Notes
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[1]
Le présent article est issu du mémoire réalisé dans le cadre d’un Master 2 d’histoire des relations internationales, sous la direction d’Antoine Marès, « La France face à l’effondrement du bloc soviétique : expertise et prospective française et allemande », soutenu en juin 2017 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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[2]
Archives du MAE allemand, Planungsstab (RFA), Série B 9 (1949-1990), Vorlagen / Aufzeichnungen Planungsstabs (07/89-01/90), „Deutsch-sowjetische Planungsstabskonsultationen in Bonn, 20.11.89“, 178/529.
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[3]
Ibid., p. 2 : „Wir haben sobald wie möglich Berührungspunkte und Übereinstimmungen mit unserer eigenen Interessenlage, Konzeption und Bewertung unterstrichen und sowjetischen Sorgen und Fehlwahrnehmungen zu dämpfen gesucht […] Wir hatten den Eindruck, dass diese politisch-psychologische Wirkung der Konsultationen für die sowjetische Seite angesichts der Lageentwicklung besonders wichtig war“.
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[4]
Archives du MAE, CAP, 1988-1992, Fonds 594INVA, Carton 79, N/43, « Les évolutions récentes en Europe de l’Est », 30 mars 1988.
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[5]
Ibid., p. 2.
-
[6]
Svetlana Savranskaya, Thomas Blanton, Vladislav Zubok, Masterpieces of History, The Peaceful Hand of the Cold War in Europe, 1989, Budapest & New-York, Central European University Press, 2010, 730 p.
-
[7]
Egon Bahr, Zu meiner Zeit, Munich, Goldmann, 1998, 606 p.
-
[8]
Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand : à l’Élysée, 1981-1995, Paris, Fayard, 1996, 784 p. ; Roland Dumas, Le fil et la pelote : mémoires, Paris, Plon, 1996, 462 p. ; Pierre Joxe, Pourquoi Mitterrand ?, Paris, Points, 2006, 224 p.
-
[9]
Bernard Lecomte, « François Mitterrand et l’Europe de l’Est : le grand malentendu », Commentaire, n° 75, 1996/3, p. 577-586 ; Michel Marian, « France–Europe de l’Est : les rendez-vous manqués », Politique Internationale, n° 56, 1992, p. 89-101 ; Jacques Jessel, La double défaite de François Mitterrand : de Berlin à Moscou, les faillites d’une diplomatie, Paris, Albin Michel, 1992, 210 p.
-
[10]
Jacques Rupnik, L’autre Europe, crise et fin du communisme, Paris, Odile Jacob, 1990, 384 p.
-
[11]
François Fetjö, La fin des démocraties populaires, Paris, Seuil, 1992, 560 p. ; Rupnik, Jacques, op. cit.
-
[12]
Antoine Marès, « Jacques Chirac et l’Europe centrale », in Christian Lequesne et Maurice Vaïsse (dir.), La politique étrangère de Jacques Chirac, Paris, Riveneuve édition, 2013, p. 89-105.
-
[13]
Archives du MAE allemand, Planungsstab (RFA), Série B 9 (1949-1990), Vorlagen / Aufzeichnungen Planungsstabs (01/90-04/90), « Befürchtungen unserer europäischen Nachbarn über die wirtschaftliche Dominanz der Deutschen, 18.01.90 », 178.530.
-
[14]
Ibid., p. 8 : „Die wirtschaftliche Stärke des Deutschen lässt sich nicht schematisch in Macht und internationalen Einfluss transformieren. Sie ist zudem nicht langfristig gesichert. Die Einbindung der Deutschen in EG und Weltwirtschaft bietet unseren europäischen Partnern weitgehende Sicherheit, dass die Deutschen zusätzliches wirtschaftliches und politisches Gewicht verantwortungsbewusst in die europäische Entwicklung einbringen werden“.
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[15]
Samy Cohen, « La politique étrangère entre l'Élysée et Matignon », Politique étrangère, n° 54/3, 1989, p. 487-503.
-
[16]
Voir Loeïza Hotte, op. cit., p. 78.
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[17]
Marie-Christine Kessler, La politique étrangère de la France : acteurs et processus, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, 498 p., citation p. 86.
-
[18]
Archives du MAE allemand, Planungsstab (RFA), Série B 9 (1949-1990), Vorlagen / Aufzeichnungen Planungsstabs (07/89-01/90) : „Artikel für das Handelsblatt ‚Perspektiven der 90er Jahren’, 18.12.89“, 178.529.
1Cet article se focalise sur l’étude comparative entre les cas français et ouest-allemand, à travers notamment la comparaison des travaux du Centre d’analyse et de prévision français (CAP) avec ceux du Planungsstab allemand [1]. Ces deux centres étaient des organismes d’experts multidisciplinaires, relevant directement de leur ministère des Affaires étrangères respectif, et produisant des études prospectives et des prescriptions. Le premier a été créé en 1973 par Michel Jobert, sur le modèle du Policy Planning Staff américain. Ce centre devait effectuer, en coopération avec les postes diplomatiques et des experts extérieurs au ministère, des études prévisionnelles sur l’évolution à moyen et long termes d’un secteur du contexte international. À la demande du ministre, il devait analyser certains problèmes internationaux d’actualité sous tous leurs aspects (diplomatique, économique et militaire), puis évaluer les différentes options entre lesquelles ce dernier pourrait choisir. Le Planungsstab a quant à lui été créé en 1963, et tient exactement le même rôle que le CAP, mais pour la RFA.
2Dans ce contexte, en quoi et pourquoi les réactions de la RFA face à l’effondrement du bloc de l’Est se différencient-elles de celles de son voisin direct, également pays européen membre du bloc occidental ?
Une meilleure préparation ouest-allemande aux événements de la fin des années 1980
Des anticipations justes de la part des deux pays
3L’étude des archives du Planungsstab révèle chez les rédacteurs une bonne anticipation des événements et l’ébauche d’une prise en mains de la situation en Europe par la RFA (puis l’Allemagne réunifiée), dans ce monde en ébullition. Dans leurs analyses et leurs prescriptions, les experts de la RFA mettent à la fois en garde et rassurent l’URSS comme l’Europe, effrayées toutes deux par ce qu’elles refusent de voir arriver, à savoir la fin de la division du monde en deux blocs, face au déclin de l’URSS. Un document de novembre 1989 du Planungsstab issu des consultations des CAP germano-soviétiques témoigne de la volonté d’aide de la RFA à l’URSS [2] :
« Nous avons cherché à souligner dès que possible les points de convergence et de concordance relativement à nos propres intérêts, conceptions et évaluations, et à atténuer les inquiétudes et les erreurs de perception des Soviétiques. […] Nous avions l’impression que l’effet politique et psychologique des consultations sur les participants soviétiques était particulièrement important au vu de l’évolution de la situation [3] ».
5Ce comportement s’oppose à l’attitude craintive et discrète des Français et à la peur d’une URSS qui voit sa puissance s’étioler graduellement ; deux attitudes qui percent dans les documents du CAP et du Planungsstab.
6Côté français, entre 1987 et 1989, les bouleversements européens sont bien prévus par le CAP, quoique parfois mal localisés et évalués. En rupture avec la traditionnelle vision de l’année 1989 comme année de tous les changements, l’étude des archives du CAP montre comment l’année 1988 avait déjà été décelée comme significative par ses experts, notamment en raison des précoces bouleversements polonais et hongrois, et du renouvellement successif des chefs d’État polonais, hongrois, et tchécoslovaque. Les observations à chaud des événements de 1988 par les experts du CAP sont donc justes et les amènent à une prise de conscience très correcte de l’état réel de la situation concernant le bilan désastreux de l’économie, l’étiolement de la foi en l’idéologie communiste et la montée en puissance de la dissidence et des nationalismes, via des revendications politiques qui ne sont pas étrangères à l’infiltration progressive du modèle occidental dans la partie orientale de l’Europe. Un exemple est une note du CAP de mars 1988 intitulée « Les évolutions récentes en Europe de l’Est », qui porte sur l’importance de la dissidence dans la zone [4]. L’accent y est mis sur la prise de conscience par les populations est-européennes de leurs déplorables conditions de vie par rapport au reste de l’Europe : « Le cloisonnement économique, politique et humain de “l’autre Europe” est de plus en plus vécu comme un anachronisme qui expliquerait le retard croissant des pays du CAEM par rapport à l’Europe de l’Ouest [5] ».
7Cette pertinence de l’analyse a pu toutefois être altérée par certains facteurs. En effet, à côté d’arguments rationnels, se trouvent dans les travaux du Centre plusieurs présupposés idéologiques, dont certains s’apparentent à une erreur d’appréciation générale quant aux intentions et aux capacités matérielles réelles de l’URSS. Ces présupposés sont ceux d’une époque, d’un milieu et d’un pays. Un exemple est la prégnance jusque très tard du fantôme de la doctrine Brejnev dans les esprits, qui apparaît comme une menace jusqu’en 1990, alors même que Gorbatchev avait officiellement annoncé la fin des interventions de l’Armée rouge dans les États satellites dès 1985, lors de sa première rencontre avec les dirigeants de l’Alliance atlantique [6] ; la déclaration avait ensuite été confirmée en octobre 1985 à la Conférence du Pacte de Varsovie à Sofia. Ce type de présupposés révèle une mentalité alors assez répandue en France, victime à la fois du pro-soviétisme comme de l’antisoviétisme, qui ont nécessairement brouillé la vision des événements chez les contemporains. Au contraire, ce filtre idéologique et aveuglant était peut-être moins important en RFA, où l’idéologie communiste était moins ancrée.
Des réactions divergentes
8Face au choc et à l’effondrement d’un monde, la RFA semble toutefois garder une attitude sereine, voire empreinte d’enthousiasme et d’un certain pragmatisme. Comme nous le verrons par la suite, cette réaction mesurée et optimiste n’est pas étrangère aux intérêts géopolitiques de cet État, puisque la RFA tire nombre d’avantages de la chute du bloc soviétique, via les questions du retour de la RDA et de la réunification, ou encore de la modification des équilibres européens lui permettant de revenir sur le devant de la scène de l’Europe. Par ailleurs, un effet de surprise spécifiquement allemand a été relevé à travers l’étude de la littérature et des archives allemandes, plaçant la grande rupture en janvier 1990, donc plus tardivement que chez les auteurs français ou d’autres nationalités. Egon Bahr, qui a lui-même dirigé le Planungsstab de 1966 à 1969 et a été ministre de Willy Brandt comme d’Helmut Schmidt, pose par exemple sans hésiter dans ses Mémoires, le tournant décisif de la fin des années 1980 à l’origine de l’effondrement du bloc soviétique, lors de la chute de la RDA [7].
9Du côté français, il est admis que François Mitterrand aurait mal géré l’effondrement du bloc soviétique, qui l’aurait surpris. La polémique est ainsi animée par le groupe de ses partisans (Hubert Védrine, Roland Dumas, Pierre Joxe, etc. [8]) opposé à celui de ses détracteurs (Bernard Lecomte, Michel Marian, Jacques Jessel, etc. [9]). La réaction ambiguë du Président face au putsch de Moscou d’août 1991, tout comme son projet avorté de Confédération européenne, ont contribué à accentuer ces débats, ainsi que les critiques à son encontre. La littérature française appuie en retour l’imprévisibilité et la surprise relatives à cet effondrement, décrit par Jacques Rupnik comme « subit et imprévisible [10] », tandis que François Fetjö écrit que la chute a été « surprenante, imprévisible, mais revêtue quand même de toute la parure de la fatalité [11] ». Selon lui, Washington, Paris et Londres défendaient un changement graduel et contrôlable, malgré les événements polonais, hongrois et yougoslaves échappant à tout contrôle. Il est intéressant de voir que Bonn n’est pas cité dans cette énumération, sans doute du fait de son positionnement géopolitique particulier.
Des intérêts géopolitiques distincts
La course aux Ostpolitik
10La place de l’Europe centrale et de l’Est dans la politique mitterrandienne, et notamment sa politique officielle à l’Est à partir de 1988, peut être décrite comme ambiguë. Des théories telles que celle de « l’angle mort » élaborée par Antoine Marès défendent l’absence d’intérêt de la politique française pour cette région, validée par ce qui peut être considéré comme la polémique provoquée par la politique à l’Est de François Mitterrand à la fin des années 1980 [12]. Le choix des pays visités par le président français (Tchécoslovaquie, Bulgarie et RDA, alors considérés comme les trois pays les plus réticents aux réformes de Gorbatchev), tout comme ce qui a été défini comme une politique purement verbale, rhétorique et idéaliste, ont contribué à alimenter cette polémique. Les dates, les objectifs et la mise en œuvre de cette politique sont en effet restés flous et ambivalents pour le public français et étranger.
11Cependant, l’Ostpolitik de la RFA aurait, quant à elle, clairement débuté en 1969. À cette date en effet, à l’issue d’un processus d’adaptation, Bonn admet la nécessité d’une reconnaissance étatique de Berlin Est. Elle prend alors l’initiative d’organiser elle-même les relations avec l’Union soviétique, les États d’Europe de l’Est et la RDA. Dans les années 1970 et surtout 1980, alors que l’URSS éprouve de plus en plus de difficultés à subventionner la RDA, cette dernière se tourne encore davantage vers la RFA, dont elle devient de plus en plus tributaire. La politique envers les États d’Europe centrale et orientale débute réellement à partir de 1982, soit bien avant celle enclenchée par la France dans la même zone, et se présente comme plus efficace que celle de sa voisine. La proximité géographique, la tradition d’influence germanique en matière économique et culturelle, le facteur que constitue la RDA, et enfin l’existence de minorités allemandes notamment en Roumanie, expliquent en partie cette efficacité. À partir de là, la RFA assure un rôle de leader européen, marqué par une volonté de rassurer des Alliés qui commencent à s’inquiéter de ce succès. Peut être noté le fait que l’Ostpolitik et la Deutschlandpolitik (ou politique de réunification) étaient également reliées entre elles : elles ont eu les mêmes buts principaux, à savoir d’une part l’amélioration du sort des ressortissants de la RDA, d’autre part le développement des échanges avec l’Est et, enfin, l’extension de l’influence allemande en Europe centrale et orientale.
Le projet de reconstruction de la puissance allemande sur la scène européenne
12Les enjeux de l’effondrement de l’Empire soviétique sont différents pour la RFA d’abord en ce que celle-ci y voit un moyen d’accroître sa puissance à travers le développement de la Communauté européenne, le rapprochement avec l’Europe de l’Est économiquement très intéressant du fait de l’accès à de nouveaux marchés, et notamment le rapprochement avec la RDA. En outre, contrairement à la France, l’Allemagne ne peut se permettre, au vu de son passé belliqueux et de son statut récent d’ancienne puissance impérialiste, de défendre hargneusement l’idée d’une sauvegarde de son autonomie politique, économique ou encore militaire au sein de l’Europe. C’est pour cette raison qu’elle cherche à rassurer constamment ses partenaires européens vis-à-vis de sa politique à l’Est. Dans un document datant du 18 janvier 1990 qui a pour sujet la crainte des voisins européens de la RFA au sujet de la domination économique de l’Allemagne, la RFA cherche à affirmer son inoffensivité, tout en déclarant mettre sa puissance à contribution du projet européen [13] : la force économique des Allemands ne se laisserait pas transformer de manière schématique en influence à l’international, et ne serait en outre pas assurée sur le long terme. L’union des Allemands dans la Communauté européenne et l’économie mondiale offrirait à ses partenaires européens la sécurité que les Allemands apporteraient un poids économique et politique bénéfique et conscient de ses responsabilités dans le développement de l’Europe [14].
13 Cette idée d’indépendance et d’autonomie est au contraire chère à la France et lui assure une place originale parmi les États puissants d’Europe ; elle est en outre en plutôt bons termes avec les deux superpuissances qui dominent alors le monde. Or, le maintien du statu quo est pour elle un moyen d’entretenir une telle situation. C’est également la possibilité pour la France de maîtriser le développement de l’Allemagne, consciente que, dès que l’Europe de l’Est sera libérée, la puissance du voisin germanique se renforcera via la réunification et son arrivée sur le nouveau marché centre et est européen. L’optimisme que l’on perçoit dans les documents du Planungsstab apparaît donc compréhensible, en particulier face au pessimisme des documents du CAP français.
Une collaboration différente entre science et décision
Le CAP et l’administration Mitterrand
14À travers l’étude des archives et l’analyse de la littérature sur le sujet, il apparaît que l’effet de surprise a davantage touché François Mitterrand et ses proches conseillers que les experts de la région de l’Europe centrale, dont nous venons d’évoquer quelques analyses.
15Une des explications est donnée par Samy Cohen, selon qui « les événements qui se sont succédé depuis mai 1988 montrent que non seulement aucun rééquilibrage n'a eu lieu, mais que le retour à l'unité du système de décision s'est accompagné d'un renforcement du poids du président par rapport aux années 1981-1986 [15] ». Il applique également le syndrome de la présidence omnisciente à la personne de François Mitterrand. Selon Samy Cohen, la faible prise en compte de l’opinion du CAP tiendrait également au fait qu’il n’a pas été conçu pour jouer un grand rôle dans la définition de la politique étrangère de la France. Dans le système politique de la Cinquième République les grandes orientations procèdent en effet du président de la République. Or, le chef du CAP ne travaille pas directement avec le Président mais avec le ministre des Affaires étrangères.
16Un troisième et très important facteur est celui du manque de considération et donc de ressources financières du CAP. La méfiance de la part des autres services envers le Centre s’explique par une rivalité d’influence vis-à-vis du ministre, ainsi que de manière plus concrète par la relative jeunesse de l’organisme et par la diversité de ses membres (chercheurs, ingénieurs, militaires, etc.) [16]. Mais c’est avant tout sa fonction critique originelle au sein de l’administration qui a pu jouer dans son rejet. En effet, l’organisme devait au départ constituer une cellule indépendante des services, ne relevant que du ministère des Affaires étrangères, et possédant un regard critique facilité par la jeunesse de ses membres (la moyenne d’âge étant alors de 29 ans) et leur origine extérieure à l’administration. Par conséquent, sa mise à l’écart des réunions, des documents, et des ressources archivistiques de chaque direction, prive le CAP d’une bonne partie des informations récoltées par les autres services. Enfin, la force comme la renommée de cet organisme dépendent non seulement de son dirigeant, mais également du ministre des Affaires étrangères alors en place. Le ministre peut ainsi décider d’utiliser le CAP et de lui reconnaître une certaine importance, ou au contraire de le maintenir à l’écart, comme Roland Dumas semble bel et bien l’avoir fait sous notre période, en raison de la méfiance qu’il vouait au domaine de la prospective [17].
Le Planungsstab et l’administration Kohl
17En revanche, les dirigeants de la RFA et le Planungsstab entretenaient des relations régulières et diversifiées. La consultation des archives du centre allemand montre, notamment grâce aux tampons, que les documents sont bien transmis et reçus. Et surtout, ils sont annotés, ce qui prouve qu’ils étaient lus par le ministre ou le secrétaire d’État, et ce sans intermédiaire aucun. Les passages importants sont en outre soulignés ou signalés à l’aide d’une croix dans la marge. Le ministre ou le secrétaire d’État n’hésitent pas à donner leur avis sur le contenu du document. Les études du centre pouvaient même répondre à des demandes ou à des commandes précises du ministre. Ces dernières étaient majoritairement rédigées à des fins de prescription et d’information.
18En guise d’exemple, un document datant du 18 décembre 1989, rédigé par le conférencier du conseiller de légation Rücker et le Doktor von Bismarck-Osten, consiste en un article pour une note de synthèse sur les « Perspectives pour les années 90 », qui est spécifié être une réponse à la demande de dernière minute du bureau du ministère. Cette demande date du 15 décembre 1989 [18]. En trois jours donc, le Planungsstab a fait en sorte de répondre le plus justement possible à un thème aussi large. On peut en déduire que son travail est par conséquent efficace, et les rapports entre le demandeur et le fournisseur, bons. Le document s’adresse de ce fait directement au ministre.
19En fin de compte, les prévisions des deux centres furent globalement bonnes, se démarquant de la surprise éprouvée par les populations, les intellectuels et les hommes politiques notamment français contemporains des événements. Si les réactions ont pu différer entre les deux pays, c’est entre autres que ces analyses en majeure partie pertinentes n’ont pas été utilisées de la même manière par les gouvernements français et ouest-allemand, le second y prêtant plus d’attention et appliquant de ce fait davantage les préconisations qu’il y trouvait. La relation de nature différente entre experts universitaires et décideurs politiques, d’une rive à l’autre du Rhin, est donc l’une des raisons qui explique cette divergence de réactions et du niveau de préparation face à l’effondrement du système mondial qui dominait depuis une quarantaine d’années. Le positionnement géopolitique dissemblable de ce qui représentait alors deux puissances européennes moyennes, à l’histoire, à la géographie et aux atouts différents, face à ce phénomène historique, en constitue une autre.
Mots-clés éditeurs : Europe de l’Est, Effondrement, RFA, France, Prospective
Mise en ligne 17/05/2018
https://doi.org/10.3917/bipr1.047.0037Notes
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Le présent article est issu du mémoire réalisé dans le cadre d’un Master 2 d’histoire des relations internationales, sous la direction d’Antoine Marès, « La France face à l’effondrement du bloc soviétique : expertise et prospective française et allemande », soutenu en juin 2017 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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Archives du MAE allemand, Planungsstab (RFA), Série B 9 (1949-1990), Vorlagen / Aufzeichnungen Planungsstabs (07/89-01/90), „Deutsch-sowjetische Planungsstabskonsultationen in Bonn, 20.11.89“, 178/529.
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Ibid., p. 2 : „Wir haben sobald wie möglich Berührungspunkte und Übereinstimmungen mit unserer eigenen Interessenlage, Konzeption und Bewertung unterstrichen und sowjetischen Sorgen und Fehlwahrnehmungen zu dämpfen gesucht […] Wir hatten den Eindruck, dass diese politisch-psychologische Wirkung der Konsultationen für die sowjetische Seite angesichts der Lageentwicklung besonders wichtig war“.
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Archives du MAE, CAP, 1988-1992, Fonds 594INVA, Carton 79, N/43, « Les évolutions récentes en Europe de l’Est », 30 mars 1988.
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Ibid., p. 2.
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Svetlana Savranskaya, Thomas Blanton, Vladislav Zubok, Masterpieces of History, The Peaceful Hand of the Cold War in Europe, 1989, Budapest & New-York, Central European University Press, 2010, 730 p.
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[7]
Egon Bahr, Zu meiner Zeit, Munich, Goldmann, 1998, 606 p.
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[8]
Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand : à l’Élysée, 1981-1995, Paris, Fayard, 1996, 784 p. ; Roland Dumas, Le fil et la pelote : mémoires, Paris, Plon, 1996, 462 p. ; Pierre Joxe, Pourquoi Mitterrand ?, Paris, Points, 2006, 224 p.
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[9]
Bernard Lecomte, « François Mitterrand et l’Europe de l’Est : le grand malentendu », Commentaire, n° 75, 1996/3, p. 577-586 ; Michel Marian, « France–Europe de l’Est : les rendez-vous manqués », Politique Internationale, n° 56, 1992, p. 89-101 ; Jacques Jessel, La double défaite de François Mitterrand : de Berlin à Moscou, les faillites d’une diplomatie, Paris, Albin Michel, 1992, 210 p.
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[10]
Jacques Rupnik, L’autre Europe, crise et fin du communisme, Paris, Odile Jacob, 1990, 384 p.
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François Fetjö, La fin des démocraties populaires, Paris, Seuil, 1992, 560 p. ; Rupnik, Jacques, op. cit.
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Antoine Marès, « Jacques Chirac et l’Europe centrale », in Christian Lequesne et Maurice Vaïsse (dir.), La politique étrangère de Jacques Chirac, Paris, Riveneuve édition, 2013, p. 89-105.
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Archives du MAE allemand, Planungsstab (RFA), Série B 9 (1949-1990), Vorlagen / Aufzeichnungen Planungsstabs (01/90-04/90), « Befürchtungen unserer europäischen Nachbarn über die wirtschaftliche Dominanz der Deutschen, 18.01.90 », 178.530.
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Ibid., p. 8 : „Die wirtschaftliche Stärke des Deutschen lässt sich nicht schematisch in Macht und internationalen Einfluss transformieren. Sie ist zudem nicht langfristig gesichert. Die Einbindung der Deutschen in EG und Weltwirtschaft bietet unseren europäischen Partnern weitgehende Sicherheit, dass die Deutschen zusätzliches wirtschaftliches und politisches Gewicht verantwortungsbewusst in die europäische Entwicklung einbringen werden“.
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[15]
Samy Cohen, « La politique étrangère entre l'Élysée et Matignon », Politique étrangère, n° 54/3, 1989, p. 487-503.
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[16]
Voir Loeïza Hotte, op. cit., p. 78.
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[17]
Marie-Christine Kessler, La politique étrangère de la France : acteurs et processus, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, 498 p., citation p. 86.
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[18]
Archives du MAE allemand, Planungsstab (RFA), Série B 9 (1949-1990), Vorlagen / Aufzeichnungen Planungsstabs (07/89-01/90) : „Artikel für das Handelsblatt ‚Perspektiven der 90er Jahren’, 18.12.89“, 178.529.