Couverture de BIPR1_045

Article de revue

La crise de la civilisation selon Raymond Aron à travers l’exemple européen

Pages 177 à 183

Notes

  • [1]
    Cet article est le compte rendu d’une thèse de doctorat intitulée « La crise de la civilisation selon Raymond Aron à travers l’exemple européen », soutenue à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne le 25 novembre 2016. Le jury était composé de Laurence Badel (professeur, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Éric Bussière (professeur, université Paris-Sorbonne), Robert Frank (professeur émérite, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Sylvain Schirmann (rapporteur, université de Strasbourg) et Jean-François Sirinelli (rapporteur, président du jury, Institut d’études politiques de Paris).
  • [2]
    Je me permets de renvoyer à : Olivier de Lapparent, Raymond Aron et l’Europe. Itinéraire d’un Européen dans le siècle, Berne-Berlin-Bruxelles, Peter Lang, 2010.
  • [3]
    Joël Mouric, « Raymond Aron et l’Europe, 1926-1983 : la République des lettres et le mythe politique », thèse de doctorat en sciences humaines et sociales, sous la direction de Fabrice Bouthillon, Brest, université de Bretagne occidentale, décembre 2010, 2 vol. (795 p.). Cette thèse a été publiée par les Presses universitaires de Rennes en 2013.
  • [4]
    Voir à ce sujet : Giulio De Ligio, (dir.), Raymond Aron, penseur de l’Europe et de la nation, Bruxelles, Peter Lang, 2012.
  • [5]
    Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, fonds Raymond Aron, Boîte 31, « La décadence de l’Occident », 21 leçons au Collège de France entre 1975 et 1976. Malheureusement, les leçons 1, 2, 3, 4 et 18 sont manquantes.
  • [6]
    Raymond Aron (dir.), L’histoire et ses interprétations, entretiens autour d’Arnold Toynbee, Centre culturel international de Cerisy, 10-19 juillet 1958, Paris, Mouton & Co, 1961.
  • [7]
    Raymond Aron, La sociologie allemande contemporaine, Paris, Presses universitaires de France, 1936.
  • [8]
    Raymond Aron, George Kennan, Robert Oppenheimer (dir.), Colloques de Rheinfelden, Paris, Calmann-Lévy, 1960, p. 94.
  • [9]
    Raymond Aron, « Pareto et le machiavélisme du xxe siècle » ; ce texte fait partie de quelques inédits rédigés entre 1937 et 1940 publiés dans : Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Éditions de Fallois, 1993, p. 116.
  • [10]
    L’adjectif « viril » peut paraître aujourd’hui désuet. Il s’entend selon deux acceptions pour Aron : une démocratie forte, capable de se défendre, mais surtout une démocratie portée par la vertu. « Vertu » et « viril » ont la même étymologie : « vir » qui signifie « homme » en latin.
  • [11]
    Voir par exemple à ce sujet l’article important de Gwendal Châton, « De l’optimisme au pessimisme ? Réflexions sur l’évolution tardive du libéralisme de Raymond Aron », in Serge Audier, Marc-Olivier Baruch, Perrine Simon-Nahum (dir.), Raymond Aron, la philosophie et l’histoire. Armer la sagesse, Paris, Editions de Fallois, 2008.

1Une thèse est un acte de rupture [1]. Elle doit rompre l’horizon d’attente avec une problématique originale, des sources nouvelles et des apports uniques. Faire « acte de rupture » avec Raymond Aron n’est pas, a priori, chose aisée. Il est l’objet de nombreuses publications ou travaux universitaires.


2Le rapport de Raymond Aron à l’Europe a déjà été traité à de multiples reprises : plusieurs mémoires, articles et communications, un livre [2], une thèse [3] et même une journée d’études [4] lui ont été consacrés. L’idée d’apporter un prisme « civilisationnel » à son regard européen permet néanmoins de faire le pari de la nouveauté avec, entre autres, les questions suivantes : Comment passer de la décadence à la vitalité historique ? Comment la nature même de la démocratie peut-elle provoquer décadence et crise ? Comment Aron se positionne-t-il entre cynisme et moralisme ? Comment comprendre la césure des années 1970 chez Aron ?


3Le rapport décadence-civilisation entend, dans ce sens, nous libérer des grilles de lectures connues pour apporter un éclairage différent. Telle fut la promesse scientifique de départ.

4Au cours de nos recherches, nous avons découvert une source correspondant exactement à notre sujet. Celle-ci n’avait jamais été exploitée dans le cadre d’une étude approfondie (à notre connaissance et en l’état des travaux). Il s’agit d’une série de cours, dispensée au Collège de France en 1975-1976 et intitulée : « La décadence de l’Occident [5] ». La deuxième source originale fut un livre publié en 1961. Nous ne l’avons pratiquement jamais retrouvée dans les sources ou bibliographies mentionnées dans les travaux sur Aron. Il s’agit de la publication d’un colloque organisé à Cerisy en 1958 autour de l’œuvre d’Arnold Toynbee [6], sous la direction de Raymond Aron et en présence d’A. Toynbee.

5Nous avons également consacré une large place à La Sociologie allemande contemporaine, petit opuscule publié en 1936 [7], ainsi qu’aux Colloques de Rheinfelden[8], eux aussi trop rapidement cités dans les travaux sur Aron.

6Travailler sur l’itinéraire d’un homme nécessite de mettre en réseau ses idées et réflexions. Si Pareto, Machiavel, Weber ou Tocqueville sont naturellement étudiés, nous avons mis l’accent sur deux auteurs, très souvent cités par Aron mais rarement présentés en détails dans les travaux sur son parcours : Oswald Spengler et Arnold Toynbee.

Quels résultats ?

Ni cynisme, ni moralisme

7Le rapport entre conviction et responsabilité est connu. Il nous semble insuffisant pour comprendre les analyses d’Aron durant un siècle de guerres et de crises. La dénonciation du cynisme (chez Pareto et Machiavel) nous offre une nouvelle grille de lecture : comment s’affranchir du cynisme sans tomber dans l’idéalisme, le moralisme ou le fatalisme ? Avant la Seconde Guerre mondiale, Aron analyse avec précocité ce défi de la démocratie moderne :

8

[...] le machiavélisme et les régimes totalitaires sont-ils la fatalité de notre époque ou bien reste-t-il une place pour une doctrine réaliste qui ne sombre pas dans le cynisme, pour une restauration de l'équilibre social et d'une élite virile, sans les excès de l'autorité arbitraire, sans le déchaînement des régimes barbares et la terreur organisée techniquement par les chefs de bande, rusés et violents [9] ?

9Le cynique est la face extrême du réaliste. Pareto élabore une théorie de la propagande où l’action sur l’état psychique des masses est le procédé de gouvernement par excellence. Or, n’y a-t-il que la force et la ruse pour contraindre les masses et pour que l’élite guide la nation ? Selon Aron, il n’en est rien. Il doit rester de la place pour une démocratie non décadente et virile [10], régénérée, militante, qui croit en elle-même et en sa mission.

Introduction du terme « oscillation »

10Comment passer de la décadence à la vitalité historique selon Aron ? Nous introduisons ici le terme d’« oscillation » pour passer de l’un à l’autre : de la décadence au déclin, du déclin à la crise, de la crise au conflit, du conflit à la vitalité, de la vitalité à la créativité et de la créativité à l’action.

11Cette oscillation annule la simple opposition binaire entre ces différentes notions. Agissant comme une mise sous tension, elle ne représente pas non plus la voie ternaire, elle est en permanence dans le mouvement. Non figée, l’oscillation est une recherche perpétuelle d’harmonie entre des forces apparemment contradictoires. Dans ce sens, la vertu est le chaînon manquant entre déclin et vitalité historique.

12À ce propos, nous avons repéré un point commun entre Aron et différents auteurs : une oscillation entre fortune et vertu chez Machiavel, défi et action chez Toynbee, inertie et engagement chez Paul Ricœur, individu et société chez Tocqueville notamment avec un rapport conflictuel entre liberté et égalité.

La notion de crise chez Aron

13Pour Aron, la crise est le seul mode d’existence de la société moderne. Si elle modifie le rapport entre réel et idéal (de tension à rupture), elle est en fin de compte le moment potentiel de la transformation. Il y a déclin lorsque la dialectique est refusée, asymétrique (l’oscillation, comme mouvement, est bloquée) et biaisée par le moralisme et le cynisme.

14La crise de l’Occident n’a pas attendu les années 1970 pour se manifester. Néanmoins, la crise devient, à cette époque, une crise globale de la civilisation assortie de nouveaux indicateurs, notamment la crise économique, la crise de la transmission, l’affaiblissement de l’autorité (église, armée, université), le passage du citoyen au consommateur et l’aggravation de la dialectique de l’égalité. Désormais, la crise, comme état permanent sans début ni fin, ne remplit plus son rôle et devient synonyme d’indécision et d’incapacité à penser le présent.

La rupture des années 1970

15Notre travail confirme la césure des années 1970 dans l’itinéraire de Raymond Aron, déjà soulignée par différentes études récentes [11]. Vers la fin de sa vie, Aron devient plus pessimiste sur les perspectives d’avenir de la civilisation européenne. Il ne se rapproche pas de Spengler mais bien de Pareto, ce dernier reprochant à l’hédonisme individuel de mettre à mal la cohérence de la société et sa capacité d’action.

16Son regard sur le rapport égalité/liberté se modifie. Il se méfie de la tyrannie de l’égalitarisme et de la civilisation de la jouissance. Avec lucidité, il ouvre le débat sur la pertinence d’une politique centrée sur les droits de l’homme. Il s’inquiète que la primauté de l’individu et de ses droits (en opposition aux droits et devoirs du citoyen) empêche de penser ensemble – c’est-à-dire dans un collectif – individu et société.

17Cependant, ce pessimisme de circonstance ne fait pas de ce réaliste un pessimiste au sens général du terme. Avec sa foi en l’homme et en la raison, il dénote toujours une espérance.

Raymond Aron et l’histoire de l’Europe

18Entre optimisme et désabusement (terme préféré à pessimisme), Aron a réfléchi à l’histoire de l’Europe, une histoire entre le procès (comme processus) et le drame (comme l’accident, l’inattendu). Il dresse le portrait de la civilisation européenne avec trois spécificités : science, histoire et liberté et propose une nouvelle grille opératoire : déclin/vitalité.


19Cette étude s’inscrit au cœur de la réflexion principale d’Aron : comment penser l’Histoire tragique ? Il faut avoir conscience de la condition historique de l’être humain : celui-ci est condamné à s’engager dans un monde plus ou moins incohérent. Cependant, Aron refuse l’alternative entre un sens déterminé et une série d’accidents sans aucun sens. Il s’agit de distinguer les moments où la rencontre de la nécessité, de l’accident et de la décision peuvent produire des résultats différents. Il prône la liberté d’action et la vertu qui impliquent décision, initiative et action.

20Plus de trente ans après sa mort (1983), Aron est toujours précieux pour comprendre l’actualité et penser l’Histoire se faisant. Il nous rappelle le caractère conflictuel de la démocratie, la fécondité de la crise et l’incertitude de l’Histoire.

Notes

  • [1]
    Cet article est le compte rendu d’une thèse de doctorat intitulée « La crise de la civilisation selon Raymond Aron à travers l’exemple européen », soutenue à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne le 25 novembre 2016. Le jury était composé de Laurence Badel (professeur, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Éric Bussière (professeur, université Paris-Sorbonne), Robert Frank (professeur émérite, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Sylvain Schirmann (rapporteur, université de Strasbourg) et Jean-François Sirinelli (rapporteur, président du jury, Institut d’études politiques de Paris).
  • [2]
    Je me permets de renvoyer à : Olivier de Lapparent, Raymond Aron et l’Europe. Itinéraire d’un Européen dans le siècle, Berne-Berlin-Bruxelles, Peter Lang, 2010.
  • [3]
    Joël Mouric, « Raymond Aron et l’Europe, 1926-1983 : la République des lettres et le mythe politique », thèse de doctorat en sciences humaines et sociales, sous la direction de Fabrice Bouthillon, Brest, université de Bretagne occidentale, décembre 2010, 2 vol. (795 p.). Cette thèse a été publiée par les Presses universitaires de Rennes en 2013.
  • [4]
    Voir à ce sujet : Giulio De Ligio, (dir.), Raymond Aron, penseur de l’Europe et de la nation, Bruxelles, Peter Lang, 2012.
  • [5]
    Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, fonds Raymond Aron, Boîte 31, « La décadence de l’Occident », 21 leçons au Collège de France entre 1975 et 1976. Malheureusement, les leçons 1, 2, 3, 4 et 18 sont manquantes.
  • [6]
    Raymond Aron (dir.), L’histoire et ses interprétations, entretiens autour d’Arnold Toynbee, Centre culturel international de Cerisy, 10-19 juillet 1958, Paris, Mouton & Co, 1961.
  • [7]
    Raymond Aron, La sociologie allemande contemporaine, Paris, Presses universitaires de France, 1936.
  • [8]
    Raymond Aron, George Kennan, Robert Oppenheimer (dir.), Colloques de Rheinfelden, Paris, Calmann-Lévy, 1960, p. 94.
  • [9]
    Raymond Aron, « Pareto et le machiavélisme du xxe siècle » ; ce texte fait partie de quelques inédits rédigés entre 1937 et 1940 publiés dans : Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Éditions de Fallois, 1993, p. 116.
  • [10]
    L’adjectif « viril » peut paraître aujourd’hui désuet. Il s’entend selon deux acceptions pour Aron : une démocratie forte, capable de se défendre, mais surtout une démocratie portée par la vertu. « Vertu » et « viril » ont la même étymologie : « vir » qui signifie « homme » en latin.
  • [11]
    Voir par exemple à ce sujet l’article important de Gwendal Châton, « De l’optimisme au pessimisme ? Réflexions sur l’évolution tardive du libéralisme de Raymond Aron », in Serge Audier, Marc-Olivier Baruch, Perrine Simon-Nahum (dir.), Raymond Aron, la philosophie et l’histoire. Armer la sagesse, Paris, Editions de Fallois, 2008.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions