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Article de revue

Marqueurs langagiers et relations intergroupes : analyse de discours d'entraîneurs dans le jeu sportif collectif

Pages 321 à 328

Notes

  • [*]
    Interactions sociales et organisations sportives (ISOS), Université de Bourgogne, BP 27877, 21078 Dijon Cedex, <Jean-Pierre.Rey@u-bourgogne.fr>
  • [**]
    Interactions sociales et organisations sportives (ISOS), Université de Bourgogne, BP 27877, 21078 Dijon Cedex, <Karine.Weiss@u-bourgogne.fr>
  • [1]
    Rey (Jean-Pierre), Nous versus eux : catégorisation sociale et attributions stéréotypiques : quelques réflexions à propos des discours des entraîneurs dans le jeu sportif collectif et de leurs effets (non publié à ce jour).
  • [2]
    Si le concept de référent-noyau désigne ce dont il est question dans la phrase, l’extension du référent-noyau désigne les différents modes selon lesquels cette référence est déclinée. Ainsi, s’il est question de l’adversaire, on observera comment cet adversaire est différemment désigné (eux, ils, l’équipe adverse…).
  • [3]
    Le concept d’actancité est propre à l’analyse langagière et renvoie à l’idée que, dans une phrase, ce à quoi on fait référence est soit dans une position de contrôle de l’action, soit dans une position où il subit l’action. En d’autres termes : « il se peut que ce soir ils jouent une défense étagée », place l’adversaire (ils) en position d’actant. Ce qui peut traduire que cet adversaire maîtrise ce qu’il va faire et conduire l’entraîneur à exacerber le risque d’être dominé par cet adversaire. En revanche : « souvenez-vous que notre défense a perturbé leur jeu » place l’adversaire (leur jeu) en position d’acté et renforce l’idée que nous avons les moyens de dominer cet adversaire.
English version

1Dans le domaine des activités sportives, les travaux menés sur l’équipe sont étroitement liés aux observations réalisées sur la relation entraîneur/joueurs. L’analyse de cette interaction sociale particulière a déjà montré de nombreux liens entre les conduites des entraîneurs et la performance des joueurs. L’entraîneur ne résout pas seulement des problèmes stratégiques ou techniques, il gère aussi les situations sociales, psychologiques, émotionnelles et morales dans lesquelles se posent ces problèmes (Bredemeier, Schields, 1993 ; Hightower, 2001 ; Terry, 1984). Ainsi, son impact sur la conduite des joueurs est avéré (Carron, Bray, Eys, 2002 ; Gardner, Shields, Bredemeier, Bostrom, 1996). La quantité et la qualité des interactions entre entraîneurs et joueurs ont des conséquences importantes sur le climat de l’équipe, mais elles doivent aussi être mises en relation avec les buts et les moyens pour atteindre ces buts (Balaguer, Duda, Atienza, Mayo, 2002). La situation, ainsi modulée par cet « autrui signifiant » qu’est l’entraîneur, influence l’orientation de l’implication des joueurs. Ainsi, une situation sportive hautement compétitive, avec des échanges sociaux axés sur la rivalité, correspond à une implication autocentrée, alors qu’une situation mettant l’accent sur les efforts, l’amélioration des performances, l’apprentissage et les contributions collectives, est considérée comme plus instrumentale (Balaguer, Duda, Atienza, Mayo, 2002). En outre, différents modes de distribution des consignes de jeu (autoritaire ou non), ne produisent pas les mêmes comportements de prises de risques ni les mêmes effets sur la discrimination des partenaires (Rey, 1999, 2000). La réflexion de la dynamique relationnelle entraîneur/entraîné est devenue un élément indissociable de la réussite sportive (D’Arripe-Longueville, Saury, Fournier, Durand, 2001). C’est le cas du rôle primordial que tient l’entraîneur dans la préparation des compétitions, notamment dans la définition de ces buts, des rôles et des comportements (défensifs et offensifs) attendus dans l’équipe (Beauchamp, Bray, Eys, Carron, 2003). Cette dynamique se fonde, en grande partie, sur l’intervention verbale de l’entraîneur. En effet, les confrontations compétitives dans les jeux sportifs collectifs supposent, dans leur préparation, de nombreux discours sur l’équipe, sur chaque joueur et sur les adversaires. Quel joueur n’a pas assisté au traditionnel discours d’avant match ? Et quel entraîneur n’est pas persuadé de l’importance de cette causerie quasi indispensable dans la pratique du jeu sportif collectif ? Au point que les médias en rendent compte de plus en plus souvent. Que l’on se réfère, par exemple, au succès qu’ont connu les reportages sur les instants qui ont précédé les matchs de l’équipe de France de football aux championnats du monde en 1998 et en 2002. Cependant, nous sommes devant un rituel dont on a rarement systématisé l’analyse et mesuré les véritables effets. Sans doute, parce que les chercheurs qui tentent de pénétrer dans les vestiaires avant les matchs de compétition ne sont pas toujours les bienvenus. Rey [1] nous apporte quelques éléments caractéristiques du discours de l’entraîneur avant le match. C’est un discours qui se veut toujours, plus ou moins, persuasif. Il vise essentiellement à hausser l’équipe d’appartenance, en renforçant l’importance du collectif et de l’appartenance à ce collectif. Traditionnellement, qu’ont entendu, de nombreuses fois, les joueurs dans les vestiaires ? Sans doute, des discours cherchant à produire une forte identification des joueurs au projet de l’équipe : « Les gars, chacun sait ce qu’il a à faire ce soir. » Des discours cherchant à faire prendre conscience aux joueurs qu’ils partagent un ensemble de convictions définissant leur état d’équipe : « Aujourd’hui, je veux une véritable équipe sur le terrain. » En fait, des discours cherchant à construire une identité de groupe qui produirait de la cohésion, de la solidarité, de l’entraide. Il s’agit, alors, de mettre l’accent sur la communauté et l’allégeance (respect des règles, des consignes), de renforcer l’autorité de l’entraîneur et de mettre l’accent sur le sort partagé : « Je ne veux pas de franc tireur ce soir, si on gagne, c’est tous ensemble. »

2Cependant, il ne s’agit pas de comparer la compétition sportive à une situation sociale marquée systématiquement par la dévalorisation de l’exogroupe ou par la présence de stéréotypes, mais bien d’intégrer cette compétition intergroupe dans une perspective instrumentale. En d’autres termes, l’essentiel, pour l’entraîneur, étant de préparer son équipe à la victoire, d’autres stratégies que celle de la catégorisation sont possibles : outre la valorisation de l’équipe d’appartenance, la motivation des joueurs peut, par exemple, passer par l’accentuation de certains aspects techniques bien maîtrisés.

3Dans cette perspective, une étude plus approfondie des discours d’entraîneurs qui précèdent les compétitions pourrait permettre de mieux saisir les processus à l’œuvre dans cette pratique discursive originale. C’est ce que nous proposons d’examiner ici par l’analyse des discours pré-compétitifs d’entraîneurs de handball. La situation de compétition sportive met effectivement en jeu des équipes, dont les caractéristiques, proches des autres groupes sociaux (Colman, Carron, 2001), peuvent permettre d’anticiper des effets proches de ceux bien connus mis en évidence avec des paradigmes expérimentaux. Ainsi, on peut faire l’hypothèse que, dans les discours de l’entraîneur, apparaîtront les différentes expressions de la catégorisation, notamment, et en particulier, les distorsions qui y sont habituellement liées, comme la distorsion de favoritisme pro-endogroupe (Doise, 1979, 1984 ; Tajfel, 1972, 1982). En effet, le type de langage utilisé pour décrire des groupes n’est pas neutre et permet, par exemple, de véhiculer des stéréotypes, comme cela a été montré avec la distorsion linguistique intergroupe (Maass, Salvi, Arcuri, Semin, 1989) : un haut degré d’abstraction, utilisé pour décrire les caractéristiques positives de l’endogroupe et celles, négatives, de l’exogroupe, permet une généralisation de ces caractéristiques et facilite, ainsi, la transmission et la persistance des stéréotypes. Les récepteurs des messages se montreraient sensibles à ces choix langagiers « subtils mais stratégiques » (Wigboldus, Semin, 2000). Dans la pratique sportive, on peut penser que l’entraîneur tentera, dans ses discours, d’attribuer à l’équipe qu’il entraîne et, par là même, de faire partager, avec ses joueurs, des attitudes et des stéréotypes positifs : « Vous avez progressé et, ce soir, on doit le constater », et d’attribuer des stéréo types négatifs à l’adversaire : « Ils sont lents, centrés sur leur vis-à-vis et, franchement, tactiquement, ils ne proposent pas grand-chose. » De ce point de vue, les joueurs assistent, parfois, à des discours très « colorés ». Il s’agit d’augmenter la différence entre les adversaires et l’équipe, dans le but de créer les conditions de l’apparition de comportements de cohésion, de solidarité et d’abnégation. En d’autres termes, s’ils « sont lents », c’est que nous sommes plus rapides qu’eux. S’ils ne « proposent pas grand-chose tactiquement », c’est que nous allons, nous, proposer quelque chose de plus riche.

4Cependant, nous faisons également l’hypothèse que les distorsions de catégorisation trouveront, ici, une expression susceptible d’être régulée par la mobilisation de la catégorisation et par le statut de l’adversaire. Ainsi, ma distorsion d’autofavoritisme devrait être plus marquée lorsque l’équipe d’appartenance a une position dominante. De la même façon, de nombreuses études ont montré que la distorsion d’assimilation était plus importante lorsque l’endogroupe était en danger, comme dans les situations où l’équipe se prépare à jouer contre un adversaire plus fort.

5Notre perspective propose une analyse cognitivo-discursive (Ghiglione, Kekenbosch, Landré, 1995), doublée d’une analyse thématique, permettant, au delà de l’étude des indicateurs langagiers, de mettre l’accent sur le contenu des interventions. Ces analyses visent, d’une part, à mettre en évidence des processus socio-cognitifs liés à la compétition et aux relations intergroupes qui y sont associées et, d’autre part, à comprendre comment ces processus s’actualisent en fonction de la position respective des différents groupes.

6En ce qui concerne l’analyse discursive, il s’agit, en particulier, de relever, dans des interventions simulées d’entraîneurs adressées à leur équipe, avant un match décisif, les indicateurs associés à des représentations différenciées de l’adversaire. La longueur des textes constitue, dans un premier temps, un indicateur pouvant se rapporter au niveau d’implication de l’acteur, plus important lorsque celui-ci est en situation de dominance. L’analyse de l’extension du référent-noyau [2] se rapporte à la distorsion d’assimilation, le nombre d’informations fournies sur le référent étant moins important si l’adversaire est considéré comme une entité, dont les membres possèdent les mêmes caractéristiques. Les adjectifs qualificatifs constituent le support privilégié pour atteindre les valeurs associées à un objet (Castel, Lacassagne, 1995 ; Lacassagne, Salès-Wuillemin, Castel, 1999). Ici, les adjectifs évaluatifs retenus permettent de rendre compte de la distorsion de discrimination à travers les traits socialement désirables (positifs) ou indésirables (négatifs), qu’ils véhiculent.

Méthode

7Quatre-vingts sujets, étudiants hommes, en quatrième année de STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives) et, tous, entraîneurs de handball, ont participé à cette recherche. Ils entraînent, tous, une équipe, depuis au moins trois ans et possèdent, tous, une accréditation fédérale. Ils ont été répartis aléatoirement en quatre groupes indépendants de 20 sujets. Chacun devait lire un scénario décrivant une situation dans laquelle ils pourraient se retrouver en tant qu’entraîneur d’une équipe de handball : leur équipe doit jouer un match décisif et ils ne peuvent, pour des raisons personnelles, l’accompagner. On leur demande, alors, d’écrire une lettre destinée à être lue à l’équipe juste avant le début du match. Les quatre conditions expérimentales correspondent au statut de l’équipe lié aux caractéristiques de l’adversaire induites par le scénario : l’adversaire est décrit soit comme plus fort, soit comme moins fort, soit de force égale. Dans une quatrième condition, qui représente la situation contrôle, l’adversaire n’est pas mentionné.

8Ces quatre conditions devraient nous permettre de vérifier si, dans le contexte de la pratique sportive, on retrouve les différentes distorsions liées à la catégorisation sociale ou si, au contraire, les éléments spécifiques à la compétition sportive font apparaître des effets plus nuancés. Ainsi, on peut se demander si une position dominante renforce l’expression d’un favoritisme pro-endogroupe ou, au contraire, si celui ci n’apparaît que lorsque le groupe est en danger. Dans ce cadre, nous faisons l’hypothèse que :

  • dans une situation « neutre » ou de position dominée, les distorsions liées à la catégorisation et, en particulier, au favoritisme pro-endogroupe seront importants, permettant une valorisation de l’équipe et, ainsi, d’un point de vue instrumental, une mise en confiance des joueurs, face à l’adversaire ;
  • dans une situation dominante, le discours sera plus axé sur les enjeux de la compétition, visant à motiver le groupe et, ainsi, une valorisation de l’adversaire pourra apparaître dans le discours, afin de mettre en relief le danger potentiel lié à la situation de compétition, même face à un adversaire jugé plus faible.
Les sujets ne sont pas limités dans le temps pour écrire leur discours.

9La variable dépendante correspond aux caractéristiques des textes produits par les sujets. Les indicateurs principaux, qui ont été retenus sont les suivants : 1° la longueur du texte ; 2° la fréquence des pronoms personnels se rapportant à l’équipe ; 3° le nombre de modalisations de nécessité ; 4° le nombre de fois où l’adversaire est mentionné ; 5° l’extension du référent-noyau, lorsqu’il est question de l’adversaire ; 6° le nombre d’apparitions de l’équipe d’appartenance et de l’adversaire dans le texte, ainsi que leur actancité [3] ; 7° le nombre d’adjectifs positifs et négatifs désignant l’équipe d’appartenance et l’adversaire ; 8° les formules dévalorisantes concernant l’adversaire ; 9° enfin, un indice de discrimination sera calculé pour chacun des groupes et comparé dans chacune des conditions expérimentales.

10Le traitement a consisté à appliquer des Anovas, doublées d’un test non-paramétrique (Kruskal Wallis), notamment pour pallier les problèmes statistiques liés aux faibles occurrences de certains indicateurs, ainsi qu’à leur distribution non-normale.

Résultats

Longueur du discours

11Le premier indicateur retenu est la longueur du discours (voir tableau 1). Il reflète l’implication des acteurs et, s’il est différent selon les conditions expérimentales, il est, alors, nécessaire d’en tenir compte en pondérant l’ensemble des autres indicateurs.

Tableau 1

Nombre moyen et total de mots dans chaque condition expérimentale

Tableau 1
Moyenne de mots par discours (N = 20) Adversaire non présenté 183,05 Adversaire égal 203,65 Adversaire – fort 235,10 Adversaire + fort 176,95 Moyenne générale 199,69

Nombre moyen et total de mots dans chaque condition expérimentale

12La longueur des textes obtenus dans les quatre conditions expérimentales est significativement différente (F (3,76) = 2,57, p < .05). En effet, le discours est plus long lorsque le narrateur est en situation dominante, c’est-à-dire lorsque son équipe est face à un adversaire moins fort et, inversement, moins long quand l’équipe d’appartenance est en position de dominée. Ces différences sont confirmées par des comparaisons planifiées (contrastes de moyennes) entre les conditions « adversaire non présenté » et « adversaire moins fort » (F (1,76) = 5,09 p < .02) et entre les conditions « adversaire moins fort » et « plus fort » (F (1,76) = 6,33 p < .02). Elles impliquent que, dans les analyses suivantes, nous rapportions chaque résultat au nombre total de mots dans chacune des conditions expérimentales, afin de tenir compte de cet effet de longueur du texte.

Place de l’équipe d’appartenance

13Nous avons, dans un premier temps, relevé l’en semble des pronoms personnels représentant l’équipe d’appartenance, incluant ou non le narrateur : il s’agit des pronoms « vous », « nous », « on » et « je ». À nouveau, le nombre d’apparitions de ces pronoms est rapporté au nombre total de mots, afin de tenir compte de l’effet de la taille du discours (voir tableau 2).

Tableau 2

Fréquence moyenne (N = 20) des pronoms personnels se rapportant à l’équipe d’appartenance dans chaque condition expérimentale

Tableau 2
Je Vous Nous On Adversaire non présenté 0,010 0,053 0,005 0,030 Adversaire égal 0,006 0,037 0,008 0,024 Adversaire – fort 0,014 0,052 0,005 0,014 Adversaire + fort 0,018 0,032 0,007 0,020 Moyenne générale 0,012 0,043 0,006 0,022

Fréquence moyenne (N = 20) des pronoms personnels se rapportant à l’équipe d’appartenance dans chaque condition expérimentale

14L’analyse de chaque pronom met quelques différences en évidence : le « je » est plus utilisé par l’entraîneur dans les conditions de catégorisation, c’est-à-dire quand l’adversaire est présenté et différent (F (1,78) = 8,71, p < .004). Les formulations utilisées sont du type « je suis persuadé », « je pense que », « je vous préviens », etc. L’utilisation du pronom « vous » est également significativement différente entre les quatre conditions expérimentales : c’est dans la condition équipe dominante (lorsque l’adversaire est moins fort) et dans la condition de non mobilisation de la catégorisation (lorsque l’adversaire n’est pas présenté) que l’entraîneur s’adresse le plus directement aux membres de son équipe (F (3,76) = 4,64, p < .005 ; test de Kruskal-Wallis : H = 12,07, p < .007).

15Du point de vue du contenu des textes, c’est égale ment lorsque le groupe est en position dominante que le nombre de modalisations de nécessité est significativement le plus important (F (3,76) = 5,08, p < .003 ; test de Kruskal-Wallis : H = 11,28, p < .01 ; voir tableau 3). Ces modalisations de nécessité impliquent un besoin de motiver son équipe dans une condition où l’adversaire ne représente pas une menace évidente (« ce soir il faudra être fiers », « il est nécessaire de faire front », « il faut une équipe de combattants », etc.).

Tableau 3

Fréquence moyenne (N = 20) de modalisations de nécessité (moyenne et rapport au nombre total de mots dans chaque texte)

Tableau 3
Moyenne Densité Adversaire non présenté 2,00 0,010 Adversaire – fort 4,05 0,019 Adversaire + fort 1,30 0,007 Adversaire égal 1,90 0,009 Moyenne générale 2,31 0,011

Fréquence moyenne (N = 20) de modalisations de nécessité (moyenne et rapport au nombre total de mots dans chaque texte)

Place de l’adversaire

16Parallèlement aux différents aspects du discours concernant l’équipe d’appartenance, nous nous sommes intéressés à la façon dont l’adversaire est présenté dans le discours : nous avons relevé, dans un premier temps, l’ensemble des citations concernant l’adversaire, quelle que soit la façon dont celui-ci est désigné (voir tableau 4).

Tableau 4

Fréquence moyenne des fois où l’adversaire est mentionné dans le texte (moyenne et rapport au nombre total de mots dans chaque texte)

Tableau 4
Adversaire Adversaire (moyenne N = 20) (/nb de mots) Non présenté 1,950 0,0107 Adversaire – fort 2,800 0,0129 Adversaire + fort 7,350 0,0418 Adversaire égal 5,450 0,0248 Moyenne générale 4,387 0,0225

Fréquence moyenne des fois où l’adversaire est mentionné dans le texte (moyenne et rapport au nombre total de mots dans chaque texte)

17L’adversaire est très peu présent dans l’ensemble des discours des entraîneurs. Il est, cependant, plus souvent mentionné dans la condition de catégorisation défavorable (quand l’adversaire est plus fort) et lorsque les deux équipes sont de même niveau (F (3,76) = 20,27, p < .001 ; test de Kruskal-Wallis : H = 34,79, p < .001).

Distorsion d’assimilation

18Afin de vérifier si les relations entre les équipes impliquent des processus langagiers proches de ceux déjà observés dans le cadre d’autres types de catégorisation, nous nous sommes penchés sur la distorsion d’assimilation, s’exprimant par le nombre de termes différents utilisés pour parler de l’adversaire. De la même façon, l’utilisation massive de la forme pronominale constituerait l’indicateur d’une telle assimilation (voir tableau 5).

Tableau 5

Extension du référent-noyau pour désigner l’adversaire : utilisation des formes pronominales et nombre de termes utilisés (moyennes N = 20, et rapports au nombre de fois où l’adversaire est cité)

Tableau 5
Forme Forme pronominale/ Nombre moyen Nombre de termes/ pronominale citations de termes citations (ils/elles, eux, les) de l’adversaire pour l’adversaire de l’adversaire Non présenté 0,800 12,90 % 1,300 0,606 Adversaire – fort 0,800 21,50 % 2,100 0,738 Adversaire + fort 5,300 64,50 % 3,450 0,561 Adversaire égal 2,850 37,45 % 3,200 0,671 Moyenne générale 2,437 34,09 % 2,513 0,644

Extension du référent-noyau pour désigner l’adversaire : utilisation des formes pronominales et nombre de termes utilisés (moyennes N = 20, et rapports au nombre de fois où l’adversaire est cité)

19C’est dans la condition de catégorisation défavorable que l’on parle le plus de l’adversaire, mais, aussi, que l’expression de l’adversaire se fait essentiellement par l’utilisation de la forme pronominale (« ils/elles », « les » et « eux ») : le nombre de formes pronominales utilisées pour nommer l’adversaire, rapporté au nombre de fois où l’on parle de l’adversaire, est, en effet, significativement plus important dans cette condition (F (3,76) = 11,26, p < .001 ; comparaisons planifiées avec cette condition : p < .005 ; test de Kruskal-Wallis : H = 24,01, p < .001).

20Lorsque l’on regarde plus en détail l’extension du référent-noyau, c’est-à-dire le nombre de termes utilisés pour parler de l’adversaire, on retrouve (en nombres bruts) un faible nombre de termes différents utilisés dans les conditions où celui-ci est décrit comme faible ou lorsqu’il n’est pas explicitement présenté. En revanche, si l’on rapporte ce nombre de termes au nombre de fois où l’on parle de l’adversaire, l’effet disparaît et aucune différence n’est notable entre les quatre conditions expérimentales.

Comparaison des groupes, discrimination et distorsion de favoritisme

21Nous avons également analysé l’actancité de l’adversaire à chaque fois que celui-ci est présent dans le texte (voir tableau 6).

Tableau 6

Pourcentages d’apparitions des deux équipes (adversaire et équipe d’appartenance) en position d’actant

Tableau 6
Adversaire Équipe d’appartenance Non présenté 40,95 % 79,12 % Adversaire – fort 55,61 % 74,57 % Adversaire + fort 58,04 % 69,28 % Adversaire égal 51,55 % 80,74 % Pourcentage moyen 52,69 % 75,93 %

Pourcentages d’apparitions des deux équipes (adversaire et équipe d’appartenance) en position d’actant

22Il n’existe aucune différence entre les quatre conditions expérimentales, quant à l’actancité des deux groupes : l’adversaire est, à peu près, aussi souvent en situation d’acté que d’actant, alors que le groupe d’appartenance occupe, systématiquement, plus fréquemment la position d’actant. Cette position, relativement fréquente, d’acté correspond à l’indicateur d’un statut défavorable du groupe (Castel, Lacassagne, 1995), mais on aurait pu s’attendre à trouver cette position défavorable de façon plus systématique dans les situations de catégorisations marquées.

23Enfin, nous avons procédé à l’analyse des adjectifs évaluatifs concernant chacun des groupes en présence, c’est-à-dire, d’une part, l’équipe du narrateur (« nous ») et, d’autre part, l’équipe adverse (« eux ») (voir tableau 7).

Tableau 7

Fréquence moyenne (N = 20) d’adjectifs positifs et négatifs concernant chacun des deux groupes rapporté au nombre total de mots dans le discours

Tableau 7
« Nous » « Nous » « Eux » « Eux » positif négatif positif négatif Non présenté 0,014 0,0002 0,0002 0,0006 Adversaire – fort 0,009 0,0006 0,0003 0,0037 Adversaire + fort 0,003 0,0002 0,0062 0,0037 Adversaire égal 0,010 0,0002 0,0012 0,0015 Moyenne générale 0,009 0,0003 0,0020 0,0024

Fréquence moyenne (N = 20) d’adjectifs positifs et négatifs concernant chacun des deux groupes rapporté au nombre total de mots dans le discours

24Cette analyse montre que, quelle que soit la condition, très peu d’adjectifs négatifs sont utilisés pour qualifier l’équipe d’appartenance (F (3,76) = 0,24, ns). Cependant, l’utilisation des adjectifs positifs, relatifs à l’équipe d’appartenance, diffère selon les conditions expérimentales : ceux-ci sont significativement plus nombreux, lorsque la catégorisation n’est pas mobilisée (F (3,76) = 4,06, p < .009 ; test de Kruskal-Wallis : H = 9,04, p < .03).

25L’adversaire (« eux ») est associé à plus d’adjectifs négatifs, dès que son statut est explicitement différent de celui de l’équipe d’appartenance, qu’il soit décrit comme plus fort ou comme plus faible (F (3,76) = 3,60, p < .02 ; test de Kruskal-Wallis : H = 9,91, p < .02). Cependant, lorsque l’adversaire est dominant, le nombre d’adjectifs positifs est significativement plus important que dans les autres conditions (F (3,76) = 10,32, p < .001 ; test de Kruskal Wallis : H = 23,80, p < .001).

26Pour compléter cette analyse des qualificatifs associés à l’adversaire, nous nous sommes également penchés sur l’expression et la fréquence des formules défavorisantes qui lui sont associées. Ce type de formules cherchant à marquer une certaine faiblesse de l’adversaire (« ils vont se poser des tas de questions », « ils risquent d’être trop sûrs d’eux ») vient confirmer l’analyse des adjectifs qualificatifs : une différence significative entre les conditions expérimentales (F (3,76) = 5,33, p < .0022) montre une forte utilisation de ces formules, lorsque le statut de l’adversaire est explicitement différent de celui de l’équipe d’appartenance. Le test de Kruskal-Wallis confirme ce résultat (H = 11,22, p < .0106) (voir tableau 8).

Tableau 8

Formules défavorisantes concernant l’adversaire dans chaque condition expérimentale

Tableau 8
Moyenne Densité N = 20 Adversaire non présenté 0,20 0,0011 Adversaire – fort 1,30 0,0055 Adversaire + fort 1,50 0,0085 Adversaire égal 0,80 0,0039 Moyenne générale 0,95 0,0047

Formules défavorisantes concernant l’adversaire dans chaque condition expérimentale

27Afin d’avoir une idée plus globale de cette tendance discriminatoire envers l’adversaire, nous avons créé un « indice de discrimination » pour chacun des groupes, calculé par la différence entre la proportion d’adjectifs positifs et la proportion d’adjectifs négatifs. Un résultat négatif met, donc, en évidence, une discrimination du groupe, alors marqué par un plus grand nombre d’adjectifs négatifs que de positifs (voir tableau 9).

Tableau 9

Indices de discrimination pour les deux groupes et comparaisons intergroupes dans chaque condition expérimentale

Tableau 9
« Nous » « Eux » Anova F (p) Non présenté 2,65 – 0,10 15,10 (.000) Adversaire – fort 1,80 – 0,70 22,97 (.000) Adversaire + fort 0,60 + 0,25 0,600 (ns) Adversaire égal 1,80 – 0,10 16,53 (.000) Moyenne générale 1,71 – 0,16 44,86 (.000)

Indices de discrimination pour les deux groupes et comparaisons intergroupes dans chaque condition expérimentale

28L’étude de ces indices met en évidence que l’équipe d’appartenance est globalement favorisée par rapport à l’adversaire, sauf dans la condition de catégorisation défavorable, où les deux indices de discrimination sont équivalents (Anova non significative). Si l’on compare les conditions entre elles, on note, en effet, que c’est dans cette condition, où l’adversaire est plus fort, que l’équipe d’appartenance est le moins favorisée (F (3,76) = 2,99, p < .04 ; test de Kruskal-Wallis : H = 9,50, p < .02). C’est égale ment dans cette condition que l’adversaire souffre le moins de discrimination : c’est, en effet, la seule condition dans laquelle l’indice obtenu est positif (F (3,76) = 2,90, p < .04 ; test de Kruskal-Wallis : H = 10,57, p < .01).

29Enfin, c’est dans la condition de dominé que l’on parle le plus de ce que les adversaires risquent de faire, de la menace qu’ils constituent (avec des formules du type « attention ils vont vous faire… »). La différence entre les quatre conditions est significative (F (3,76) = 7,64, p < .001 ; test de Kruskal Wallis : H = 11,28 ; p < .01).

Conclusion et discussion

30Les scénarii, à partir desquels les sujets ont simulé leurs discours, ne présentaient pas l’ensemble des éléments sur lesquels se fonde la réalité des inter ventions verbales observées avant les compétitions. Les sujets ne disposaient pas de véritables éléments sur leur propre équipe (ses individualités, son histoire, sa dynamique propre), ni sur l’adversaire, hormis qu’il était juste situé dans la hiérarchie au regard de l’équipe entraînée (plus fort, moins fort, de force égale). L’analyse des discours écrits ne tient pas, non plus, compte de la charge émotionnelle avec laquelle les sujets auraient pu s’adresser à leurs joueurs. Cependant, les sujets étant de véritables entraîneurs, on peut raisonnablement penser que l’ensemble de cette réalité a pu s’exprimer à travers le choix des mots et des formules, qui ont été activés dans la simulation écrite du discours d’avant-match. Lorsqu’un sujet écrit : « Je vous rappelle, les gars, qu’au match aller ça c’est très mal passé… », on peut imaginer que l’histoire du groupe est présente. Ainsi, l’analyse des indicateurs langagiers, issus des discours d’entraîneurs précédant une compétition sportive, permet de relever des effets contrastés, mettant en évidence les aspects aussi bien catégoriels que fonctionnels de cette compétition. Contrairement à d’autres situations sociales, impliquant une différenciation intergroupe, l’aspect catégoriel ne semble, cependant, pas être le seul facteur modulant ce type de discours, et les traditionnels effets intergroupes n’apparaissent pas systématiquement dans ce contexte. Il a déjà été montré qu’une situation de compétition sportive constituait un contexte dynamique, dans lequel les processus classiques de catégorisation sociale faisaient leur apparition, du simple fait de la présence d’un groupe adverse (Lalonde, Moghaddam, Taylor, 1987). En effet, le groupe adverse n’est, ici, et dans l’ensemble des conditions expérimentales, que très peu mentionné ; il est totalement négligé, lorsqu’il ne met pas en danger le groupe d’appartenance. Les discours les plus longs se retrouvent, d’ailleurs, dans cette situation de catégorisation favorable. Il semble, en effet, que l’entraîneur exprime, alors, le besoin de motiver son équipe et, donc, de développer plus d’arguments, ce qui n’est pas nécessaire dans une condition où elle est dominée.

31C’est également une des deux conditions dans lesquelles l’entraîneur s’adresse le plus directement aux membres de son groupe, en utilisant préférentiellement le pronom « vous » et des injonctions cherchant à impliquer directement les membres de l’équipe (modalisations de nécessité). À nouveau, dans cette condition, ainsi que lorsque la catégorisation n’est pas explicite, l’implication de l’équipe doit être maximale, afin que les joueurs ne se laissent pas aller, dans une situation qui peut leur sembler facile. Ainsi, dans une situation de compétition sportive plutôt favorable à l’équipe, le discours est axé sur le groupe d’appartenance, sur les qualités qu’il possède ou qu’il doit éventuellement adopter dans une stratégie de jeu. De plus, c’est en condition favorable que le pronom « nous » est préférentiellement associé à des adjectifs positifs.

32Une position dominante de l’endogroupe correspond, donc, à un discours ne cherchant pas à accentuer la différenciation intergroupe : s’appuyant, toute fois, sur la valeur de l’équipe, elle met, d’abord, en évidence une certaine fonctionnalité dans le discours, indiquant la façon dont l’équipe doit se comporter, face à un groupe qui ne met pas explicitement en danger cette position dominante. Les deux conditions « adversaire non présenté » et « adversaire moins fort » peuvent être rapprochées de ce point de vue : l’adversaire ne constitue pas une réelle menace et le discours peut, alors, être centré sur l’endogroupe et ses actions.

33Au contraire, lorsque l’adversaire est de force égale ou supérieure, le narrateur utilise plus d’arguments le concernant, et le discours reflète, alors, davantage les effets classiques de la catégorisation sociale : l’adversaire est décrit à l’aide d’adjectifs négatifs et l’effet d’assimilation s’exprime égale ment par une utilisation plus prononcée des pronoms pour citer cet adversaire, considéré comme plus fort. On peut penser que c’est dans cette situation que l’issue de la rencontre comporte le plus d’incertitude pour l’équipe, qui s’apprête à jouer en position a priori défavorable : en effet, l’entraîneur, par son rôle, doit préjuger d’une victoire, même s’il ne peut nier la supériorité de l’adversaire. Or, on sait que l’in certitude facilite l’expression de la discrimination intergroupe (Grieve, Hogg, 1999). Cependant, on ne peut réduire les effets observés à un simple allo-défavoritisme, dans la mesure où les résultats laissent également apparaître, à travers les adjectifs utilisés, des attributions positives visant à mettre en évidence la menace liée à la présence de l’adversaire.

34Conformément à nos hypothèses, il semble, donc, que les discours combinent, dans cette situation spécifique de compétition, une planification stratégique de l’action et la nécessité d’une différenciation intergroupe, marquant la supériorité de l’équipe d’appartenance. Les positions respectives de l’équipe d’appartenance et de l’équipe adverse viennent moduler ces deux aspects, l’accent étant mis préférentiellement sur l’un ou l’autre, en fonction du but recherché par l’entraîneur : maintenir une motivation fondée sur l’image positive et les compétences du groupe d’appartenance, dans le cas où la victoire semble acquise ou, au contraire, prendre en compte les qualités et défauts de l’adversaire, dans le cas où ce dernier représente une menace importante. Aussi bien qu’à travers le filtre de la catégorisation sociale, c’est également à travers celui du contrat de communication (Ghiglione, Chabrol, 2000) qu’il faut appréhender ces résultats. En effet, même si les rapports intergroupes sont manifestes dans les discours recueillis, le but explicite de ce type de discours est particulièrement saillant, quelle que soit la situation intergroupe : motiver son équipe pour accéder à la victoire. Cet enjeu tangible, axé sur l’action, paraît, au moment où le discours a été produit, plus important qu’un enjeu identitaire. Ceci explique le faible nombre de mentions de l’adversaire, dans les quatre conditions expérimentales. Les positions respectives des deux équipes sont, alors, utilisées comme des arguments fonctionnels plus qu’émotionnels ou identitaires.

Bibliographie

Références

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Notes

  • [*]
    Interactions sociales et organisations sportives (ISOS), Université de Bourgogne, BP 27877, 21078 Dijon Cedex, <Jean-Pierre.Rey@u-bourgogne.fr>
  • [**]
    Interactions sociales et organisations sportives (ISOS), Université de Bourgogne, BP 27877, 21078 Dijon Cedex, <Karine.Weiss@u-bourgogne.fr>
  • [1]
    Rey (Jean-Pierre), Nous versus eux : catégorisation sociale et attributions stéréotypiques : quelques réflexions à propos des discours des entraîneurs dans le jeu sportif collectif et de leurs effets (non publié à ce jour).
  • [2]
    Si le concept de référent-noyau désigne ce dont il est question dans la phrase, l’extension du référent-noyau désigne les différents modes selon lesquels cette référence est déclinée. Ainsi, s’il est question de l’adversaire, on observera comment cet adversaire est différemment désigné (eux, ils, l’équipe adverse…).
  • [3]
    Le concept d’actancité est propre à l’analyse langagière et renvoie à l’idée que, dans une phrase, ce à quoi on fait référence est soit dans une position de contrôle de l’action, soit dans une position où il subit l’action. En d’autres termes : « il se peut que ce soir ils jouent une défense étagée », place l’adversaire (ils) en position d’actant. Ce qui peut traduire que cet adversaire maîtrise ce qu’il va faire et conduire l’entraîneur à exacerber le risque d’être dominé par cet adversaire. En revanche : « souvenez-vous que notre défense a perturbé leur jeu » place l’adversaire (leur jeu) en position d’acté et renforce l’idée que nous avons les moyens de dominer cet adversaire.
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