Notes
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[1]
Le présent article est issu d’un travail d’habilitation en cours intitulé « Du maître queux au cuisinier : émancipation, construction et diffusion de la figure du Chef en France et en Europe du xviiie siècle à Michel Bras ». Marion Godfroy-Tayart de Borms est membre associé au SIRICE (Paris I Panthéon Sorbonne) et également à l’institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC).
http://sirice.eu/membre/marion-godfroy-tayart-de-borms / https://cnrs.academia.edu/MarionGodfroy. -
[2]
John Dunne, « Quantifier l’émigration des nobles pendant la Révolution française : problèmes et perspectives », in Jean-Clément Martin (dir.), La Contre-Révolution en Europe : xviiie-xixe siècle. Réalités politiques et sociales, résonances culturelles et idéologiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001. L’auteur y rappelle précisément les écarts importants des estimations nationales de l’émigration au sein de la noblesse. Pour l’historien américain Robert Forster l’émigration a atteint plus « d’une famille noble sur quatre ». Pour son adversaire Alfred Cobban, une « estimation plus raisonnable évaluerait le départ de 5 % de l’ensemble de la noblesse. »
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[3]
Anne Montenach, « Être cuisinier à Lyon aux xviie et xviiie siècles : contours et enjeux d’un métier de bouche », Food & History, vol. 15, n° 1-2, 2017, p. 181-204.
-
[4]
Florent Quellier, La table des Français : une histoire culturelle (xve-début xixe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 212.
-
[5]
François La Varenne, Le cuisinier françois, enseignant la manière de bien apprester et assaisonner toutes sortes de viandes... légumes, Paris, 1651. [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114423k.texteImage].
-
[6]
C’est le cas par exemple de l’apparition de la profession d’architecte, distincte du métier de maître maçon. La revendication de cette qualité témoigne de la fin d’un processus et d’un état reconnu par la société. Xavier Dectot, « De quelques mentions de Pierre de Montreuil et du statut d’architecte à Paris au milieu du xiiie siècle », in Mélanges Xavier Barral i Altet, Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 2012, p. 464-470.
-
[7]
Anne Montenach, op. cit., p. 183.
-
[8]
Marie-Antoine Carême, Le Maître-d’hôtel français, ou Parallèle de la cuisine ancienne et moderne considerée sous le rapport de l'ordonnance des menus selon les quatre saisons : ouvrage contenant un traité des menus servis à Paris, à St-Pétersbourg, à Londres et à Vienne, t. 1, Paris, Payot, 1822.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
Marie-Antoine Carême, Le pâtissier national parisien, ou Traité élémentaire et pratique de la pâtisserie ancienne et moderne suivi d'observations utiles au progrès de cet art, vol. 1, Paris, Garnier Frères, 1879, p. 292.
-
[12]
Marie-Pierre Rey, Un Tsar à Paris, 1814, Alexandre I et la chute de Napoléon, Paris, Flammarion, 2014.
-
[13]
Marion Godfroy, Napoléon, Paris, Payot, 2017, p. 118.
-
[14]
Paul Metzner, Crescendo of the Virtuoso: Spectacle, Skill, and Self-Promotion in Paris during the Age of Revolution, Berkeley, University of California Press, 1998, p. 67.
-
[15]
Diderot et d’Alembert, L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences et des arts et des métiers, t. 14, 1751, p. 161-162.
-
[16]
Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, Paris, Fayard, 2006, p. 541.
-
[17]
Lettre de Charles Pozzo di Borgo à Karl de Nesselrode, 13 juin 1814, in Correspondance diplomatique des ambassadeurs et ministres de Russie en France et de France en Russie, de 1814 à 1830, Paris, Conard, 1907, p. 19-20.
-
[18]
Charles-Frédéric-Alfred Fayot, « La mort de Carême (1833) », in Paris ou le livre des cent-et-un, t. 12, Paris, Ladvocat, 1833.
-
[19]
Arno Mayer, La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1983, p. 21.
-
[20]
Jean-Claude Bonnet, « Carême ou les derniers feux de la cuisine décorative », Romantisme, n° 17-18, 1977, p. 23-43.
-
[21]
Jean-Claude Bonnet, op. cit., p. 31-32.
-
[22]
Jules Gouffé, Le livre de pâtisserie ; ouvrage contenant 10 planches chromolithographiques et 137 gravures sur bois d’après les peintures à l’huile et les dessins de E. Ronjat, Paris, Librairie Hachette, 1873, p. VI.
1De manière presque rituelle, de nombreux ouvrages qui traitent de l’histoire de l’alimentation ont coutume d’écrire ou de lire que la figure du chef, ou celle du cuisinier apparaît comme la conséquence de la naissance du restaurant. Ces établissements apparaissent eux-mêmes comme liés à la Révolution française, l’émigration de l’aristocratie et le report sur le marché de l’emploi de quantité de cuisiniers désormais sans offices [1]. Dans ce contexte politique aux développements économiques et socio- professionnels, l’une des figures fondatrices serait celle de Marie-Antoine Carême. Marie-Antoine Carême se présente comme un maître queux qui n’est pas au service d’une Maison, mais qui en son nom œuvre au gré des demandes.
2Ces liens de causes à effets jettent pourtant le trouble. D’une part, s’il est difficile de nier le départ des émigrés sous la Révolution française, une démarche quantitative fine se fait toujours attendre en la matière [2]. De même, la personnalité de Marie-Antoine Carême n’est pas celle d’un chef qui œuvre au sein d’un établissement. Son parcours se joue en Europe, affirme plusieurs engagements au cœur d’une élite politique. S’intéresser à la carrière de Marie-Antoine Carême revient à définir un métier, une position sociale, les conditions de son apparition et les critères de sa transmission dans le cadre politique, géographique et social du xixe siècle.
Construction d’une identité socioprofessionnelle au xviiie siècle
3De quoi parle-t-on ? Marie-Antoine Carême se réclame d’un parcours de maître queux, c’est-à-dire d’un cuisinier au service d’une grande Maison. C’est un homme qui publie. En cela, il suit une évolution propre au xviie siècle [3]. Longtemps, les manuels de cuisine ne signalèrent pas leur auteur [4]. En 1651, un pas était franchi avec la publication du Cuisinier français de La Varenne. La page de titre de son ouvrage signalait sa qualité d’« Escuyer de Cuisine de Monsieur le Marquis d’UXELLES [5] ». Ce mouvement d’une association nominale à une qualité professionnelle se retrouve par ailleurs dans de multiples professions [6]. Il témoigne de la conquête d’un statut, de capacités d’expertises et de diffusion d’un savoir [7].
4Si l’on compare cette dédicace à celle qui figure dans le Maître d’hôtel français de Marie-Antoine Carême, on mesure l’établissement de cette sociabilité. Carême ne dédicace par son ouvrage à l’un de ses employeurs. Il le fait à messieurs « Robert Frères ». À ces cuisiniers, Carême n’est pas seulement redevable d’un savoir ou d’une expertise, mais également d’une connaissance des milieux sociaux qui permettent la construction d’une carrière. Le réseau que ces cuisiniers déploie n’est pas un réseau français mais européen qui révèle des pratiques identiques en matière de sociabilité et de gastronomie :
« Parce que les sentiments que je vous porte leur sont communs à tous. Les plus habiles hommes de nos jours vous doivent leur savoir et leur avancement ; vous les avez placés chez de grands Seigneurs, dans toutes les Capitales de l’Europe. C’est en vous particulièrement que la Noblesse étrangère met sa confiance ; elle vous écrit avec amitié, avec une vive estime ; dès qu’un sujet distingué vient à manquer dans ses cuisines, c’est toujours vous, Messieurs, qui désignez son remplaçant. Votre recommandation seule vaut une réputation [8] ».
6De même, l’auteur poursuit :
« La célébrité dont vous jouissez, comme grands Cuisiniers et grands Administrateurs, vous a valu le protectorat que vous exercez si honorablement dans l’intérêt de notre art. Votre mémoire sera à jamais chère parmi nous ; les Français, vos Confrères, vous citeront toujours comme de rares modèles de talent, d’honneur, d’urbanité et d’attachement fraternel. Recevez, Messieurs, L’expression de ma haute considération et de mon éternel attachement Votre Très-humble et Très-Obéissant Serviteur, Carême, de Paris [9] ».
8Le modèle de cuisinier auquel Marie-Antoine Carême se réfère figure donc un talent, comme un maître dans une corporation sous l’Ancien Régime, des règles propres (l’honneur), des conditions d’exercices (la ville) et un compagnonnage par la recommandation qu’ils opèrent.
9La carrière que Carême déploie a en effet suivi scrupuleusement cette feuille de route. Il l’évoque lui-même : « Chef des cuisines du Prince Régent et à Paris chez le Prince Royal de Wurtemberg [10] ». On peut supposer qu’il y œuvre comme « grand cuisinier » et « grand administrateur » (ce qui est un renvoi au « Maître d’Hôtel », fonction et titre de son ouvrage). Ses autres employeurs (comme le Tsar Alexandre) appartiennent à cette même élite. Ce choix n’est pas partagé par d’autres figures des maîtres queux du xviiie siècle. Si l’on se réfère à l’Ancien Régime, on devra rappeler la personnalité de Noël, exclusivement attaché à l’Empereur Frédéric II de Prusse. Si l’on s’appuie sur les premières décennies napoléoniennes, on soulignera que Méot est demeuré au service de Joseph Napoléon au gré des postes du frère de l’Empereur à Naples et en Espagne. Ude reste fidèle au service de Laetizia Bonaparte quand Laguipière sert exclusivement Murat. Lorsque Marie-Antoine Carême signe ses livres « M.A. Carême de Paris », cela signifie qu’il a conservé des pratiques d’Ancien Régime, tout en les déployant dans une société contemporaine.
Réputation, considération et engagement
10Si la Révolution française n’explique pas seule la création du restaurant, elle impose à Carême de qualifier sa condition. Il est cuisinier, c’est-à-dire un homme « de bon ton ». Qu’est-ce que cela signifie ? Carême s’en explique dans l’un de ses écrits :
« L’extrême bon ton de la cour de Louis XV a singulièrement influé sur la civilisation de toutes les classes de la société, mais particulièrement sur les hommes de bouche, qui, à cette époque, étaient justement considérés comme des grands : aussi il n’existait pas un cuisinier de seigneur qui n’eût lui-même la tournure et les manières d’un homme de bon ton : l’habit brodé, les manchettes de dentelles et les boucles à diamants étaient leur parure ; l’épée était leur armement, et ils savaient la porter [11] ».
12Cette condition le distingue du domestique, condition que le cuisinier a toujours refusée. Il n’est pas obligé de porter livrée comme le musicien Haydn chez les Esterhazy par exemple. Et tout retour à cette condition provoque chez Carême des cris d’orfraie. Un exemple est donné lors du banquet servi au Tsar [12] dans les plaines de Vertuis. Carême s’il décrit l’ensemble du dispositif relève aussi que :
« Ce grand extraordinaire fut brillant et somptueux, mais infiniment pénible pour la Bouche (service), puisqu’il est vrai de dire que nous nous trouvions au camp. Nos hommes d’extra furent contraints de coucher sur la paille, dans un “grand grenier [13]”».
14La remarque permet de mesurer le dépit de Carême d’un renvoi à la condition de domestique et sa volonté d’affranchissement.
15Carême déploie son « talent » avec des clients différents, qu’il sert parfois longuement. Le contexte lui est favorable. La période napoléonienne fut en effet, comme l’a relevé Paul Metzner, particulièrement propice aux extras [14]. Carême n’est plus soumis aux épineuses questions de grâce ou de disgrâce qui furent, faut-il le rappeler, celles de Vatel au service de Nicolas Fouquet puis de Condé. À ce titre, il forge une réputation ou plutôt il est « considéré ». Là encore, la notion est celle de l’Ancien Régime. Le chevalier de Jaucourt, lorsqu’il rédige l’article « Réputation » dans L’Encyclopédie a soin d’associer au terme « réputation » le synonyme « considération », et de marquer ainsi que la réputation peut tenir du hasard lorsque la considération tient en une construction méthodique [15]. Cette construction méthodique est celle de l’aristocrate lorsqu’il bâtit sa Maison. Elle est ainsi un point important dans les correspondances du Prince de Talleyrand [16]. Carême procède de même. Par ce truchement, on comprend les motifs qui poussent le Tsar lors de son séjour à Paris en 1815 à employer Carême. Pozzo di Borgo relève : « le cuisinier s’attirera les compliments émus du Tsar avec sa recette des escargots de Bourgogne [17] ».
16Pourtant, là encore, la gastronomie ou la recette ne sauraient être les seules pointes saillantes. Carême s’est réclamé d’un modèle qu’il transmet. Un épisode l’éclaire lorsqu’il est question de Riquette, autre cuisinier. Dans la notice biographique qu’il lui consacre, Fayot note ainsi :
« Carême travailla chez M. de Talleyrand avec un cuisinier célèbre, M. Riquette. Tous deux furent employés aux dîners donnés par le prince dans les belles galeries de l’ancien hôtel des Affaires-Étrangères. Voici à ce sujet une anecdote assez piquante. Quelques années après, à l’époque de Tilsitt, Riquette, appelé en Russie, y introduisit la cuisine française. Sa réputation était grande alors : on ne l’appelait des cuisines de Paris à celles de Saint-Pétersbourg que “l’habile homme et le beau parleur” Depuis M. Riquette fit loyalement une grande fortune. Le 31 mars 1814, Riquette devint, chez M. de Talleyrand, rue Saint-Florentin, où était descendu le czar, le sujet de quelques moments d’entretien, malgré la nature très-grave des circonstances ; quelques paroles en sont curieuses, nous les répéterons. M. de Talleyrand ayant questionné le czar sur son cuisinier, celui-ci répondit : “Mais c’est le plus habile homme !” Quelqu’un ayant ajouté : “Oui, et il a fait une bien grande fortune au service de votre Majesté. — Mais, répondit l’empereur, c’est juste. Riquette nous a appris à manger, nous ne le savions pas.” Voilà, répondit Carême, un souverain qui comprend les bénéfices de son serviteur, et qui estime assez haut le talent [18]. »
18Carême rapporte ce qui peut sembler une anecdote, mais dans laquelle le terme réputation figure en place centrale. L’histoire prend ainsi valeur d’exemple, au sens étymologique du terme. Les intervenants ne sont pas tout à fait mis sur le même plan. Le Tsar demeure le Tsar. En revanche, le savoir et l’expertise peuvent nourrir un dialogue et permettre de reconnaître la compétence dans le cadre de son exercice.
Le Chef, l’une des clefs de la permanence de la sociabilité au xixe siècle
19Le xixe siècle amorce des changements sociaux. Le monde – les employeurs, car ce ne sont pas tout à fait des clients – de Marie-Antoine Carême, celui auquel il se réfère est celui de l’aristocratie, c’est-à-dire de grandes familles, liées par la parenté et/ou par la fortune. Ces familles revendiquent une supériorité de naissance, d’éducation et de rang. Arno Meyer a relevé le basculement de comportements entre le xviiie et le xixe siècle. Si la noblesse avait sous l’Ancien Régime un don pour l’adaptation et la bourgeoisie pour l’émulation, à partir du xixe siècle la grande bourgeoisie imite et s’approprie les comportements de la noblesse. L’achat de châteaux, l’adoption de poses et de styles de vie aristocratiques s’affirment. La culture traditionnelle se trouve ainsi reformée en renforçant et reproduisant un système culturel et éducatif d’Ancien Régime [19]. Cette supériorité se traduit par la préséance dans les cérémonies et les réceptions mondaines. C’est dans le cadre strict de la permanence de ces élites que Carême choisit d’exercer. Il comprend deux éléments de la sociabilité du xixe siècle naissant.
20En maintenant ce dispositif, il fait du chef une des clefs. L’exemple est particulièrement significatif en Angleterre où l’amorce de ce processus est antérieure au mouvement que l’on constate en France sous le Second Empire. Jean-Claude Bonnet a rappelé ainsi dans un article sur la « cuisine décorative d’Antonin Carême » la reprise de l’un de ces dispositifs [20]. L’auteur cite longuement le dîner que Carême organise chez le baron de Rothschild. D’après Lady Morgan, ce repas demeure :
« un spécimen achevé́ de l’art actuel... entièrement dans l’esprit du siècle […]. Le lendemain, une belle journée de juillet, et vers cinq heures, nous nous mîmes en route pour le château de Boulogne. Il était disposé avec beaucoup de goût et de splendeur. Tout indiquait l’affection que ses hôtes lui portaient. Nous admirâmes les touffes de belles fleurs qui ornaient l’entrée. Les plantes, les fruits de tous les climats répandus çà et là, la verdure anglaise et le soleil de France, les eaux vives et les oiseaux des Tropiques... La société́ était nombreuse et très brillante. On y remarquait plusieurs étrangers illustres, la conversation était animée. Mes yeux s’arrêtèrent sur quelques tableaux flamands d’une perfection remarquable et sur de beaux jouets d’enfants épars sur les tables du salon... Malgré́ la présence de Gérard et de Rossini, je n’avais qu’une pensée, celle de juger l’habile cuisinier. Jugez si je fus charmée lorsque j’entendis ces mots “Madame est servie”. Tout le monde se leva ; on passa dans la salle à manger : non comme à Londres, suivant l’ordre du livre rouge, mais d’après les simples lois de la politesse qui réservent les premières places aux étrangers. L’atmosphère était brûlante ; malgré́ les stores à la vénitienne et les portiques, on ne pouvait pas supporter la chaleur des appartements. Il avait été impossible de servir le dîner dans le château. La salle à manger avait été́ transportée au milieu des orangers, dans un joli pavillon oblong en marbre blanc, où l’air était rafraîchi par le voisinage de petites fontaines qui lançaient une eau pure et brillante. La table, servie en ambigu, était couverte au milieu par un dessert d’une admirable élégance. Un jour limpide était encore en présence des mille rayons du soleil couchant : l’argenterie brillait avec plus d’éclat ; des porcelaines plus précieuses que l’or et l’argent, à cause des perfections du travail, retraçaient des scènes de famille. Tous les détails du service annonçaient la science des délicatesses de la vie, une simplicité exquise. Les entrées se plaçaient en cercle autour de ce beau dessert. L’ordonnance et le dîner, tout décelait Carême : c’était sa brillante variété, sa mesure parfaite. Plus d’épices anglaises, plus de jus noir : au contraire de fines saveurs et le parfum des truffes... Les végétaux avaient encore les teintes de la vie, la mayonnaise semblait avoir été fricassée dans la neige, comme le cœur de Mme de Sévigné la plombière, avec sa douce fraîcheur et le goût de ses fruits, remplaçait notre fade soufflé anglais [21] »
22Cette description signale le lieu, l’objet et le déroulement. Il s’agit de diffuser « la science des délicatesses de la vie ». Le chef en est l’un des vecteurs, mais aussi le garant.
23La place de Marie-Antoine Carême dans l’histoire de la gastronomie demeure liée à celle de la sociabilité. Né sous l’Ancien Régime, il mesure très vite l’admiration et la permanence des codes de cette société au sein des élites européennes au xixe siècle. Dans ce dispositif, il se présente comme le maître d’hôtel, et organise une intendance qui permet de renforcer la réputation d’une maison. Mais, et le phénomène est là nouveau, il profite de l’étroite marge de manœuvre qu’offrent les changements politiques sociaux pour se construire également une réputation, une considération propre. Certes, il s’inscrit dans un mouvement plus long qui avait permis, depuis La Varenne, de présenter l’expérience du cuisinier français comme un faire-valoir de sa Maison. Mais il fonde également la sienne. Il diffuse alors d’une part le socle de son expérience à travers une littérature imprimée, mais aussi une figure biographique autonome par la narration de ses souvenirs. Les livres qui paraissent deux générations après sa mort mentionnent son nom. Dans son livre de pâtisserie qui paraît en 1873, Jules Gouffé rend hommage à ce qu’il a appris de lui [22]. Cette permanence nominative se justifie par l’emploi des grosses pièces de pâtisseries, auxquelles Carême s’était attaché. Son travail comme son entreprise en font ainsi un modèle précurseur d’autres figures de la fin du xixe siècle comme Auguste Escoffier ou Léopold Mourier.
Mots-clés éditeurs : Histoire sociale et culturelle, xviiie-xixe siècle, Élites, Gastronomie, Marie Antoine Carême
Date de mise en ligne : 16/01/2020
https://doi.org/10.3917/bipr1.050.0101Notes
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[1]
Le présent article est issu d’un travail d’habilitation en cours intitulé « Du maître queux au cuisinier : émancipation, construction et diffusion de la figure du Chef en France et en Europe du xviiie siècle à Michel Bras ». Marion Godfroy-Tayart de Borms est membre associé au SIRICE (Paris I Panthéon Sorbonne) et également à l’institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC).
http://sirice.eu/membre/marion-godfroy-tayart-de-borms / https://cnrs.academia.edu/MarionGodfroy. -
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John Dunne, « Quantifier l’émigration des nobles pendant la Révolution française : problèmes et perspectives », in Jean-Clément Martin (dir.), La Contre-Révolution en Europe : xviiie-xixe siècle. Réalités politiques et sociales, résonances culturelles et idéologiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001. L’auteur y rappelle précisément les écarts importants des estimations nationales de l’émigration au sein de la noblesse. Pour l’historien américain Robert Forster l’émigration a atteint plus « d’une famille noble sur quatre ». Pour son adversaire Alfred Cobban, une « estimation plus raisonnable évaluerait le départ de 5 % de l’ensemble de la noblesse. »
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[3]
Anne Montenach, « Être cuisinier à Lyon aux xviie et xviiie siècles : contours et enjeux d’un métier de bouche », Food & History, vol. 15, n° 1-2, 2017, p. 181-204.
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[4]
Florent Quellier, La table des Français : une histoire culturelle (xve-début xixe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 212.
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[5]
François La Varenne, Le cuisinier françois, enseignant la manière de bien apprester et assaisonner toutes sortes de viandes... légumes, Paris, 1651. [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114423k.texteImage].
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[6]
C’est le cas par exemple de l’apparition de la profession d’architecte, distincte du métier de maître maçon. La revendication de cette qualité témoigne de la fin d’un processus et d’un état reconnu par la société. Xavier Dectot, « De quelques mentions de Pierre de Montreuil et du statut d’architecte à Paris au milieu du xiiie siècle », in Mélanges Xavier Barral i Altet, Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 2012, p. 464-470.
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[7]
Anne Montenach, op. cit., p. 183.
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[8]
Marie-Antoine Carême, Le Maître-d’hôtel français, ou Parallèle de la cuisine ancienne et moderne considerée sous le rapport de l'ordonnance des menus selon les quatre saisons : ouvrage contenant un traité des menus servis à Paris, à St-Pétersbourg, à Londres et à Vienne, t. 1, Paris, Payot, 1822.
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[9]
Ibid.
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[10]
Ibid.
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[11]
Marie-Antoine Carême, Le pâtissier national parisien, ou Traité élémentaire et pratique de la pâtisserie ancienne et moderne suivi d'observations utiles au progrès de cet art, vol. 1, Paris, Garnier Frères, 1879, p. 292.
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[12]
Marie-Pierre Rey, Un Tsar à Paris, 1814, Alexandre I et la chute de Napoléon, Paris, Flammarion, 2014.
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[13]
Marion Godfroy, Napoléon, Paris, Payot, 2017, p. 118.
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[14]
Paul Metzner, Crescendo of the Virtuoso: Spectacle, Skill, and Self-Promotion in Paris during the Age of Revolution, Berkeley, University of California Press, 1998, p. 67.
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[15]
Diderot et d’Alembert, L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences et des arts et des métiers, t. 14, 1751, p. 161-162.
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[16]
Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, Paris, Fayard, 2006, p. 541.
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[17]
Lettre de Charles Pozzo di Borgo à Karl de Nesselrode, 13 juin 1814, in Correspondance diplomatique des ambassadeurs et ministres de Russie en France et de France en Russie, de 1814 à 1830, Paris, Conard, 1907, p. 19-20.
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[18]
Charles-Frédéric-Alfred Fayot, « La mort de Carême (1833) », in Paris ou le livre des cent-et-un, t. 12, Paris, Ladvocat, 1833.
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[19]
Arno Mayer, La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1983, p. 21.
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[20]
Jean-Claude Bonnet, « Carême ou les derniers feux de la cuisine décorative », Romantisme, n° 17-18, 1977, p. 23-43.
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[21]
Jean-Claude Bonnet, op. cit., p. 31-32.
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[22]
Jules Gouffé, Le livre de pâtisserie ; ouvrage contenant 10 planches chromolithographiques et 137 gravures sur bois d’après les peintures à l’huile et les dessins de E. Ronjat, Paris, Librairie Hachette, 1873, p. VI.