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Article de revue

La dette de Darwin envers la théorie des populations de Malthus : une approche structurelle

Pages 171 à 196

Notes

  • [1]
    Dans ce qui suit, nous utiliserons l’expression « théorie de Darwin » pour référer à la construction théorique introduite dans On the origin of species by means of natural selection. Cette formulation, comme le montre Elliott Sober, ne réduit pas la contribution de Darwin au seul principe de sélection naturelle et permet de référer au concept d’« ascendance commune » si important dans l’ouvrage du naturaliste. E. Sober, Did Darwin write the Origin backwards ?, Amherst, ny, Prometheus Books, 2011.
  • [2]
    Alors qu’il est établi que Darwin a lu la 6e édition de l’Essay (1826), il n’a pas été possible d’identifier quelle édition a été consultée par Wallace. Voir, B. G. Beddall, « Wallace, Darwin, and the theory of natural selection », Journal of the History of Biology, 1968, 1 : pp. 264-265, n. 9. Pour un témoignage de première main de l’influence de Malthus, voir notamment The Linnean Society of London, The Darwin-Wallace Celebration, London, The Linnean Society, 1908.
  • [3]
    Bien qu’elle date de près de 30 ans, la revue de littérature que propose David R. Oldroyd permet d’apprécier l’intérêt exceptionnel qu’a suscité la question de l’élaboration de la théorie de Darwin. D. R. Oldroyd, « How Did Darwin Arrive at His Theory ? The Secondary Literature to 1982 », History of science, 1984, 22, 325-374.
  • [4]
    Ici, nous omettons sciemment certaines thèses intéressantes, mais plus marginales. Notamment, celle de Michael Ruse pour qui l’influence de Malthus aurait été plus méthodologique que conceptuelle. M. Ruse, The Darwinian revolution : Science of red in tooth and claw, Chicago, Ill, University of Chicago Press, 1999, pp. 175-176.
  • [5]
    Voir, notamment G. de Beer, « Darwin’s notebooks on transmutation of species. Part I. First notebook [B] (July 1837-February 1838) », Bulletin of the British Museum (Natural History), 1960, Historical Series 2 : 2, 23-73 ; P. Vorzimmer, « Darwin, Malthus and the theory of natural selection », Journal of the History of Ideas, 1969, 30 : 4, 527-542 ; J. S. Schwartz, « Charles Darwin’s Debt to Malthus and Edward Blyth », Journal of the History of Biology, 1974, 7 : 2, 301-318 ; J. Gayon, Darwin et l’après-Darwin : Une histoire de l’hypothèse de la sélection naturelle, Paris, Editions Kimé, 1992, p. 27 ; A. Ariew, « Under the influence of Malthus’s law of population growth : Darwin eschews the statistical techniques of Aldolphe Quetelet », Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 2007, 38 : 1, 1-19 ; M. Ruse, Charles Darwin, Malden, MA, Blackwell Publishing, 2008, p. 25 ; et R. J. Richards, « Darwin’s Theory of Natural Selection and Its Moral Purpose », in The Cambridge companion to the Origin of species, M. Ruse et R. J. Richards éds., Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 53.
  • [6]
    R. M. Young, « Malthus and the Evolutionists : The Common Context of Biological and Social Theory », Past & Present, 1969, 43, 109-145 ; B. G. Gale, « Darwin and the Concept of a Struggle for Existence : A Study in the Extrascientific Origins of Scientific Ideas », Isis, 1972, 63 : 3, 321-344 ; P. J. Bowler, « Malthus, Darwin, and the Concept of Struggle », Journal of the History of Ideas, 1976, 37 : 4, 631-650.
  • [7]
    de Beer, p. 40.
  • [8]
    Ibid., p. 39-40. C. Limoges, La Sélection Naturelle. Étude sur la Première Constitution d’un Concept (1837-1859), Paris, PUF, 1970, pp. 79-80.
  • [9]
    S. Herbert, « Darwin, Malthus, and selection », Journal of the History of Biology, 1971, 4 : 1, 209-217., p. 217.
  • [10]
    Bowler, p. 638-639 ; D. Ospovat, The development of Darwin’s theory : natural history, natural theology, and natural selection, 1838-1859, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 71.
  • [11]
    Sommairement, un pattern (ou un mode) de raisonnement désigne un schéma de pensée qui est utilisé par les scientifiques dans leur pratique. Ces patterns peuvent être reconstruits par induction à l’aide de la littérature scientifique, ou à partir de la description par le scientifique de sa démarche. Dans un autre contexte, l’un des auteurs travaille à la définition de cette notion. Sommairement, les patterns présentent trois caractéristiques principales. Ils sont 1° itératifs (un pattern particulier est suffisamment abstrait pour être utilisé de façon répétée dans différents contextes, ou dans différentes recherches), 2° inférentiels (il permet au scientifique de réaliser des inférences de natures scientifiques ; la validité de ces inférences ne dépend pas strictement de leur structure formelle, mais également de l’adéquation du contenu conceptuel de l’inférence avec le monde empirique) et 3° indexicaux (ils appartiennent à un contexte général spécifique ; ce contexte, en tant qu’il appartient à un domaine particulier et à une période historique particulière, stipule le contenu conceptuel qui intervient dans toutes les itérations du même pattern). Par exemple, l’étude de l’adaptation d’un trait à des conditions écologiques particulières se déroule toujours selon le même pattern de raisonnement à l’époque contemporaine, et ce quels que soient le trait, l’espèce ou l’environnement considérés par l’investigation.
  • [12]
    Cette approche s’intéresse aux conditions de possibilité de la réduction d’une théorie à une autre, plus récente ou plus complète. Le cas le plus abondamment traité dans la littérature est celui de la réduction de la théorie génétique classique à la génétique moléculaire. Pour une excellente introduction sur le sujet, voir C. Sachse, Philosophie de la biologie -Enjeux et perspectives, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2011.
  • [13]
    Évidemment, cette hypothèse soulève la question des problèmes d’hétérogénéité quant à la diffusion des patterns de raisonnement à différentes époques ou dans différents domaines. Dans un cas d’étude simple comme celui qui nous occupe, seule importe la disponibilité du pattern pour la communauté, et non pas les détails de sa diffusion.
  • [14]
    Affirmer que les patterns de raisonnement appartiennent à la connaissance d’arrière-plan soulève la question de ce que cet arrière-plan contient précisément. Pour les besoins de notre démarche, nous considérons que la connaissance d’arrière-plan chapeaute à la fois les théories existantes (contre lesquelles peuvent être éprouvées les constructions théoriques à venir) et les observations qui permettent d’infirmer ou de confirmer ces différentes théories. A. Musgrave, « Logical versus historical theories of confirmation », The British Journal for the Philosophy of Science, 1974, 25 : 1, 1-23 ; J. Fodor, « Observation reconsidered », Philosophy of Science, 1984, 51 : 1, 23-43.
  • [15]
    Pour notre analyse, nous considérons la sixième et dernière édition publiée du vivant de Malthus. T. R. Malthus, An essay on the principle of population ; or, a view of its past and present effects on human happiness ; with an inquiry into our prospects respecting the future removal or mitigation of the evils which it occasions, London, John Murray, 1826.
  • [16]
    Dans cette analyse, nous avons opté pour traduire « check », ainsi que les termes associés qu’utilisent Malthus et à sa suite Darwin, par « contrôle ». Ainsi, « non contrôlé » se substitue à « unchecked ».
  • [17]
    Les propositions sont établies à partir du texte original. Malthus (1826), pp. 6, 10 et 11, respectivement.
  • [18]
    Ibid., pp. 23-24. Les propositions M4-M6 sont des traductions littérales.
  • [19]
    Ibid., p. 95.
  • [20]
    Bien que nous ne poursuivions pas cette idée dans la suite de notre analyse, il semble que la proposition M6 puisse être analysée en un pattern de raisonnement distinct mais coordonné à la fois au principe de population et aux convictions morales de l’économiste.
  • [21]
    Notamment, comme nous l’avons vu plus haut, Camille Limoges (1970), Sandra Herbert (1971) et Peter Bowler (1976).
  • [22]
    Pour Malthus, la lutte pour l’existence était essentiellement un frein au progrès d’une société, et non pas un facteur de transformation (Bowler, p. 639).
  • [23]
    Cette subdivision de la théorie en six composantes ou patterns est justifiée au moins en partie par la structure de présentation qu’adopte Darwin dans l’Origine. D’abord, la « transmutation des espèces » est le raisonnement que le naturaliste endosse dès le départ et qu’il étaye explicitement dans son ouvrage. La « sélection artificielle » est le pattern avec lequel Darwin entame son long argument, notamment en raison de la relation analogique qu’entretiennent la sélection artificielle et la sélection naturelle. Le pattern qui intervient ensuite, le « principe de lutte pour l’existence », introduit le lecteur à l’idée de l’omniprésence de la lutte pour l’existence. Cette lutte, comme Darwin le montre dans les chapitres suivants, s’exprime dans la nature sous la forme de deux principes complémentaires mais distincts : la « sélection naturelle » et le « principe de divergence ». Ces deux principes sont envisagés comme des patterns de raisonnement distincts puisqu’ils permettent de réaliser des inférences mobilisant des phénomènes différents. Finalement, « l’origine ou l’ascendance commune des espèces » réfère au pattern qui est implicite dans les différentes démonstrations de l’origine commune des êtres vivants que Darwin introduit comme « preuves » de l’existence et de l’importance de la sélection naturelle C. K. Waters, « The arguments in the Origin of Species », in The Cambridge companion to Darwin, J. Hodge et G. Radick éds., Cambridge, Cambridge University Press, 2009, pp. 137-141.
  • [24]
    Pour le naturaliste, la lutte pour l’existence est une lutte à la fois pour la survie et pour la possibilité de laisser des descendants. De plus, cette lutte confronte les organismes, non seulement à leurs semblables, mais également aux autres espèces et aux conditions physiques d’existence. Darwin, On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life, pp. 62-63.
  • [25]
    Ibid., pp. 63-69.
  • [26]
    Ibid., p. 63.
  • [27]
    En revanche, les sociétés moins civilisées sont ou ont été davantage exposées aux contrôles positifs (parmi lesquels figurent la guerre, la famine et les violentes épidémies). Malthus, (1826), pp. 256-257.
  • [28]
    Dans ce qui suit, nous référerons à ce « noyau » que composent les propositions M1, M2 et M4 chez Malthus, et les propositions D1 et D2 chez Darwin, par l’expression « facteur malthusien ». M. Ruse et R. J. Richards, The Cambridge companion to the Origin of species, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 57.
  • [29]
    Nous utilisons le terme « entités » pour ne pas obscurcir inutilement la discussion. Il va de soit que pour Darwin la lutte pour l’existence concerne aussi bien les groupes d’organismes (espèces, populations) que les organismes individuels.
  • [30]
    Voir, par exemple, Schweber, pp. 293-304.
  • [31]
    C’est l’idée que défend Schweber, pp. 294-295 et 303. Voir aussi Limoges, p. 79.
  • [32]
    Darwin était sensible à cet aspect de son travail, notamment en raison de sa familiarité avec des penseurs comme John Herschel, William Whewell et Auguste Comte. Schweber, pp. 241-263.
  • [33]
    Cette conception, qui ne semble plus être défendue dans les travaux contemporains, est celle mise de l’avant par Barry G. Gale (1972).
  • [34]
    L. Fleck, Genesis and Development of a Scientific Fact, Chicago, IL, The Chicago University Press, 1979 [1935] ; T. Kuhn, The structure of scientific revolutions, Chicago, IL, The University of Chicago Press, 1996 (1962].

1La question de savoir comment les théories apparaissent sur la place scientifique a reçu assez peu d’attention jusqu’à maintenant. En effet, et bien qu’il y ait un nombre croissant d’enquêtes sur les conditions (historiques, économiques, sociales, etc.) ayant présidé l’apparition de théories particulières, il existe peu ou pas d’étude traitant des aspects plus généraux du processus de construction des théories. Peut-être cet état de fait est-il à mettre sur le compte de la difficulté d’une telle entreprise. Identifier et décrire des mécanismes par lesquels différentes théories ont vu le jour requiert de faire usage de perspectives complémentaires (épistémologie, psychologie, sociologie, etc.), parfois éloignées dans leurs approches des objets. Pourtant, il s’agit possiblement du seul moyen de faire coïncider la représentation du processus de construction d’une théorie avec la représentation abstraite de ce qu’est une théorie.

2C’est à l’un des aspects épistémologiques de cet ambitieux projet auquel le présent article vise à contribuer. Plus précisément, dans ce qui suit, nous introduisons une méthodologie qui permet d’analyser le processus de construction ou de découverte de théories particulières en regard de leurs développements conceptuels et formels. Ainsi, par rapport à l’examen des aspects généraux de la construction des théories, la portée épistémologique de l’outil que nous présentons est étroitement définie. En effet, si la méthode proposée permet d’établir une base inductive sur laquelle fonder des postulats plus généraux, elle ne suggère pas en revanche quelles règles d’induction devraient être privilégiées. Également, la méthode que nous présentons n’intègre pas l’influence d’éléments de nature externe (sociologique, économique, politique), non plus que l’influence des caractéristiques psychologiques ou cognitives des individus, dans la description du processus de constitution d’une théorie. Ces éléments doivent être pris en considération dans un second temps de l’examen du processus de construction.

3Pour introduire notre approche épistémologique, nous ferons appel à une problématique célébrissime, à savoir la question de l’influence du principe de population de Malthus sur la construction de sa « théorie de l’évolution » par Darwin [1]. Ce cas d’étude est exemplaire à plusieurs égards. D’abord, comme nous en retraçons les grandes lignes (Section 1), la question des relations entre ces théories a déjà été abondamment discutée dans la littérature. Sans conditionner les différentes hypothèses devant être endossées pour déployer notre approche épistémologique (Section 2), cette riche historiographie ne contribue pas moins à établir une démarcation entre les faits historiques et les différentes interprétations pouvant en être faites. Ensuite, la nature des théories de Malthus et de Darwin, ainsi que leur exposition particulièrement didactique, constituent un matériau propice à l’usage de notre outil. Non seulement rend-t-il possible une description synthétique des apports théoriques de ces deux auteurs (Sections 3 et 4) mais, également, il permet d’illustrer, étape par étape la manière de déployer la méthode proposée (Section 5). Enfin, ce cas d’étude est intéressant parce qu’il permet d’illustrer quels types d’hypothèse peuvent être formulés en regard de la construction de théories particulières (Section 6). Même si les hypothèses que nous formulons à propos du développement de la théorie de Darwin ne peuvent être étayées, faute de témoignage historique, elles n’en permettent pas moins d’introduire les modalités selon lesquelles la méthode pourrait être utilisée pour d’autres cas d’étude.

Les positions en regard de l’influence de Malthus sur Darwin

4Bien que Charles R. Darwin (1809-1882) et Alfred R. Wallace (1823-1913) aient publiquement reconnu l’influence de l’Essay on the Principle of Population de Thomas R. Malthus (1766-1834) sur leur pensée [2], il n’existe pas à l’heure actuelle de consensus fort quant à la nature de cette influence. Considérant le nombre des publications qui abordent plus ou moins directement ce sujet [3], nous nous contenterons ici de souligner les différentes influences qui ont été prêtées à Malthus au cours des 60 dernières années. De façon synthétique, l’apport de Malthus à la théorie de Darwin peut être considéré selon trois grandes « thèses ». Comme il apparaîtra évident dans le reste de cette section, ces thèses ne sont en rien mutuellement exclusives puisqu’elles se présentent comme une gradation de l’importance de l’influence prêtée à Malthus sur le plan conceptuel [4].

5Selon la thèse la plus communément admise, Malthus aurait apporté à Darwin l’idée selon laquelle une pression constante s’exerce sur l’ensemble des organismes vivants du fait de leur propension à se reproduire en excès par rapport à la quantité de ressources disponibles [5]. D’après cette interprétation minimale, Darwin aurait adopté de Malthus la seule idée qu’une contrainte forte (la pénurie de moyens de subsistance) maintient le nombre d’organismes de chaque espèce à un certain niveau. Pour les tenants de la seconde thèse, l’apport de Malthus aurait été plus spécifique : non seulement Darwin aurait intégré l’idée qu’il y a un nombre limités de places dans la nature mais, encore, que la place de chaque espèce est acquise au prix d’une âpre « lutte pour l’existence » [6]. Par rapport à la première thèse, la seconde maintient que c’est grâce à Malthus que Darwin aurait commencé à entrevoir les conséquences de la limite des ressources. Comme certains l’ont affirmé, si la notion de lutte pour l’existence était déjà discutée à l’époque (notamment dans les travaux d’Erasmus Darwin, de Charles Lyell et de Jean-Baptiste Lamarck, selon Gavin de Beer [7]), c’est à travers sa lecture de Malthus que Darwin aurait réalisé l’ampleur de cette lutte dans la nature [8]. Bien évidemment, reconnaître le principe d’une lutte pour l’existence entre les espèces ne revient pas à admettre que cette lutte puisse prendre place entre les individus d’une même espèce. C’est précisément sur ce point précis qu’insistent les tenants de la troisième thèse. Pour eux, Malthus aurait permis à Darwin de réaliser que la lutte pour l’existence se déroule également à l’intérieur d’une même espèce ou d’une même tribu [9], notamment à travers la suppression des individus les plus faibles [10]. Pour exprimer de façon condensée la gradation de ces trois thèses : grâce à Malthus, Darwin aurait apprécié 1° la contrainte forte qu’exerce la limite des ressources sur l’accroissement des populations, 2° la lutte pour l’existence qui résulte de cette contrainte entre les espèces et 3° entre les individus d’une même espèce.

6Comme l’illustre ce survol de la littérature, l’image qui se dégage du processus de construction de sa théorie par Darwin, ainsi que de l’influence de Malthus sur cette démarche, est toute en nuances et d’une grande subtilité. Ainsi, s’il apparaît y avoir consensus au sujet de certains éléments, notamment de la chronologie du développement de la théorie de Darwin, il n’empêche que certains des documents exploités demeurent sujets à des interprétations différentes. A ce jour, il ne semble pas que quiconque ait entrepris de mettre en évidence les éléments conceptuels et formels qu’ont en partage la théorie des populations de Malthus et la version définitive de la théorie de Darwin. Dans la section suivante, nous introduisons l’approche épistémologique nécessaire à une telle entreprise.

Décortiquer et analyser les théories en faisant fi de leur histoire

7La méthodologie que nous souhaitons introduire repose sur deux thèses principales. Dans un premier temps, notre approche s’appuie sur le présupposé que les théories scientifiques sont des produits ou des concaténations de quelque chose d’autre : des patterns de raisonnement [11]. Ainsi, nous considérons qu’une théorie particulière – la « théorie de… »– est simplement l’étiquette utilisée pour établir une convention quant à l’usage d’un pattern de raisonnement, ou d’un emboîtement de différents patterns. Pour le formuler de façon différente, nous considérons qu’une théorie comme la « théorie de Darwin » est l’appellation retenue pour référer à un schéma de pensée particulier, ou à un ensemble coordonné de schémas de pensée particuliers. Dans le cadre de la présente réflexion, ce présupposé doit être considéré sur le seul plan épistémologique. Notamment, il permet de concevoir la construction de théorie avec une puissance analytique similaire à l’approche réductionniste des théories [12]. Certes, dans un contexte différent, ce présupposé pourrait faire l’objet d’une interprétation métaphysique quant au statut ou quant à l’existence des théories, mais nous réservons cette discussion pour une autre occasion.

8Dans un deuxième temps, l’approche que nous introduisons pour étudier à la fois la construction de théories, et les relations spécifiques qui unissent hypothétiquement des théories particulières, repose sur un présupposé quant à la transmission d’une théorie ou d’un pattern de raisonnement. Ainsi, dans ce qui suit, nous allons endosser l’idée selon laquelle l’influence d’une théorie (ou d’un pattern) sur une autre peut être appréhendée en termes de « projection et d’incorporation de pattern de raisonnement ». Derrière cette expression colorée se dessinent deux hypothèses simples, explicites et complémentaires. Selon la première, tous les patterns de raisonnement qui sont introduits ou utilisés dans des travaux scientifiques partagés ou publiés deviennent disponibles pour les autres membres de la communauté. De tels patterns de raisonnement sont « projetés » dans l’ensemble des patterns disponibles [13]. Selon la seconde hypothèse, l’existence de cet ensemble de patterns disponibles –ensemble qui participe à la connaissance d’arrière-plan [14]–, implique que tous les scientifiques peuvent, nonobstant certaines difficultés pratiques, y puiser à loisir. Ainsi, un pattern peut hypothétiquement être tiré de cet ensemble et incorporé à l’intérieur du cadre conceptuel ou théorique en construction. Comme pour le premier présupposé, celui-ci ne doit être considéré que sur le seul plan épistémologique puisqu’il n’a d’autre prétention que de permettre une approche synchronique de différents patterns de raisonnement.

9De façon synthétique, ces deux hypothèses ou présupposés de notre approche servent à justifier 1° le découpage, lorsque cela est possible, de ce qui est communément appelé « théorie » en des unités autonomes qui ont en partage certaines caractéristiques (voir la note 17) ; et 2° la possibilité de faire abstraction, dans la phase initiale de l’enquête, des éléments historiques effectifs qui ont conduit à la construction d’une théorie, ou qui témoignent des relations entre théories hypothétiquement liées d’un point de vue généalogique. C’est dans un deuxième temps que les observations issues de l’approche analytique que nous proposons peuvent être mises à l’épreuve des données historiques disponibles, qu’elles peuvent éventuellement servir leur interprétation, ou être écartées parce que ne correspondant pas aux témoignages historiques.

10Avant de nous intéresser au cas d’étude que représente l’influence de la théorie des populations de Malthus sur la construction de la théorie de Darwin, quelques remarques d’ordre méthodologique s’imposent encore. Premièrement, et dans le contexte de l’étude du rôle d’une théorie particulière dans la construction d’une autre, il semble qu’au moins deux conditions doivent être satisfaites pour que soit envisageable la méthode que nous proposons. Bien que cela paraisse évident, il importe d’abord que les deux théories/patterns soient alignés selon une série temporelle. Ensuite, il faut que les théories/patterns partagent certains éléments internes, tels que des concepts, une structure argumentative ou des éléments axiomatiques. Dans le cas contraire, l’outil que nous introduisons ne peut être d’aucun aide.

11Deuxièmement, l’usage concret de cet outil à l’intérieur d’une enquête suppose trois étapes successives. Dans la première, il s’agit d’exposer la structure interne de la théorie ou des théories impliquée(s). Cela implique, d’une part, que les différents patterns de raisonnement qui composent la théorie soient identifiés/individualisés et, d’autre part, qu’ils soient exposés sous la forme d’un ensemble de propositions de manière à exprimer les caractères synthétique, itératif et inférentiel du pattern. La deuxième étape consiste à procéder à la comparaison terme à terme des patterns et, surtout, des propositions à l’aide desquelles ces patterns sont exprimés. Cette comparaison, comme nous le verrons dans le cas d’étude qui nous intéresse, permet de mettre en évidence les éléments conceptuels et formels partagés par les différentes théories ou patterns de raisonnement. Quant à la troisième étape, elle consiste à étayer l’hypothèse de l’incorporation à proprement parler. Ainsi, en examinant les résultats de la comparaison de patterns à la lumière des données historiques ou sociologiques disponibles, il est possible de tenter 1° de déterminer si un scientifique a effectivement emprunté un pattern de raisonnement disponible et, 2° d’établir, dans la mesure où l’emprunt du pattern ne peut être écarté, comment celui-ci a été incorporé (ou aurait pu être incorporé) dans une nouvelle construction théorique.

Le principe de population de Malthus comme pattern de raisonnement

12Telle qu’elle est présentée dans An Essay on the Principle of Population (1826) [15], la théorie de Malthus se prête aisément à une exposition sous la forme de propositions. Pour les besoins de la présente analyse, nous retraçons les éléments de contenu et de structure de cette théorie à travers un ensemble de sept propositions (identifiées M1 à M7). Introduites dès le premier chapitre, les trois premières propositions jouent un rôle essentiel dans la structure formelle de la théorie de Malthus, comme nous le verrons plus loin.

M1La taille d’une population, lorsqu’elle n’est pas « contrôlée », s’accroît selon un ratio géométrique [16].
M2Dans les circonstances les plus favorables, les moyens de subsistance ne peuvent s’accroître plus vite que selon un ratio arithmétique.
M3En raison de son accroissement supérieur, la taille d’une population ne peut être maintenue au niveau des moyens de subsistance qu’à travers l’opération constante de la loi de la nécessité [17].

13Au chapitre 2, Malthus introduit de façon synthétique les trois propositions qu’il entend prouver par sa recension des contrôles directs sur la population dans l’état passé ou présent de la société. En tant qu’elles ne forment pas qu’une simple déclaration d’intentions, mais qu’elles expriment bien des éléments centraux du cadre théorique de Malthus, ces trois propositions doivent également retenir notre attention.

M4Une population est nécessairement limitée par les moyens de subsistance.
M5Une population augmente invariablement quand les moyens de subsistance augmentent, à moins d’être empêchée par des contrôles très évidents et très puissants.
M6Ces contrôles, et les contrôles qui répriment le pouvoir supérieur de la population en le maintenant au niveau des moyens de subsistance, sont tous des résultats de la retenue morale, du vice et de la misère [18].

14Ces six propositions sont requises pour introduire le cœur de la théorie des populations de Malthus. Néanmoins, cette description n’incorpore pas la notion de « lutte pour l’existence », essentielle pour une présentation complète de la conception de Malthus. Cet élément, introduit au chapitre 3 de l’Essay, est illustré à l’aide de longues descriptions des épreuves et des difficultés que certaines tribus primitives ont dû rencontrer. Il peut être exprimé selon la proposition suivante :

M7La lutte perpétuelle pour de l’espace et pour de la nourriture occasionne un prodigieux gaspillage de vies humaines [19].

15Après avoir exposé les éléments essentiels de la théorie sous la forme de sept propositions, il importe maintenant d’établir quels patterns de raisonnement sont impliqués dans la théorie de l’économiste. Comme nous l’avons suggéré plus haut, cette étape permet d’identifier le ou les patterns hypothétiquement projetés et, éventuellement, ceux qui ont aussi été incorporés dans la construction d’une autre théorie. Afin de procéder, il est indispensable de d’abord comprendre quels concepts sont associés entre eux à travers les sept propositions qui précèdent, et de restituer les articulations logiques qui traduisent explicitement les relations entre ces concepts. C’est en explicitant le contenu conceptuel, ainsi que les liens qui structurent ce contenu, qu’il devient possible d’établir le pattern de raisonnement sous-jacent.

16Tout d’abord, les propositions M1 et M2 qualifient, respectivement, le taux d’accroissement de la taille d’une population et celui de la quantité des moyens de subsistance dont elle dispose. Par définition, et ce même dans les circonstances les plus favorables, l’accroissement d’une population demeure toujours supérieur à celui de ses moyens de subsistance. C’est la proposition M4 qui associe M1 et M2 en stipulant comment les deux taux d’augmentation sont liés mathématiquement : une limite de M2 établit la limite supérieure de M1. Ainsi, ces trois propositions composent une fonction ou un modèle mathématique simple qui doit encore être enrichi avant de pouvoir servir l’examen de populations particulières. En introduisant des propositions telles que M3 et M5, il devient possible d’élaborer des explications ; notamment en regard de la stabilité générale de la taille des populations, phénomène qui intéresse tout particulièrement Malthus.

17Dans le cadre théorique qui nous intéresse, les propositions M3 et M5 accomplissent trois fonctions. D’abord, elles réaffirment la relation asymétrique établit par M4 entre la taille de la population (M1) et les moyens de subsistance disponibles (M2). Également, et de façon plus explicite dans M5 que dans M3, elles inscrivent la relation entre la taille de la population et les ressources dans une perspective dynamique : dans la mesure où les moyens de subsistance augmentent, la taille de la population peut également augmenter. Pour finir, M5 introduit l’idée que des phénomènes autres que la seule limite des moyens de subsistance peuvent contribuer à la stabilité de la taille d’une population. En d’autres mots, certains contrôles puissants pourraient permettre de stabiliser la taille de la population à un niveau qui n’exploite pas la totalité des ressources disponibles. Ainsi, l’ajout des propositions M3 et M5 intègre la fonction mathématique dessinée par M1, M2 et M4 dans un véritable modèle explicatif de la stabilité (et des variations) de la taille de populations particulières.

18Néanmoins, avant que ce modèle explicatif abstrait puisse être instancié pour n’importe quelle population concrète, Malthus doit encore établir quels facteurs particuliers peuvent contribuer à la stabilité de la taille de la population dans les différentes sociétés, indépendamment de leurs différences en termes de fécondité et de taux d’accroissement des ressources. Ainsi, pour rendre compte des différences notables qui sont observées (et qui ont été observées dans le passé), l’économiste développe la thèse selon laquelle la taille de toutes populations est sujette à des facteurs contraignants, et que différentes sociétés peuvent être sous le contrôle de facteurs différents, notamment pour des raisons historiques. Ces facteurs ou ces contrôles, Malthus s’attache à les présenter et à les décrire à travers les chapitres 3 à 14 du tome 1 et l’entièreté du tome 2 de son Essay. La proposition M6 de notre description du « principe de population » introduit de façon synthétique les différents types de contrôles exercés sur la taille et le taux d’accroissement des populations. C’est le contenu de ces trois catégories (la retenue morale, le vice et la misère) qui permet d’interpréter les observations empiriques des agissements à l’intérieur de sociétés particulières selon les termes du modèle explicatif abstrait. Dans la suite de notre analyse, nous négligerons M6 car elle n’est pas indispensable à l’appréciation de l’influence du principe de population.

19Le pattern de raisonnement qui se dégage des propositions ci-dessus présente ainsi deux niveaux. Alors que M1, M2 et M4 établissent une relation mathématique, M3 et M5 confèrent à la relation entre la taille d’une population et les ressources disponibles un caractère explicatif. Elles introduisent l’idée que de ce sont des contraintes particulières (des contrôles) qui stabilisent ou limitent l’accroissement supérieur de la population. Les propositions M1-M5 composent donc le pattern qui nous intéressera dans ce qui suit. La proposition M6, en établissant une classification sommaire des contrôles particuliers, permet d’instancier le modèle abstrait pour des sociétés humaines concrètes. Cependant, la classification particulière qu’elle introduit n’est pas nécessaire à l’instanciation du principe de population : une autre classification, adossée à des principes moraux différents de ceux de Malthus, aurait joué le même rôle [20]. Quant à la proposition M7, l’expression de ce qu’est la lutte pour l’existence à l’échelle des sociétés humaines, elle ne participe d’aucune façon au raisonnement qui explicite le principe de population. Néanmoins, comme il s’agit de l’une des conséquences les plus importantes du principe – et de l’un des éléments qui auraient influencé Darwin selon certains auteurs [21] – il importe de lui aménager une place dans notre examen. Dans la Section 5, nous verrons que le rôle essentiel joué par la notion de « lutte pour l’existence » dans l’Origine ne peut être saisi par la proposition M7.

La théorie de Darwin

20Bien que Darwin n’ait jamais explicitement déclaré avoir emprunté des éléments de la théorie de Malthus, l’hypothèse qu’il s’en soit approprié certaines parties –voire même le pattern de raisonnement en entier– ne peut être écartée. Évidemment, la théorie de Darwin est bien loin de n’être qu’une reformulation de la théorie de Malthus. Non seulement est-elle plus sophistiquée mais, encore, elle recouvre un nombre considérablement plus important de phénomènes. Plus spécifiquement, plutôt que de s’intéresser à la relative stabilité de la taille des populations humaines, la théorie de Darwin porte sur la transformation de l’ensemble des espèces biologiques [22]. Néanmoins, les deux théories partagent un air de famille, ne serait-ce que parce que les deux auteurs réfèrent, chacun à sa façon, à la lutte pour l’existence. Ainsi, et bien avant d’être en mesure d’apporter des éléments étayant l’hypothèse de l’incorporation du principe de population dans la théorie de Darwin, il importe de montrer que la théorie comporte ou chapeaute un pattern de raisonnement proche de celui proposé par Malthus. Si cela est effectivement le cas, la théorie apparaîtra alors comme une structure de raisonnement d’un niveau d’abstraction et de complexité supérieur à celui du pattern de Malthus.

21Cela est indiscutable, le processus de construction de la théorie de Darwin a été marqué par plusieurs étapes importantes, chacune étant liée aux autres de façon différente. Comme en témoigne l’analyse proposée par Dov Ospovat, les principaux développements conceptuels qui ont marqué ce processus de construction persistent sous des formes plus ou moins explicites dans l’Origine. Certes, tout au long de l’élaboration de sa théorie, Darwin a révisé certaines de ses conceptions, mais il ne semble à aucun moment avoir été contraint de renoncer à certaines de ses idées directrices. Il existe donc une correspondance forte entre, d’un côté, les étapes qui ont ponctué la construction théorique et, de l’autre, les éléments conceptuels et structurels de la théorie achevée. Cette correspondance ne facilite que davantage la description des différents patterns de raisonnement qui constituent la théorie de Darwin, étape essentielle à la possible mise en évidence d’une influence de Malthus.

22A notre sens, au moins six patterns de raisonnement peuvent être extraits de l’Origine, et identifiés par les expressions suivantes : la transmutation des espèces, la sélection artificielle, le principe de lutte pour l’existence, la sélection naturelle, le principe de divergence et l’origine ou l’ascendance commune des espèces [23]. Cependant, pour l’examen de l’influence de Malthus sur Darwin, tous ces patterns n’ont pas besoin d’être évoqués. Dans la section suivante, nous nous intéresserons d’abord à la formulation darwinienne du principe de lutte pour l’existence, avant que de nous pencher sur les liens que ce pattern entretient avec ceux désignés par les expressions « sélection naturelle » et « principe de population ».

Le principe de population et l’Origine

23Dans son ouvrage, Darwin consacre un chapitre entier (le 3e) à l’idée de lutte pour l’existence avant que d’introduire, au chapitre suivant, le principe de sélection naturelle. Dès l’ouverture du chapitre 3, il explicite sa conception de la lutte pour l’existence et, de fait, permet au lecteur d’en apprécier les particularités par rapport aux conceptions de ses prédécesseurs [24]. Ensuite, il aborde la question de la cause générale de cette lutte partout dans la nature : tous les organismes s’accroissent à un taux si élevé que la place, et dans une moindre mesure les moyens de subsistance, finissent par manquer [25].

24Telles qu’elles sont présentées par Darwin, la lutte pour l’existence, ainsi que sa cause générale, peuvent être décrites synthétiquement à l’aide des propositions suivantes :

D1Les populations d’animaux et de plantes s’accroissent de manière géométrique dans des conditions idéales.
D2Si la quantité de nourriture pour chaque espèce d’animaux et de plantes a une limite supérieure
D3« […] alors il doit y avoir dans chaque cas une lutte pour l’existence soit entre l’individu et un autre de son espèce, ou un individu d’une espèce différente, soit avec les conditions physiques de la vie [26]. »

25Cette description présente des similitudes importantes avec le « principe de population » de Malthus tel que nous l’avons introduit plus haut. Notamment, le contenu conceptuel de ces propositions apparaît très proche de celui que renferment les propositions M1-M7 prêtées à Malthus à la Section 3. Toutefois, et avant même d’en entreprendre l’analyse, il apparaît clairement que les structures formelles suggérées par les deux ensembles de propositions diffèrent de façon importante. Certes, il serait possible d’interjeter que les descriptions que nous proposons ne comportent pas le même nombre de propositions ; ou que notre description en trois propositions de ce qu’est la lutte pour l’existence transcrit « trop fidèlement » la présentation elliptique qui en est faite dans l’Origine. Selon ce dernier point de vue, Darwin endosserait le principe de population de Malthus, ainsi que sa principale conséquence –la lutte pour l’existence–, sans formuler le tout de façon explicite. En d’autres mots, les deux auteurs partageraient exactement le même pattern de raisonnement.

26A notre sens, il s’agit là d’une lecture trop superficielle des similitudes et différences que comportent les deux patterns. Entre autres choses, cette lecture suppose que les patterns remplissent le même rôle épistémologique dans la démarche théorique de chaque auteur. Pour montrer qu’il n’en est rien, un rapide retour sur notre analyse du principe de population avancé par Malthus est nécessaire. Nous avons vu à la Section 3 que le pattern dans lequel peut être transcrit le principe comporte deux niveaux. Au premier niveau, une fonction mathématique simple (M1, M2 et M4) établit que l’accroissement de la taille des populations est limité par la disponibilité des ressources. Mais cette contrainte générale et abstraite ne donne que peu de prise pour comprendre et décrire les sociétés humaines particulières et, éventuellement, pour tirer certains « enseignements » de la comparaison de différentes sociétés. Malthus introduit donc des propositions supplémentaires (M3 et M5) qui permettent d’instancier la fonction mathématique pour différentes populations particulières. De façon minimale, ce deuxième niveau permet de concevoir la stabilité ou la variation de la taille de n’importe quelle population comme étant soumise à des contrôles (des facteurs) qui peuvent varier en nombre et en nature, d’une époque à l’autre, et d’une société à l’autre. Ainsi, en rendant le principe applicable à toutes les populations, les propositions M3 et M5 garantissent la pertinence et l’universalité des préceptes d’ordre moraux que le principe sert à étayer. Quant à la conséquence ultime du principe, la lutte pour l’existence de chaque société humaine (M7), elle représente une sorte de menace, voilée mais permanente, que les contrôles préventifs (la retenue morale et le vice) contribuent à désamorcer dans l’Europe moderne « civilisée » [27].

27Comme l’illustre notre transcription du pattern introduit dans l’Origine, Darwin évoque également la relation entre les taux d’accroissement de la taille d’une population et de la quantité de ressources disponibles (D1-D2). Bien que la présentation qu’il en donne soit tronquée (Darwin ne considère pas le taux d’accroissement des moyens de subsistance), le pattern de raisonnement qu’il mobilise dans ce chapitre repose sur le même « noyau » (le « facteur malthusien » dans ce qui suit) que celui de Malthus dans l’Essay[28]. La différence entre les deux patterns relève donc des propositions supplémentaires (M3 et M5, et D3) qui sont adjointes au facteur malthusien, ainsi que du rôle épistémologique que chaque pattern joue dans l’approche théorique dans laquelle il intervient. Dans le pattern évoqué par Darwin, la lutte pour l’existence est introduite par la proposition D3, non pas comme la conséquence possible de l’échec de contrôles préventifs (ou de l’apparition de contrôles positifs), mais comme la conclusion nécessaire de D1 et D2. L’accroissement supérieur de la taille d’une population par rapport à celui des ressources ou du nombre de places disponibles cause une perpétuelle lutte pour l’existence.

28Ainsi, la formulation de Darwin est plus abstraite que celle de Malthus. Elle ne concède aucun espace aux contrôles ou aux mécanismes particuliers à travers lesquels peut advenir, en raison du principe de population, la lutte pour l’existence. Dès lors que le « facteur malthusien » fait de la lutte pour l’existence une nécessité, c’est-à-dire que tous les contrôles particuliers pouvant être imaginés sont effectivement des contraintes sur l’existence de certaines entités [29], il s’agit d’inscrire les observations issues de l’histoire naturelle dans une logique globale susceptible d’expliquer la formation, la transmutation et la disparition des formes organiques. Pour le formuler succinctement, le pattern de raisonnement introduit par Darwin n’invite pas à considérer les causes de la lutte pour l’existence. Plutôt, il prépare le lecteur à envisager certaines des conséquences générales de cette lutte dans la nature, présentées sous la forme de patterns de raisonnements autonomes, à savoir le principe de divergence et la sélection naturelle.

29L’analyse du pattern de raisonnement dans lequel la lutte pour l’existence est introduite dans l’Origine permet de mieux distinguer ce que les démarches de Malthus et de Darwin ont en partage. Comme nous l’avons souligné à la Section 2, cette analyse constitue la première étape de l’approche en termes de « projection et incorporation de pattern » que nous introduisons. Avant de passer à l’examen de l’influence effective qu’a exercé la théorie de Malthus sur celle de Darwin, il convient de réaffirmer les parallèles et les différences que nous avons mis en évidence. Ceux-ci peuvent utilement être exposés de la façon suivante :

M1- D1
M2 et M4- D2
M7- D3

30Le pattern de Darwin intègre ce que nous avons défini comme le « premier niveau » ou « le facteur malthusien » du principe de population de Malthus, à savoir les propositions M1, M2 et M4. L’accroissement géométrique du nombre d’individus, ou de la taille d’une population, est dans le pattern de chaque auteur une prémisse essentielle (M1 et D1). Comme nous l’avons vu, Darwin ne s’attarde pas sur la question du taux d’accroissement des moyens de subsistance. Pour le naturaliste, la nourriture, tout comme le nombre de places dans la nature, sont des ressources dont la disponibilité est nécessairement limitée. La question du taux d’accroissement des moyens de subsistance n’est donc pas pertinente, d’où l’usage d’une proposition unique (D2 plutôt que M2 et M4). Ensuite, le pattern de Darwin n’intègre pas de propositions qui permettraient d’instancier le facteur malthusien pour des populations particulières. Cela est compréhensible puisqu’il ne s’intéresse pas prioritairement aux facteurs ou contrôles qui régulent le nombre d’organismes dans la nature. Non seulement n’est-il pas attaché comme Malthus à décrire les mécanismes de la relative stabilité du nombre d’individus dans les sociétés particulières mais, encore, il d’efforce d’inscrire l’ensemble des observations de l’histoire naturelle dans une perspective théorique plus large. Pour ce faire, Darwin endosse pleinement ce qui est chez Malthus une conséquence abstraite du principe de population : la lutte pour l’existence. D’une proposition indépendante du principe de population (M7) et servant, finalement, à justifier un ordre moral particulier, Darwin établit une conclusion (D3) indispensable pour le reste de sa théorie.

Projection et incorporation

31Après avoir présenté les théories de Malthus et de Darwin sous la forme de patterns de raisonnement, et après avoir établi ce qu’elles ont en partage, il convient maintenant de nous intéresser à la question de l’éventuelle dette du naturaliste à l’égard de Malthus. Le fait de mettre en évidence la présence du facteur malthusien dans l’Origine n’est évidemment pas un indice suffisant pour conclure que Darwin s’est effectivement inspiré du travail de l’économiste. Également, le fait d’apprécier le rôle structurant fort que joue ce facteur dans chacun des cadres théoriques –il sert de fondation au principe de population, et par-là de postulat essentiel aux considérations morales de Malthus ; il établit le principe de lutte pour l’existence, et en conséquence s’avère être l’une des causes importantes de la sélection naturelle et du principe de divergence–, ne permet pas non plus d’évaluer l’influence de Malthus.

32Comme nous l’avons vu à la Section 2, à défaut de disposer d’un témoignage clair et explicite de la part de Darwin, il est possible de tenter d’évaluer l’incidence de Malthus sur la construction théorique du naturaliste en épluchant minutieusement ses carnets de notes. Néanmoins, et bien que ce travail ait grandement enrichi notre compréhension du processus d’élaboration de sa théorie par Darwin – notamment son caractère progressif et discontinu–, il n’a pas permis d’établir un consensus quant à la nature et à l’importance de la dette du naturaliste. Il semble que, en regard de ce cas particulier, nous ne puissions rien espérer de plus définitif qu’un ensemble d’hypothèses concurrentes. En conséquence, s’il est légitime de considérer que le principe de population de Malthus avait effectivement été projeté dans l’espace collectif au moment où Darwin élabore sa théorie, il n’est en revanche pas possible d’attester de l’incorporation de ce pattern, non plus que de celle du facteur malthusien, dans le travail du naturaliste. Les documents historiques nécessaires pour étayer une telle hypothèse font simplement défaut. Même si le pattern de raisonnement était à sa portée, à la fois directement dans l’ouvrage de Malthus et indirectement dans l’ensemble des patterns projetés à l’époque, aucun document ne transcrit clairement les intentions de Darwin à cet égard.

33Lorsque nous avons présenté notre approche de la construction des théories en termes de projection et d’incorporation de patterns de raisonnement, nous avons souligné que l’examen de l’incorporation éventuelle d’un pattern comporte un deuxième volet, à savoir comment le pattern a été (ou aurait pu être) incorporé dans une construction théorique nouvelle. Dans le cas d’étude qui nous intéresse, l’impossibilité d’attester de l’emprunt intentionnel d’éléments du principe de population fait de l’analyse de la méthode d’incorporation un exercice essentiellement spéculatif. Pour autant, tenter de concevoir comment Darwin aurait pu intégrer un apport de Malthus dans sa construction théorique n’est pas dénué d’intérêt. D’une part, les questions de savoir si un pattern a été incorporé et comment il a été incorporé dans une construction théorique sont complémentaires. Ces deux interrogations ne sont d’ailleurs pas toujours proprement distinguées [30]. D’autre part, s’intéresser à la façon dont un pattern a été (ou pourrait avoir été) incorporé permet d’aborder la question des liens que celui-ci entretient avec les autres patterns de la construction théorique ; ou, plus explicitement, d’envisager quelle rôle l’intégration du pattern a joué dans l’ensemble du processus de construction théorique de Darwin.

34Dans les travaux qui admettent une influence de Malthus, des hypothèses sont parfois avancées, souvent de façon implicites, pour tenter d’expliquer comment cette influence s’est exercée dans le processus de construction théorique de Darwin. Dans le reste de cette section, nous rendons plus explicite le caractère heuristique de notre méthode en présentant deux hypothèses : l’emprunt direct et l’extension du domaine conceptuel de certains concepts.

35Selon la première hypothèse, Darwin aurait incorporé directement une partie du pattern introduit par Malthus. Plus spécifiquement, la rencontre du principe de population par Darwin aurait résulté en un emprunt de ce que nous avons désigné comme le « facteur malthusien » du principe, à savoir, le seul fait que l’accroissement en taille de la population est nécessairement limité par la disponibilité des moyens de subsistance [31]. En regard du processus d’élaboration de sa théorie, cet emprunt aurait eu deux conséquences importantes pour le naturaliste. D’une part, il aurait permis d’établir la lutte pour l’existence comme étant un élément central dans l’explication de la transmutation et de l’extinction des espèces. Ainsi, et en faisant abstraction des mécanismes particuliers permettant d’expliquer la relative stabilité de la taille des populations humaines (Section 5), Darwin établît le pattern de raisonnement qui allait plus tard jouer un rôle essentiel dans la découverte de la sélection naturelle et du principe de divergence. D’autre part, le fait que cet emprunt introduise un élément quantitatif explicite (l’accroissement géométrique) aurait apporté à l’ensemble de la démarche théorique de Darwin une plus grande légitimité. En effet, et dans la mesure où la capacité d’une théorie à générer des prédictions quantitatives se présentait à l’époque comme un critère de scientificité, l’intégration d’une composante mathématique et déterministe ne pouvait que contribuer favorablement au statut de la théorie [32]. Ainsi, selon cette hypothèse de l’emprunt direct d’une partie du pattern de raisonnement, l’apport de Malthus aurait été aussi bien scientifique que méta-scientifique.

36Selon la seconde hypothèse, souvent associée à la reconnaissance d’une influence limitée de Malthus, le principe de population aurait été intégré dans le processus de construction théorique non pas directement, mais à travers une extension du domaine de certains concepts. En d’autres termes, Darwin se serait approprié la théorie de Malthus en étendant le contenu conceptuel de certains des concepts associés au pattern de raisonnement. Cette hypothèse est suggérée par ceux qui affirment que, bien qu’il ait été familier avec l’idée que l’équilibre de la nature implique une forme de lutte entre les organismes, c’est à travers sa lecture de l’Essay que Darwin aurait pleinement réalisé l’omniprésence et l’efficacité de la lutte pour l’existence dans le monde organique [33].

37Mais cette « prise de conscience » consiste-t-elle vraiment en une extension du domaine de certains concepts ? Rien n’est moins certain. D’abord, il ne peut s’agir d’une extension aux règnes animal et végétal des considérations socio-économiques de Malthus sur l’homme (donc, d’une extension du contenu du concept « population). Avant même sa lecture de Malthus, Darwin était conscient de l’importante diversité du monde organique. C’est pour cette raison que les explications qu’il tente d’élaborer ont déjà une portée générale. Ensuite, et de façon très similaire, il ne peut s’agir non plus d’une extension du concept « contrôle », qui pourrait être suggérée par « l’omniprésence de la lutte pour l’existence » et par l’ensemble des exemples qu’introduit Darwin. Tout comme les adaptations, les contrôles s’exerçant sur les organismes étaient déjà largement admis dans l’idée d’un équilibre général de la nature. Ces deux pistes ne prennent tout simplement pas en considération le contexte dans lequel Darwin a travaillé. En conséquence, si une extension a effectivement été impliquée dans l’incorporation du pattern de Malthus, elle doit avoir porté sur un autre domaine.

38Comme nous l’avons présenté à la Section 4, suivant l’analyse de Dov Ospovat, l’une des étapes essentielles de l’élaboration de la théorie de Darwin a été de réaliser que la nature élimine les individus les plus faibles. En endossant ce fait, Darwin amorce un important changement de perspective qui le conduira à établir que ce sont les variations individuelles qui culminent en une lente transmutation des espèces. Mais, de façon plus immédiate, le fait de considérer l’élimination des individus les plus faibles élargit le contenu de ce qui est à l’époque admis par l’expression « lutte pour l’existence ». A partir de ce moment, cette lutte n’est plus strictement celle d’une espèce avec les conditions physiques de son existence, ou avec d’autres espèces, mais également celle d’individus contre d’autres membres de leur espèce. En d’autres termes, la lutte pour l’existence prend place jusqu’à l’intérieur même des espèces. A notre sens, il s’agit là d’une extension importante du concept malthusien de lutte pour l’existence. Certes, il est difficile d’établir si cette extension de ce qu’est la « lutte pour l’existence » a accompagné, facilité ou suivi une éventuelle incorporation du facteur malthusien dans la construction théorique de Darwin.

Conclusions

39Dans cet essai, nous avons introduit une approche originale pour contribuer à l’étude des processus de construction théorique. De façon sommaire, cette approche consiste à étudier la constitution d’une théorie particulière en comparant certains de ses composants avec ceux de théories plus anciennes. Elle se décline en trois grandes étapes. D’abord, il importe de procéder à une reformulation synthétique des théories d’intérêt, ou de certains de leurs constituants. Ensuite, les notions, les propositions et la structure logique de ces différentes reformulations (nous avons utilisé l’expression « pattern de raisonnement ») sont comparées. Cette démarche de comparaison permet, d’une part, de montrer explicitement ce que les théories analysées ont ou pas en partage et, d’autre part, de formuler certaines hypothèses concernant l’incorporation ou l’emprunt de certains éléments. Finalement, c’est en confrontant ces hypothèses aux faits historiques disponibles qu’il devient possible de statuer au sujet des éventuelles incorporations d’éléments théoriques, voire même d’établir par quels processus ces éléments ont effectivement été incorporés.

40En utilisant la relation entre les théories de Malthus et de Darwin pour présenter notre approche, nous avons opté pour un cas d’étude bien circonscrit. Aussi, le fait que la question de l’influence de Malthus sur Darwin ait été l’objet d’analyses nombreuses et minutieuses, tout en demeurant partiellement ouverte faute de témoignage historique déterminant, a permis de déployer notre outil original à l’intérieur des limites admises par la communauté. A notre connaissance, personne n’avait encore entrepris un examen de la relation entre les théories de Malthus et Darwin sur le plan de leur contenu conceptuel et de leur structure formelle. Même si cette analyse n’a pas permis d’établir l’importance de l’influence de Malthus, elle rend néanmoins explicites les éventuelles traces d’une telle influence. Elle permet également de mettre en évidence le caractère heuristique de la méthode. Pour un cas d’étude différent, la démonstration du partage d’un contenu conceptuel et d’une structure logique aurait pu servir à expliciter le témoignage de la dette d’un scientifique à l’égard d’un autre.

41Si notre approche épistémologique repose sur une comparaison, il n’est pas pour autant nécessaire que la théorie dont le processus de construction présente un intérêt soit l’héritière d’une autre théorie achevée. Dans la mesure où la théorie d’intérêt est analysée en ses principales unités, en ses principaux patterns de raisonnement, il devient possible d’établir ce qu’elle a en partage avec d’autres éléments de raisonnement appartenant à la connaissance scientifique, voire même à la connaissance populaire. Ainsi, la notion de pattern joue un rôle essentiel dans notre approche. Non seulement permet-elle de concevoir une théorie comme l’abstraction et la concaténation de différentes unités de raisonnement mais, encore, elle confère à ces unités une indépendance totale par rapport à la théorie. Dès lors, il devient possible de s’intéresser aux histoires particulières de ces patterns, et à la façon dont ils ont été intégrés dans une théorie. Également, la notion de pattern de raisonnement permet d’exprimer la structure interne d’une théorie en mettant en lumière les relations conceptuelles et logiques essentielles qu’elle organise. Il va de soi que cette notion devra faire l’objet d’une caractérisation plus poussée dans un avenir proche.

42Est-ce dire que notre méthode d’analyse des processus de construction théorique nécessite le présupposé que nous avons introduit sous l’appellation de « projection et incorporation d’un pattern de raisonnement » ? Comme nous l’avons souligné (Section 2), cette thèse doit être prise sur le seul plan de l’épistémologie. Elle ne constitue en rien une affirmation d’existence. Sa seule et unique fonction consiste à inscrire l’examen des patterns de raisonnement dans une perspective synchronique, à faire momentanément abstraction du caractère dynamique du processus de construction théorique. Ainsi, en posant que ce qui est connu est immédiatement disponible, et que ce qui est disponible peut être immédiatement utilisé, cette thèse permet de négliger dans un premier temps l’essentiel des faits historiques concernant la construction d’une théorie particulière. Elle permet de comparer la description d’une théorie particulière avec la description de l’un de ses stades antérieurs. Dans le cas qui nous a intéressés, la théorie de Darwin, le stade antérieur considéré était le principe de population avancé par Malthus. C’est dans un deuxième temps, une fois confirmé (ou infirmé) le partage d’éléments de contenu par les deux stades de la théorie, qu’il convient de s’intéresser aux faits historiques disponibles, d’établir une narration de l’épisode.

43Au terme de cet article, il convient d’inscrire la démarche que nous avons introduite dans le contexte plus général auquel elle appartient, à savoir l’histoire des sciences. L’approche qui consiste à faire l’examen de « patterns de raisonnement » présents dans une théorie selon l’hypothèse « de la projection et de l’incorporation des patterns » n’est pas une véritable alternative à l’approche classique de l’étude des découvertes théoriques. Elle ne fait qu’introduire une perspective complémentaire. Pour comprendre en quoi consiste cette complémentarité, il est utile d’admettre que la reconstitution de l’histoire d’un développement scientifique est une démarche analogue à l’étude du développement embryonnaire. En effet, pour ces deux entreprises, la description d’un processus de transformation est indissociable de celle des stades ou états qui bornent le processus d’intérêt. On ne peut décrire un changement sans considérer ce qui a changé (un état initial et un état final) et, réciproquement, on ne peut décrire ce qui a changé (un état initial et un état final) sans considérer qu’il y a eu un changement.

44L’approche que nous avons présentée place au centre de la démarche historique la perspective synchronique qui est souvent évacuée du récit d’un développement scientifique dans sa version achevée. Spécifiquement en regard de l’étude du ou des processus de construction d’une théorie, l’approche que nous avons suggérée joue une fonction de simplification. Pour des cas d’étude comme celui dont nous avons traité, elle permet d’isoler les différents éléments qui composent les théories d’intérêt. Il s’agit là d’une étape essentielle dans l’étude des mécanismes épistémologiques et cognitifs qui ont présidé aux changements de contenu et de structure au cours des processus particuliers de construction théorique. Cette simplification est d’autant plus nécessaire lorsqu’il est question de délaisser les cas particuliers pour tenter d’identifier des règles communes à différents épisodes de découverte d’une théorie. Comme Ludwig Fleck (1896-1961) et Thomas Kuhn (1922-1996) l’ont montré, chacun en son temps et à sa façon [34], tenter de comprendre comment la science se transforme implique par moment d’exercer une attention sélective.

Notes

  • [1]
    Dans ce qui suit, nous utiliserons l’expression « théorie de Darwin » pour référer à la construction théorique introduite dans On the origin of species by means of natural selection. Cette formulation, comme le montre Elliott Sober, ne réduit pas la contribution de Darwin au seul principe de sélection naturelle et permet de référer au concept d’« ascendance commune » si important dans l’ouvrage du naturaliste. E. Sober, Did Darwin write the Origin backwards ?, Amherst, ny, Prometheus Books, 2011.
  • [2]
    Alors qu’il est établi que Darwin a lu la 6e édition de l’Essay (1826), il n’a pas été possible d’identifier quelle édition a été consultée par Wallace. Voir, B. G. Beddall, « Wallace, Darwin, and the theory of natural selection », Journal of the History of Biology, 1968, 1 : pp. 264-265, n. 9. Pour un témoignage de première main de l’influence de Malthus, voir notamment The Linnean Society of London, The Darwin-Wallace Celebration, London, The Linnean Society, 1908.
  • [3]
    Bien qu’elle date de près de 30 ans, la revue de littérature que propose David R. Oldroyd permet d’apprécier l’intérêt exceptionnel qu’a suscité la question de l’élaboration de la théorie de Darwin. D. R. Oldroyd, « How Did Darwin Arrive at His Theory ? The Secondary Literature to 1982 », History of science, 1984, 22, 325-374.
  • [4]
    Ici, nous omettons sciemment certaines thèses intéressantes, mais plus marginales. Notamment, celle de Michael Ruse pour qui l’influence de Malthus aurait été plus méthodologique que conceptuelle. M. Ruse, The Darwinian revolution : Science of red in tooth and claw, Chicago, Ill, University of Chicago Press, 1999, pp. 175-176.
  • [5]
    Voir, notamment G. de Beer, « Darwin’s notebooks on transmutation of species. Part I. First notebook [B] (July 1837-February 1838) », Bulletin of the British Museum (Natural History), 1960, Historical Series 2 : 2, 23-73 ; P. Vorzimmer, « Darwin, Malthus and the theory of natural selection », Journal of the History of Ideas, 1969, 30 : 4, 527-542 ; J. S. Schwartz, « Charles Darwin’s Debt to Malthus and Edward Blyth », Journal of the History of Biology, 1974, 7 : 2, 301-318 ; J. Gayon, Darwin et l’après-Darwin : Une histoire de l’hypothèse de la sélection naturelle, Paris, Editions Kimé, 1992, p. 27 ; A. Ariew, « Under the influence of Malthus’s law of population growth : Darwin eschews the statistical techniques of Aldolphe Quetelet », Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 2007, 38 : 1, 1-19 ; M. Ruse, Charles Darwin, Malden, MA, Blackwell Publishing, 2008, p. 25 ; et R. J. Richards, « Darwin’s Theory of Natural Selection and Its Moral Purpose », in The Cambridge companion to the Origin of species, M. Ruse et R. J. Richards éds., Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 53.
  • [6]
    R. M. Young, « Malthus and the Evolutionists : The Common Context of Biological and Social Theory », Past & Present, 1969, 43, 109-145 ; B. G. Gale, « Darwin and the Concept of a Struggle for Existence : A Study in the Extrascientific Origins of Scientific Ideas », Isis, 1972, 63 : 3, 321-344 ; P. J. Bowler, « Malthus, Darwin, and the Concept of Struggle », Journal of the History of Ideas, 1976, 37 : 4, 631-650.
  • [7]
    de Beer, p. 40.
  • [8]
    Ibid., p. 39-40. C. Limoges, La Sélection Naturelle. Étude sur la Première Constitution d’un Concept (1837-1859), Paris, PUF, 1970, pp. 79-80.
  • [9]
    S. Herbert, « Darwin, Malthus, and selection », Journal of the History of Biology, 1971, 4 : 1, 209-217., p. 217.
  • [10]
    Bowler, p. 638-639 ; D. Ospovat, The development of Darwin’s theory : natural history, natural theology, and natural selection, 1838-1859, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 71.
  • [11]
    Sommairement, un pattern (ou un mode) de raisonnement désigne un schéma de pensée qui est utilisé par les scientifiques dans leur pratique. Ces patterns peuvent être reconstruits par induction à l’aide de la littérature scientifique, ou à partir de la description par le scientifique de sa démarche. Dans un autre contexte, l’un des auteurs travaille à la définition de cette notion. Sommairement, les patterns présentent trois caractéristiques principales. Ils sont 1° itératifs (un pattern particulier est suffisamment abstrait pour être utilisé de façon répétée dans différents contextes, ou dans différentes recherches), 2° inférentiels (il permet au scientifique de réaliser des inférences de natures scientifiques ; la validité de ces inférences ne dépend pas strictement de leur structure formelle, mais également de l’adéquation du contenu conceptuel de l’inférence avec le monde empirique) et 3° indexicaux (ils appartiennent à un contexte général spécifique ; ce contexte, en tant qu’il appartient à un domaine particulier et à une période historique particulière, stipule le contenu conceptuel qui intervient dans toutes les itérations du même pattern). Par exemple, l’étude de l’adaptation d’un trait à des conditions écologiques particulières se déroule toujours selon le même pattern de raisonnement à l’époque contemporaine, et ce quels que soient le trait, l’espèce ou l’environnement considérés par l’investigation.
  • [12]
    Cette approche s’intéresse aux conditions de possibilité de la réduction d’une théorie à une autre, plus récente ou plus complète. Le cas le plus abondamment traité dans la littérature est celui de la réduction de la théorie génétique classique à la génétique moléculaire. Pour une excellente introduction sur le sujet, voir C. Sachse, Philosophie de la biologie -Enjeux et perspectives, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2011.
  • [13]
    Évidemment, cette hypothèse soulève la question des problèmes d’hétérogénéité quant à la diffusion des patterns de raisonnement à différentes époques ou dans différents domaines. Dans un cas d’étude simple comme celui qui nous occupe, seule importe la disponibilité du pattern pour la communauté, et non pas les détails de sa diffusion.
  • [14]
    Affirmer que les patterns de raisonnement appartiennent à la connaissance d’arrière-plan soulève la question de ce que cet arrière-plan contient précisément. Pour les besoins de notre démarche, nous considérons que la connaissance d’arrière-plan chapeaute à la fois les théories existantes (contre lesquelles peuvent être éprouvées les constructions théoriques à venir) et les observations qui permettent d’infirmer ou de confirmer ces différentes théories. A. Musgrave, « Logical versus historical theories of confirmation », The British Journal for the Philosophy of Science, 1974, 25 : 1, 1-23 ; J. Fodor, « Observation reconsidered », Philosophy of Science, 1984, 51 : 1, 23-43.
  • [15]
    Pour notre analyse, nous considérons la sixième et dernière édition publiée du vivant de Malthus. T. R. Malthus, An essay on the principle of population ; or, a view of its past and present effects on human happiness ; with an inquiry into our prospects respecting the future removal or mitigation of the evils which it occasions, London, John Murray, 1826.
  • [16]
    Dans cette analyse, nous avons opté pour traduire « check », ainsi que les termes associés qu’utilisent Malthus et à sa suite Darwin, par « contrôle ». Ainsi, « non contrôlé » se substitue à « unchecked ».
  • [17]
    Les propositions sont établies à partir du texte original. Malthus (1826), pp. 6, 10 et 11, respectivement.
  • [18]
    Ibid., pp. 23-24. Les propositions M4-M6 sont des traductions littérales.
  • [19]
    Ibid., p. 95.
  • [20]
    Bien que nous ne poursuivions pas cette idée dans la suite de notre analyse, il semble que la proposition M6 puisse être analysée en un pattern de raisonnement distinct mais coordonné à la fois au principe de population et aux convictions morales de l’économiste.
  • [21]
    Notamment, comme nous l’avons vu plus haut, Camille Limoges (1970), Sandra Herbert (1971) et Peter Bowler (1976).
  • [22]
    Pour Malthus, la lutte pour l’existence était essentiellement un frein au progrès d’une société, et non pas un facteur de transformation (Bowler, p. 639).
  • [23]
    Cette subdivision de la théorie en six composantes ou patterns est justifiée au moins en partie par la structure de présentation qu’adopte Darwin dans l’Origine. D’abord, la « transmutation des espèces » est le raisonnement que le naturaliste endosse dès le départ et qu’il étaye explicitement dans son ouvrage. La « sélection artificielle » est le pattern avec lequel Darwin entame son long argument, notamment en raison de la relation analogique qu’entretiennent la sélection artificielle et la sélection naturelle. Le pattern qui intervient ensuite, le « principe de lutte pour l’existence », introduit le lecteur à l’idée de l’omniprésence de la lutte pour l’existence. Cette lutte, comme Darwin le montre dans les chapitres suivants, s’exprime dans la nature sous la forme de deux principes complémentaires mais distincts : la « sélection naturelle » et le « principe de divergence ». Ces deux principes sont envisagés comme des patterns de raisonnement distincts puisqu’ils permettent de réaliser des inférences mobilisant des phénomènes différents. Finalement, « l’origine ou l’ascendance commune des espèces » réfère au pattern qui est implicite dans les différentes démonstrations de l’origine commune des êtres vivants que Darwin introduit comme « preuves » de l’existence et de l’importance de la sélection naturelle C. K. Waters, « The arguments in the Origin of Species », in The Cambridge companion to Darwin, J. Hodge et G. Radick éds., Cambridge, Cambridge University Press, 2009, pp. 137-141.
  • [24]
    Pour le naturaliste, la lutte pour l’existence est une lutte à la fois pour la survie et pour la possibilité de laisser des descendants. De plus, cette lutte confronte les organismes, non seulement à leurs semblables, mais également aux autres espèces et aux conditions physiques d’existence. Darwin, On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life, pp. 62-63.
  • [25]
    Ibid., pp. 63-69.
  • [26]
    Ibid., p. 63.
  • [27]
    En revanche, les sociétés moins civilisées sont ou ont été davantage exposées aux contrôles positifs (parmi lesquels figurent la guerre, la famine et les violentes épidémies). Malthus, (1826), pp. 256-257.
  • [28]
    Dans ce qui suit, nous référerons à ce « noyau » que composent les propositions M1, M2 et M4 chez Malthus, et les propositions D1 et D2 chez Darwin, par l’expression « facteur malthusien ». M. Ruse et R. J. Richards, The Cambridge companion to the Origin of species, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 57.
  • [29]
    Nous utilisons le terme « entités » pour ne pas obscurcir inutilement la discussion. Il va de soit que pour Darwin la lutte pour l’existence concerne aussi bien les groupes d’organismes (espèces, populations) que les organismes individuels.
  • [30]
    Voir, par exemple, Schweber, pp. 293-304.
  • [31]
    C’est l’idée que défend Schweber, pp. 294-295 et 303. Voir aussi Limoges, p. 79.
  • [32]
    Darwin était sensible à cet aspect de son travail, notamment en raison de sa familiarité avec des penseurs comme John Herschel, William Whewell et Auguste Comte. Schweber, pp. 241-263.
  • [33]
    Cette conception, qui ne semble plus être défendue dans les travaux contemporains, est celle mise de l’avant par Barry G. Gale (1972).
  • [34]
    L. Fleck, Genesis and Development of a Scientific Fact, Chicago, IL, The Chicago University Press, 1979 [1935] ; T. Kuhn, The structure of scientific revolutions, Chicago, IL, The University of Chicago Press, 1996 (1962].
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