Notes
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[*]
UFR de psychologie, Université de Nantes, BP 81227, 44312 Nantes Cedex 03.
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[1]
J’entends, bien sûr, par histoire quelque chose de plus radical que ce qui peut se donner dans la reconstitution pseudo-cohérente d’une élaboration secondaire. Il s’agit plus de la nécessité de faire sien, de s’approprier, que de faire sens.
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[2]
Est-ce ce que Freud voulait dire avec l’image de l’ombilic et du mycélium ?
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[3]
J’appuie les considérations qui suivent essentiellement sur ma lecture de J. Allan Hobson, Le cerveau rêvant, 1992.
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[4]
Mais ce n’est pas sûr qu’il s’en déduise au sens fort du terme. Il s’agit de l’esquisse d’une « psychologie » qui se veut aussi « scientifique » que possible en utilisant, comme support imaginaire spéculatif, le langage des neurologues auxquels elle s’adresse. Ce qu’on peut donc dire, c’est que des pans entiers de cette neurologie imaginaire sont devenus caducs et que, dans la mesure où la chose colle au modèle – c’est là le nœud à éprouver –, elle est emportée dans sa débâcle.
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[5]
J’utilise ici les symboles de l’Entwurf, qui correspondent, dans la Traumdeutung, respectivement à la couche perceptive et aux différents systèmes de mémoire de plus en plus inconscients. Je ne prétends pas, dans ces quelques paragraphes, reformuler littéralement ce que dit Freud. Pour la bonne raison que je cherche à faire plus : donner l’épure de la « construction-support » ou ce que j’aimerais appeler le « fantasme épistémique ».
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[6]
Voir Dayan, 1995. Le solipsisme du rêveur provoque une sorte de coalescence de l’être et de la pensée. Le rêveur, adhérant à ce qui se passe, va jusqu’à épouser complètement le mouvement et la substitution incessants des images. Plutôt que sujet, il est actant du rêve, qui s’habite, en quelque sorte, lui-même en un savoir immanent. Pensée sans penseur puisque sans sujet cogitatif, cogitatio sans cogito. Une élaboration primaire est donc à l’œuvre dans le rêve, « mode de penser spécifique qui coule dans le creuset des images les conflits les plus profonds auxquels est en proie l’individu depuis sa naissance, à la faveur d’une modification radicale du processus de défense en vigueur à l’état de veille ». Rêver n’est ni plonger dans un inconscient abyssal ni simplement transformer des pensées vigiles dans un autre mode d’écriture. C’est plutôt faire l’épreuve d’une conflictualité qui « décloisonne toutes les instances de l’appareil psychique ». Bien que j’acquiesce à la plupart de ses analyses, je diverge de l’auteur sur l’importance que je continue à accorder à la « démétaphorisation » et « démétonymisation » des représentations pensées pour qu’elles deviennent figurables.
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[7]
Voir Duyckaerts, Du traitement de l’expérience, 1994. « Interpréter un rêve est une opération paradoxalement circulaire : on part d’un rêve manifeste – lui-même déjà à une certaine distance du rêve initial –, on l’objective en le racontant, puis on s’en éloigne par toutes les pensées qui viennent s’associer à ses éléments ou à sa structure mais par les étapes successives de ce mouvement ou de cette dialectique, on ne cesse de se rapprocher du psychique, c’est-à-dire du lieu des expériences et des souffrances d’où naît l’urgence des élaborations mentales. »
1Je tiendrai pour acquis quelques points que je ne puis approfondir, le plus essentiel étant le postulat de l’interprétabilité du rêve, où la parole associative du rêveur réveillé joue le premier et finalement l’ultime rôle. Mais l’interprétabilité suppose-t-elle que le rêve ait un sens ou celui-ci émane-t-il tout entier de l’après-coup d’un rêve revisité ? Si l’on veut échapper aux mantiques les plus arbitraires, il faut bien que la matérialité du rêve oppose résistance à l’interprétation. Au rêve énigmatique est-il possible de faire dire absolument n’importe quoi, ou ce qui m’est venu en rêve (la formule allemande est encore plus frappante : Es träumte mir ...) me déterminet-il dans mon dire ? Il faut tenir cette position, sans tomber pour autant dans une ontologie du rêve, très justement critiquée par R. Gori sous un titre provocant « Le rêve n’existe pas », où il prête une oreille bienveillante à certaines objections qu’adresse Wittgenstein à la théorie freudienne du rêve (Gori, Hoffmann, 1999, p. 251 et suiv.). Le rêve n’existant en analyse que par son récit, il s’offrirait aux jeux de la rhétorique et de la séduction persuasive. Donc pas de « rêve en soi » mais toujours déjà pris dans une « clinique sous transfert ». Je partage évidemment cette clinique mais je n’en conclurais pas qu’une métapsychologie du rêve dût se dissoudre dans une métapsychologie du transfert. Voilà sans doute un point de controverse qu’il me faut ici quelque peu défendre. Or, ce sont précisément les attaques contemporaines contre la théorie freudienne du rêve qui, forçant celle-ci à se préciser, voire même à s’élaguer, pourraient stimuler une métapsychologie irréductible à la seule interprétation sous transfert.
2Je passe évidemment sur les mystagogies et autres sous-produits de la résurgence actuelle des gnoses, pour ne retenir que les coups de boutoir de la prétendue et convenue « science ». Le front principal est celui de la neurophysiologie en train de découvrir quelques mécanismes essentiels du sommeil, secondairement celui de certaines théories cognitivistes. Ces deux conceptions, hard et soft mais pernicieuses et souvent solidaires, soulèvent une série de problèmes. Pour la neurophysiologie, le rêve est clairement perçu comme l’effet d’un stimulateur endogène, basé dans le tronc cérébral et allumant périodiquement, via les neurotransmetteurs, certaines configurations neuronales. Il devrait, paraît-il, s’en déduire une tout autre conception de la psychologie du rêve que la « rêverie » freudienne. Or j’estime qu’un tel rejet outrepasse largement ses moyens et, même, au contraire, que certaines thèses neurophysiologiques pourraient, à leur corps défendant, étayer quelques hypothèses freudiennes. Quant aux conceptions cognitivistes, elles entraînent certes des problèmes délicats, mais elles invitent à prolonger un débat que Freud lui-même avait instruit sans relâche, depuis le début et jusqu’à la fin de ses travaux. L’originalité épistémique de sa position consiste, selon moi, dans l’idée que la construction et la structuration du rêve font intégralement partie de sa « signifiance ». Toute séquence onirique est drame, au sens où elle noue une certaine forme d’intrigue dont l’écriture même vaut message, inévitablement réceptionné par un Autre, à savoir, au premier chef, cet étranger qu’est nécessairement le rêveur exilé de lui-même. L’adresse, qu’à l’occasion il prolongera vers l’entourage ou l’analyste, ne sera jamais, comme on dit d’une lettre, qu’un rêve à suivre.
3Peut-on dire ces choses autrement, en adoptant l’objectivisme de la science ? Peut-être, mais non sans tolérer une certaine diplopie. Car toujours la méthode définit l’objet d’investigation, qui ne saurait la précéder. En soi et comme tel, le rêve n’existe donc pas. C’est un mot polysémique par lequel se désigne, entre autres choses, tantôt un état cérébral durant le sommeil, tantôt le souvenir d’un vécu sensori-moteur, dans un monde virtuel où temps, espace, milieu subissent des distorsions aussi étonnantes qu’imprévisibles. C’est de tels souvenirs qu’il est fait mention dans la cure (ou ailleurs), ce qui constitue la seule manière d’inscrire l’expérience insolite dans l’épopée d’une histoire à éclipses. Si le souvenir du rêve doit se retisser dans la trame du jour, c’est qu’il se rapporte à un événement onirique qui est encore, et toujours déjà, le vestige d’une histoire antérieure inaboutie, en train de, littéralement, s’incorporer, mais pas nécessairement sans mal. Certes, seule notre capacité de faire histoire, momentanément endormie, mais contrainte d’opérer la jonction par-delà la petite mort du sommeil, peut nous convaincre de trouver de l’histoire dans les épaves du rêve [1]. Preuve, encore une fois, que le « rêve-en-soi » nous échappe, telle une scène primitive, toujours insaisissable [2], cependant que la rémanence affective souvent diffuse, qui succède au rêve, témoigne d’un enjeu psychique sur lequel le rêveur réveillé, mais toujours trop tard, manque définitivement de prise.
4Dans Le sommeil et le rêve, Michel Jouvet (1992, en particulier p. 57-58 et 112) fait un constat assez désabusé, voire de carence. Il existe sans doute, dit-il, autant de théories (ou d’hypothèses neurobiologiques) concernant les fonctions du rêve qu’il y a de chercheurs dans ce domaine : rêve sentinelle, allégeant périodiquement le sommeil pour permettre la survie en milieu hostile, rêve transformant la mémoire à court terme en mémoire à long terme, rêve facilitant (ou inhibant) les transferts entre hémisphère droit et gauche, rêve épiphénomène sans intérêt (comme les fantasmes de la vie éveillée), rêve obligatoire pour effacer les informations sans intérêt (rêve oubli) … C’est, sans doute, pour avouer mon ignorance que je proposerai brièvement une hypothèse personnelle non réfutable – et, donc, encore non scientifique. Il s’agit de l’hypothèse dite de « reprogrammation génétique », selon laquelle dans le rêve une programmation viendrait effacer les traces de tel ou tel apprentissage, ou, au contraire, les renforcer si elles sont en accord avec la programmation génétique. Dans la « dialectique » de l’inné et de l’acquis, Jouvet pense que la « singularité » résulte de la seule carte génétique tandis que les apprentissages par le milieu ne peuvent qu’homogénéiser les individus. Le rêve aurait un rôle de re-singularisation pourvoyant ainsi à une suffisante redistribution de polymorphisme génétique au sein de l’espèce. Son rôle serait donc foncièrement conservateur. Jouvet semble lui-même surpris d’une hypothèse aussi radicale, qui réduirait les apprentissages à la portion la plus congrue. Quelques lignes plus loin, il tempère sérieusement son propos : « il est possible que chez l’homme le rêve joue également un rôle prométhéen moins conservateur. En effet, grâce aux extraordinaires possibilités de liaisons qui s’effectuent dans le cerveau au moment où les circuits de base de notre personnalité sont programmés, pourrait alors s’installer un jeu combinatoire varié à l’infini – utilisant les événements acquis – et donnant naissance aux inventions des rêves, ou préparant de nouvelles structures de pensée qui permettront d’appréhender de nouveaux problèmes ». Ces propos datent de 1981 mais onze ans plus tard c’est le même constat désabusé : « Il nous faut donc bien avouer notre ignorance considérable lorsque nous étudions le sommeil et le rêve. »
5Si le psychanalyste ne tirait l’assurance de ses positions que des perplexités du neurophysiologiste, il serait bien névrosé. On peut lui en demander plus. Le problème est de savoir si le rêve relève d’une fonction simplement vitale ou s’il effectue ce qu’on devrait appeler un acte psychique et de quel ordre [3]. La neurophysiologie contemporaine nous impose de reconsidérer l’appui que prend implicitement le chapitre VII de la Traumdeutung sur le modèle de l’Esquisse, et déstabilise celui du rêve dans l’exacte mesure où il s’en déduirait [4]. Bien qu’il disposât d’une conception plutôt moderne du système neuronal (barrières de contact qu’on appellera bientôt « synapses », spécialisation de certaines cellules nerveuses), Freud, comme tout le monde à l’époque, ignorait la physiologie de la transmission nerveuse. Certes, on pourrait montrer dans l’Esquisse la belle tentative de différencier quantité et qualité, de penser l’inhibition et non seulement la conduction, et, pour cela, la nécessité de distinguer des circuits aux aptitudes spécifiques ; il faut bien reconnaître, cependant, que les modèles actuels, en rapportant toutes ces possibilités au niveau même des cellules individuelles, ont bouleversé nos représentations et multiplié de manière presque inimaginable les manipulations expérimentales. Quelle importance tout cela peut-il bien avoir pour notre affaire?
6***
7Je vois quelques conséquences à tirer pour la théorie du rêve. Sans doute serai-je sélectif, voire tendancieux, ne pouvant témoigner que de la manière dont le psychanalyste rencontre l’interpellation ou la contestation de disciplines connexes.
81. La conception de sources d’énergie exclusivement extérieures aux neurones, dont tout le problème était de la stocker pour la décharger, en temps voulu, de manière régulée, devait inciter Freud à placer la cause des rêves dans le milieu extérieur (excitations somatiques, restes diurnes). On doit néanmoins remarquer que la conception freudienne ne s’en tient pas là, loin s’en faut. Les restes diurnes entrent en écho avec des souvenirs anciens. En outre, et même si le concept de pulsion n’émerge pas encore franchement dans la terminologie freudienne en 1900, on voit bien la tentative de concevoir une excitation « internée » (si j’ose dire) par rétention. Des distinctions ou comparaisons comme celle du contenu manifeste et du contenu latent, ou celle – plus tardive – du capitaliste et de l’entrepreneur du rêve, seraient sans cela incompréhensibles. Par conséquent, sans disposer d’une conception endogène du rêve, incontournable depuis les découvertes neurobiologiques récentes, on doit dire que Freud la postulait. Voir alors un A. Hobson réclamer la disparition de la distinction topologique des contenus du rêve et féliciter Jung de l’avoir quasi abandonnée, c’est enfermer Freud dans le modèle réflexe dont, déjà et dès le début, il se dégageait. Il faudrait au contraire le féliciter de n’y avoir pas succombé alors qu’il n’avait pas encore tous les moyens de le dénoncer.
92. La théorie endogène est cependant plus retorse qu’on ne croit et appelle des révisions plus subtiles au sein de la théorie psychanalytique. On ne peut pas se contenter d’y voir la « vérification scientifique » d’une théorie des pulsions. Le « programme » onirique dépend-il des événements de l’éveil précédant le sommeil ou, au contraire, d’une mémoire génétique ? Les deux facteurs interviennent mais leur intrication est difficile à expliquer. Puisque des facteurs génétiques déterminent la structure élémentaire des comportements de base requis pour la survie, puisque, par ailleurs, l’éthologie a largement démontré que les montages comportementaux venaient s’embrayer sur des déclencheurs spécifiques, on est en droit de se demander comment ceux-ci sont identifiés et sélectionnés dans la prolifération des expériences environnementales. On sait même la répétition de celles-ci susceptible de modifier l’organisation fonctionnelle, voire anatomique, du cerveau. Il importerait donc qu’elles fussent puissamment contrecarrées par une reprogrammation génétique récurrente ou périodique. C’est du moins la thèse de Jouvet, mais elle est, de son propre aveu, très controversée. Je pense pour ma part que, dans sa formulation outrancière, cette thèse est contaminée par une volonté farouche et idéologique de réduire presque à néant les influences de l’environnement. Or, il m’est avis que, justement, le rêve est au carrefour des schèmes biologiques fondamentaux (les grands besoins dont parlait Freud) et des occurrences les plus anecdotiques où ces besoins se trouvent sollicités dans la vie éveillée. Il s’agirait en somme de les accorder. Telle serait, selon moi, non seulement la fonction biologique du rêve mais même une de ses principales fonctions psychologiques. Un rôle de mise en mémoire, une incorporation. En somme, ce que nous récupérons, le plus souvent malgré nous, d’un événement onirique, ce sont les déchets d’une incorporation plus ou moins ratée, car la mémoire n’est certainement pas une éponge informe s’imprégnant de tout, ni même un « bloc magique » (par exemple, un ordinateur, à l’époque de Freud). C’est non seulement une faculté d’oubli, mais même de destruction. Il s’agit de prendre et de jeter. Ce qui se recueille sous forme de rêve, ce sont, à mon avis, ces fragments qui résistent à une incorporation mais répugnent à la destruction, témoignant ainsi d’un processus enrayé ou du moins conflictuel, car les expériences de chaque jour ont à conquérir leur place dans l’histoire du Sujet. L’interprète, en somme, fait les poubelles du cerveau rêvant et, à partir des reliefs, reconstitue, si j’ose dire, la « vie de méninges ».
103. Le rêve serait donc soumis à un premier travail de transformation, qui filtre l’éprouvé pour le mettre en mémoire, selon des procédures tout à fait inconscientes, œuvrant dans différents registres et à différents niveaux (de la contiguïté sensorielle à la catégorisation phonétique, voire sémantique). Mais ce n’est pas le seul travail. Le mérite revient incontestablement à Freud d’avoir su débusquer les ruses du désir qui façonnent (plutôt que déforment) le rêve, comme toute autre formation de l’inconscient d’ailleurs. De ce rôle censurant essentiel, il faut, cependant, probablement tempérer quelque peu la portée, alors que Freud, comme la plupart des psychanalystes à sa suite, lui attribue le monopole de la déformation du rêve.
11Ici, on doit le reconnaître, la « physiologie » de Freud est particulièrement osée. Elle s’appuie sur l’hypothèse fondamentale d’un énigmatique désir de dormir, qui semble obéir à un principe de plaisir « bien tempéré », en quoi consiste, sans doute, une des fonctions du moi. Dans cet état d’hypovigilance, les quantités énergétiques qui, après avoir traversé les neurones « phi », se sont dispersées et lentement accumulées dans les neurones « psi » [5] en constituant pour ainsi dire des réserves de désirs ou d’affects, s’abandonneraient à la décharge si ne faisait barrage un gardien du sommeil, la censure. Repoussés par cette sentinelle, les désirs ou Wünschen (représentations chargées d’affects) s’expriment régressivement en refluant vers le pôle perceptif et provoquent le phénomène hallucinatoire onirique. La boucle perceptivo-motrice est donc mise en court-circuit, alors que dans la pensée vigile subsiste un écart (principe de réalité) qui permet les ajustements correcteurs. La qualité particulière de la conscience onirique tient à cet « emballement » de l’appareil psychique, que seul peut interrompre le réveil. La puissance agitatrice que Freud attribue aux motions pulsionnelles (Triebregungen) en vase clos exige un gardien du sommeil. C’est la tâche de la censure, qui assume, dans le sommeil, la fonction régulatrice et correctrice dévolue au moi à l’état vigile.
12Je pense néanmoins qu’à cette censure Freud octroie à la fois trop et trop peu de pouvoir, à l’instar de ses incertitudes sur la structure du moi. Trop : la transposition (Entstellung) de choses pensées en choses hallucinatoirement ressenties est une condition formelle de toute production onirique et ne saurait être imputée simplement à un travail de censure. Trop peu : on doit reconnaître à même le rêve une tentative d’interprétation-intégration de stimulations endogènes ou exogènes (peu importe) qui déstabilisent le « sujet ». Cette tentative, qui est nécessairement inchoative et inaboutie, est « offensive » (si je puis dire) autant que défensive. Elle en appelle, dans un prolongement vigile, à un re-travail des mêmes traumas et des mêmes désirs. On comprend bien cependant la position de Freud. Il veut marquer la solution de continuité entre le rêve et la veille, et doit donc maintenir fermement la distinction entre contenu manifeste et contenu latent. Mais il veut surtout insister sur la tendance à la méconnaissance qui habite « incurablement » toutes les auto-explications subjectives. Le danger à éviter est on ne peut plus clairement « avoué » par Allan Hobson quand il affirme : « Freud, avec sa notion de transformation par censure, aboutit presque à admettre une capacité de synthèse, mais il s’arrête net en chemin, parce qu’il souligne les aspects de dégradation plutôt que d’élaboration dans la formation du rêve » (Hobson, 1992, p. 64). Le rêve freudien a quelque chose de tragique que Hobson, avec ses sympathies jungiennes, tente d’escamoter. Le rêve ne permet toutefois d’entrevoir le dégagement « par le haut » des pires entraves qu’au prix de soutenir, jusqu’à l’angoisse s’il le faut, la puissance de la répétition.
13Je ne pense donc nullement, comme Hobson, que Freud aurait fait avorter une tradition expérimentale naissante, ni que la psychiatrie et la psychologie auraient été ses esclaves pendant presque cent ans. En revanche, je suis sensible à des arguments qui permettent de mieux comprendre certains paradoxes. Par exemple, encore : que l’absence de structure narrative chez le rêveur, comme chez le malade atteint du syndrome de Korsakoff, ne doit pas être attribuée à une censure mais à un changement fondamental dans les fonctions de mémoire et d’orientation, telles qu’exercées par un cerveau rêvant. Au fond, Freud manque de déconstruction car toute déformation ne semble pouvoir se rapporter, d’après lui, qu’à une censure axiologique. C’est manifestement abusif et, même si s’en trouve justifié un rapprochement entre névroses et processus oniriques, il s’en faut que le rêve s’y réduise, gardant en son « trésor » de quoi éclairer bien d’autres choses encore.
14***
15En conclusion, je retiens de ma confrontation de la psychanalyse aux neuro-sciences les enseignements suivants :
161. Le caractère endogène du processus onirique ne peut que souligner « l’orage pulsionnel » du rêve. Tous nos rêves se déroulent sur des canevas pulsionnels, comme Freud l’a toujours prétendu. Il a lui-même limité le rôle des stimulations exogènes à celui, pratiquement, d’un bois d’allumage. Mais les restes diurnes ont probablement, comme je l’ai indiqué, un rôle plus ambigu.
172. Même si ce ne sont pas les stimulations du cortex visuel qui lancent le rêve mais le stimulateur pontique, les excitations corticales sont nécessaires au processus. On doit supposer des systèmes en boucles, destinés à incorporer les restes diurnes, en les tamisant au gré d’une sélectivité massivement affective. Freud a bien montré que le rêve ne nous « parle » pas forcément là où il nous « affecte ».
183. Il n’est plus du tout évident qu’il faille faire jouer à la censure un rôle si massif dans les déformations sensorielles du rêve. J’ai moi-même insisté dans des travaux précédents (Pirard, 1991) sur cette « redistribution des rôles » entre (pour faire bref) le cognitif et l’affectif. Mais c’est à condition de se donner les moyens, et c’est très difficile, d’isoler des processus du travail du rêve qui ne soient pas seulement des effets de discours ou de sens. Il s’agit de mettre en évidence, si j’ose dire, des effets de « cens », quel que soit le contenu de cette censure (images, mots), même s’il est suffisamment clair, désormais, que l’aspect bizarre du rêve n’est pas d’abord le fait de la censure mais des conditions très spéciales de la « conscience » onirique.
194. Quant à donner au rêve une force créative, d’élaboration de pensée, Freud a toujours hésité à le faire, au nom, à mon avis, de sa conception du désir comme accumulation, sous forme de traces mnésiques, d’expériences de satisfaction contrariée. Mais il me semble que s’élabore dans le sommeil et dans le rêve un authentique travail psychique qui nous fait bouger dans nos pensées, nos désirs, notre histoire, comme le suggère la sagesse populaire en disant que la nuit porte conseil [6]… Sans doute, le rêve peut-il échouer dans sa perlaboration et c’est peut-être, d’ailleurs, la condition de son souvenir. Et s’il ne saurait être question de mettre en continuité le rêve nocturne et la rêverie diurne (ne serait-ce que pour des arguments physiologiques), il reste bien qu’on interprète un rêve en le prolongeant par une forme de rêverie.
205. Il ne suit nullement de ce qui précède que la signification du rêve soit transparente et homogène au contenu manifeste. D’abord parce qu’il faut apprendre comment les pensées peuvent se mettre en images, comme dans des rébus ou des charades. Ensuite, parce que, même si l’Enstellung du rêve n’est plus entièrement rapportable à la censure, celle-ci n’en continue pas moins d’agir avec d’autant plus de force que la poussée pulsionnelle est vive (car on assiste dans le sommeil à une intensification du conflit psychique, peut-être par écartèlement des instances).
216. Enfin, peut-être faut-il concevoir le conflit psychique onirique d’une manière nouvelle, plus radicale qu’un conflit entre instances comme dans la névrose. C’est du côté des perturbations de l’investissement narcissique qu’il conviendrait de chercher, du côté, si j’ose dire, de l’hypocondrie du rêve. « Le rêve nocturne s’élabore au plus pressé, au moment même de l’expérience perturbante », dit F. Duyckaerts. Le rêve, en ce sens, est toujours en état d’urgence [7].
22Pourquoi Freud étudia-t-il les rêves ? Parce que des patients lui en racontaient ? Parce qu’il espérait s’y rapprocher de l’inconscient ? Parce que c’était un passage obligé de son auto-analyse ? Parce qu’il y voyait une propédeutique pour introduire à la théorie des névroses ? Parce que la question était dans l’air du temps et qu’il était urgent pour lui de se rendre célèbre ? Sans doute pour toutes ces raisons et d’autres encore. Mais nous savons aujourd’hui qu’il ne choisissait pas, contrairement à ce qu’il escomptait, la voie la plus royale. Le rêve est, au fond, un cas particulier très compliqué pour qui entend démontrer, à partir de lui, les ressources allégoriques de l’inconscient.
Références
- Dayan (Maurice). – Qu’est-ce que penser en rêve ? dans Actualité des modèles freudiens. Langage, image, pensée, Paris, PUF, 1995.
- Duyckaerts (François). – Du traitement de l’expérience, Bruxelles, De Boeck, 1994.
- Gori (Roland), Hoffmann (Christian). – La science au risque de la psychanalyse. Essai sur la propagande scientifique, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999.
- Hobson (Allan J.). – Le cerveau rêvant, Paris, Gallimard, 1992.
- Jouvet (Michel). – Le sommeil et le rêve, Paris, Odile Jacob, 1992.
- Pirard (Regnier). – Anthropies. Prolégomènes à une anthropologie clinique, Bruxelles, De Boeck, 1991.
- Pommier (Gérard). – L’éthique du rêveur, dans Psychanalyse et psychiatrie, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2001.
Mots-clés éditeurs : neurosciences, inconscient, rêve, mémoire
Date de mise en ligne : 24/01/2012
https://doi.org/10.3917/bupsy.475.0167Notes
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UFR de psychologie, Université de Nantes, BP 81227, 44312 Nantes Cedex 03.
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J’entends, bien sûr, par histoire quelque chose de plus radical que ce qui peut se donner dans la reconstitution pseudo-cohérente d’une élaboration secondaire. Il s’agit plus de la nécessité de faire sien, de s’approprier, que de faire sens.
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Est-ce ce que Freud voulait dire avec l’image de l’ombilic et du mycélium ?
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J’appuie les considérations qui suivent essentiellement sur ma lecture de J. Allan Hobson, Le cerveau rêvant, 1992.
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Mais ce n’est pas sûr qu’il s’en déduise au sens fort du terme. Il s’agit de l’esquisse d’une « psychologie » qui se veut aussi « scientifique » que possible en utilisant, comme support imaginaire spéculatif, le langage des neurologues auxquels elle s’adresse. Ce qu’on peut donc dire, c’est que des pans entiers de cette neurologie imaginaire sont devenus caducs et que, dans la mesure où la chose colle au modèle – c’est là le nœud à éprouver –, elle est emportée dans sa débâcle.
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J’utilise ici les symboles de l’Entwurf, qui correspondent, dans la Traumdeutung, respectivement à la couche perceptive et aux différents systèmes de mémoire de plus en plus inconscients. Je ne prétends pas, dans ces quelques paragraphes, reformuler littéralement ce que dit Freud. Pour la bonne raison que je cherche à faire plus : donner l’épure de la « construction-support » ou ce que j’aimerais appeler le « fantasme épistémique ».
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Voir Dayan, 1995. Le solipsisme du rêveur provoque une sorte de coalescence de l’être et de la pensée. Le rêveur, adhérant à ce qui se passe, va jusqu’à épouser complètement le mouvement et la substitution incessants des images. Plutôt que sujet, il est actant du rêve, qui s’habite, en quelque sorte, lui-même en un savoir immanent. Pensée sans penseur puisque sans sujet cogitatif, cogitatio sans cogito. Une élaboration primaire est donc à l’œuvre dans le rêve, « mode de penser spécifique qui coule dans le creuset des images les conflits les plus profonds auxquels est en proie l’individu depuis sa naissance, à la faveur d’une modification radicale du processus de défense en vigueur à l’état de veille ». Rêver n’est ni plonger dans un inconscient abyssal ni simplement transformer des pensées vigiles dans un autre mode d’écriture. C’est plutôt faire l’épreuve d’une conflictualité qui « décloisonne toutes les instances de l’appareil psychique ». Bien que j’acquiesce à la plupart de ses analyses, je diverge de l’auteur sur l’importance que je continue à accorder à la « démétaphorisation » et « démétonymisation » des représentations pensées pour qu’elles deviennent figurables.
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Voir Duyckaerts, Du traitement de l’expérience, 1994. « Interpréter un rêve est une opération paradoxalement circulaire : on part d’un rêve manifeste – lui-même déjà à une certaine distance du rêve initial –, on l’objective en le racontant, puis on s’en éloigne par toutes les pensées qui viennent s’associer à ses éléments ou à sa structure mais par les étapes successives de ce mouvement ou de cette dialectique, on ne cesse de se rapprocher du psychique, c’est-à-dire du lieu des expériences et des souffrances d’où naît l’urgence des élaborations mentales. »