Notes
-
[1]
S. Demazeux (2013). Qu’est-ce que le dsm ? : genèse et transformations de la bible américaine de la psychiatrie. Paris: Ithaque.
-
[2]
A. Strauss et al. (1964). Psychiatric ideologies and institutions. New York: Free Press of Glencoe.
-
[3]
S. Demazeux (2014). Psychiatric epidemiology, or the story of a divided discipline. International Journal of Epidemiology, 43(Suppl 1), 53-66.
-
[4]
L. Berlivet (2005). Exigence scientifique et isolement institutionnel: L’essor contrarié de l’épidémiologie française dans la seconde moitié du xxe siècle. In G. Jorland, A. Opinel, G. Weisz (Eds). Body counts. Medical quantification in historical and sociological perspective (p. 335-358). Montreal & Kingston: McGill-Queen’s University Press.
-
[5]
N. Henckes (2010). Entre science, psychiatrie sociale et politique, le développement de l’épidémiologie psychiatrie en France des années 1950 aux années 1970, article présenté à la conférence « La construction de l’épidémiologie psychiatrique. Histoire et épistémologie d’une discipline internationale », Paris 3-5 juin 2010 ; N. Henckes, N. (2014). Mistrust of numbers: The difficult development of psychiatric epidemiology in France, 1940-1980. International Journal of Epidemiology, 43 (suppl. 1), 43-52.
-
[6]
Notamment dans l’œuvre de l’aliéniste Benedict Auguste Morel. Cf. J.-C. Coffin (2003), La transmission de la folie. 1850-1914. Paris: L’Harmattan.
-
[7]
H. Duchêne (Ed.). (1955). Études de socio-psychiatrie. Monographies de l’Institut national d’hygiène, vol. 7. Paris: Institut national d’hygiène.
-
[8]
Celle-ci est explicitée dans une série d’articles de synthèse et dans les introductions aux publications entre le milieu des années 1960 et les années 1970. Voir notamment : S. Lebovici (1964). Quelques réflexions à propos de l’abord écologique en psychiatrie infantile. Psychiatrie de l’enfant, 7(1), 199-268; R. Diatkine (1968). Difficultés de l’approche épidémiologique en psychiatrie infantile. L’Évolution Psychiatrique, 33(2), 217-237; J. Cournut (Ed)., Étude psycho-sociologique et psycho-pathologique d’un îlot a-social du 13e arrondissement. Association du treizième arrondissement, n.d.
-
[9]
Cf. le dossier Reconstructions de la sociologie française (1945-1960), In Revue Française de Sociologie (1991), 32(3) ; A. Ohayon (1999). L’impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France 1919-1969. Paris: La découverte.
-
[10]
H. Duchêne, La statistique des hôpitaux psychiatriques. Travail de l’Institut National d’Hygiène, n.d. Rapport non publié, présenté à la Commission d’étude des problèmes de santé mentale, réunion du 24 mai 1949. Archives Nationales 19950173-1.
-
[11]
Mayer-Massé, G. « Répartition de trois groupes de maladies mentales dans certains quartiers de Paris et certaines communes de la Seine », in Etudes de sociopsychiatrie, dirigé par H. Duchêne, Paris, Institut National d’Hygiène, 1955.
-
[12]
Cournut, Étude psycho-sociologique et psycho-pathologique d’un îlot a-social du 13e arrondissement.
-
[13]
Lebovici (1964), op. cit.
-
[14]
Turkle, S. (1982). La France freudienne. Traduit par Y. Tenenbaum. Paris: Grasset.
-
[15]
R. Castel (1981). La gestion des risques : de l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse. Paris: Éditions de Minuit, coll. Le sens commun; N. Henckes (2007). Le nouveau monde de la psychiatrie française. Les psychiatres, l’État et la réforme des hôpitaux psychiatriques de l’après-guerre aux années 1970. PhD sociologie, Ecole des hautes études en sciences sociales.
-
[16]
Henckes (2007). Le nouveau monde de la psychiatrie française. Op. cit. ; A. Green, D. Martin, P. Sivadon (1966). Enseignement de la psychiatrie et formation du psychiatre. In Livre Blanc de la Psychiatrie Française. Tome 1. Toulouse : Privat.
-
[17]
Livre blanc de la psychiatrie française. 3 vols., 1966-1968, Toulouse: Privat.
-
[18]
P. Sivadon (1948). Géographie humaine et psychiatrie. In Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française. xlvie session, Marseille (13-18 septembre 1948), Paris, Masson et Cie.
-
[19]
M. Foucault (1978). La gouvernementalité. In Dits et écrits ii, 1976-1988. Paris: Paris, Gallimard, Coll. Quarto, 2001.
-
[20]
P. Lascoumes & P. Le Galès (Eds) (2004). Gouverner par les instruments. Paris: Presses de Sciences Po.
-
[21]
Henckes (2007). Le nouveau monde de la psychiatrie française. Op. cit.
-
[22]
Henckes (2010). Entre science, psychiatrie sociale et politique. Op. cit.
-
[23]
A.-M. Guillemard (1980). La vieillesse et l’Etat, Paris, puf.
-
[24]
P. Jean (1972). La santé publique. In: La consultation dans l’administration contemporaine. G. Langrod (Ed), Paris: Cujas.
-
[25]
D. Benamouzig (2005). La santé au miroir de l’économie. Une histoire de l’économie de la santé en France. Paris: Presses universitaires de France, coll. Sociologies.
1L’histoire de l’épidémiologie psychiatrique est un bon prisme pour analyser les transformations de la psychiatrie dans la seconde moitié du xxe siècle dans le monde occidental. Lorsque la discipline prend son essor au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans la plupart des pays occidentaux, c’est une série de travaux sur les contextes sociaux de la maladie mentale que lancent les chercheurs, à partir d’un questionnement directement inspiré de la psychiatrie sociale qui domine alors la psychiatrie occidentale. Dans les années suivantes, le travail que ces chercheurs mènent sur la standardisation du diagnostic et les outils de recueil des données leur permet de se positionner au cœur de la nébuleuse qui préparera la « révolution du dsmiii » et plus largement le nouvel essor de la psychiatrie biologique à partir des années 1980 [1].
2Cette capacité de l’épidémiologie psychiatrique à se fondre, tel un caméléon disciplinaire, dans les différentes versions de ce que, à la suite du sociologue Anselm Strauss [2], on peut qualifier d’idéologie psychiatrique pose nécessairement la question de l’existence d’une théorie, d’un programme de recherche ou encore d’un style de pensée propre à la discipline [3]. La question se pose de façon plus aiguë encore lorsqu’on la situe dans un contexte national où l’historien pourrait être tenté d’identifier des façons locales de faire de l’épidémiologie psychiatrique [4]. Cet article voudrait aborder ces questions à partir du cas français.
Faire de l’épidémiologie psychiatrique en France
3On a analysé ailleurs les travaux d’épidémiologie psychiatrique conduits en France de l’après-guerre aux années 1980 [5]. Sans reprendre ici l’intégralité de ces analyses, il est nécessaire d’en rappeler les grandes lignes pour comprendre dans quelles conditions se pose la question d’une épidémiologie psychiatrique à la française des années 1950 aux années 1980.
4Les origines de la recherche dans le domaine peuvent certainement être situées dans les premières réflexions sur les facteurs environnementaux à l’œuvre dans la morbidité psychiatrique dès la fin du xixe siècle [6]. C’est cependant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’un premier ensemble de travaux portant sur les déterminants sociaux de certaines présentations cliniques inaugure une tradition de recherche. Le principal maître d’œuvre derrière ce qui n’est pas encore à proprement parler un programme coordonné est la section psychiatrie de l’Institut National d’Hygiène, créé en 1941, qui finance des projets soumis par des équipes psychiatriques et dont les chercheurs se lancent eux-mêmes dans un certain nombre de travaux. Un jalon important dans ce premier essor de l’épidémiologie psychiatrique en France est la publication en 1955 d’un volume dirigé par le responsable de la section, réunissant des contributions issues des principaux projets financés au cours des années précédentes et introduites par un long texte programmatique du sociologue Paul-Henry Chombart de Lauwe [7].
5Le renouvellement des cadres de l’inh et la fin de la coopération avec les sociologues conduisent au tournant des années 1960 à une réorientation des travaux. Le recrutement par l’Institut National d’Hygiène de plusieurs collaborateurs affectés à la section psychiatrie et formés aux méthodes développées depuis l’après-guerre aux États-Unis, et notamment le psychiatre Raymond Sadoun, contribue à un renforcement de la section psychiatrie qui s’engage dès lors dans ce qui apparaît comme le premier programme de recherche en épidémiologie psychiatrique. Un autre élément de contexte important est la transformation de l’inh en Inserm en 1964, lequel procède à une redéfinition de sa politique de recherche dans une perspective plus biomédicale, là où les travaux menés sous l’égide de l’inh restaient marqués par un questionnement de santé publique. Le programme de recherche de la section psychiatrie en épidémiologie comporte ainsi à la fois la mise en place d’outils de recueil des données, et notamment des données de morbidité hospitalière, et une série d’enquêtes locales menées en collaboration avec des équipes psychiatriques de terrain, notamment au sein de ce qui est depuis 1960 la principale expérimentation française en matière de psychiatrie communautaire, l’association de santé mentale du xiiie arrondissement de Paris (asmxiii). Davantage encore que dans le programme de recherche de la section, c’est sous l’impulsion des psychiatres impliqués dans cette expérience, et notamment des figures de la psychiatrie de l’enfant et de la psychanalyse, Serge Lebovici et René Diatkine, mais aussi Philippe Paumelle, le fondateur de l’asmxiii, ou le psychiatre et psychanalyste Jean Cournut, que s’affirme une vision originale de la recherche épidémiologique, à la fois politique, philosophique et méthodologique [8].
6Cette vision peut être résumée en quelques positions. Pour ces psychiatres, l’épidémiologie psychiatrique est avant tout une manière d’aborder la maladie mentale dans son milieu. En cela c’est moins l’approche quantitative que la dimension écologique du projet épidémiologique qui les intéresse. Une dimension de la vision de ces psychiatres est ainsi une forme de réticence à l’égard des évaluations cliniques standardisées, auxquelles les chercheurs préfèrent des examens cliniques exhaustifs. Cela implique la nécessité de se concentrer sur de petits agrégats de populations, cohortes ou zones géographiques restreintes, auprès de qui un travail intensif est mené par des équipes pluridisciplinaires de chercheurs comprenant nécessairement un clinicien. Par ailleurs, sous peine de produire des résultats sans signification pour les populations concernées, les recherches doivent nécessairement être menées par des psychiatres impliqués en cliniciens auprès de celles-ci. Enfin c’est un questionnement dominé par les problèmes des inégalités sociales et des rapports de classes qui caractérise la démarche de recherche.
7Du début des années 1960 au milieu des années 1970 cette vision programmatique inspire une demi-douzaine de projets conduits par les psychiatres du treizième arrondissement avec plus ou moins de moyens. On peut citer notamment les travaux menés sous la responsabilité de René Diatkine sur plusieurs cohortes d’enfants scolarisés, suivies jusqu’aux années 1970 avec l’objectif de déceler des facteurs prédictifs de maladie mentale à l’adolescence ; les recherches conduites par le psychiatre Claude Balier pour mettre en évidence les besoins des personnes âgées de l’arrondissement en matière de santé mentale ; ou encore la recherche sur un « îlot asocial » de l’arrondissement conduite par une équipe dirigée par Jean Cournut qui vise à éclairer les processus à l’œuvre dans la constitution des marginalités urbaines. Au-delà du treizième arrondissement de Paris des travaux d’inspiration proche sont conduits notamment à Villeurbanne sous l’autorité des psychiatres et psychanalystes Jean Guyotat et Jacques Hochman ou encore à Rouen, par Michel Audisio, sur les facteurs à l’œuvre dans la chronicisation des malades pris en charge dans son service hospitalier.
8Comment comprendre l’originalité de ce programme de recherche ? Jusqu’à quel point peut-on seulement le caractériser comme un programme de recherche ? Jusqu’à quel point par ailleurs peut-on y voir le programme d’une épidémiologie psychiatrique à la française ? Et comment comprendre ses développements jusqu’à la fin des années 1970 ? Ce questionnement renvoie en fait à deux problèmes différents : le premier concerne l’existence d’un programme ou au moins d’une vision commune aux chercheurs, qui organiserait à la fois leurs prises de position théoriques et leurs pratiques de recherche ; le second la caractérisation de ce programme comme un style national de recherche. Dans la suite de cet article, on voudrait explorer rapidement trois dimensions de ce questionnement : la place des travaux français d’épidémiologie psychiatrique dans le courant international de recherches dans le domaine, leur lien au projet professionnel de la psychiatrie de l’après-guerre et sa mise au service du gouvernement de la santé mentale dans la France des années 1960.
À la française ?
9Si l’idée d’une épidémiologie psychiatrique à la française paraît a priori séduisante pour caractériser le programme de recherche développé en épidémiologie dans le treizième arrondissement et au-delà au tournant des années 1960 c’est avant tout en raison de la façon dont leurs auteurs se sont positionnés par rapport à leurs collègues étrangers et singulièrement américains. La contribution américaine à la reconstruction des sciences humaines et sociales au lendemain de la guerre a été mise en lumière par de nombreux travaux depuis une trentaine d’années [9]. L’histoire de l’épidémiologie psychiatrique suit au premier abord une trajectoire parallèle à celle d’autres disciplines, marquée dans un premier temps par l’importation de concepts et de méthodes qui jouent un rôle clef dans la construction disciplinaire avant l’émergence au tournant des années 1970 d’un positionnement plus critique à l’égard de la recherche américaine.
10Ainsi, les principaux chantiers mis en œuvre au lendemain de la guerre sous l’égide de la section psychiatrie de l’inh le sont directement en référence à des travaux américains. Lorsque le psychiatre Henri Duchêne engage l’analyse de la croissance de la population des hôpitaux psychiatriques, c’est à partir des hypothèses fournies par la littérature américaine sur la question et notamment l’idée que cet accroissement découle mécaniquement d’une forme de sédimentation des malades [10]. Une démonstration quantitative et l’analyse de la répartition des entrants selon la classe nosologique permettent aux chercheurs français de montrer que c’est l’augmentation des pathologies réactionnelles aux conditions de vie contemporaine qui explique le phénomène. De même, c’est une inspiration américaine, en l’occurrence les travaux menés à Chicago avant la Seconde Guerre mondiale, qui sont à l’origine des travaux menés par l’équipe de Chombart de Lauwe sur la distribution des troubles psychiatriques à Paris [11]. Dans la mesure où un programme se dessine dans cette période, c’est bien à partir de références américaines, qui servent aux chercheurs français à la fois d’inspiration méthodologique et de point de comparaison pour leurs résultats.
11Le programme de recherche développé par les psychiatres du treizième arrondissement à partir des années 1960 marque à cet égard un retournement. De modèle et source d’inspiration, l’épidémiologie psychiatrique américaine devient un contre modèle critiqué à la fois pour ses méthodes et pour ses conclusions. Lorsque le psychiatre Jean Cournut défend la pratique de « l’écoute psychanalytique » contre ce qu’il appelle « le modèle psychiatrique », c’est en référence aux méthodes standardisées d’entretien et de recueil des données cliniques développées par les équipes américaines [12]. De même lorsque Serge Lebovici appelle à une recherche épidémiologique menée par des équipes intégrées aux communautés qu’elles étudient c’est en réponse à ce qui lui apparaît comme une limite fondamentale des résultats de l’étude séminale de Midtown, qui aboutit à une analyse des facteurs d’inadaptation dans une population urbaine sans que leur signification clinique soit claire [13]. Ces critiques françaises adressées aux travaux américains d’épidémiologie psychiatrique s’inscrivent en fait au croisement de deux lignes argumentatives qui prennent alors leur essor dans les « sciences psys » : la première est une critique de l’interprétation américaine de la psychanalyse comme psychologie du moi, qui dominera toute la psychanalyse française des années 1970 [14] ; la seconde est une forme de défiance à l’égard de la standardisation des pratiques diagnostiques, qui culminera après la parution du dsmiii en 1980.
12Pour autant, il ne faut exagérer ni les critiques des années 1960, ni la référence positive de la période précédente. Les travaux américains sont en fait pour les psychiatres français qui s’engagent dans la recherche épidémiologique une référence lointaine. À l’inverse d’autres techniques ou approches importées des États-Unis par les sciences humaines françaises au lendemain de la guerre, de la dynamique de groupe à la psychosociologie, qui suscitent voyages d’études, traductions et échanges dans le cadre d’organisations internationales, l’épidémiologie n’est pas, pour les psychiatres français, un vecteur d’échanges avec leurs collègues américains. Les travaux américains sont lus et leurs résultats parfois commentés, mais ils ne sont en fait qu’une ressource limitée pour les psychiatres français dans la construction de leurs projets de recherche. En fin de compte, ce n’est pas prioritairement par rapport à leurs collègues anglo-saxons que ces derniers déterminent leur engagement dans la recherche épidémiologique.
Communauté professionnelle et communauté épistémique
13Si ce positionnement dans et vis-à-vis d’un mouvement de recherches internationales naissant en épidémiologie psychiatrique ne suffit ainsi pas à caractériser les travaux français, une autre piste pour saisir leur cohérence peut être recherchée du côté de la structuration du groupe des chercheurs. On a souvent souligné l’homogénéité de la psychiatrie française, comme groupe professionnel, dans la période d’après-guerre [15]. Elle découle du système de sélection, de formation et d’accréditation mis en place dans la première moitié du vingtième siècle, dont les hôpitaux psychiatriques départementaux sont le centre. L’internat des hôpitaux psychiatriques parisiens est ainsi à partir des années 1950 la première filière de formation des psychiatres français tous modes d’exercice confondus, à laquelle s’ajoutent les internats de province [16].
14Cette homogénéité explique la capacité de mobilisation de la profession, qui en fait l’un des acteurs clefs de la réforme du système de santé, au-delà des questions psychiatriques, jusqu’aux années 1980. Elle explique surtout la communauté de vue de ses membres sur un certain nombre de questions fondamentales : vision holistique de la maladie mentale, conscience de la mission de santé publique incombant à la discipline et à ses psychiatres, mais aussi prédominance d’une vision proprement clinique de la maladie mentale et du métier de psychiatre, qui a pour conséquence chez de nombreux psychiatres un inintérêt pour la recherche scientifique confinant parfois à l’antipositivisme. À la fin des années 1960, ces perspectives sont développées systématiquement par les leaders de la profession dans le Livre Blanc de la Psychiatrie Française dont les analyses servent de base à la réforme de la formation des psychiatres en 1968 [17].
15Ces perspectives expliquent à la fois la nature et certaines limites de l’intérêt que les psychiatres français portent à la recherche en épidémiologie. Elles permettent également de caractériser la communauté des praticiens intéressés par l’épidémiologie. Comme l’écrit dès 1946 le psychiatre Paul Sivadon dans un rapport sur « géographie humaine et psychiatrie », en fait véritable programme de recherche en épidémiologie psychiatrique : « C’est dire que pour le psychiatre, les problèmes de géographie humaine ne sauraient être considérés comme dépendant d’une science particulière aux limites précises. Il s’agit bien plutôt d’un « point de vue » particulier, conférant aux problèmes psychiatriques une perspective nouvelle, un éclairage inaccoutumé, permettant la mise en valeur de faits sans doute connus de tous, mais restés pour beaucoup sans importance ou signification [18]». L’épidémiologie psychiatrique ne saurait être pour la psychiatrie française des années 1960 autre chose qu’une façon secondaire de produire des connaissances sur la maladie mentale dans un domaine où la clinique reste la seule voie vers leur compréhension. L’épidémiologie reste seconde par rapport à une clinique qui doit nourrir ses analyses. Ainsi à l’asmxiii malgré la place accordée à la recherche dans l’organigramme de l’association, l’épidémiologie ne sert pas aux cliniciens pour définir leurs priorités ou construire un rapport avec la communauté de l’arrondissement, mais à l’inverse elle est une façon de mettre en valeur le travail réalisé par l’association au contact des populations de l’arrondissement en agrégeant les données et en leur donnant une signification dans le contexte local.
16Plus largement, la recherche en épidémiologie psychiatrique, en France, n’organise pas une communauté et elle n’est pas non plus le vecteur d’échanges. Des années 1960 au début des années 1980, les travaux menés par les psychiatres français sur ces questions ne suscitent aucun débat, ne sont l’objet d’aucune réunion, ni ne suscitent la création d’organisations ou d’associations. Lorsqu’ils échangent, les psychiatres engagés dans des projets sur des questions proches le font sur les enjeux du travail clinique ou de l’organisation des dispositifs dans lesquels ils sont impliqués. Si en fin de compte les projets menés par les uns et par les autres se rejoignent dans leurs hypothèses et leurs méthodes, c’est parce que les chercheurs partagent une même conception de leur métier de clinicien.
Épidémiologie et gouvernement de la santé mentale
17De fait probablement davantage que par une ambition épistémologique, l’engagement des psychiatres français dans des recherches de nature épidémiologique est déterminé par les dimensions politique et morale de leur projet disciplinaire. La recherche épidémiologique est moins pour eux une façon d’ajouter à la connaissance des maladies mentales, qu’un outil au service de leur vision de la psychiatrie au sein de la santé publique du pays. À cet égard le programme des psychiatres français en matière d’épidémiologie doit aussi se comprendre dans la dynamique de mise en politique des enjeux de santé mentale dans la période d’après-guerre.
18Depuis plusieurs années, le programme de recherche initié par Michel Foucault sur la gouvernementalité a relancé une interrogation sur le rôle pris par les savoirs dans le gouvernement des sociétés contemporaines [19]. Ces recherches ont ainsi interrogé les rapports de pouvoir à l’œuvre dans le choix des savoirs et des instruments par les gouvernants et les conséquences de ces choix pour l’action publique [20]. Les riches travaux issus de ce courant de recherche se sont cependant moins souvent posé la question des façons dont a pu contribuer à façonner des programmes disciplinaires.
19De fait, ce sont dans une large mesure l’agenda et les besoins de la politique de santé mentale telle qu’elle est travaillée par la psychiatrie et le ministère de la Santé qui paraît guider à la fois les moyens et le questionnement des recherches épidémiologiques dans l’après-guerre. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le principal problème auquel doivent faire face psychiatres et gouvernants est la surpopulation d’hôpitaux psychiatriques par ailleurs en manque d’investissement [21]. Cela explique dès lors l’importance que prennent les statistiques hospitalières à la fois pour l’administration et pour les psychiatres eux-mêmes, au point d’être l’unique indicateur mobilisé par les uns et les autres pour mesurer l’état de santé mentale du pays. À partir du milieu des années 1950, lorsqu’est lancé le premier plan d’équipement sanitaire et social, c’est le nombre d’entrées dans l’année et la courbe de croissance du nombre de présents qui guident les investissements. L’insistance du ministère de la Santé à pouvoir disposer de données fiables pour construire ses prédictions conduit à mettre en place un système de recueil des données centralisé à la section psychiatrique de l’Inserm, dont cela devient dès lors la tâche principale. L’existence de ces chiffres autant que le coût que nécessiterait la production de données alternatives conduisent les chercheurs de la section à construire leurs projets de recherche autour de ceux-ci [22]. De sorte que ce sont les problèmes rencontrés par les hôpitaux psychiatriques, et notamment celui des hospitalisations longues, qui sont les principaux enjeux des recherches menées par la section psychiatrique, de la chronicité à la mortalité hospitalière.
20Dans le treizième arrondissement de Paris, c’est à bien des égards pour mettre en scène le projet de l’association que la recherche épidémiologique est mise en œuvre. Les travaux des psychiatres visent moins à apporter un éclairage sur la morbidité psychiatrique dans l’arrondissement et à guider les choix en matière d’équipement, qu’à mettre en lumière, voire illustrer le travail fait au sein des chantiers prioritaires des équipes cliniques, lesquelles sont avant tout guidés par les besoins de la consultation. Ainsi de la question des besoins des personnes âgées en matière de santé mentale : alors que l’association ouvre son hôpital au sud de Paris, qui doit avec un nombre limité de lits, être réservé aux cas aigus et favoriser une rotation rapide des patients, le risque que les personnes âgées viennent bloquer un contingent important de lits comme c’est le cas dans la plupart des hôpitaux départementaux conduit les responsables de l’association à engager un programme ambitieux de maintien à domicile. Les recherches sur la question, qui nourriront la politique naissante du troisième âge [23], visent ainsi d’abord à éclairer la situation gérée par les cliniciens.
21De façon plus générale, les conditions dans lesquelles les problèmes de santé mentale sont abordés et traités au plus haut niveau expliquent également les limites des recherches épidémiologiques au cours de la période. De la Libération aux années 1970, le traitement politique de la santé mentale se caractérise en France par la faible politisation et une approche technique des problèmes dans le cadre d’un système de consultation mis en place dès la fin des années 1940 par le ministère de la Santé publique [24]. Le rôle prédominant des médecins des hôpitaux psychiatriques dans ce système et l’ampleur des difficultés auxquelles font face les établissements expliquent que ce sont dans un premier temps les conditions de prises en charge des malades hospitalisés qui dominent les discussions. Dans ces circonstances, l’expertise épidémiologique n’apparaît pas comme une ressource pour les acteurs. De même, lorsque, à partir des années 1960, la politique de santé mentale est réorientée vers la promotion d’alternatives à l’hospitalisation psychiatrique et plus largement d’une forme de psychiatrie communautaire, c’est encore la question des prises en charge des malades les plus lourds qui domine les initiatives. Si au tournant des années 1970 l’essor de l’antipsychiatrie et plus largement l’émergence de mouvements de personnes handicapées nourrit un mouvement de politisation des questions de santé mentale, dont le traitement sort du cercle étroit des professionnels de santé, c’est un questionnement à la fois éthique et politique qui domine les discours. D’un autre côté, le développement de l’expertise médico-économique au ministère de la Santé au cours de la même période déplace l’enjeu de la quantification de la santé mentale [25]. En définitive c’est parce que les données épidémiologiques jouent un rôle mineur, tout au long de la période, dans l’élaboration politique des questions psychiatriques que les recherches psychiatriques sur la question restent à la fois peu nombreuses et peu ambitieuses.
22Comment caractériser, finalement la recherche en épidémiologie psychiatrique menée en France dans les années 1960 ? Faut-il y voir un programme original, une voie alternative à celle qui se dessine au même moment aux États-Unis, dominée par la standardisation des entités psychiatriques et des pratiques diagnostiques ? Ou une réponse contingente à la demande d’expertise faite à une psychiatrie consciente de son rôle à jouer dans la promotion de la santé publique dans le pays ? Cet article a voulu suggérer que la réponse à cette question se situe quelque part entre les deux options. D’une certaine façon, le caractère contingent des recherches menées en France au cours de la période a découlé de l’absence d’une vision forte et ambitieuse pour l’épidémiologie psychiatrique. C’est la subordination de la recherche à la clinique qui explique à la fois les options défendues par les chercheurs et les limites qu’ils donnèrent à leurs travaux.
Notes
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[1]
S. Demazeux (2013). Qu’est-ce que le dsm ? : genèse et transformations de la bible américaine de la psychiatrie. Paris: Ithaque.
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[2]
A. Strauss et al. (1964). Psychiatric ideologies and institutions. New York: Free Press of Glencoe.
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[3]
S. Demazeux (2014). Psychiatric epidemiology, or the story of a divided discipline. International Journal of Epidemiology, 43(Suppl 1), 53-66.
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[4]
L. Berlivet (2005). Exigence scientifique et isolement institutionnel: L’essor contrarié de l’épidémiologie française dans la seconde moitié du xxe siècle. In G. Jorland, A. Opinel, G. Weisz (Eds). Body counts. Medical quantification in historical and sociological perspective (p. 335-358). Montreal & Kingston: McGill-Queen’s University Press.
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[5]
N. Henckes (2010). Entre science, psychiatrie sociale et politique, le développement de l’épidémiologie psychiatrie en France des années 1950 aux années 1970, article présenté à la conférence « La construction de l’épidémiologie psychiatrique. Histoire et épistémologie d’une discipline internationale », Paris 3-5 juin 2010 ; N. Henckes, N. (2014). Mistrust of numbers: The difficult development of psychiatric epidemiology in France, 1940-1980. International Journal of Epidemiology, 43 (suppl. 1), 43-52.
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[6]
Notamment dans l’œuvre de l’aliéniste Benedict Auguste Morel. Cf. J.-C. Coffin (2003), La transmission de la folie. 1850-1914. Paris: L’Harmattan.
-
[7]
H. Duchêne (Ed.). (1955). Études de socio-psychiatrie. Monographies de l’Institut national d’hygiène, vol. 7. Paris: Institut national d’hygiène.
-
[8]
Celle-ci est explicitée dans une série d’articles de synthèse et dans les introductions aux publications entre le milieu des années 1960 et les années 1970. Voir notamment : S. Lebovici (1964). Quelques réflexions à propos de l’abord écologique en psychiatrie infantile. Psychiatrie de l’enfant, 7(1), 199-268; R. Diatkine (1968). Difficultés de l’approche épidémiologique en psychiatrie infantile. L’Évolution Psychiatrique, 33(2), 217-237; J. Cournut (Ed)., Étude psycho-sociologique et psycho-pathologique d’un îlot a-social du 13e arrondissement. Association du treizième arrondissement, n.d.
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[9]
Cf. le dossier Reconstructions de la sociologie française (1945-1960), In Revue Française de Sociologie (1991), 32(3) ; A. Ohayon (1999). L’impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France 1919-1969. Paris: La découverte.
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[10]
H. Duchêne, La statistique des hôpitaux psychiatriques. Travail de l’Institut National d’Hygiène, n.d. Rapport non publié, présenté à la Commission d’étude des problèmes de santé mentale, réunion du 24 mai 1949. Archives Nationales 19950173-1.
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[11]
Mayer-Massé, G. « Répartition de trois groupes de maladies mentales dans certains quartiers de Paris et certaines communes de la Seine », in Etudes de sociopsychiatrie, dirigé par H. Duchêne, Paris, Institut National d’Hygiène, 1955.
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[12]
Cournut, Étude psycho-sociologique et psycho-pathologique d’un îlot a-social du 13e arrondissement.
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[13]
Lebovici (1964), op. cit.
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[14]
Turkle, S. (1982). La France freudienne. Traduit par Y. Tenenbaum. Paris: Grasset.
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[15]
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