Couverture de BIPR_035

Article de revue

La politique de la tolérance zéro à New York

dans les années 1990

Pages 19 à 30

Notes

  • [1]
    Cet article est issu d’un mémoire de Master 2 : « New York et la politique de la tolérance zéro », dirigé par Annick Foucrier, directrice du Centre de Recherches d’histoire nord-américaine, soutenu en juin 2011 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
  • [2]
    Unité CompStat (Computer Statistics ou Comparative Statistics) du NYPD, New York.
  • [3]
    Andrea MacArdle, Zero Tolerance: Quality of Life and the New Police Brutality in NewYork City, New York, NY University Press, 2001.
  • [4]
    Kevin Flynn, « Behind the Success Story, a Vulnerable Police Force », The New York Times, 25 novembre 2000.
  • [5]
    Élie Barth, « La tolérance zéro, nouvelle référence des discours sur la sécurité », Le Monde, 4 décembre 2001.
  • [6]
    Nous pouvons citer principalement les travaux suivants : Anthony V. Bouza, « NYPD Blues: Good, Lucky or Both? », Law Enforcement News, vol XXIII, n° 460, January 31, 1997, p. 8-11 ; John Eck, Edward MacGuire, « Have Changes in Policing Reduced Violent Crime », in Alfred Blumstein Richard Rosenfeld, The Crime Drop in America, Cambridge University Press, 2000 ; J.E McElroy, « Evaluating Service Delivery of Police Agencies. Solution for Focus and Strategies », in Jean-Paul Brodeur, How to Recognize Good Policing?, London, Thousand Oaks, 1998, p. 73-87 ; Thomas V. Brady, Measuring What Matters. Part One: Measurer of Crime, Fear and Disorder, Washington DC, National Institute of Justice, 1996 ; Loïc Wacquant, « L’ascension de l’État pénal en Amérique », Actes de la recherche en sciences sociales, Paris, 1998, n° 114, p. 7-26.
  • [7]
    James Q. Wilson, George L. Kelling, « Broken Windows », The Atlantic Monthly, March 1982.
  • [8]
    Jacques Donzelot, Anne Wyvekens, Le « Community Policing » aux États-Unis, un mode alternatif aux règlements des conflits urbains, Bedoin, Centre d’Étude des politiques sociales, mission de recherche « Droit et Justice », avril 2000.
  • [9]
    Les squeegees sont des sans-abris qui attendent aux feux de circulation et qui, avec de vieux journaux froissés, tentent de laver les pare-brises des automobilistes sans y avoir été invités. Ils quémandent ensuite de manière plus ou moins agressive une rétribution pour leurs efforts, contribuant à créer un sentiment de harcèlement et de délabrement du paysage urbain. Rudolph Giuliani avait fait des squeegees le symbole du déclin de la ville et avait promis de traiter en priorité ce problème.
  • [10]
    Un precinct est une délimitation administrative policière d’un quartier qui abrite un poste de police. Le plus souvent il y a un poste de police par precinct.
  • [11]
    Kenneth T. Jackson, The Encyclopedia of New York, New York, The New York Historical Society, 1995.
  • [12]
    Cette augmentation est rendue possible grâce à la fusion du New York Police Transit Department (NYTPD) et du House Police Department (HPD), respectivement en charge de la sécurité des transports, et des logements sociaux de la ville. Ces deux services sont rattachés au NYPD en 1994.
  • [13]
    Clifford Krauss, Adam Nossiter, « Crossing the Line – A Special Report; Bronx Abuse Complaints Stir Cracdown on Police », The New York Times, 2 Mai 1992.
  • [14]
    Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Éditions Liber-Raisons d’agir, 1999, p. 127.
English version

1Entre 1994 et 2002, le maire républicain Rudolph Giuliani, applique la politique dite de « la tolérance zéro » [1]. Battu aux élections de 1989 par David Dinkins, il est de nouveau candidat en 1993 contre le même adversaire, avec cette fois-ci un discours plus musclé qui séduit la population new-yorkaise, pourtant habituée à voter démocrate. Élu avec une courte avance de 82 000 voix sur un million de bulletins exprimés, il engage une lutte sans merci contre les délinquants et les criminels, promettant aux habitants le retour à une qualité de vie perdue lors de la décennie précédente. Aidé par les chefs du New York Police Department (NYPD), William Bratton dans un premier temps, puis Howard Safir et Bernard Kerik à partir de mars 1996, Rudolph Giuliani applique des mesures de sécurité draconiennes, mène un combat acharné contre la délinquance et le crime et ainsi métamorphose la ville. En deux mandats, New York passe de la réputation de « capitale du crime » à celle d’exemple en matière de lutte contre l’insécurité : de 1993 à 2000, la criminalité diminue de 57% dans l’ensemble, les meurtres de 60%, les vols de 48%, les cambriolages de 46%, etc. [2]

2Au cours des décennies 1970 et 1980, New York connaît une situation comparable à celle d’autres villes, Detroit et St. Louis, par exemple. La crise fiscale qui frappe les États-Unis à cette période entraîne les métropoles américaines dans une spirale descendante qui dure jusqu’au début des années 1990. Le déclin industriel de cette époque appauvrit les villes et encourage les populations aisées à quitter les centres urbains pour la périphérie et les cités avoisinantes, plus résidentielles. Au même titre que d’autres métropoles, New York ne peut plus subvenir à son propre financement en raison du départ des classes moyennes et supérieures qui payent dorénavant leurs impôts dans les municipalités voisines (en 1975, New York accusait un déficit budgétaire de 3 milliards de dollars). Les services de police, comme les autres secteurs de la ville, doivent faire face à des coupes budgétaires et licencier massivement leurs fonctionnaires. C’est la première fois, depuis sa création, que le NYPD connaît une diminution de ses effectifs. Il comportait 38 927 policiers en 1970, ils sont 28 681 une décennie plus tard. Il faut attendre 1985 pour une reprise du recrutement, qui privilégie alors la police d’investigation chargée d’élucider les meurtres, au détriment des patrouilles, des missions d’îlotage et de toute forme de police préventive. De plus, les années 1980 sont marquées par de nombreuses affaires de corruption qui écornent l’image du service de police, et le fragilisent. L’appauvrissement de la ville, l’exode des classes moyennes, l’apparition du crack, sont autant de facteurs qui contribuent à la dégradation des conditions de la vie à New York. Entre 1970 et 1976, la ville perd 555 000 emplois et 11% de sa population, tandis que sa criminalité augmente de 23%.

« Tolérance zéro » et Quality of life policing

3« Tolérance zéro », c’est par ce slogan, qui donne le nom à sa politique, que Rudolph Giuliani amorce sa campagne de 1993. Expression empruntée à Ronald Reagan, qui l’utilisa en 1982 lors de sa lutte contre les

4États narcotrafiquants, la tolérance zéro appelle à punir plus sévèrement les délinquants à la moindre infraction, vise à raccourcir au maximum le délai entre le délit et la réponse judiciaire et prône un renforcement de l’institution policière. Cette politique réaffirme l’importance des pouvoirs publics en appliquant la loi au pied de la lettre, avec une intransigeance sans faille et en réprimant toutes les infractions, même mineures, causées sur la voie publique, afin de restaurer l’ordre et le sentiment de sécurité. Par la lutte systématique et sans relâche contre tout comportement déviant, la tolérance est ainsi réduite à zéro : les circonstances atténuantes ainsi que les excuses ne sont plus à l’ordre du jour et il s’agit d’être « dur avec le crime », pour reprendre l’un des slogans de la campagne républicaine.

5Il existe en réalité deux termes pour désigner la politique de Rudolph Giuliani : tolérance zéro, donc, mais aussi Quality of life policing. Le premier est un slogan plus fréquemment utilisé par les journalistes et les commentateurs. De plus, il est surtout employé en France et en Europe pour désigner diverses réformes policières de cette époque. De nombreux Américains, au contraire, lui trouvent un sens dépréciatif qui renvoie aux aspects négatifs de la politique de Rudolph Giuliani et qui appuie l’idée d’une stratégie sévère, discriminatoire, brutale et aveugle. Andrea Mac Ardle [3] explique que ce terme est associé aux brutalités policières commises à cette période, avec pour symboles de cette politique, les trois victimes les plus médiatisées de la tolérance zéro : Amadou Diallo, Abner Louima et Anthony Baez. Rudolph Giuliani utilise ce terme pendant sa campagne et au début de son mandat comme un message puissant envoyé aux citadins, mais passe assez rapidement à Quality of life policing.

6Quality of life policing est le nom technique et institutionnel donné aux réformes du maire républicain. Même si, comme la tolérance zéro, cette expression rejette les politiques urbaines libérales et sociales des décennies 1970 et 1980, elle insiste surtout sur les aspects positifs de la politique de Rudolph Giuliani. Cette formule souligne la volonté du maire d’améliorer la qualité de vie des citoyens par l’intervention de la police et sous-tend l’idée que la sévérité des forces de l’ordre est utile à l’amélioration des conditions de vie des citadins.

7La politique de Rudolph Giuliani a inspiré une bibliographie importante, mais souvent partiale. Tout semble avoir été dit sur cette politique qui a orienté le débat sécuritaire pendant une décennie et qui continue d’être présentée comme un modèle auquel se référer ou au contraire à rejeter, encore aujourd’hui. Les chercheurs ayant travaillé sur ce sujet adoptent souvent un point de vue critique, sociologique, politique ou encore criminologique. Les études sont partielles et les problématiques sont fréquemment d’ordre idéologique ou théorique, délaissant les aspects « humains » et « techniques », comme ce que ressentent des citoyens new-yorkais ou encore les portées et les conséquences de l’application concrète des méthodes du NYPD. Mais peu de publications abordent l’étude chronologique et générale des méthodes new-yorkaises.

8Si New York n’est pas la ville qui a vu son taux de criminalité diminuer le plus dans les années 1990, c’est celle qui donne pourtant l’impression d’avoir le mieux réussi. En effet, fiers de leurs résultats, Rudolph Giuliani, William Bratton et Howard Safir ont souvent commenté et défendu leurs méthodes, présenté leur bilan aux États-Unis, mais aussi au monde entier, en faisant de New York la « Lourdes des policiers » [4]. En acceptant de nombreuses interviews, en invitant des délégations étrangères afin qu’elles s’inspirent de leurs propres méthodes, les acteurs de cette politique ont contribué à faire de leur ville un lieu privilégié pour le « tourisme sécuritaire » où les dirigeants étrangers se pressent, du président du Mexique au maire de Naples [5]. La tolérance zéro devient la vitrine républicaine en matière de sécurité et marque une nette rupture avec les méthodes appliquées dans les autres métropoles du pays mais aussi avec les dirigeants démocrates des années 1970 et 1980.

9Beaucoup ont essayé de voir en la « tolérance zéro » une solution miracle et l’ont étudiée pour mieux la copier ou en extraire l’essence. Cependant la portée de cette politique a été relativisée [6]. Si les statistiques de la « tolérance zéro » ne sont pas remises en cause, c’est en revanche l’influence de cette politique dans la chute de la criminalité qui fait débat, dans la mesure où la criminalité a commencé à diminuer deux ans avant sa mise en place.

La tolérance zéro, une politique novatrice ?

10Pourquoi cette politique a-t-elle été autant commentée ? En quoi est-elle novatrice ? Tout d’abord la tolérance zéro se présente comme l’application concrète de la théorie de la « vitre brisée ». Il s’agit d’une doctrine sécuritaire présentée pour la première fois en mars 1982 dans la revue Atlantic Monthly. C’est une formule que l’on doit à deux criminologues d’Harvard, James Wilson et George Kelling [7]. Leur travail prend place dans un contexte de réflexion en matière de stratégie policière. Leur article connut une exposition impressionnante et marqua de son empreinte les innovations et les recherches policières de la fin du XXe siècle. Ce qui apparaît comme original dans cet article est la manière dont les deux criminologues réfléchissent sur le lien entre l’insécurité et le sentiment d’insécurité. La façon de penser habituelle était la suivante : la criminalité commise dans un lieu donné provoque la peur ressentie par les habitants ou les passants. James Wilson et George Kelling raisonnent à rebours de ce schéma, en inversant la relation entre ces deux maux. Les deux chercheurs démontrent l’influence du manque de lien social et de l’absence de réaction des autorités face à un désordre sur la naissance de la délinquance. Souvent résumé par l’adage « qui vole un œuf, vole un bœuf », ce concept criminologique tend à démontrer que les petits désordres instaurent un contexte propice à la perpétration de plus grands crimes. Rudolph Giuliani et William Bratton s’inspirent ouvertement de cette théorie.

11La tolérance zéro est au croisement de nombreuses autres théories utilisées ailleurs à la même période. C’est le cas du community policing[8] qui étend la définition du travail de policier et qui est expérimenté à la même période à Chicago. Avec cette tactique, les forces de l’ordre n’ont plus pour objectif premier de résoudre les crimes ou de répondre à un acte criminel, mais de le prévenir en tissant des liens avec les habitants d’un quartier. Ces derniers sont alors invités à devenir des participants actifs de leur sécurité, en agissant face à la délinquance et en aidant les forces de police à trouver des solutions sociales et non juridiques. Cette coproduction de la sécurité passe par l’implantation de commissariats au cœur des quartiers difficiles, la mise en place de patrouilles pédestres, de réunions hebdomadaires avec les acteurs économiques, sociaux et religieux d’une communauté. Le problem oriented policing vient lui aussi compléter la doctrine de la tolérance zéro. Il s’agit d’une manœuvre policière qui cherche à dégager des tendances permettant de prévenir des délits futurs plutôt que d’intervenir toujours au même endroit pour le même désordre, et ainsi d’éviter de répéter inlassablement la même opération. Cette manière de procéder se distingue des méthodes antérieures où la police étiquette les incidents qui réclament son intervention et utilise ensuite une catégorie juridique que lui fournit le code pénal pour sévir. Pour entrer dans ce type de réflexion, la police doit prendre connaissance des problématiques précises qui favorisent le crime et diviser ensuite les catégories pénales et réfléchir au cas par cas à chaque incident rencontré. William Bratton est très influencé par ces deux stratégies policières et les adapte pour mieux les appliquer de manière cohérente à New York.

12D’une certaine façon, la tolérance zéro étend la conception de « police intensive ». En faisant à la fois appel à des tactiques traditionnelles – comme la patrouille pédestre –, et en utilisant des outils technologiques modernes, la police multiplie les moyens d’action pour accomplir sa mission. Les objectifs sont eux aussi diversifiés. Le NYPD ne procède plus à une hiérarchisation des problèmes et des désordres, mais intervient pour tout comportement ou action contraire au code pénal. Les dealers, les assassins, les prostituées, les mendiants ou les squeegees[9], tous deviennent des ennemis de New York et doivent être punis.

13Un autre aspect de la tolérance zéro donne au NYPD une place à part dans l’historiographie policière. William Bratton s’inspire ouvertement des manières de faire du monde de l’entreprise pour élaborer ses méthodes. En calquant sa gestion sur celles des grandes firmes qui réalisent des bénéfices, William Bratton renverse les dogmes de la police moderne. Ce bouleversement est rendu possible grâce à l’outil CompStat qui dessine pour les policiers une nouvelle représentation dans leur manière d’interagir avec leur direction mais aussi dans la façon d’évaluer leur propre travail. Le CompStat désigne le programme informatique mis au point par les dirigeants du NYPD ainsi que les réunions qui en découlent, où chaque chef de precinct[10] vient présenter à ses supérieurs l’avancée de son travail. Cet outil sert principalement à fournir des chiffres fiables en temps réel de la délinquance et à cartographier la criminalité. Il est élaboré dans un souci de modernisation du service mais aussi dans la perspective de responsabiliser et de surveiller les policiers dans leurs missions. Il a également pour vocation de faire entrer le NYPD dans une politique de problem oriented policing. Répondant à la volonté de William Bratton de décentraliser l’action policière et de donner plus de liberté aux commissaires tout en centralisant le commandement (réduit à un rôle de surveillance), le CompStat révolutionne le fonctionnement et l’organisation du NYPD. Ce système est l’aspect de la tolérance zéro le plus mis en évidence. Il en est la vitrine qui inspira par la suite de nombreuses villes américaines. C’est aussi l’aboutissement des inspirations managériales de William Bratton, la forme pratique de ces conceptions, l’outil qui fit de lui « le PDG du NYPD ».

14Enfin, le budget de la tolérance zéro relève d’une politique à part. Les maires précédents ont tenté de répartir équitablement le budget de la municipalité entre les différents services de la ville. Rudolph Giuliani a tout misé sur la sécurité et la répression. Le NYPD a, en effet, bénéficié de financements importants et a vu son budget multiplié par deux et demi au cours des années 1990 [11]. Lorsque les dirigeants étrangers étudient cette doctrine sécuritaire et s’en inspirent, ils omettent souvent l’aspect économique de ce modèle, élément indispensable au bon fonctionnement du système. En effet, lorsqu’il prend ses fonctions, William Bratton renouvelle la hiérarchie du NYPD, augmente de 12 000 policiers les effectifs [12], auxquels il faut ajouter 9 000 fonctionnaires consacrés au travail administratif, dote les commissariats de nouvelles voitures, d’outils informatiques, etc. Plutôt qu’originale, nous pourrions dire que la tolérance zéro est une politique dont l’objectif est clairement identifié. En effet, ses instigateurs ont étudié de façon très pragmatique et managériale les insuffisances du NYPD et tenté d’y répondre ; le profit à réaliser devient la réduction du crime, le rendement correspond aux arrestations, les actions boursières sont les statistiques du CompStat, etc.

Une politique décriée

15Cependant, malgré des résultats convaincants, les méthodes de l’administration Giuliani conservent une image négative, associée aux bavures et aux brutalités policières, qui en font le symbole des dérives sécuritaires américaines. Ainsi les critiques portent sur l’exigence extrême dont ont fait preuve Rudolph Giuliani et ses trois police chief commissioners. Ils auraient entretenu un climat malsain au sein du NYPD qui se serait traduit par une augmentation des brutalités commises par les forces de l’ordre. Même s’il s’agit là d’une critique récurrente dans l’historiographie de la tolérance zéro, cette impression de violence policière doit cependant être relativisée.

16De multiples témoignages et articles mettent l’accent sur les relations difficiles que les policiers entretiennent avec les habitants des quartiers sensibles. Parmi de nombreux exemples, le reportage de Clifford Krauss et Adam Nossiter présente, à travers diverses anecdotes, le décalage persistant entre les forces de l’ordre et les habitants des quartiers défavorisés :

17

« Arthur Crier conduisait sa petite-fille de deux ans dans le Bronx quand un agent de police l’arrêta parce que l’enfant n’était pas dans un siège spécial mais sur les genoux de son frère. M. Crier, un chanteur de blues de 68 ans, chercha automatiquement son portefeuille pour montrer son permis. L’agent, par réflexe, sortit son arme » [13].

18Cet exemple souligne l’incompréhension qui existe entre les policiers et les minorités, et met en évidence la nervosité des forces de l’ordre. Cette difficulté a pu provoquer des situations difficiles, entraînant des brutalités policières, remettant en question les bases mêmes de la tolérance zéro. L’explication avancée par les critiques de la politique menée par Rudolph Giuliani est la suivante : les nouvelles stratégies imposées par les dirigeants du NYPD mettent sous pression constante les agents qui n’ont plus que le seul objectif de « faire du chiffre », chiffres obtenus forcément par la force et la répression. Du fait que les effectifs du NYPD comptent une majorité de policiers blancs, ce service a rapidement été accusé d’être raciste et au service des populations plus aisées et blanches de la ville, au détriment des minorités noires et hispaniques des quartiers pauvres. Comme l’écrit le sociologue français Loïc Wacquant :

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« Bref, le sous-prolétariat fait tache et menace. C’est lui que cible en priorité la politique de la “tolérance zéro” dont l’objectif affiché est de rétablir la “qualité de vie” des New-Yorkais qui savent, eux, se comporter en public, c’est-à-dire des classes moyennes et supérieures, celles qui votent encore » [14].

20Les plaintes contre les policiers ont été effectivement plus nombreuses au début du mandat de Rudolph Giuliani que sous David Dinkins. Que la justice ait donné raison ou non aux plaignants, les plaintes ont augmenté de 39% en cinq ans. De 3 580 en 1993 elles sont passées à 4 976 en 1998 avec un pic en 1995 (5 618 plaintes). Cependant cette forte hausse des plaintes est discutable. S’il est exact qu’il y a eu une augmentation des plaintes contre les officiers, une lecture erronée ou du moins partielle de cet aspect de la tolérance zéro peut aussi entrer en ligne de cause. Si l’on veut confronter ces faits avec ceux de l’administration Dinkins, il ne suffit pas de comparer en valeur absolue la hausse des plaintes, mais il faut aussi l’évaluer en pourcentage, sinon, c’est oublier que les effectifs de police ne sont pas les mêmes entre 1993 et 1998 et ne suivent pas les mêmes stratégies policières. Proportionnellement, il y aurait même eu moins de plaintes sous Rudolph Giuliani. Lors du mandat de David Dinkins, en 1993, on compte 3 580 plaintes pour 27 000 officiers, soit environ 0,13 plainte par policier. En 1995, cette moyenne passe à 0,12 (5 618 plaintes pour 39 000 policiers).

21Mais les véritables limites de cette politique sont à chercher ailleurs. Face aux résultats obtenus rapidement, les dirigeants du NYPD se seraient enfermés dans leurs convictions et auraient poussé leurs méthodes à l’extrême. Une fois parti du NYPD en mars 1996, William Bratton partage ce point de vue critique. Howard Safir aurait repris et appliqué aveuglement ses stratégies, en les intensifiant et en les durcissant sans les renouveler et les adapter à de nouveaux besoins. En appliquant une répression excessive et en renforçant les contrôles dans des quartiers déjà apaisés, Howard Safir aurait provoqué un sentiment de persécution et de rejet dans certaines populations (noires et hispaniques), provoquant des manifestations de mécontentement.

22Par ailleurs, la tolérance zéro ne résout pas les problèmes d’insécurité. Elle contribue simplement à les déplacer. Cette politique serait devenue une stratégie spectacle qui ne vise qu’à rassurer le citadin à travers des arrestations spectaculaires et une présence permanente des forces de police. Elle serait plus dissuasive que constructive et exclurait les populations indésirables plutôt que de construire les structures nécessaires afin de les aider et de proposer une alternative à la répression intensive sur le moyen terme.

23Malgré ses limites, malgré les bavures qui ont entaché son image, la tolérance zéro, politique à deux visages, a répondu en partie aux attentes des New-Yorkais. La manière de procéder, bien que brutale, s’est révélée efficace et a permis à la métropole de retrouver une meilleure qualité de vie après deux décennies de délinquance. Cependant, si la tolérance zéro fonctionne, c’est parce qu’elle répond aux normes que ses propres créateurs ont mis en place. Chasser les mendiants ou bien encore augmenter la population carcérale sont-ils les signes d’une police qui fonctionne ? La tolérance zéro ne cherche pas à prévenir le crime ou à accompagner les délinquants dans leur réinsertion. Comme la présente d’ailleurs le maire républicain, elle est tout simplement une politique répressive.

Notes

  • [1]
    Cet article est issu d’un mémoire de Master 2 : « New York et la politique de la tolérance zéro », dirigé par Annick Foucrier, directrice du Centre de Recherches d’histoire nord-américaine, soutenu en juin 2011 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
  • [2]
    Unité CompStat (Computer Statistics ou Comparative Statistics) du NYPD, New York.
  • [3]
    Andrea MacArdle, Zero Tolerance: Quality of Life and the New Police Brutality in NewYork City, New York, NY University Press, 2001.
  • [4]
    Kevin Flynn, « Behind the Success Story, a Vulnerable Police Force », The New York Times, 25 novembre 2000.
  • [5]
    Élie Barth, « La tolérance zéro, nouvelle référence des discours sur la sécurité », Le Monde, 4 décembre 2001.
  • [6]
    Nous pouvons citer principalement les travaux suivants : Anthony V. Bouza, « NYPD Blues: Good, Lucky or Both? », Law Enforcement News, vol XXIII, n° 460, January 31, 1997, p. 8-11 ; John Eck, Edward MacGuire, « Have Changes in Policing Reduced Violent Crime », in Alfred Blumstein Richard Rosenfeld, The Crime Drop in America, Cambridge University Press, 2000 ; J.E McElroy, « Evaluating Service Delivery of Police Agencies. Solution for Focus and Strategies », in Jean-Paul Brodeur, How to Recognize Good Policing?, London, Thousand Oaks, 1998, p. 73-87 ; Thomas V. Brady, Measuring What Matters. Part One: Measurer of Crime, Fear and Disorder, Washington DC, National Institute of Justice, 1996 ; Loïc Wacquant, « L’ascension de l’État pénal en Amérique », Actes de la recherche en sciences sociales, Paris, 1998, n° 114, p. 7-26.
  • [7]
    James Q. Wilson, George L. Kelling, « Broken Windows », The Atlantic Monthly, March 1982.
  • [8]
    Jacques Donzelot, Anne Wyvekens, Le « Community Policing » aux États-Unis, un mode alternatif aux règlements des conflits urbains, Bedoin, Centre d’Étude des politiques sociales, mission de recherche « Droit et Justice », avril 2000.
  • [9]
    Les squeegees sont des sans-abris qui attendent aux feux de circulation et qui, avec de vieux journaux froissés, tentent de laver les pare-brises des automobilistes sans y avoir été invités. Ils quémandent ensuite de manière plus ou moins agressive une rétribution pour leurs efforts, contribuant à créer un sentiment de harcèlement et de délabrement du paysage urbain. Rudolph Giuliani avait fait des squeegees le symbole du déclin de la ville et avait promis de traiter en priorité ce problème.
  • [10]
    Un precinct est une délimitation administrative policière d’un quartier qui abrite un poste de police. Le plus souvent il y a un poste de police par precinct.
  • [11]
    Kenneth T. Jackson, The Encyclopedia of New York, New York, The New York Historical Society, 1995.
  • [12]
    Cette augmentation est rendue possible grâce à la fusion du New York Police Transit Department (NYTPD) et du House Police Department (HPD), respectivement en charge de la sécurité des transports, et des logements sociaux de la ville. Ces deux services sont rattachés au NYPD en 1994.
  • [13]
    Clifford Krauss, Adam Nossiter, « Crossing the Line – A Special Report; Bronx Abuse Complaints Stir Cracdown on Police », The New York Times, 2 Mai 1992.
  • [14]
    Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Éditions Liber-Raisons d’agir, 1999, p. 127.
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