Couverture de BUPSY_477

Article de revue

Les partitions discriminantes dans la négociation du contrat de communication

Pages 299 à 306

English version

Cadre théorique

1Tajfel et ses collaborateurs (Tajfel, Wilkes, 1963 ; Tajfel, Sheikh, Gardner, 1964) ont montré que le simple fait d’établir une partition entre des humains induisait une perception accrue des différences entre les membres des deux groupes et une augmentation des ressemblances entre les membres d’un même groupe. Ils ont également mis en évidence l’existence de discriminations, au niveau comportemental, avec une tendance à favoriser son propre groupe au détriment de l’autre groupe (Tajfel, Billig, Bundy, Flament, 1971). Depuis, de nombreux chercheurs travaillent sur ce phénomène en essayant d’approfondir la compréhension de ces lois ou d’en préciser les conditions d’applicabilité.

2Les lois de la catégorisation sociale, appliquées au champ de l’interculture, conduisent à prédire que, dans une interaction, les deux sujets en présence ne seront pas seulement perçus comme des humains différents ou, à l’autre extrême, des personnalités particulières, mais comme les membres de catégories différentes et comme représentants de ces catégories. En conséquence, l’étranger sera perçu à travers les stéréotypes qui caractérisent son groupe ; le fossé perçu entre lui et nous sera plus grand qu’il ne l’est objectivement, ce qui entraînera des phénomènes de discrimination pouvant aller jusqu’à ne pas se favoriser soi-même pour faire perdre le plus possible à l’autre.

3Ces effets, très souvent retrouvés par les chercheurs contemporains (Sachdev, Bourhis, 1987), semblent, cependant, se moduler selon le type de partition (Castel, Lacassagne, 2004 ; Gies-Imbernon, 2001 ; Lacassagne, Gies-Imbernon, Jebrane, Castel, 2003). Ce dernier, institué entre la source et la cible, paraît particulariser les pratiques de discrimination liées à la catégorisation. Plus précisément, alors que, classiquement, les distorsions de catégorisation résultent de mécanismes automatiques mis en œuvre par le sujet, quelle que soit la partition sur laquelle ils s’exercent, ils résulteraient d’une interaction entre les partenaires. Schématiquement, pour reprendre une notion récurrente chez Ghiglione (Ghiglione, Blanchet, 1991 ; Ghiglione, Matalon, Bacri, 1985 ; Ghiglione, Trognon, 1993), la catégorisation serait une « co-construction ». En d’autres termes, la cible, par l’image qu’elle renvoie, jouerait un rôle dans le phénomène de catégorisation. Ghiglione (1988), à partir d’une relecture des travaux d’Hintikka (1973, 1994), a postulé l’existence de « programmes cognitivo-discursifs » distincts (Ghiglione, 1988 ; Ghiglione, Bromberg, 1990) qui s’activeraient selon le type d’insertion du sujet (Castel, Lacassagne, Landré, 1997 ; Castel, Landré, 1998). Un sujet, qui envisagerait le monde tel qu’il est, ne réagirait pas de la même façon qu’un sujet qui envisagerait plusieurs mondes possibles ou encore qu’un autre sujet qui postulerait un monde idéal. En d’autres termes, raisonner à l’indicatif ne déboucherait pas sur le même type de conduite que le raisonnement au conditionnel ou au subjonctif.

4Partageant ce type de raisonnement (Castel, Lacassagne, 1991), nous postulons que, dans le contact interculturel, une partition fondée sur le pouvoir n’entraîne pas les mêmes effets qu’une partition fondée sur la saillance ou qu’une partition fondée sur la référence à un caractère minoritaire. Les oppositions dominant/dominé, typique/atypique, majoritaire/minoritaire, instituent, chez les interactants, des rapports au monde différents.

5En effet, la confrontation entre dominants et dominés qui, dans le monde du travail, renvoie aux relations hiérarchiques, s’inscrit dans « la réalité telle qu’elle se présente ». L’écart statutaire induit un rapport d’emprise (Pagès, 1985) envers le statut bas, c’est-à-dire institue une relation « agentique » (Beauvois, 1994) caractérisée par la possibilité d’exercer un pouvoir effectif. Pour sa part, l’atypicalité, portée par un caractère saillant, évoque deux groupes opposés et, de ce fait, pousse le locuteur à prendre parti, c’est-à-dire à se positionner dans « des mondes alternatifs ». Enfin, la stabilité et le caractère auto-déclaré de l’exogroupe minoritaire conduit à définir l’endo-groupe par la non-appartenance à la minorité et, en ce sens, à se référer à « un univers et un seul ». Le fait de poser qu’il existe une référence unique institue une partition binaire et exclusive et ne peut que produire des phénomènes d’exclusion ou de conversion (Moscovici, 1979 ; Moscovici, Personnaz, 1991).

6En résumé, l’interlocuteur, par les paramètres catégoriels dont il est porteur (dominé, atypique, minoritaire), induit, chez le locuteur, un rapport au monde particulier (dans « la réalité telle qu’elle se présente », « des mondes alternatifs », « un univers et un seul »). Ce rapport au monde provoque des fonctionnements différents, qui infléchissent l’exercice des forces liées à la catégorisation sociale.

Opérationnalisation

7Nous avons choisi d’opérationnaliser les types de partitions à travers des groupes cibles de discrimination. Plus précisément, la partition immigré/autochtone a été choisie pour mettre en scène la partition statutaire. En effet, dans la représentation sociale, l’immigré est associé à un travailleur de bas statut (Doraï, 1989 ; Rouquette, 1997). Ainsi, la catégorisation immigré/autochtone devrait affecter, aux protagonistes, un niveau particulier dans la réalité sociale.

8La partition saillante a été opérationnalisée par la confrontation Noir/Blanc, dans la mesure où les représentants de chaque groupe sont très contrastés. Ainsi, l’exposition (y compris subliminaire dans les effets d’amorçage) à un Noir, conduit les sujets (blancs) à mobiliser le versant négatif de leur affectivité (Devine, 1989 ; Fazzio, Jackson, Dunton, Williams, 1995 ; Judd, Wittenbrink, Park, 1999). La catégorisation Noir/Blanc devrait, donc, conduire à comparer les mondes respectifs et à défendre le sien contre l’autre.

9Enfin, la partition minoritaire/majoritaire a été opérationnalisée par la partition Juif/non-Juif. De fait, les non-Juifs recouvrent des réalités extrêmement disparates n’ayant en commun que leur non-appartenance à la communauté juive. Ainsi, la catégorisation Juif/non-Juif situe, à partir d’un seul point de référence, les deux protagonistes dans un même univers à rejeter ou à adopter.

10Pour valider nos attentes, nous avons mené une expérimentation auprès d’étudiants (N = 100) en gestion des entreprises et des administrations, aucun d’entre eux n’appartenant à l’un des trois exo-groupes utilisés. Pour étudier plus précisément les stratégies managériales, il leur était demandé d’écrire une lettre à un collègue de même niveau hiérarchique pour solliciter de lui, de soutenir une proposition de chan changement dans l’organisation du travail. Le cas proposé est la reprise du sixième scénario du questionnaire « Valeurs culturelles et stratégies managériales » de Fu et Yulk (2000) (voir Annexe).

11La variable indépendante est le type de partition. Elle comprend quatre modalités : absence de catégorisation/catégorisation immigré-autochtone/catégorisation Noir-Blanc/catégorisation Juif/non-Juif, qui sont opérationnalisées par le nom de l’interlocuteur : Jacques Moreau/José Almeida/Désiré M’Bodo/David Rosenblum. Le corpus des lettres constitue le support de la variable dépendante.

12La lettre demandée peut être considérée comme la première intervention d’un échange discursif entre le sujet (locuteur) et son collègue (interlocuteur). Dans un modèle dialogique, l’interlocuteur, même s’il n’est pas présent, participe à l’élaboration du message. En ce sens, les règles de la co-construction discursive s’appliquent. Ainsi, la lettre sera porteuse, à la fois d’informations relatives au « contrat de communication », c’est-à-dire aux places que chaque interlocuteur entend occuper dans l’échange, et d’informations renvoyant au « contenu référentiel » à négocier, c’est-à-dire à l’objet de débat.

13Plus précisément, l’en-tête mentionne les paramètres de la situation (identité des participants, cadre et but), qui peut être, alors, qualifiée de potentiellement communicative. L’interpellation et la signature constituent la négociation du contrat proprement dite, en proposant les places respectives des communicants. Enfin, le corps de la lettre contient la référence soumise à négociation et actualise les places respectives.

14Nous proposons de nous centrer sur les composants du contrat de communication dans ces trois parties. Si la catégorisation introduit une dissymétrie, on devrait trouver cette dissymétrie sous forme de déséquilibre entre locuteur et interlocuteur aux trois niveaux : en-tête, appel et signature, corps de la lettre. S’il existe plusieurs types de partitions, on devrait observer des déséquilibres différents. Si les types de partitions mobilisés correspondent aux insertions différentes, chaque déséquilibre devrait être la trace d’une insertion particulière.

Résultats

La situation potentiellement communicative : l’en-tête

L’effet de catégorisation sociale

15Si l’on considère la situation potentiellement communicative, c’est-à-dire la façon dont est présentée la situation d’interaction avant que se mette en place la stratégie d’influence, il apparaît un effet général de catégorisation sociale (F(3,96) = 9,11, p < .001).

Tableau 1

Extension de l’en-tête : nombre de mots de l’en-tête

Tableau 1
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 19,71 15,69 9,42 14,46

Extension de l’en-tête : nombre de mots de l’en-tête

16L’extension de l’en-tête, c’est-à-dire le nombre de mots utilisés pour présenter l’émetteur, le destinataire, la date, le lieu et l’objet, est plus importante lorsque le destinataire appartient à l’endo-groupe (Moreau) que lorsqu’il appartient à n’importe lequel des exogroupes (Almeida, M’Bodo, Rosenblum) (F(1,96) = 16,33, p < .001). Ainsi, face à un autrui identifié comme n’appartenant pas à son propre groupe, l’expression des paramètres de la situation de communication semble perturbée.

Les effets spécifiques

17Cette perturbation varie de façon différente selon le type de partition.

18– Les effets de l’atypicalité

Tableau 2

Répartition des désignations : Nombre de sujets mentionnant au moins un protagoniste dans l’en-tête

Tableau 2
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 23 (/24) 23 (/26) 12 (/24) 24 (/26)

Répartition des désignations : Nombre de sujets mentionnant au moins un protagoniste dans l’en-tête

19Lorsque le sujet est confronté à l’atypicalité de l’autre (et, donc, selon nous, inséré dans des mondes à comparer), c’est-à-dire lorsqu’il doit écrire à Désiré M’Bodo, il produit une en-tête beaucoup plus court que pour n’importe quel autre interlocuteur (selon les probabilités exactes de Fisher : M’Bodo/Moreau : p = .0003 ; M’Bodo/Almeida : p = .0035 ; M’Bodo/Rosenblum : p = .0010 ; M’Bodo/Moreau, Almeida, Rosenblum : p = .0001. voir tableau 1), et l’effet est essentiellement dû aux sujets (la moitié de l’effectif), qui ne mentionnent ni l’émetteur ni le récepteur. En d’autres termes, il y a effacement des protagonistes de l’échange.

Tableau 3

Déséquilibre des nominations : nombre de sujets ayant désigné l’autre par son seul nom et ne l’ayant pas fait pour lui-même ; exemple : « M. le responsable commercialisation… à… Désiré M’Bodo »

Tableau 3
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 2 (/23) 9 (/23) 7 (/12) 5 (/24)

Déséquilibre des nominations : nombre de sujets ayant désigné l’autre par son seul nom et ne l’ayant pas fait pour lui-même ; exemple : « M. le responsable commercialisation… à… Désiré M’Bodo »

20Le comportement, qui consiste à indiquer le nom de l’autre sans donner le sien, apparaît plus souvent chez les sujets confrontés à M’Bodo (qui désignent, au moins, un protagoniste dans l’en-tête) que chez les autres (M’Bodo/Moreau : p = .0030, selon les probabilités exactes de Fisher). Cet effet se retrouve aussi chez Almeida (Almeida/Moreau : p = .0176, selon les probabilités exactes de Fisher). Cependant, M’Bodo est significativement différent de tous les autres groupes confondus (M’Bodo/Moreau, Almeida, Rosenblum : p = .0179, selon les probabilités exactes de Fisher), alors qu’Almeida ne l’est pas (Almeida/Moreau, M’Bodo, Rosenblum : p = .1318, selon les probabilités exactes de Fisher).

21Ainsi, dans l’en-tête, ce qui caractérise la confrontation atypique, c’est l’effacement de soi, quand ce n’est pas l’effacement de tous les protagonistes.

22– Les effets de la faiblesse du statut

Tableau 4

Déséquilibre des fonctions : nombre de sujets ne se désignant que par leur fonction et ne le faisant pas pour l’autre ; exemple : « Le responsable commercialisation… à… M. J. Almeida »

Tableau 4
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 1 (/24) 10 (/26) 8 (/24) 6 (/26)

Déséquilibre des fonctions : nombre de sujets ne se désignant que par leur fonction et ne le faisant pas pour l’autre ; exemple : « Le responsable commercialisation… à… M. J. Almeida »

23Lorsque le sujet est confronté à l’infériorité supposée de l’autre (et, donc, selon nous, inséré dans la réalité, telle qu’elle se présente), c’est-à-dire lorsqu’il doit écrire à José Almeida, il met plus en avant sa fonction que lorsque le destinataire appartient à l’endo-groupe (Almeida/Moreau : p = .0036, selon les probabilités exactes de Fisher). Cet effet se retrouve, dans une moindre mesure, pour les autres exogroupes, par rapport à l’endo-groupe (selon les probabilités exactes de Fisher : M’Bodo/Moreau, p = .0113 ; Rosenblum/Moreau : p = .0619), mais disparaît lorsque l’ensemble des autres groupes est réuni (selon les probabilités exactes de Fisher : Almeida/Moreau, M’Bodo, Rosenblum, p = .0598 ; M’Bodo/Moreau, Almeida, Rosenblum, p = .2064 ; Rosenblum/Moreau, Almeida, M’Bodo, p = .5086).

24– Les effets de l’appartenance à une minorité

Tableau 5

Déséquilibre des titres : nombre de sujets s’étant donné le titre de « Monsieur » et ne l’ayant pas fait pour l’autre ; exemple : « M. Pierre Dupont… à…David Rosenblum »

Tableau 5
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 4 (/24) 2 (/26) 2 (/24) 9 (/26)

Déséquilibre des titres : nombre de sujets s’étant donné le titre de « Monsieur » et ne l’ayant pas fait pour l’autre ; exemple : « M. Pierre Dupont… à…David Rosenblum »

25Enfin, lorsque le sujet est confronté au caractère minoritaire de l’autre (et, donc, selon nous, inséré dans un univers et un seul), c’est-à-dire lorsqu’il doit écrire à David Rosenblum, il a plus tendance à se donner le titre de « Monsieur », sans l’avoir donné à l’autre (selon les probabilités exactes de Fisher : Rosenblum/Moreau, Almeida, M’Bodo : p = .0088 ; Rosenblum/Moreau : p = .1305 ; Rosenblum/Almeida : p = .0192 ; Rosenblum/M’Bodo : p = .0267).

Interprétation

26En ce qui concerne l’en-tête, son extension montre que les exogroupes font l’objet, conformément aux lois de la catégorisation sociale, d’un traitement différencié de celui de l’endo-groupe. Le cadre de la négociation à venir est minoré pour chacun des exogroupes. Il semblerait, donc, que la variable indépendante catégorisation par rapport à non-catégorisation soit validée. Plus précisément, chacune des modalités d’exogroupes déclenche des effets relevant de la catégorisation sociale. En effet, ne pas souscrire au rituel de l’en-tête, c’est, en quelque sorte, sinon l’éviter, du moins, prendre ses distances par rapport à la scène proposée, comportement qui n’apparaît pas lorsque le partenaire potentiel est un membre de l’endo-groupe.

27Cependant, au-delà de la sensibilité des interlocuteurs au mécanisme général de catégorisation, on se rend compte qu’il existe des spécificités dans le traitement de la différence ; l’explicitation de la situation potentiellement communicative face à un membre d’un exogroupe, moins riche que celle qui est faite pour un membre de l’endo-groupe, se caractérise par des omissions sélectives. Les interlocuteurs de M’Bodo semblent généralement davantage perturbés que les interlocuteurs des autres exogroupes. Ils mentionnent peu les participants et, lorsqu’ils le font, ils s’effacent en ne disant pas leur nom. Les interlocuteurs d’Almeida, pour leur part, même si l’effet n’est pas exclusif, préfèrent mettre en avant leur fonction dans l’entreprise et, en cela, affaiblir le statut de l’autre. Quant à ceux de Rosenblum, ils se différencient en s’auto-attribuant le titre de « Monsieur », indiquant qu’ils sont membres à part entière de la société et introduisant, donc, un doute quant à l’appartenance de l’autre.

La négociation du contrat : l’appel et la signature

28L’appel et la signature constituent les deux moments forts pour que l’émetteur fasse une première proposition d’institutionnalisation des places interlocutoires. L’appel est dévolu à l’assignation d’un statut à l’interlocuteur et la signature à la source. Les intra-locuteurs de la phase précédente acquièrent le statut d’interlocuteurs.

L’effet de catégorisation sociale

29Comme pour la phase précédente, les résultats font apparaître un effet global de catégorisation.

Tableau 6

Établissement du contrat de communication : nombre de sujets respectant la norme pour l’établissement du contrat de communication ; « Monsieur,… Dupont »

Tableau 6
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 12 (/24) 0 (/26) 4 (/24) 4 (/26)

Établissement du contrat de communication : nombre de sujets respectant la norme pour l’établissement du contrat de communication ; « Monsieur,… Dupont »

30Dans cette scène, la forme rituelle de l’appel est « Monsieur », ce qu’atteste son utilisation majoritaire chez Moreau (16/24). Quant à la signature, c’est le paraphe seul qui est majoritaire (13/24). Si l’on recense les mentions simultanées de ces deux éléments, il apparaît une différence marquée entre l’interlocuteur de l’endo-groupe et les autres interlocuteurs (selon les probabilités exactes de Fisher : Moreau/Almeida, M’Bodo, Rosenblum : p = .0001 ; Moreau/Almeida : p = .0001 ; Moreau/M’Bodo : p = .0152 ; Moreau/Rosenblum : p = .0097). La moitié des sujets respecte cette façon de faire dans le premier cas, alors qu’ils sont, au plus, un sixième à le faire dans les autres cas.

Les effets spécifiques

31– Les effets de l’atypicalité

Tableau 7

L’engagement personnel : Nombre de sujets ayant apposé leur signature au bas de la lettre ; « Dupont »

Tableau 7
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 17 (/24) 14 (/26) 2 (/24) 17 (/26)

L’engagement personnel : Nombre de sujets ayant apposé leur signature au bas de la lettre ; « Dupont »

32Le phénomène d’écart à la norme prend la forme particulière de l’absence de paraphe chez les sujets s’adressant à quelqu’un de saillant. Alors que 17 sujets signent de façon personnalisée face à Moreau et que les nombres sont comparables face à Almeida et face à Rosenblum, seuls, 2 sujets le font face à M’Bodo (selon les probabilités exactes de Fisher : M’Bodo/Moreau : p = .0001 ; M’Bodo/Almeida : p = .0006 ; M’Bodo/Rosenblum : p = .0001 ; M’Bodo/Moreau, Almeida, Rosenblum : p = .0001). Cette éviction de soi dans la prise en charge rejoint un effet que nous avions déjà trouvé dans un autre contexte (Castel, Lacassagne, 1995). Des sujets (blancs), qui devaient écrire une lettre pour refuser la candidature d’un musicien blanc, opposé à musicien noir, avaient, là aussi, oublié de signer, lorsque leur interlocuteur était un Noir.

33Ce qui ressort essentiellement de cette analyse, c’est qu’il existe un déséquilibre entre la source et le destinataire au détriment de la source, lorsque le destinataire est saillant. En négligeant de signer, le sujet se comporte, comme dans la phase précédente, en s’effaçant presque totalement.

34– Les effets de la faiblesse du statut

Tableau 8

Utilisation des nominations dans la proposition de contrat de communication : nombre de sujets mentionnant le prénom dans l’appel ; exemple : « Monsieur José Almeida »

Tableau 8
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 0 (/23) 5 (/26) 3 (/22) 1 (/25)

Utilisation des nominations dans la proposition de contrat de communication : nombre de sujets mentionnant le prénom dans l’appel ; exemple : « Monsieur José Almeida »

35Les sujets s’adressant à Almeida se comportent de façon spécifique (selon les probabilités exactes de Fisher : Almeida/Moreau, M’Bodo, Rosenblum : p = .0576). Ils sont plus nombreux à appeler leur interlocuteur par la formule « M. José Almeida ». Cette forme démarque, significativement, Almeida des représentants des autres exogroupes, dans la mesure où ces derniers ne diffèrent pas significativement de Moreau (selon les probabilités exactes de Fisher : Almeida/Moreau : p = .0345 ; M’Bodo/Moreau : p = .108, ns ; Rosenblum/Moreau : p = .521, ns). Autrement dit, alors que, quand ils signent, ils le font majoritairement (13/21) par leur fonction (« Le responsable commercialisation »), ils appellent l’autre par son prénom (« José »). La relation ainsi établie, entre un cadre de l’entreprise et une personne privée (presque infantilisée), est pour le moins dissymétrique.

36– Les effets de l’appartenance à une minorité

Tableau 9

Utilisation des marques de parité dans la proposition de contrat de communication : nombre de sujets faisant état d’une parité dans l’appel ; exemple : « Cher ami »

Tableau 9
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 1 (/23) 2 (/26) 1 (/22) 5 (/25)

Utilisation des marques de parité dans la proposition de contrat de communication : nombre de sujets faisant état d’une parité dans l’appel ; exemple : « Cher ami »

37Ce qui différencie les sujets face à Rosenblum de ceux qui sont face à d’autres interlocuteurs (Rosenblum/ Moreau, Almeida, M’Bodo : p = .0486, selon les probabilités exactes de Fisher) tient au fait qu’ils sont plus nombreux à utiliser des interpellations instituant des relations paritaires, dépassant les statuts (Cher…). Cet effet semble inscrire les protagonistes dans une relation paritaire dépassant les positions hiérarchiques qu’ils occupent effectivement dans l’entreprise et, donc, les inscrivant plus largement dans la société.

38Du point de vue de la négociation du contrat, les sujets face à Rosenblum, lorsqu’ils se différencient de la norme, le font en rétablissant la parité relevant de l’insertion sociale générale.

Interprétation

39Les trois exogroupes diffèrent de la norme dégagée de l’endo-groupe, l’écart étant en général plus fort pour M’Bodo. De plus, la façon dont ils diffèrent de cette norme les différencie entre eux. Pour N’Bodo, l’absence de signature traduit l’éviction des relations personnalisées. Pour Almeida, il y a un rappel des rôles professionnels et une façon de s’adresser à lui, qui renvoie, dans la culture française, aux rapports professeur-élève. Pour Rosenblum, enfin, l’appel semble correspondre à un échange de civilités.

La mise en acte du contrat : le corps de la lettre

Les effets de la catégorisation sociale

40C’est dans le corps de la lettre que le sujet va tenter de convaincre l’autre. Comme précédemment, on pourrait s’attendre à un effet de catégorisation globale avec un moindre investissement pour les exogroupes. En fait, ce phénomène, qui apparaît souvent dans la littérature, ne se manifeste pas. La longueur des lettres est comparable, tout comme le nombre de séquences. En revanche, il apparaît des effets spécifiques des exogroupes dans la façon de positionner les protagonistes. Autrement dit, les occurrences des référents-noyaux « destinataire » (termes désignant l’interlocuteur : « vous », « Monsieur », « Jacques Moreau »…) et « locuteur » (« je », « moi », « le directeur commercialisation »…) sont différemment réparties.

Les effets spécifique

41– Les effets de l’atypicalité

Tableau 10

Les références au destinataire dans la négociation de la référence : nombre de RN « destinataire » ; exemples : « je vous propose de… », « vous pourrez ainsi… »

Tableau 10
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 6,08 7,15 4,83 6,84

Les références au destinataire dans la négociation de la référence : nombre de RN « destinataire » ; exemples : « je vous propose de… », « vous pourrez ainsi… »

42Les sujets, face à un destinataire « saillant », évitent de le mentionner. Ils s’arrangent en quelque sorte pour ne pas le mettre en scène (F(3,96) = 3,62, p < .02, M’Bodo/Moreau, Almeida, Rosenblum : F(1,96) = 8,64, p < .005).

Tableau 11

Les auto-références dans la négociation de la référence : nombre de RN « locuteur » ; exemples : « je… », « mon service… »

Tableau 11
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 6,83 6,61 5,25 7,53

Les auto-références dans la négociation de la référence : nombre de RN « locuteur » ; exemples : « je… », « mon service… »

43Face à M’Bodo, les sujets se citent moins, parlent moins d’eux-mêmes, continuent à s’effacer comme ils le faisaient dans l’en-tête (F(3,96) = 3,82, p < .02, M’Bodo/Moreau, Almeida, Rosenblum : F(1,96) = 9,38, p < .005 ; M’Bodo/Moreau : F(1,96) = 5,08, p < .05).

Tableau 12

La place du locuteur dans la négociation de la référence. Fréquences des RN « locuteur » en position de sujet ; exemple : « je vous propose de me soutenir… »

Tableau 12
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 0,42 0,46 0,57 0,46

La place du locuteur dans la négociation de la référence. Fréquences des RN « locuteur » en position de sujet ; exemple : « je vous propose de me soutenir… »

44En revanche, on constate qu’ils se mettent plus souvent en position de sujet (grammatical) c’est-à-dire que leur degré d’actancité est plus élevé (F(3,96) = 2,57, p < .06 ; M’Bodo/Moreau, Almeida, Rosenblum : F(1,96) = 7,04, p < .01 ; M’Bodo/Moreau : F(1,96) = 7,03, p < .01). Il y a bien effacement des personnes et, en particulier, du locuteur ; mais, quand il se mentionne, il se donne le « bon » rôle, il se met en position dominante. Alors que face à un membre de l’endo-groupe, il est moins d’une fois sur deux en premier plan (42 %), face à quelqu’un d’atypique, il s’attribue majoritairement ce rôle (57 %).

45– Les effets de la faiblesse du statut

Tableau 13

Les références collectives dans la négociation de la référence : nombre de RN à la première personne du pluriel ; exemples : « avec la direction, nous avons décidé de changer… », « nos clients… »

Tableau 13
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 1,58 2,88 2,08 2,04

Les références collectives dans la négociation de la référence : nombre de RN à la première personne du pluriel ; exemples : « avec la direction, nous avons décidé de changer… », « nos clients… »

46Conformément aux résultats apparus dans les autres parties de la lettre, le lien à Almeida reste centré sur le domaine du travail. Les référents noyaux à la première personne du pluriel « nous » sont plus fréquents lorsqu’il est le destinataire de la lettre. À travers ces pronoms, les sujets mobilisent beaucoup plus fréquemment l’entité « entreprise » face à Almeida que face à tout autre interlocuteur (F(3,96) = 1,51, ns ; Almeida/Moreau, M’Bodo, Rosenblum : F(1,96)= 3,80, p < .06 ; Almeida/Moreau : F(1,96) = 4,32, p < .05). En particulier, il y a une augmentation de 50 % par rapport à Moreau.

47– Les effets de l’appartenance à une minorité

Tableau 14

La place du destinataire dans la négociation de la référence : nombre de sujets plaçant au moins un RN destinataire en position de sujet ; exemple : « vous pourrez ainsi… »

Tableau 14
Moreau Almeida M’Bodo Rosenblum 8 (/24) 9 (/26) 5 (/24) 14 (/26)

La place du destinataire dans la négociation de la référence : nombre de sujets plaçant au moins un RN destinataire en position de sujet ; exemple : « vous pourrez ainsi… »

48Pour ce qui concerne la mention des protagonistes, les sujets face à Rosenblum utilisent le pronom « vous » de façon spécifique (Rosenblum/Moreau, M’Bodo, Almeida : p = .0257, selon les probabilités exactes de Fisher). En effet, ils sont plus de la moitié à placer l’interlocuteur en position de sujet du verbe, alors que les sujets des autres conditions sont, au plus, un tiers à le faire. Autrement dit, ils acceptent plus facilement de lui laisser le premier rôle, ce qui va dans le sens de la parité.

Interprétation

49Dans cette dernière phase, où la demande de service est mise en discours, le rapport effectif se réalise. Les sujets face à M’Bodo évitent de mentionner les protagonistes en présence. Face à Almeida, ils se retranchent derrière l’autorité que leur confère l’entreprise ; ils parlent au nom de cette entreprise et rappellent, de ce fait, à l’autre, sa dépendance. Enfin, face à Rosenblum, ils le mettent en valeur en lui accordant de l’importance dans la gestion des événements.

Conclusion

50La catégorisation sous-jacente à l’échange entre le sujet et le destinataire de la lettre produit, comme attendu, un déséquilibre dans le traitement des cibles. Alors que le cadre, à qui les sujets doivent s’adresser, est de même niveau hiérarchique qu’eux, le fait qu’il porte un nom renvoyant à une catégorie différente de la leur, produit des effets discriminants. De plus, ces effets ne sont pas de même nature selon le type de partition mobilisé. La confrontation à un personnage saillant produit une aliénation du locuteur, qui évite de se manifester personnellement et évite de mettre en scène l’autre. La confrontation à un personnage considéré comme démuni de pouvoir entraîne un renforcement du jeu sur les positions hiérarchiques, de manière à souligner que la sienne est supérieure. Enfin, la confrontation à un minoritaire entraîne un déplacement des relations de travail à des relations plus civiles, assorties d’une soumission respectueuse.

51Les résultats obtenus nous montrent que, dans la situation d’interaction, la façon de traiter autrui est soumise à des phénomènes de catégorisation variant selon la représentation que le locuteur se fait d’autrui. S’il le perçoit comme atypique, il va manifester une « déroutinisation » de sa conduite habituelle ; s’il le perçoit comme inférieur, il va tenter de renforcer son pouvoir ; enfin, s’il le perçoit comme minoritaire, il va sortir du cadre des relations de travail.


Annexe

Scénario 6 de Fu et Yulk (2000)

52Le responsable commercialisation d’une grande entreprise veut introduire un changement majeur dans la procédure d’enregistrement des commandes pour réduire substantiellement le temps passé par les clients. L’introduction de ce changement impliquerait que le département comptable change sa façon de traiter les commandes. Sans l’assentiment du chef comptable, il serait plus difficile d’obtenir l’approbation du changement par la direction. Dans cette entreprise, le responsable commercialisation n’a pas d’autorité directe sur le chef comptable.

Références

  • Beauvois (Jean-Léon). – Traité de la servitude libérale. Une analyse de la soumission, Paris, Dunod, 1994.
  • Castel (Philippe), Lacassagne (Marie-Françoise). – La sémio-socio-psychologie, conception tridimensionnelle du sujet humain, thèse d’État, Université Paris 7, 1991.
  • Castel (Philippe), Lacassagne (Marie-Françoise). – L’émergence du discours raciste, une rupture des routines, Revue internationale de psychologie sociale, 6, 1, 1995, p. 7-19.
  • Castel (Philippe), Lacassagne (Marie-Françoise). – La communication comme symptôme de l’ordre idéologique, dans Bromberg (M.), Trognon (A.), Psychologie sociale et communication, Paris, Dunod, 2004, p. 49-62.
  • Castel (Philippe), Lacassagne (Marie-Françoise), Landré (Agnès). – Social integration and interpropositional connection, Polishpsychological bulletin, 28, 4, 1997, p. 343-350.
  • Castel (Philippe), Landré (Agnès). – A socio-cognitive approach of modalization and connection, Indian journal of applied linguistic, 21, 2, 1998, p. 41-59.
  • Devine (Patricia). – Stereotypes and prejudice : their automatic and controlled components, Journal of personality and social psychology, 56, 1989, p. 5-18.
  • Doraï (Mohamed). – Représentation sociale et stéréotypie, dans Beauvois (J. L.), Joulé (R. V.), Monteil (J. M.), Perspectives cognitives et conduites sociales II, Paris, Del Val, 1989, p. 95-115.
  • Fazzio (Russel), Jackson (Joni), Dunton (Bridget), Williams (Carol). – Variability in automatic activation as an unobstructive measure of racial attitudes : a bona fide pipeline, Journal of personality and social psychology, 69, 6, 1995, p. 1013-1027.
  • Fu (Ping Ping), Yulk (Gary). – Perceived effectiveness of influence tactics in the United States and China, Leadership quarterly, 11, 2, 2000, p. 251-266.
  • Ghiglione (Rodolphe). – Enjeux et discours, le paradigme de la cohérence, Revue internationale de psychologie sociale, 1, 3-4, 1988, p. 367-389.
  • Ghiglione (Rodolphe), Blanchet (Alain). – Analyse de contenu et contenus d’analyses, Paris, Dunod, 1991.
  • Ghiglione (Rodolphe), Bromberg (Marcel). – L’énonciateur dans l’énoncé : trois expériences, Revue internationale de psychologie sociale, 3, 4, 1990, p. 596-619.
  • Ghiglione (Rodolphe), Matalon (Benjamin), Bacri (Nicole). – Les dires analysés : l’analyse propositionnelle du discours, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 1985.
  • Ghiglione (Rodolphe), Trognon (Alain). – 0ù va la pragmatique ? De la pragmatique à la psychologie sociale, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1993.
  • Gies-Imbernon (Virginie). – Discrimination envers les personnes immigrées et discrimination statutaire : mécanismes et expressions langagières, thèse nouveau régime, Dijon, Université de Bourgogne, 2001.
  • Hintikka (Jaakko). – The intention of intentionality, Dordrecht, Riedel, 1973.
  • Hintikka (Jaakko). – Fondements d’une théorie du langage, Paris, Presses universitaires de France, 1994.
  • Judd (Charles), Wittenbrink (Bernd), Park (Bernadette). – Les préjugés raciaux aux niveaux implicites et explicites, Psychologie française, 44, 2, 1999, p. 179-188.
  • Lacassagne (Marie-Françoise), Gies-Imbernon (Virginie), Jebrane (Ahmed), Castel (Philippe). – Exploration langagière de partitions hiérarchiques, Psychologie et société, 6, 2003, p. 163-175.
  • Moscovici (Serge). – Psychologie des minorités actives, Paris, Presses universitaires de France, 1979.
  • Moscovici (Serge), Personnaz (Bernard). – Studies in social influence VI : is Lenin orange or red ?, European journal of social psychology, 21, 1991, p. 101-118.
  • Pagès (Robert). – La conception de l’emprise, Bulletin de psychologie, 39, 3, 1985.
  • Rouquette (Michel-Louis). – La chasse à l’immigré, Violence, mémoire et représentations, Liège, Mardaga, 1997.
  • Sachdev (Itesh), Bourhis (Richard). – Statuts differentials in intergroup behaviour, European Journal of social psychology, 17, 1987, p. 277-293.
  • Tajfel (Henri), Billig (Michael), Bundy (R. P.), Flament (Claude). – Social categorization and intergroup behaviour, European journal of social psychology, 1, 1971, p. 149-178.
  • Tajfel (Henri), Sheikh (Alan), Gardner (Robert). – Content of stereotypes and inference of similarity between members of stereotyped groups, Acta psychologica, 22, 1964, p. 191-201.
  • Tajfel (Henri), Wilkes (Alan). – Classification and quantitative judgement, British journal of psychology, 54, 1963, p. 101-114.

Mots-clés éditeurs : catégorisation sociale, endo/exogroupe, analyse du discours, discrimination

Date de mise en ligne : 01/02/2012

https://doi.org/10.3917/bupsy.477.0299

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions