le sujet, de cet héritage. Dans le rapport à l’imago du sein maternel, via le jeu pictogrammatique, le sujet peut imaginairement s’attribuer, s’approprier ou rejeter cette imago. L’habitude, la nécessité, la règle, la répétition, sont autant de primitives psychiques, qui permettent au sujet de s’inscrire dans un lien suffisamment constant à l’environnement et à la scène subjectale, dans laquelle il évolue, en se dégageant de la potentialité intrusive, inhérente à toute rencontre avec l’autre. Lorsque nous travaillons avec des sujets délinquants, qui n’a pas entendu leur peur constante de « se faire avoir », qui traduit, en fait, ce déficit dans l’expérience : ils n’ont pas suffisamment été appropriés pour pouvoir à leur tour posséder. « Se faire avoir », dans leur discours, c’est se trouver sous l’emprise d’un autre qui, justement, au terme d’une menace ou d’une tromperie, parvient à introduire le trouble, en particulier dans les rapports d’appropriation. Les mensonges non dits et tromperies, qui marquent l’histoire de ces sujets, transforment le lien d’appartenance en constant rapport de force, où la menace létale vient peser de tout son poids et inscrire le sujet dans des situations ambiguës ou indécidables. C’est l’actualité du mensonge, et non plus le secret du fantasme, qui encadre et oriente le rapport au Réel de ces sujets.
28La célèbre phrase de Goethe citée par Freud (1923) « ce que tu as hérité de tes pairs, conquiers-le pour le faire tien » est la transcription sociétale de la relation à cet héritage initial et de sa mise au travail par l’attribution.
29Lacan, dans son exposé sur l’aliénation (Lacan, Séminaire XI), nous montre comment l’attaque, « la bourse ou la vie », est un agir, qui induit un non-choix, dans la mesure où la valence du facteur létal introduit un trouble radical dans la subjectivité. Si on développe cette proposition, non pas tant dans la dynamique de l’aliénation, comme le fait Lacan, mais du côté du rapport à l’appropriation de soi-même et de ses valeurs, la menace radicale, que cette injonction verbale représente sur la subjectivité, arase toute hiérarchie symbolique des valeurs. Quoi qu’il en soit, la victime peut très bien ne conserver ni la bourse ni la vie. La victime se trouve, ainsi, précipitée dans une ambiguïté radicale, où tout ce qu’elle possède devient égal face à la mort. Le facteur létal introduit la dévalorisation des avoirs, qui constituent le fond de sécurité du sujet et le rapport symbolique de désir du sujet à ce fond discret de constance, hérité de l’autoconservation. Les habitudes sont la manifestation du rapport symbolique à notre autoconservation. Ce qui apparaît constamment chez la victime, mais aussi, souvent, chez l’agresseur, est une subversion par la décharge pulsionnelle de pure destructivité de cet ensemble d’habitudes, qui fait contenance. Ils se sentent précipités, l’un et l’autre, dans le rapport à la menace létale ; l’agresseur sidéré par son désir de mort de l’autre et la victime par l’inéluctable de l’accomplissement de ce désir. L’inéluctable du rapport pulsionnel à la mort subvertit, le plus souvent, l’un et l’autre de ces deux sujets, aliénés à eux-mêmes, dans une désappropriation radicale de la vie. L’intrication pulsionnelle, que fournit la régulation nécessaire, est alors radicalement dissociée. Aucune des anticipations que permettent les habitudes, d’une part et les conventions sociales dans notre rapport à l’autre, d’autre part, ne peuvent alors opérer. Les habitudes s’effondrent sous l’effet de la décharge pulsionnelle à l’égard de l’autre, qui n’apparaît plus que sous sa forme la plus archaïque et la plus menaçante, celle de l’intrus. Le rapport d’intrusion n’est plus inactivé, en toute rigueur je devrais dire inactualisé, par la répétition des habitudes. L’évocation létale, qui renvoie à notre finitude originaire, saisit l’un et l’autre en une communauté de destin. L’intrusion envahit le psychisme de la victime, mais aussi de l’intrus agresseur, qui n’en devient que plus dangereux.
30L’étymologie du mot délinquant, judicieusement prise en compte, permet, parfois, de repérer les traces d’un travail psychique enfoui dans la langue. Elle nous indique l’activité implicite et silencieuse du travail psychique, qui demeure encrypté. Fond contextuel secret au cœur du signifiant, elle montre parfois, voire souvent, la perduration discrète du travail originaire du pictogramme au sein du signifiant et du lien arbitraire de signifiance. Le terme délinquant est issu de delinquere, qui signifie faire défaut dans un lien à l’autre. On peut le comprendre comme une déliaison imaginaire du lien à l’autre, à l’objet, mais, à partir de ce qui précède, on peut comprendre comment cette conception est insuffisante. La différenciation, à partir de la qualité du lien, va nous permettre de distinguer entre l’attaque d’un lien psychique ou social qui s’appuie sur une relation consensuelle d’arbitraire et un lien de régulation, dont la fonction est de pacifier la relation d’intrusion, qui marque l’entrée du sujet dans le rapport à l’autre et plus d’un autre.
De l’attribution à l’existence : du jugement discret au jugement collectif
31Les liens originaires (pictogrammes, jugement d’attribution, intrication pulsionnelle, régulation), dont je parle, fonctionnent de façon secrète ou, plus exactement, de façon discrète, au sens où les linguistes parlent. Selon les linguistes, les signes discrets accompagnent la locution et l’interlocution, insistance tonale sur tel ou tel élément de la phrase, mimiques renseignant l’interlocuteur sur la relation du locuteur à ce qu’il dit et qui constitue un implicite symboliquement actif dans l’interlocution, mais non présent dans le message explicite du discours.
32La pacification première du rapport à la survie et à l’autoconservation dans une relation à l’autre, dégage le sujet de la forme la plus archaïque du pulsionnel : la pulsion de mort. La causalité psychique fonctionne, alors, comme une nécessité psychique.
33Tel qu’il est défini au début de cet article, le lien formel de nécessité implicite et discret dans le fonctionnement silencieux des habitudes correspond au travail psychique lié à l’intrication pulsionnelle.
34L’intrication pulsionnelle est la résultante du travail psychique de l’originaire, soit la nécessité constante de la transformation de la part de destructivité et d’intrusion induite par la rencontre avec l’autre. (La transformation opère, du désir de non-désir au désir de mort et au désir de mort de l’autre, au désir de l’autre et au désir de l’Autre.)
35On différenciera l’intrication pulsionnelle du travail du lien. Le travail du lien implique, au moins, la reconnaissance de la forme la plus primitive de l’objet : l’intrus. L’intrus est le premier objet auquel se destine la destructivité issue de l’excès pulsionnel inhérent à l’expérience d’intrusion originaire. Cette destination de la destructivité vers l’intrus et l’expérience de la résistance de l’intrus à cette destructivité permet, contraint le sujet à constituer l’intrus comme non-moi. Grâce au travail, non plus de la destructivité mais de la haine, une part du Non-Moi se constituera comme objet. La haine intrique la destructivité ; elle est le résultat du renoncement du sujet à une destructivité généralisée. La haine localise et restreint la destructivité, en l’adressant à un objet, intrus qui a résisté à la destructivité (la figure de l’étranger est un reste de l’intrus dans l’objet, par exemple). Cet objet, né dans la haine (Freud, 1915), cet objet, ayant appartenu à l’espace psychique du sujet, permettra que la destructivité se retourne dans un lien libidinal et constituera au moins un autre, mais, généralement, quelques autres suffisamment familiers comme objets d’amour potentiel. Le lien d’indifférence marquera de son sceau ceux des objets que l’on a renoncé à détruire, mais qui sont insuffisamment familiers pour les investir libidinalement. Ce lien d’indifférence partage, avec le but de la pulsion de mort, le retour à l’inanimé, l’effet d’immobilisation. Ceux à qui l’on est indifférents sont, d’une certaine façon, psychiquement immobilisés dans notre psychisme.
36La reconnaissance de l’autre suppose que tout le travail d’appropriation lié au pictogramme de liaison et le travail d’exclusion lié au pictogramme de rejet sont suffisamment discrètement actifs pour ne pas être dans son rapport à l’autre une menace sur la survie réelle ou imaginaire. Ceci suppose, notamment, que l’expérience de la survie de l’objet dans l’environnement subjectal, permette, au sujet, de fonder une expérience des retrouvailles à l’objet, fondement d’une familiarité suffisante. Comme le disait Freud (1925), l’objet n’est jamais trouvé, il est toujours retrouvé. L’intrication pulsionnelle, de ce point de vue, est la condition nécessaire à l’institution de l’expérience des retrouvailles avec l’objet.
37La relation d’objet ne peut exister que sur un fond de constance qui permette, au sujet, d’affronter les incertitudes des retrouvailles avec l’objet, sans se sentir disloqué ou délocalisé de lui-même. Nous connaissons, dans notre vie, un jour ou l’autre, cette situation de perte d’un être cher, comme le dit la phrase rituelle. Depuis Deuil et mélancolie (Freud, 1915), mais aussi depuis « Deuil ou mélancolie » (Abraham, Torok, 1987), nous savons que cette perte n’aura pas le même impact en fonction du type de lien que nous entretenions avec cet objet. Le rite processuel du jugement va faire parler ce qui, habituellement, opère silencieusement comme scène secrète des relations humaines d’« obscénalité » (Duez, 2002). Face au crime, c’est-à-dire ce qui touche l’intrication fondamentale du sujet à lui-même, à ses objets, à la collectivité et à son contrat narcissique, par rapport à cette collectivité (Aulagnier, 1975), la société se trouve dans une contrainte de réaffirmer, réévaluer, repartager les interdits fondamentaux pour re-légitimer l’énonciation partagée de l’interdit.
38L’incertitude judicaire actuelle, face au problème de l’euthanasie, montre clairement la difficulté qu’il peut y avoir à qualifier certains actes de crimes, lorsque, comme la peine de mort en son temps, la question de l’euthanasie fait débat, au point de ne plus créer le consensus suffisant, qui justifie l’effet d’arbitraire que provoque l’interdit à l’égard du sujet singulier.
39Dans l’évaluation de l’agir et de l’acte, tout l’originaire se trouve actualisé dans une relation d’« obscénalité », comme le montre souvent l’obscénité des débats, lorsqu’ils sont trop complaisamment exposés sur la scène publique. Ceci est très différent pour les délits ne relevant que de l’attaque de la relation d’objet traités, le plus souvent, avec cette insuffisance d’apparat et de mise en scène, qui caractérise les chambres correctionnelles. Les chambres correctionnelles, d’un point de vue psychique, se contentent de réguler un déficit dans l’échange, un trouble des relations d’objets pourrais-je dire. Pire encore, les tribunaux de simple police, sous la pression de l’exécutif, font de la sentence une forme, à peine camouflée, de la vengeance, induisant, par là même, la répétition et la récidive.
Don de désir et don d’interdit
40On a souvent insisté, depuis Freud et plus encore depuis Lacan, sur la dimension arbitraire de la Loi et cela devait être fait, mais on insiste insuffisamment sur la nécessité pour que cette énonciation symbolique opère, qu’elle s’appuie sur un don (d’amour ou de désir) suffisant, en particulier envers l’enfant, don qui légitime l’énonciation de l’interdit. Le don de la vie n’est pas suffisant, comme Aulagnier l’a très bien montré, il faut également qu’il y ait eu don de cet amour nécessaire, qui permet à l’enfant de survivre au-delà de sa détresse originaire, mais il faut aussi qu’il y ait eu un don d’amour suffisant pour que le retournement et les limites que l’autre, sous la forme primitive de l’intrus, impose aux motions pulsionnelles du sujet, soit acceptable par celui-ci.
41C’est parce que le père ou l’amant de la mère, si ce n’est pas le père, aura accepté de céder sous forme de mère au nourrisson la femme, qui est son objet de désir (son amante) que, lorsqu’il posera et énoncera l’interdit, l’enfant le reconnaîtra comme habilité à poser cet interdit. C’est parce que cet Autre aura lui-même renoncé pour un temps à son objet de désir au nom de la survie de l’enfant que le renoncement pulsionnel qu’il imposera sera acceptable. Le renoncement nécessaire de la mère à l’enfant comme objet sexuel s’articule au renoncement suffisant du père à la mère comme amante.
42C’est de cet entrecroisement des renoncements que naîtra la possibilité, pour l’enfant, de reconnaître, sous le vécu d’intrusion, l’effet de déprivation qu’introduit l’intrus et, sous l’image de l’intrus, la figure du semblable. C’est le repartage de cette matrice originaire, habituellement silencieuse, qui est convoqué dans les grands rites sociaux du jugement, lorsqu’un sujet commet le crime d’assigner un autre sujet comme objet de ses désirs libidinaux ou de sa destructivité. C’est ainsi que l’articulation des renoncements parentaux fournit la matrice instituante nécessaire, mais non suffisante du lien social. Pour que cette renonciation conserve une efficacité suffisante, encore faut-il que les parents ne soient pas, de fait, destitués, par l’environnement social, de leur fonction de porteur des valeurs communes de cet environnement. La désaffiliation sociale est une situation, qui menace très directement cette fonction symbolique des parents.
43Le rituel du jugement ne peut conserver son efficace que pour autant que ces conditions soient remplies. Le délinquant tente de retrouver, dans l’espace social, les contraintes qu’il n’a pu trouver dans l’espace restreint du groupe familial. S’il est vrai que la pathologie ou la souffrance de la famille conduit à cette diffraction sur la scène sociale, l’évolution actuelle montre que la société, qui a pour fonction de maintenir silencieusement mais activement la pacification collective des relations originaires, doit maintenir activement et collectivement la représentation de ce partage du bien commun, si elle ne veut pas voir s’actualiser des relations de vengeance, inhérentes à la problématique de l’intrusion. Les conflits, qui traversent les sujets délinquants, transférés sur la scène publique, cherchent un destinataire à la mesure de l’intensité, et, donc, de la destructivité, de leur décharge pulsionnelle. Cette scène se vide de son sens si, par ailleurs, elle ne peut pas, fût-ce qu’un instant, être l’expression collective suffisante du bien commun. Elle perd, alors, sa fonction de scène publique, qui, par la diffraction qu’elle impose à la décharge pulsionnelle, permet au délinquant une réélaboration de sa position subjective. À travers le criminel, dans l’action du jugement collectif, chacun peut se réapproprier, en son nom propre, l’énonciation d’une loi suffisante qui les institue comme pairs. Le rituel collectif du jugement apparaît, alors, comme le lieu psychique où l’exception peut être réappareillée psychiquement dans l’espace psychique collectif, là où le vécu d’arbitraire de la loi pour le sujet retrouve sens, comme participant d’une nécessité collective. Lorsque ce rituel se déprive des apparats, qui sont nécessaires à cette célébration, au profit d’une conception opératoire d’une justice de régulation, alors, l’appareillage psychique collectif est, lui-même, menacé et, avec lui, le lien social.
Références
- Abraham (Nicolas), Törok (Maria). – Deuil ou mélancolie, dans L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987, p. 259-275.
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Mots-clés éditeurs : passage à l'acte, complexe d'intrusion, procès, délinquance, destructivité, obscénalité
Date de mise en ligne : 01/02/2012
https://doi.org/10.3917/bupsy.481.0023