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Article de revue

Des livres nazis ? Les romans de guerre recommandés par l’Amt Rosenberg

Pages 135 à 146

Notes

  • [1]
    Le présent article est issu du dernier chapitre du mémoire de Master 2 intitulé « Les livres d’une mémoire : la littérature de guerre du nazisme », réalisé sous la direction d’Alya Aglan et Nicolas Offenstadt, et soutenu en juin 2015 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
  • [2]
    Ernst Piper, Alfred Rosenberg, Hitlers Chefideologe, Munich, Pantheon Verlag, 2007.
  • [3]
    Reinhard Bollmus, Das Amt Rosenberg und seine Gegner. Studie zum Machtkampf im nationalsozialistischen Herrschaftssystem, Stuttgart, Deutsche Verlag-Anstalt, 1970, p. 9.
  • [4]
    L’unité manquante est le roman d’Edwin E. Dwinger, Zwischen Weiss und Rot, Iéna, Diederichs Verlag, 1930. De fait, son intrigue se déroule pendant la guerre civile russe, qui n’entre pas dans notre propos.
  • [5]
    Cf. Roland Barthes, « Écrivains et Écrivants », in Essais Critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 147-148. Pour l’écrivant, la parole n’est qu’un moyen au service d’une fin : témoigner, expliquer, enseigner.
  • [6]
    Cf. Rainer Rother, « Gesäuberte Perspektiven : die filmische Weltkriegs-Inszenierung im Nationalsozialismus » et Florian Kotscha, « Der Erste Weltkrieg im nationalsozialistischen Spielfilm : Karl Ritters ‘Unternehmen Michael’ (1937) », in Gerd Krumeich (éd.), Nationalsozialismus und Erster Weltkrieg, Essen, Klartext Verlag, 2010.
  • [7]
    Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987.
  • [8]
    Gérard Genette, op. cit., p. 12.
  • [9]
    Silvia Hartmann, Fraktur oder Antiqua. Der Schriftstreit von 1881 bis 1941, Francfort-sur-le-Main, Berlin, Peter Lang, Europäischer Verlag der Wissenschaften, 1998.
  • [10]
    Ibid., p. 137.
  • [11]
    Friedrich Beck, « Schwabacher Judenlettern », in Botho Brachmann (et al.), Die Kunst des Vernetzens, Berlin, Verlag für Berlin Brandenburg, 2006, p. 258.
  • [12]
    Ibid., p. 252.
  • [13]
    Gérard Genette, Seuils…, op. cit., p. 16.
  • [14]
    Alexandre Lafon, La camaraderie au front. 1914-1918. Paris, Armand Colin / Ministère de la Défense, 2014, p. 61.
  • [15]
    Hermann Thimmermann, Der Sturm auf Langemarck, Munich, Knorr und Hirth, 1942.
  • [16]
    Hans Zöberlein, Der Glaube an Deutschland. Kriegserleben von Verdun bis zum Umsturz, Munich, Zentralverlag der NSDAP, 1942.
  • [17]
    Gérard Genette, Seuils…, op. cit., p. 12.
  • [18]
    Hermann Thimmermann, Der Sturm…, op. cit., p. 4 : « Was wir damals nicht schaffen konnten : die Erben haben es geschafft ».
  • [19]
    Ibid, p. 4 : « Die auf dem Friedhof zu Langemarck liegen, sind nicht umsonst gestorben ».
  • [20]
    C’est son frère, Martin, qui rédige cette postface du Wanderer zwischen beiden Welten.
  • [21]
    Helmut Stellrecht, Trotz allem! Ein Buch der Front, Munich, Lehmann, 1931.
  • [22]
    Erhard Wittek, Durchbruch anno 18. Ein Fronterlebnis, Stuttgart, Franckh’sche Verlagsbuchhandlung, 1933.
  • [23]
    Il s’agit d’une revue littéraire berlinoise créée en 1922, à parution annuelle au moment de l’élaboration de cette jaquette. Voir Thomas Dietzel et Hans-Otto Hügel, Deutsche literarische Zeitschriften 1880-1945: Ein Repertorium, Berlin, Walter de Gruyter, p. 325.
  • [24]
    Cf. Hans Zöberlein, Der Befehl des Gewissens. Ein Roman von der Wirren der Nachkriegszeit und der ersten Erhebung, Munich, Zentralverlag der NSDAP, 1937 et Otto Paust, Nation in Not et Land im Licht, Berlin, Wilhelm Limpert, 1941.

1 En 1938 [1], les services d’Alfred Rosenberg, l’« idéologue en chef d’Hitler [2] » à l’influence néanmoins toute relative [3], publient une bibliographie intitulée 400 Livres pour librairies nationales-socialistes (Vierhundert Bücher für nationalsozialistische Büchereien). Divisée thématiquement en treize grands chapitres, elle recense des œuvres dont elle recommande la lecture et la vente. À chaque fois, titre, auteur(s), année, lieu et maison d’édition, prix et nombre de pages sont indiqués. L’une des parties les plus importantes est celle consacrée au « temps de la Guerre mondiale et de l’après-guerre ». Elle répertorie 66 ouvrages, dont une majorité de « narrations romancées » : romans, nouvelles, mais aussi journaux romancés, comme les œuvres d’Ernst Jünger. Cette catégorie se distingue des véritables journaux, qui retranscrivent jour par jour des événements de façon beaucoup plus directe, ainsi que des mémoires, chroniques et ouvrages scientifiques. Au total, près de la moitié des œuvres appartient à l’ensemble des « narrations romancées » (27 sur 66). Parmi elles, neuf traitent de l’après-guerre, 17 autres du conflit proprement dit [4]. Ce sont ces dernières que nous avons choisi d’étudier.

2 Elles sont le fruit du travail de seize « écrivants » [5], parmi lesquels on retrouve des noms connus tels que Walter Flex, Werner Beumelburg, Ernst Jünger, Hans Zöberlein mais aussi des auteurs oubliés tels qu’Hermann Thimmermann et Hans H. Grote. L’examen approfondi de leurs textes a permis de tirer une première série de constats, au fondement de cet article. Tout d’abord, ces ouvrages proposent une mémoire essentiellement tournée vers le front de l’ouest et l’infanterie, autrement dit vers les tranchées. C’est une orientation qui se retrouve à l’échelle de l’ensemble des 66 œuvres consacrées au « temps de la Guerre mondiale et de l’après-guerre ». Ensuite, les auteurs de ces narrations romancées appartiennent à une même génération : ils sont nés entre 1891 et 1899, à l’exception de W. Flex et d’Anton Bossi-Fredigotti. Ce dernier, né en 1901, est le seul à ne pas avoir participé aux combats. Par ailleurs, la grande majorité d’entre eux s’est engagée volontairement dans l’armée. Cela témoigne d’une position particulière vis-à-vis du conflit et achève de faire l’unité de ce groupe. Or, leurs œuvres, pourtant recommandées par l’Amt Rosenberg, ne se distinguent pas par un contenu particulièrement national-socialiste. À cet égard, on ne peut pas parler de littérature nazie. Même dans les textes – nombreux – écrits dans les années 1930, on ne trouve à aucun moment de rhétorique nazie. De façon assez analogue à ce qu’observent Rainer Rother et Florian Kotscha au sujet des films de guerre du IIIe Reich [6], les topoi du mouvement, tels la hantise du judéo-bolchevisme, sont absents.

3 Cela dit, cette observation ne concerne que les contenus littéraires. Qu’en est-il de leurs contenants : les objets matériels que sont les livres sont-ils davantage marqués par l’idéologie ? On se dirige ainsi vers une étude de ce que Gérard Genette a nommé le paratexte[7]. Il s’agit, de tout ce qui, dans le livre, fait sens et est susceptible d’orienter la lecture : préfaces, postfaces, mais aussi illustrations et peut-être aussi les caractères. Or, ces éléments évoluent dans le temps : chaque réédition est l’occasion d’un nouvel encadrement du texte par le paratexte. Dans le cas de nos narrations, observe-t-on un uniforme paratextuel destiné à encadrer idéologiquement ces œuvres ? On se propose d’étudier successivement les différents lieux du paratexte : les caractères, les illustrations et couverture, et enfin le texte sur le texte, id est les postfaces, préfaces et jaquettes.

L’impasse de la Fraktur

4 G. Genette range les choix typographiques parmi les éléments ayant une « valeur paratextuelle [8] ». Ainsi, pour bon nombre de lecteurs d’aujourd’hui, découvrir des pages en écritures gothiques évoque l’époque où la croix gammée flottait au-dessus de l’Allemagne. Pourtant, il n’est pas du tout certain que les écritures gothiques soient nazies.

5 Silvia Hartmann s’est intéressée au débat qui s’est tenu en Allemagne autour du choix des caractères entre 1881 et 1941 [9]. Elle note que l’accession des nationaux-socialistes au pouvoir entraîne une forte augmentation de l’utilisation des écritures gothiques et en particulier de la Fraktur : entre 1932 et 1936, la part des livres qui optent pour celle-ci passe de 44% à 60% [10]. Son utilisation par les éditeurs juifs est même interdite par le ministère de la Propagande en 1937 [11]. Aussi la Fraktur apparaît-elle comme l’écriture du Reich, par opposition aux caractères latins. Mais dès le début de la guerre, cette tendance commence à changer. En mars 1940, J. Goebbels demande que tous les matériaux de propagande destinés à l’étranger soient présentés en Antiqua (c’est-à-dire dans les caractères latins en cours aujourd’hui) dans un souci de lisibilité. Un an plus tard, le 3 janvier 1941, une circulaire secrète émanant de l’Obersalzberg fait de l’Antiqua la nouvelle écriture du Reich. Elle indique que l’écriture gothique se compose en réalité de « lettres de juifs de Schwabach » (Schwabacher Judenletter), du nom de la localité dont sont originaires ces caractères [12].

6 Dans ces conditions, quelle signification donner à l’utilisation de la Fraktur ? Il est impensable de cataloguer tout texte en gothique dans une mouvance nationaliste – völkisch – nazie. Un texte réédité en 1942 en Antiqua est-il plus nazi parce qu’il suit à la lettre les recommandations du Führer, alors que jusqu’alors faire le choix de l’Antiqua peut précisément être interprété comme une prise de distance vis-à-vis de l’idéologie du régime ? En somme, il semble hasardeux de tenter de tirer de solides conclusions des caractères utilisés, d’autant que de nombreux livres cumulent les deux : titre en Antiqua puis texte en Fraktur. En revanche, les couvertures, elles, sont le lieu d’énoncés picturaux plus immédiats.

Couvertures et illustrations : aux premières impressions du lecteur

7 Disons-le d’emblée, les couvertures illustrées conservées jusqu’à aujourd’hui ne sont pas la règle. En fait, il semble que, souvent, une jaquette en papier ait été le support d’illustrations. Malheureusement, la fragilité du matériau et son caractère amovible en font un objet rare, « comme constitutivement éphémère [13] ».

8 Néanmoins, parmi les quelques livres à couverture illustrée retrouvés, un cas retient particulièrement l’attention : le roman de W. Beumelburg, Gruppe Bosemüller. L’édition de 1938 par le Gerhard Stalling Verlag est illustrée d’un dessin représentant la section du sous-officier Bosemüller dans un cratère d’obus. On compte six Feldgraue dont les visages ne peuvent être distingués. Autour d’eux, la guerre fait rage mais aucun soldat ennemi n’est visible. Au fond c’est une illustration fidèle du contenu du roman. Les soldats ne sont pas dans les tranchées, ils sont véritablement au milieu du champ de bataille, tout à fait isolés et ne peuvent donc compter que sur eux-mêmes en s’entraidant : c’est un livre de camaraderie. Leur isolement total de leurs lignes, et notamment de l’Etappe [le poste de commandement] rappelle la façon singulière dont est présentée la camaraderie Outre-Rhin : rassemblant les soldats du front, elle exclut catégoriquement les occupants de l’Etappe et les Allemands de l’arrière [14].

9 Toutefois, la couverture originale, celle des dix premiers milliers d’exemplaires, est illustrée tout à fait différemment : on y voit la silhouette d’un soldat se dresser à côté d’un obstacle de barbelés. Les bras levés vers le ciel, il semble tomber en arrière ; il est seul. Le message dégagé par cette illustration de 1930 est radicalement différent de celui de 1938 : le soldat est toujours anonyme mais il est esseulé, frappé par un ennemi invisible. Ce n’est donc pas sur la camaraderie, aspect social de l’expérience du combat, que la couverture insiste, mais sur la violence du front et la mort. On a ici un cas très intéressant d’évolution du contenu signifiant de la couverture en l’espace de huit ans – huit années marquées par l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes. Mais si ce que suggère la couverture évolue vers une image positive de la guerre et vers une représentation particulière de la camaraderie, le contenu nazi de cette évolution ne saute pas aux yeux.

10 Les autres couvertures illustrées que nous avons pu observer contiennent généralement des indications assez neutres sur le roman. Sur l’exemplaire de Der Sturm auf Langemarck que nous avons étudié [15], on peut voir un jeune soldat allemand montant à l’assaut de Langemarck : il porte son paquetage, son casque et tient son fusil devant lui, prêt à faire feu. Penché en avant, la bouche entrouverte, il semble progresser difficilement. En arrière-plan, on aperçoit les tombes d’un cimetière qui annonce le sort des jeunes soldats. C’est là une indication sur le contenu, qui ne dit pas grand-chose de la manière dont il faut lire le livre.

11 Les autres couvertures présentent des dessins beaucoup plus simples et aux dimensions restreintes. Ainsi, un casque d’acier troué traversé d’une jeune pousse de chêne est visible sur la couverture de Der Glaube an Deutschland, d’Hans Zöberlein [16]. Rappelons que le chêne fut longtemps considéré par les Allemands comme leur arbre national. Pour une fois, il y a donc un contenu idéologique clair, quoique simplement nationaliste : à travers la défaite et l’épreuve violente du feu, le peuple allemand renaît.

12 En somme, la couverture illustrée est un objet rare, mais précieux : elle recèle des indices sur le sens voulu par l’éditeur et/ou l’auteur. Susceptible d’évoluer dans le temps, elle renseigne sur l’utilité d’une œuvre à un moment donné. Ce faisant, elle participe de son historicisation : elle contribue à écrire l’histoire du texte. C’est parce que le titre ne possède pas ce caractère changeant qu’on a choisi de ne pas s’y intéresser ici, bien qu’il appartienne lui aussi au paratexte installé sur la couverture : donné une fois pour toutes, il n’évolue pas. Quoi qu’il en soit, on n’a pas affaire ici à des énoncés picturaux particulièrement nazis ; ils sont au mieux nationalistes. Mais une fois passée la page de couverture, s’ouvrent les pré- et postfaces, elles aussi chargées d’informations. On y ajoute ici les éléments textuels présents sur les jaquettes.

Préfaces, postfaces et jaquette : le texte sur le texte

13 La préface est un texte placé en tête du livre, avec pour vocation de le présenter. L’auteur y indique les raisons pour lesquelles il a écrit son œuvre, les positions qu’il a suivies. Or, on retrouve parfois ici des motivations politiques et/ou idéologiques. Il en est de même dans la postface, ultime texte du livre et lieu d’une mise en perspective : on y tisse des liens avec le présent. Enfin, on trouve sur la jaquette des éléments signifiants issus de l’épitexte : s’agissant essentiellement de coupures de presse, ils se situent initialement à « l’extérieur du livre » [17]. Ici, on se propose de faire une typologie des contenus de ces « textes sur le texte ».

14 Tout d’abord, neuf volumes sont parfaitement exempts de ces éléments. Si une éventuelle jaquette a pu être égarée au fil des années, les préfaces et postfaces, elles, sont absentes depuis toujours.

15 La première véritable catégorie est celle des paratextes au discours nationaliste. Le cas de Der Sturm auf Langemarck, de H. Thimmermann est à cet égard très intéressant. Le début de sa préface est assez neutre, et date de la première édition. Mais une deuxième partie s’ouvre ensuite, séparée visuellement du reste du texte par une étoile. Il s’agit d’un ajout daté de juillet 1940. Thimmermann y célèbre la victoire sur la France, reprenant sans le nommer le slogan de l’époque : und ihr habt doch gesiegt ! (« et finalement, vous avez gagné »). L’ancien combattant dresse une continuité : « Ce qu’autrefois nous n’avions pas réussi, en dépit de notre dévouement amer : les héritiers l’ont fait [18] ». Il complète ceci avec la dernière phrase de son texte : « ceux qui reposent dans le cimetière de Langemarck ne sont pas morts pour rien [19] ». Juste avant, il n’a pas manqué de rendre hommage à la jeune armée et à son « Führer réellement [wahrhaft] grand ». On voit ici tout l’intérêt historique de l’étude des paratextes, qui adaptent les œuvres aux circonstances. Mais en dépit d’une référence appuyée à Adolf Hitler, le contenu idéologique est uniquement nationaliste. Il en est de même chez W. Flex [20], H.H. Grote, J.M. Wehner.

16 En revanche, H. Stellrecht [21], H. Zöberlein et E. Wittek [22], eux, ont inséré dans leurs volumes des textes au contenu idéologique beaucoup plus orienté vers le nazisme. Le cas le plus intéressant est peut-être celui du livre d’Hans Zöberlein, Der Glaube an Deutschland. Rappelons que cet auteur compte parmi les premiers soutiens du mouvement et a participé au putsch de 1923. Son roman se voit honoré d’un mot d’introduction d’Hitler lui-même, daté de 1931. D’après lui, dans l’œuvre de Zöberlein la Kameradschaft, on « entend battre le cœur du front ». L’auteur de Mein Kampf y parle d’« immortelles victoires », utilisant le pluriel à défaut de pouvoir célébrer la victoire. Il reprend ici le slogan « invaincu sur le champ de bataille », qui va de pair avec la thèse du coup de poignard dans le dos : les troupes ont vaillamment combattu et tenu le front jusqu’au bout, jusqu’à la trahison d’un arrière bolchevisé et enjuivé. Hitler note dans une phrase assez obscure que la « question sociale » émerge elle aussi dans le récit. Il fait vraisemblablement référence aux débats entre le narrateur-héros et des individus pacifistes, qu’Hitler nomme les « compagnons sans patrie ». Enfin, le souci de continuité, de pont de génération apparaît ici aussi : Hitler parle d’abord d’un « héritage spirituel » [Vermächtnis] puis d’un « legs » [Erbe]. En définitive, on observe ici la reprise des grands thèmes du souvenir nazi. Mais cette préface est vierge de conceptions raciales et idéologiques. La Weltanschauung nazie n’y transparait pas complètement.

17 Il en est de même chez E. Wittek. La postface et les avis lisibles sur la jaquette de Durchbruch anno 18 justifient néanmoins sa place dans cette catégorie. La première est un modèle du genre. Datée du 2 septembre 1933, elle créé une impression de continuité directe en s’ouvrant sur le souvenir du Führer du 1er bataillon Steinmetz, dont il est question dans le roman, pour se fermer sur l’expression de la reconnaissance vis-à-vis du Führer du Reich. Ne craignant pas de passer pour opportuniste, l’auteur y dit tout son « regret » [Reue] et sa « faute » [Schuld] de n’avoir pas saisi dès le départ la portée du message hitlérien et de s’en être tenu à l’écart. Or, d’après lui, l’Allemagne doit à cet « unique homme » d’être « brusquement redevenue pure » [rein]. Cela dit, le contenu des lignes suivantes est essentiellement nationaliste : le Reich a retrouvé sa place. Ici, les concepts qui manquaient au roman sont présents, en particulier celui de Führertum [fait de commander], qui d’après l’auteur définit le livre. Il est rejoint en ceci par le quotidien du parti, la Völkischer Beobachter, et par le Deutscher Wille[23] dont des avis sont imprimés sur la jaquette. Ils louent la Führertum mais aussi le « socialisme du front » [Sozialismus der Front], au fondement de la nouvelle « communauté du peuple » [Volksgemeinschaft]. Ce livre donne l’exemple, bien qu’esseulé, d’un uniforme paratextuel venant donner un sens national-socialiste à un récit qui ne se distinguait pas par sa teneur idéologique.

18 

19 En d’autres termes, on est ici face à une littérature et à des livres qui ne se caractérisent pas par un ancrage explicite dans la pensée nazie. On pourrait en conclure que le degré de pénétration du champ littéraire par le nazisme est très superficiel : les mots d’ordres du mouvement restent à la lisière des romans, ne s’exprimant que partiellement dans les paratextes. On est ainsi tenté de penser que la mémoire de la Première Guerre mondiale est, dans le discours national-socialiste, le lieu d’un message nationaliste, et uniquement nationaliste. Du reste, certains auteurs de ce corpus ont ensuite écrit des romans sur l’immédiat après-guerre et sur l’entre-deux-guerres nettement plus marqués idéologiquement : le souvenir de la lutte des corps francs contre Spartakus et du combat politique vers l’accession au pouvoir permettent, eux, un discours binaire articulé contre le judéo-bolchevisme [24]. En fait, cette brochure de l’Amt Rosenberg est l’expression d’une Aneignung ou appropriation : les nazis se saisissent du nationalisme traditionnel, socle culturel assez largement consensuel. Quant au paratexte, c’est un objet d’étude très riche : évoluant au fil des rééditions, il est susceptible de changer radicalement et de suggérer des sens très différents pour une même œuvre.


Mots-clés éditeurs : Paratexte, Romans de guerre, national-socialisme, Mémoire, Première Guerre mondiale

Mise en ligne 27/04/2016

https://doi.org/10.3917/bipr1.043.0135

Notes

  • [1]
    Le présent article est issu du dernier chapitre du mémoire de Master 2 intitulé « Les livres d’une mémoire : la littérature de guerre du nazisme », réalisé sous la direction d’Alya Aglan et Nicolas Offenstadt, et soutenu en juin 2015 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
  • [2]
    Ernst Piper, Alfred Rosenberg, Hitlers Chefideologe, Munich, Pantheon Verlag, 2007.
  • [3]
    Reinhard Bollmus, Das Amt Rosenberg und seine Gegner. Studie zum Machtkampf im nationalsozialistischen Herrschaftssystem, Stuttgart, Deutsche Verlag-Anstalt, 1970, p. 9.
  • [4]
    L’unité manquante est le roman d’Edwin E. Dwinger, Zwischen Weiss und Rot, Iéna, Diederichs Verlag, 1930. De fait, son intrigue se déroule pendant la guerre civile russe, qui n’entre pas dans notre propos.
  • [5]
    Cf. Roland Barthes, « Écrivains et Écrivants », in Essais Critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 147-148. Pour l’écrivant, la parole n’est qu’un moyen au service d’une fin : témoigner, expliquer, enseigner.
  • [6]
    Cf. Rainer Rother, « Gesäuberte Perspektiven : die filmische Weltkriegs-Inszenierung im Nationalsozialismus » et Florian Kotscha, « Der Erste Weltkrieg im nationalsozialistischen Spielfilm : Karl Ritters ‘Unternehmen Michael’ (1937) », in Gerd Krumeich (éd.), Nationalsozialismus und Erster Weltkrieg, Essen, Klartext Verlag, 2010.
  • [7]
    Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987.
  • [8]
    Gérard Genette, op. cit., p. 12.
  • [9]
    Silvia Hartmann, Fraktur oder Antiqua. Der Schriftstreit von 1881 bis 1941, Francfort-sur-le-Main, Berlin, Peter Lang, Europäischer Verlag der Wissenschaften, 1998.
  • [10]
    Ibid., p. 137.
  • [11]
    Friedrich Beck, « Schwabacher Judenlettern », in Botho Brachmann (et al.), Die Kunst des Vernetzens, Berlin, Verlag für Berlin Brandenburg, 2006, p. 258.
  • [12]
    Ibid., p. 252.
  • [13]
    Gérard Genette, Seuils…, op. cit., p. 16.
  • [14]
    Alexandre Lafon, La camaraderie au front. 1914-1918. Paris, Armand Colin / Ministère de la Défense, 2014, p. 61.
  • [15]
    Hermann Thimmermann, Der Sturm auf Langemarck, Munich, Knorr und Hirth, 1942.
  • [16]
    Hans Zöberlein, Der Glaube an Deutschland. Kriegserleben von Verdun bis zum Umsturz, Munich, Zentralverlag der NSDAP, 1942.
  • [17]
    Gérard Genette, Seuils…, op. cit., p. 12.
  • [18]
    Hermann Thimmermann, Der Sturm…, op. cit., p. 4 : « Was wir damals nicht schaffen konnten : die Erben haben es geschafft ».
  • [19]
    Ibid, p. 4 : « Die auf dem Friedhof zu Langemarck liegen, sind nicht umsonst gestorben ».
  • [20]
    C’est son frère, Martin, qui rédige cette postface du Wanderer zwischen beiden Welten.
  • [21]
    Helmut Stellrecht, Trotz allem! Ein Buch der Front, Munich, Lehmann, 1931.
  • [22]
    Erhard Wittek, Durchbruch anno 18. Ein Fronterlebnis, Stuttgart, Franckh’sche Verlagsbuchhandlung, 1933.
  • [23]
    Il s’agit d’une revue littéraire berlinoise créée en 1922, à parution annuelle au moment de l’élaboration de cette jaquette. Voir Thomas Dietzel et Hans-Otto Hügel, Deutsche literarische Zeitschriften 1880-1945: Ein Repertorium, Berlin, Walter de Gruyter, p. 325.
  • [24]
    Cf. Hans Zöberlein, Der Befehl des Gewissens. Ein Roman von der Wirren der Nachkriegszeit und der ersten Erhebung, Munich, Zentralverlag der NSDAP, 1937 et Otto Paust, Nation in Not et Land im Licht, Berlin, Wilhelm Limpert, 1941.
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